RHAC III ► Partie II : La légion d'Orient, le mandat français et l'expulsion des Arméniens (1916-1929).
L’occupation française de la Cilicie, prévue depuis les Accords Sykes-Picot, prit fin dans des circonstances pour le moins dramatiques alors que la France signait les fameux accords d’Angora avec le gouvernement kémaliste. Il existe évidemment une littérature très importante sur le mandat français sur la Cilicie, la Légion d’Orient et le virage pris par la diplomatie française à l’égard des nationalistes turcs, émanant essentiellement des milieux militaires français. Ces témoignages sont cependant avant tout révélateurs du point de vue officiel de la France et ne concernent que très peu les circonstances du départ des troupes françaises et de la population arménienne qui avait pourtant été rapatriée en Cilicie des déserts de Syrie et de Mésopotamie par les Anglais et les Français au cours des années 1919-1920, ainsi que le transfert des compétences de l’administration coloniale aux fonctionnaires kémalistes.
C’est pourquoi nous avons trouvé à propos de publier la correspondance adressée d’Adana par un officier de l’armée française du Levant, Vahan Portoukalian, à un de ses amis parisiens, M. Kourken Tahmazian, couvrant la période allant de novembre 1921 à janvier 1922, une dernière lettre datée du 27 mai 1922, envoyée d’Athènes, venant la clore. Personnelle, celle-ci a de plus le mérite d’exprimer le jugement de Portoukalian sur la situation sans précaution inutile, d’où le ton particulier des lettres, mélange de distance, propre à son éducation française, et de douleur rentrée due à ses liens personnels avec l’Arménie*.
Né en 1887 à Marseille, Vahan est en effet le fils de Meguerditch Portoukalian, qui fut l’un des plus farouches opposants d’Abdul-Hamid, militant de la première heure, qui fonda à Marseille, en 1885, le journal Armenia dont l’influence fut considérable dans les milieux d’opposition arméniens. De formation juridique, Vahan Portoukalian participa en qualité d’officier aux combats en Champagne et en sortit avec la Croix de guerre 1914-1918, avant d’être envoyé en Cilicie, où il reçut notamment pour mission de diriger les services de l’Assistance française durant l’évacuation de la région et les quelques mois qui suivirent**. C’est au cours de cette période qu’il fut amené à accueillir Aristide Briand, arrivé d’Angora où il était venu pour mettre au point avec les Kémalistes l’application des Accords d’Angora signés en octobre 1921.
* - BNu/Fonds A. Andonian, P.J.1/3, liasse 9, Adana, ff. 1-74.
** - V. Portoukalian fut nommé par la suite magistrat en Syrie (Cour d’appel mixte d’Alep), et bien plus tard président de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, ville où il est mort le 7 juillet 1974.
(éd. par R.H.Kévorkian)
Adana, 14 novembre 1921
Mon cher ami,
En exécution de l’accord du 20 octobre, l’évacuation de la Cilicie a effectivement commencé. Dès que la nouvelle a été connue, l’exode des chrétiens a commencé dans des proportions que nul n’imaginait. à Adana seulement, jusqu’à ce jour, il a été délivré 18 000 laissez-passer. Si on compte en moyenne trois personnes par laissez-passer (il y en a souvent cinq, six), cela fait environ 45 000 personnes qui s’en vont.
Inutile de vous dire l’écrasement à la gare — je ne sais pas ce qui se passe à Mersine —, les quartiers arméniens, si peuplés, surpeuplés même il y a encore deux semaines, ressemblent à des déserts. Tchar-Tchapouk par exemple est presque complètement vidé. Tout ce qu’il y avait comme dirigeant a disparu, les journaux ne paraissent plus ; les rédactions, les partis expédient en hâte leurs archives, leur matériel. Les gens vendent leur pauvre mobilier pour rien, ce qu’ils sont obligés de laisser, ils préfèrent le brûler et ainsi on voit sur l’avenue Gouraud même des bûchers minuscules qui flambent le soir.
Le catholicos déclare qu’il va s’en aller avec toutes les autorités religieuses. Il a dit au général : « Je ne peux pas être un catholicos pour les Turcs... »
Et maintenant recommence encore l’affreuse misère des pauvres gens qui s’en vont et devant qui toutes les portes se ferment : hier un ordre interdisait l’entrée des Ciliciens émigrants en Syrie. Demain ce sera Smyrne (on dit que c’est déjà fait), puis Chypre, puis l’ égypte... Et tous ces malheureux traîneront partout sans trouver un coin de repos sur cette terre où pourtant chacun pourrait avoir sa place.
Les Turcs sont très impressionnés par ce départ. Ils tentent démarches sur démarches pour l’enrayer. Les journaux kémalistes — pardon nationalistes, c’est ainsi qu’on doit dire et écrire à présent — qui, jusqu’à ces derniers jours, fulminaient de terribles menaces contre les Arméniens de Cilicie et leur promettaient un sérieux règlement de comptes, sont devenus quasi paternels ; ils plaignent cette malheureuse population arménienne et l’assurent que l’émigration est une erreur lamentable, que les Arméniens seront très heureux sous le régime turc. Mais ils n’arrivent pas à inspirer confiance, et pour cause.
On me dit qu’hier une délégation nationaliste est venue trouver l’Aratchnort [= probablement l’archevêque de la ville ou le catholicos] et a proposé une entrevue hors de la zone occupée. Mais qui se fie à toutes ces protestations ?
D’après les ordres actuels, l’Assistance française reste réduite aux orphelinats. Pour moi qui devais prendre mon congé fin novembre, je me vois obligé de le retarder jusqu’à ce que la situation soit stabilisée. Je compte cependant être à Paris dans trois ou quatre mois au plus tard.
J’ai reçu le livre du col. Brémond, que vous m’avez envoyé et je vous en remercie. J’ai reçu aussi les deux exemplaires du Manifeste, mais je n’ai trouvé personne à qui les donner : le Nor Serount n’existe plus, pas plus que le Club Hintchakiste où je suis allé moi-même pour faire votre commission. L’enseigne a disparu, la maison [est] déserte et, renseignements pris, il n’y a personne à qui s’adresser. Idem au Haï-Tzaïn. Par curiosité, je suis allé au Guiligena : c’est pareil, on y terminait seulement le déménagement. C’est un vide dont on ne peut pas se faire une idée.
Ainsi que je vous l’ai dit, les Kémalistes ont prié les Arméniens d’envoyer une délégation pour recevoir toutes les assurances possibles, mais jusqu’à ce jour sans résultat. Les Grecs font partir une délégation demain. Cette fois, ça n’a pas eu du tout l’allure de l’alerte de mars-avril dernier : du premier coup, on a compris que c’était sérieux et le mouvement d’émigration s’est déclenché.
Je puis dire que j’aurai vu les premiers et les derniers jours de ce cycle de trois années dans l’histoire cilicienne. Je vous assure que cela bronze et mûrit sérieusement. Mais je me serais passé de cet avantage. J’ai bien peur que nous ne sortions pas encore de longtemps de l’immense pétrin où nous nous trouvons et où notre nation agonise. Ah les pauvres gens! si vous voyez cette misère, comme tout le reste paraît mesquin! Encore avons-nous une chance inespérée, le temps est merveilleusement beau.
J’ai beau faire, je reviens toujours à notre situation ici. Depuis deux semaines, j’ai le cœur serré comme dans un étau de voir ce que je vois et de prévoir ce que je ne vois pas encore. Dites à tous ceux qui sont à Paris, que vous fréquentez, qu’il faut aimer profondément cette pauvre nation, si malheureuse, si maltraitée et qui peut, elle aussi, être un élément de civilisation pour l’humanité. Ne riez pas, je tourne à la conférence, mais croyez que c’est du fond de moi que je parle.
Le lieutenant Gagneux ** n’est pas rentré, je ne sais vraiment s’il rentrera.
* - BNu/Fonds A. Andonian, P.J.1/3, liasse 9, Adana, ff. 4-7.
** - Directeur de l’Assistance française en Cilicie, dont Portoukalian est alors le directeur-adjoint, puis sera le successeur peu après.
Adana, 14 novembre 1921
Mon cher et vénéré ami,
Vous devez être en peine à notre sujet. Ma dernière lettre du 7 courant vous a peut-être effrayé, sans son laconisme. Celle-ci ne partira pas avant le 20. Je veux la bourrer. J’ai reçu il y a deux jours votre paquet de journaux. Certains articles sont très suggestifs, mais aucun ne se préoccupe du sort des chrétiens. Je voudrais voir ici ces journalistes si désintéressés à ce lamentable exode ; à cette ruine plus affreuse que la mort.
Laissez-moi transcrire et commenter quelques idées prises au jour le jour, depuis le 3 de ce mois. Lorsque les nouvelles de l’évacuation immédiate furent connues, une catastrophe qui aurait détruit la ville n’y aurait pas produit un émoi plus intense. Les chefs des diverses communautés chrétiennes, les chefs des fellahs et quelques mollahs représentant les Turcs antikémalistes, demandèrent une audience au général Dufieux, pour lui demander certaines précisions qu’il ne put leur fournir et des assurances qu’il ne put leur donner, car le général ne savait rien de plus que ce que savait le public ; il avait passé six jours à Beyrouth à attendre de Paris des explications qui ne lui furent pas données. Mais il assura aux délégués que, aussi longtemps qu’il resterait à Adana, il ne céderait à personne son autorité et que tout le monde serait libre de quitter le pays. Les musulmans aussi bien que les chrétiens avaient besoin de cette assurance, de crainte qu’à l’arrivée du nouveau vali fût interdite la libre circulation, comme actuellement encore dans l’Anatolie, et qu’ils se trouvassent à la merci des Kémalistes.
De plus, pour les chrétiens, il y a la terrible question du service militaire qui,pour eux, équivaut à l’assassinat, qu’ils soient sur les champs de bataille ou qu’ils soient employés à des corvées sur les routes, dans les chantiers ou ailleurs. C’est ainsi que la mobilisation des Arméniens a été comprise pendant la guerre. C’est ainsi qu’elle l’est encore pour les Grecs d’Anatolie. La mobilisation de 18 à 49 ans étant en vigueur dans toute la Turquie, le jour où le Gouvernement kémaliste sera installé à Adana, elle doit jouer sur tout le territoire de son ressort. Aussi la ville rappelle les jours sinistres des déportations de 1915.
Les départs commencent demain. Des notables turcs qui se sont compromis pour nous, parce qu’ils avaient le ferme espoir que la France ne les abandonnerait pas, que le règne des Turcs était à jamais fini, ont déjà pris les devants ; d’autres font leurs malles. Une douzaine d’élèves nous ont fait leurs adieux. Les pauvres Arméniens assiègent l’ Aratchnortaran [= archevêché], pour empêcher les riches de partir. Que les riches payent le voyage, disent-ils, ou qu’ils meurent avec nous. On dit que les Arméniens auraient lancé un télégramme pour demander la protection de l’Angleterre, puisque la France les lâche. Les Grecs en auraient envoyé un semblable à Athènes.
Ainsi donc, la France s’en va après avoir dépensé des millions inutilement, et avoir rougi cette terre du meilleur de son sang. Elle s’en va, laissant derrière elle un sombre cimetière, un pays ruiné et une population exaspérée, qui la poursuit de ses malédictions. Elle s’en va en vaincue. Ourfa, Marach, Bozanti, Sis ne sont pas des noms glorieux pour sa renommée. De grâce, qu’il soit bien entendu que nos braves soldats et leurs superbes officiers ne sont pas en cause dans cette humiliation du drapeau français ; mais soldats et officiers, pour si héroïques qu’ils soient, ne sont que des hommes ; ils peuvent bien mourir, mais ils n’ont pas le don des miracles. La France s’en va, disais-je, poursuivie par les malédictions des chrétiens et des musulmans qui s’étaient fiés à ses promesses et qui se voient lâchés. « Vous êtes donc venus en Cilicie, nous disent-ils, pour nous compromettre, nous ruiner, et finalement nous abandonner à la vengeance de nos mortels ennemis ! si vous n’étiez pas venus, nous aurions peut-être pu vivre comme nous vivions avant ; mais désormais, il n’y a plus de place pour nous en Cilicie ». Ils ont raison.
La France avait reçu mandat d’assurer la sécurité des minorités, dans leurs biens et dans leurs personnes. Briand, le 11 juin dernier, affirmait à la face de l’Europe que c’était un engagement d’honneur, un engagement réel vis-à-vis de toutes les puissances alliées. Et la France s’en va, laissant les chrétiens de Marach, de Zeïtoun, d’Ourfa, de Hadjine, de tout le vilayet sud du Taurus, de tout l’Amanus, déracinés, errants sur tous les chemins de l’exil. Ces débris, car la masse est anéantie, impuissante à les défendre, impuissante à les reconduire dans leurs foyers détruits, à les remettre en possession de leurs biens volés, elle les abandonne, elle s’en va. Elle s’en va laissant des garanties illusoires aux chrétiens réfugiés dans les dernières garnisons qu’elle occupait sur la voie ferrée. Il est vrai que Franklin-Bouillon leur garantit tous les droits obtenus par les minorités en Pologne et dans les Balkans. Et pour appuyer ces garanties, il leur donne la parole des Turcs. Les gens qui ont signé cet accord sont des naïfs ou des criminels. La parole des Turcs ! ont-ils lu l’histoire, ces sinistres diplomates, ailleurs que dans Loti ?
Voilà donc le bilan de deux ans d’occupation ; ruine du prestige militaire ; ruine du prestige moral de la France ; ruine matérielle des chrétiens ; accumulation de haine entre les deux éléments désormais irréconciliables ; accumulation de rancunes contre la France. Par la grâce de la République française, la Turquie sera désormais aux Turcs ; avant que le dernier soldat français ait franchi le pont de Seyoun, il ne restera pas un chrétien. Ils vont s’en aller, ces malheureux, emportant de hardes ce qu’ils pourront, sacrifiant le reste pour mettre leur vie en sûreté. Et les Grecs ne seront pas les derniers à s’en aller. Qui oserait les blâmer ? Moustapha Kémal pourra faire son entrée dans la capitale de la Cilicie en triomphateur. Mais malheur à nous!
Jadis, quand une œuvre française était entravée, un simple cawas du consul n’avait qu’à se présenter, tout rentrait dans l’ordre. Et si le Turc regimbait, il suffisait que l’ambassadeur remuât le doigt. Aujourd’hui, je n’ose compter sur l’autorité de nos consuls ; pas même sur celle de nos ambassadeurs. Les Turcs sont les vainqueurs de l’Europe ; les Turcs sont une nation civilisée : on doit se fier à leur parole ; ils ne veulent être ni esclaves ni domestiques ; plus de cette chaîne qu’on appelait capitulations. Malheur à nos œuvres.
4 novembre. - à pareil jour, en 1914, les Turcs nous chassaient du collège, deux jours après, de la résidence, et nous donnaient quatre jours pour déménager.
L’exode a commencé ; nos élèves ont beaucoup diminué. Un professeur nous quitte ce soir. La ville est sens dessus dessous ; c’est un immense déménagement. L’armée évacue son matériel. Le général a convoqué au conaq les représentants de toutes les communautés et les chefs du bureau d’Administration. Il leur a lu un résumé de l’accord ; mais il n’a rien pu dire d’assez rassurant pour tranquilliser la population. Il semble clair que pas un canon, pas un soldat ne restera pour appuyer la bonne volonté des Turcs.
6 novembre. - De Constantinople, on nous écrit que les chrétiens d’Anatolie ne se sentent pas en sûreté ; qu’ils voudraient tous émigrer ; mais dans le paradis kémaliste, la circulation est interdite. Des gens mal intentionnés, probablement dans le but d’augmenter la panique, font circuler de fausses nouvelles : révoltes en Syrie où des colonnes françaises seraient encerclées ; à Mersine défense aux chrétiens de s’embarquer ; menaces de massacres. Colportée dans les boutiques, dans les cafés, fama crescit eundo, et les cervelles travaillent.
8 novembre. - En quatre jours, cent quatre vingt quinze élèves nous ont quittés ; les études sont impossibles au milieu de l’affolement général. Ce soir, plus de deux mille personnes se bousculaient devant le bureau des passeports. Pour plus de rapidité, les formalités ont été abrégées. Quand donc ce pays retrouvera-t-il sa tranquillité ? En France, se fait-on une idée de ses souffrances depuis 15 ans ? Pillés, incendiés, massacrés en 1909, les chrétiens pansent leur plaies comme ils peuvent ; avec une patience admirable, ils rebâtissent leurs maisons et réorganisent petitement leur vie. Cinq ans s’écoulent : nouvelle catastrophe plus terrible encore : la mobilisation avec ses réquisitions arbitraires, qui vident les magasins et les fermes, et prennent dans les maisons linge, ustensiles de cuisine, et surtout s’attaquent à la bourse sous mille prétextes ; puis la mobilisation des hommes en attendant la déportation en masse et l’anéantissement de la race. Ses tristes débris reviennent essayer de reprendre corps à l’ombre du drapeau français. Ils croient cette fois que leurs malheurs sont finis ; quand subitement la guerre recommence. C’est la débâcle de Marache, et le reste ; c’est encore une fois la ruine et l’exil. Avec la ténacité qui les caractérise, ils rentrent pendant l’hiver, confiants dans la protection de la France. Et la France s’en va... Et leur exode recommence ! Y a-t-il dans l’Histoire un exemple de calamités semblables s’abattant sur un peuple ? Et ne sont-ils excusables, ces malheureux, de maudire la France ?
Devant le deuil et le désarroi de la population, nous avons renoncé à l’inauguration solennelle de l’église ; les circonstances ne se prêtent pas aux réjouissances. Nous étions d’ailleurs persuadés que le délégué ne se présenterait pas ; mais un télégramme du général Gouraud, il y a deux jours, semblait nous inviter à ne rien changer au programme. Hier soir, il faisait demander s’il était possible de faire la cérémonie entre le 20 et le 25 de ce mois, pour que la marine pût y participer. évidemment c’est une manifestation française que le Haut-Commissariat veut organiser. à lui de juger de la convenance. Quand à nous, nous n’avons qu’à hâter les travaux qui ne peuvent d’ailleurs être terminés ; ils demanderaient un mois, et bientôt nous n’aurons aucun ouvrier.
Si le but est de relever le prestige de la France, de ramener la confiance, on se fait illusion à Beyrouth. La France est honnie, et toutes les parades n’y changeront rien. D’ailleurs le 20 il n’y aura plus de chrétiens à Adana, si on leur fournit les moyens de fuir.
9 novembre. - Nos pauvres chrétiens sont comme des noyés qui s’accrochent à tous les buissons de la rive. La nouvelle que l’Angleterre fait des objections à l’accord d’Angora leur donne l’espoir que l’évacuation sera suspendue. Le boycottage n’a pu tenir devant l’avidité des fellahs qui trouvent leur compte à remonter leurs maisons pillées à peu de frais.
12 novembre. - Hier soir, Beyrouth transmettait au général Dufieux une lettre du ministre des Affaires extérieures d’Angora adressée à Franklin-Bouillon, l’assurant que les écoles, les œuvres d’assistance françaises ne seraient pas inquiétées si elles ne faisaient pas de propagande contre la Turquie et si elles étaient respectueuses des lois du pays. La phrase est ambiguë et donne à réfléchir. Je n’ai pas le texte. Mais une chose est certaine : si les capitulations ne nous protègent plus, nous n’avons rien à faire ici. En 1914, peu de temps après l’expulsion, nous avions déjà reçu les conditions mises à notre existence : c’était le cordon fatal. D’ailleurs, s’ils veulent se débarrasser de nous, qui les empêchera d’inventer une propagande subversive ? N’ont-ils pas assez dit que les écoles étrangères étaient des foyers d’émancipation pour les rayas ?
Nouvelle dépêche de Beyrouth : « Rassurez les chrétiens et tout particulièrement les catholiques ; faites-leur comprendre que toutes les garanties ont été prises pour leur sécurité ». Eh messieurs, nous-mêmes ne les voyons pas, ces garanties. La parole des Turcs ! Seraient-ce même les assurances de Franklin-Bouillon ! naïfs ! je comprends que le Haut-Commissariat et les plénipotentiaires d’Angora soient estomaqués en voyant l’effet produit par un si glorieux accord. Mais leur optimisme n’en sera pas effleuré.
Rien de plus triste que le quartier arménien ; c’est un marché de bric-à-brac. Dans toutes les rues, c’est un étalage des objets les plus hétéroclites : ustensiles de cuisine, tonneaux, charrues, vieilles nippes, vieux bahuts, berceaux d’enfant, lits de fer, tables bancales, machines à coudre, vieilles planches, vieux divans, même des pantalons... enfin tout ce que ces pauvres gens ne veulent pas emporter et dont ils voudraient tirer quelques piastres. On sent qu’ils partent cette fois sans espoir de retour ; ils vident leurs maisons; et même dans un quartier, des gens déracinés qui étaient venus s’installer là, vaille que vaille ; qui cette année s’étaient bâti des maisons de boue, les détruisent pour vendre les planches et les poutres. Un sombre désespoir mène toutes les âmes aiguës et lasses de souffrir. On m’a dit aujourd’hui qu’à Tarsous une femme s’est ouvert les veines.
Les boutiques sont fermées en grand nombre. De distance en distance on en voit qui restent béantes, vidées de leur contenu, ne gardant que les murs noirs et le sol tapissé de débris. Partout des gens moroses, chargés de meubles qu’ils vont vendre ; des chariots où s’entassent des colis dirigés sur la gare. Et dans tout cet encombrement, des Turcs et des Turques faisant leur choix et meublant leurs maisons à bon marché. C’est à fendre l’âme.
Ce matin, nous avons déjeuné avec du lait concentré ; les vaches sont vendues. Nous n’aurons plus de médecins, plus d’hommes de métier : nos travaux en souffrent déjà.
13 novembre. - L’ancienne gare qui servait de garage aux wagons hors d’usage, maltraités par la guerre, est utilisée, ainsi que ces wagons, pour le transport des bagages des exilés. Trois trains alignés côte à côte, dont l’un de quarante wagons exactement, et les deux autres d’une trentaine sont en grande partie chargés ; et les colis arrivent sans interruption. Beaucoup de ces wagons sont découverts ; et les propriétaires, juchés sur les débris de leur fortune, les gardent contre les voleurs.
Le général a lu hier aux chefs des communautés et aux autorités, une proclamation du général Gouraud prêchant la confiance. Elle n’a pas eu de succès, mais les employés de l’Administration, qui ont la promesse formelle du général Dufieux d’être transportés où ils voudront et gratuitement, après la transmission des pouvoirs, se demandent si le général pourra faire honneur à sa parole.
Le colonel de gendarmerie Sarrou, un des plénipotentiaires d’Angora, arrivé avant-hier, est navré de cet exode. Il ne s’explique cette frayeur universelle, alors que lui, Sarrou, leur apporte le rameau d’olivier et qu’il leur affirme que les Kémalistes sont les hommes les plus honnêtes, les plus loyaux, les plus doux ; qu’ils arrivent animés des sentiments les plus pacifiques ; qu’ils veulent vivre en frères avec les chrétiens et leur faire partager leur indépendance. Le colonel Sarrou fait un éloge pompeux du nouveau vali, du nouveau chef militaire, du nouveau chef de la gendarmerie. évidemment, ces personnalités doivent avoir été bien triées sur le volet. Moustapha Kémal est assez intelligent pour comprendre que la première impression doit être favorable. Mais après ? D’ailleurs, M. Sarrou est-il loyal dans cette campagne en faveur de son traité ? Il a dit au général Dufieux que les capitulations étaient maintenues. Or, quand nous lui avons demandé des explications sur la phrase ambiguë du ministre d’Angora au sujet de nos écoles, il a été obligé d’avouer que les Kémalistes sont intransigeants sur cet article ; que de ce fait les négociations ont été sur le point d’être rompues, et que, comme des deux côtés on voulait arriver à un accord, on a [mis de côté] la question qui ne sera définitivement réglée qu’à la paix générale.
Le 14 novembre. - Le journal Adana-Postassi publie une nouvelle loi du Parlement d’Angora, remplaçant pour les chrétiens le service militaire par une taxe d’exonération de mille six cents et trois cents livres turques par personne et par an, suivant la fortune. Cette fortune est évaluée d’après les chiffres des affaires, ou d’après le train de maison ou d’après une estimation faite par la municipalité, de sorte que le plus misérable portefaix payera trois livres turques par an pour échapper aux tortures et à la mort. On ne tuera plus les chrétiens ; on les ruinera ; ou plutôt on les obligera à s’expatrier. « La Turquie aux Turcs ».
Un télégramme du Haut-Commissariat interdit de délivrer des passeports pour la Syrie à toute personne dépourvue de moyens d’existence. Un second télégramme arrivé dans la soirée interdit de laisser embarquer pour la Syrie les personnes même qui [ont] leur passeport, si elles ne peuvent justifier [de] leurs moyens d’existence.
Ces malheureux ont tout vendu ; ils ont tout abandonné ; ils sont parqués, plus de trois mille, dans la gare et les environs, couchant à la belle étoile, attendant de pouvoir prendre d’assaut un train qui les conduise soit à Mersine, soit à Alexandrette. Ces deux villes sont tellement encombrées qu’à Mersine une ocque de pain coûte une livre turque. Et la France qui les a réduits à cette extrémité, leur ferme la porte. Est-ce là ce que M. Briand appelle s’en aller à la française ? Est-ce là ce que la France avait promis aux chrétiens de la Cilicie ? Mais faites leur donc la grâce de les égorger ; ce sera moins barbare.
Je n’ai pas été à la gare, mais on dit que c’est un désordre effroyable. Le général, pour qu’on ne puisse pas lui reprocher de favoriser la désertion, refuse de rien changer à la circulation des trains. Et il n’y a de places que pour un millier de voyageurs par jour. De là cet encombrement à la gare. Quand le train arrive, il est pris d’assaut ; il n’y a pas de police possible.
Demain nous n’aurons d’autres domestiques que le cuisinier, d’autres professeurs que les pères et deux soldats ; un peu moins de soixante élèves : une vingtaine de musulmans, onze juifs, quelques Français et quelques Italiens et peut-être une quinzaine d’indigènes qui s’apprêtent à partir. Le pensionnat est supprimé.
18 novembre. - Hier les chefs des communautés chrétiennes ont eu une entrevue avec trois des principaux kémalistes d’Adana, dont Soubbi pacha et le chef des fellahs, Deblan Zadé. Les chrétiens ont hésité à accepter le rendez-vous, convaincus qu’il n’y avait pas de terrain d’entente ; ils ne s’y sont rendus que sur l’insistance des Turcs, et ils ont demandé des garanties sur les trois points suivants : 1) Sur l’exemption du service militaire ; 2) Sur l’exonération de 40% de la fortune exigée pour frais de guerre pour la raison que les chrétiens sont ruinés ; 3) Sur la libre circulation, redoutant que le régime qui sévit encore dans l’Anatolie ne soit appliqué à la Cilicie, et que toute transaction commerciale devienne impossible. Enfin, Mgr Kéklikian a insisté sur la nécessité de rétablir dans leurs biens les Arméniens de Hadjine, Zeïtoun, Sis et autres lieux, qu’ils ont dû abandonner, et de les indemniser de leurs pertes. à ces justes réclamations, les Kémalistes ont répondu qu’ils n’avaient point de mission officielle pour leur assurer d’autres garanties que celles spécifiées dans l’accord franco-turc, mais qu’ils pouvaient les rassurer sur les sentiments des Turcs à l’égard des chrétiens. Et sur ces bonnes paroles on s’est séparé.
Au bureau des passeports, on commence à respirer, mais à la gare c’est toujours la même foule qui campe en plein air, en attendant de trouver une place dans l’unique train de la journée. Des bateaux arrivent de Smyrne pour le transport des Grecs. Les Arméniens d’ égypte ont fretté un cargo qui transportera les leurs gratuitement. D’ailleurs tous les jours des bateaux se succèdent à Mersine. Les Anglais ouvrent leur bras aux émigrés à Chypre, en Palestine, en égypte. Et la France leur ferme la porte de la Syrie. Ces longues pages répondent à vos préoccupations au sujet de nos pauvres chrétiens.
à Beyrouth, on ne veut pas comprendre la situation ; on ne veut pas qu’il soit dit qu’on a fait un traité honteux et criminel ; on ne veut pas avouer que cette politique néfaste a ruiné le prestige de la France et lui attire les malédictions de toute la population chrétienne. Le général Gouraud a voulu profiter de l’inauguration de notre nouvelle église pour faire une manifestation française, pour montrer aux chrétiens la sympathie de la France et leur rendre confiance. Cette manifestation a fait autant d’effet que sa proclamation que vous lirez et que vous jugerez. L’amiral Grandclément demeure stupide de ce qu’il voit et de ce qu’il entend. Dans le port de Mersine, huit bateaux chargeant des réfugiés. Sur les quais, il a eu le spectacle de cette cohue grouillante morne comme un troupeau conduit à la mort. Entre Mersine et Adana, il a croisé un de ces trains chargés de bagages et, juchées sur cet amoncellement, des grappes humaines, puis un train de voyageurs où l’on se pressait jusqu’à s’étouffer. à Adana, il a trouvé le désert, maisons vides, magasins fermés, rues silencieuses, ville morte. Il a vu et il a entendu ; on ne lui a pas déguisé la vérité et il aura pu constater l’unanimité d’appréciation. Mais que peut-il faire devant le fait accompli ? Et d’ailleurs, le voudrait-il qu’il ne pourrait changer la situation. Il est bon quand même qu’un amiral français ait constaté le crime de la France. Vienne Franklin-Bouillon ; que lui surtout contemple son œuvre.
Nos œuvres ruinées pour le moment. Que fera-t-on du collège ? Quand tout ce qui doit partir sera parti, nous resterons avec une trentaine de musulmans et de juifs, et peut-être quelques Italiens. Je dis peut-être, car plusieurs familles sont perplexes. Trouveront-elles du travail ? Pourront-elles vivre ? En tout cas que le collège reste ouvert ou qu’il soit fermé, cette année est perdue. Et elle s’annonçait si prospère ; on était si bien parti. Travail, discipline donnaient pleine satisfaction ; un personnel auxiliaire comme on en a rarement.
La paroisse ? Je ne puis pas encore compter les fidèles. Il faut attendre que l’armée soit partie pour savoir ceux qui la suivront. Je dois avoir une vingtaine d’Arméniens latins, des femmes et des vieillards. Il restera les employés du chemin de fer et de la banque, et quelques isolés. Ah l’église sera trop grande maintenant. Les sœurs rouvriront leur dispensaire et l’hôpital si toutefois nous trouvons un médecin.
La question vitale pour nos œuvres est celle des capitulations. Si elles ne sont pas maintenues, nous n’avons rien à faire en Turquie.
Que vous dire de la cérémonie de ce matin ? En d’autres circonstances, elle aurait été superbe. Mgr Gianini a fait les choses grandement. Messe solennelle avec diacre et sous-diacre, avec assistance au trône. église pleine, mais hélas, presque point d’indigènes : l’amiral au prie-Dieu d’honneur ; nos deux généraux à sa gauche, par derrière tous les colonels sans exception, a dit l’aumônier, puis les officiers, l’administration, les banques, enfin [l’]église remplie jusqu’à la porte. Après la messe, dans la cour des sœurs, Mgr le délégué a remis au général Dufieux l’insigne de commandeur de Saint-Grégoire, en présence du même auditoire qui avait assisté à la cérémonie religieuse. Cette distinction pontificale ne saurait être mieux placée que sur la poitrine de ce soldat qui a sauvé la Cilicie à une heure si critique et à qui la population gardera une reconnaissance impérissable. Au milieu de toutes [ces situ]ations dont nous sommes les témoins attristés et honteux, je n’ai jamais entendu une seule parole contre le général Dufieux. Quant aux militaires, ils sont fiers de leur chef. La Première division est appelée la division modèle ; en faire partie est une faveur ambitionnée.
21 novembre. — Il paraît que Moustapha Kémal envoie à Paris Chukri bey. C’était le ministre de l’instruction publique de Enver-Talaat. C’est lui qui, au commencement de la guerre, a fermé les écoles françaises, s’est emparé de nos biens et les a chambardés.
* - BNu/Fonds A. Andonian, P.J.1/3, liasse 9, Adana, ff. 26-39.
Adana, 11 décembre 1921
[Mon cher ami],
Plus d’ouvriers en ville. Un enfant décédé hier n’a pu avoir un cercueil. L’armée ne trouve pas de forgeron pour faire une porte de fer à son cimetière. Nous espérons conserver deux menuisiers et deux forgerons jusqu’à la fin de nos travaux, grâce à la bonté du général qui leur a promis d’assurer leur départ. Pour le reste, il nous donne des soldats.
Moustapha Kémal vous a donc envoyé comme ambassadeur Chukri bey qui, avant la guerre, avait signifié à nos écoles françaises leur arrêt de mort, et qui, pendant la guerre, a volé et dilapidé nos biens. Aujourd’hui, c’est un «ami».
Le directeur des écoles d’Adana vient de terminer son rapport. Il constate qu’il ne reste d’autres écoles chrétiennes que celles des Pères et des Sœurs, réduites à une cinquantaine d’élèves chacune. Arméniens, Grecs, Arméniens-catholiques, Syriens, Chaldéens, Jacobites ont fermé les leurs. Le prêtre chaldéen est parti. Mgr Kéklikian reste avec un prêtre. On dit qu’il n’y a plus de derders [= prêtres mariés] arméniens.
22 novembre. - Arrivée de Franklin-Bouillon et de ses commissions. Parmi eux, M. Laporte qui nous restera comme consul avec M. Lépicier. Tout ce que nous pouvons souhaiter de mieux. Le P. Poidebard connaît particulièrement M. Lépicier
23 novembre. - Le journal Adana Postasse a été distribué ce matin au cri de «Vive Moustapha Kémal ». Il publie une déclaration du gouvernement d’Angora où l’on fait aux chrétiens les plus alléchantes promesses : 1) une commission va rechercher vols et autres injustices commises pendant la guerre, et faire rendre gorge aux voleurs ; 2) les chrétiens sont exempts pendant trois mois du service militaire ; 3) les professeurs, les employés de l’administration, des banques, des grandes maisons de commerce et d’industrie, du chemin de fer, seront aussi, autant que faire se pourra, exemptés du même service ; 4) les employés de l’administration conserveront leur emploi ou en recevront un autre ; 5) liberté entière de circulation. La sécurité étant assurée, on exhorte à ne pas quitter le pays ; mais liberté de partir, liberté aussi de rentrer.
Comme commentaire à ces touchantes promesses, il suffit de lire le Yéni Adana. Dans un de ses derniers numéros, il poussait ce cri : « Droits des minorités ! égalité pour les chrétiens ! Quels droits ont les chrétiens en Turquie! nous ne connaissons pas les chrétiens. En Turquie, il n’y a que des Turcs — boutade de journaliste, dira Franklin-Bouillon. N’en déplaise à Franklin-Bouillon, que ce ne soit pas la pensée de ses amis, je l’ignore, mais c’est certainement la mentalité des Turcs en Turquie. Quelques faits seront encore le meilleur commentaire : cette nuit même, deux Turcs sont venus frapper à la fenêtre de notre serrurier, un des ouvriers que nous sommes autorisés à garder quelques semaines et qui est maintenant isolé dans un quartier désert. Derrière les volets fermés, les Turcs lui crient : rends-toi ou tu es tué. Ils sont partis et revenus quatre fois, proférant les mêmes menaces. Leur but semblait être de dévaliser la maison lorsque les propriétaires, pris de peur, seraient partis. Ils n’ont pas réussi, mais c’est un exemple de la sécurité dont on jouit. Franklin-Bouillon à qui l’attentat a été raconté tout chaud, a répondu judicieusement : pourquoi n’a-t-on pas saisi ces individus ?
Deux jours auparavant, le P. Gransault et le supérieur des Capucins de Mersine passaient dans la rue. Du haut d’une mosquée, un gros bloc de pierre vient s’écraser derrière eux ; la pierre avait manqué son but. Le même jour, une jeune institutrice française entendait cette parole à son adresse : « Celle-ci aussi, nous lui ferons son affaire, si elle ne s’en vas pas ». Dernièrement, près de Missis, quatre Arméniens ont disparu. Deux autres ont été assassinés dans la région de Toprak-Kalé — accidents regrettables, dira-t-on, mais qui ne diminuent pas la bonne volonté des dirigeants d’Angora. Soit ! mais quand j’aurai été assassiné, Moustapha Kémal viendra-t-il me ressusciter ? Ce n’est pas lui que je redoute, ce sont les 10 000 ou 100 000 Turcs qui m’entourent et qui ne respirent que vengeance.
à 3h 30, deux automobiles s’arrêtent devant notre porte : c’est Franklin-Bouillon et sa suite. Long monologue du plénipotentiaire pour défendre son œuvre : affligé, désolé, navré de la situation. « J’arrive huit jours trop tard — je n’aurais jamais cru possible un exode si rapide —, mais c’est le désert ! Ne pouvant plus empêcher le mal, mon devoir est d’y trouver un remède. Et je compte sur votre concours. D’après vous, quelles sont les causes de cet affolement ? » On les lui énumère, mais bientôt il coupe court : « Ne croyez-vous pas qu’il est venu un mot d’ordre des comités [arméniens] de Paris et de Londres, et des encouragements ? » Réponse : « C’est possible, mais ni ces encouragements, ni ces mots d’ordre n’étaient nécessaires ; les chrétiens sentaient surtout l’absence de garanties ».
Pour lui, les chrétiens ont tort. Les garanties qu’il leur apporte devraient les rassurer. Les Turcs n’ont rien fait qui soit de nature à provoquer cet exode. Dans le règlement général, ce prétendu tort ne sera-t-il pas un motif suffisant de refuser de les entendre et d’achever de les sacrifier ? Si maintenant les Turcs s’emparent de leurs immeubles, des vignes et de fermes de fugitifs, quand ceux-ci auront l’indiscrétion de demander justice, ne leur dira-t-on pas : pourquoi êtes-vous partis ? — Ce diplomate avec son parti-pris m’effraye. Toutes raisons qui ne cadrent pas avec les siennes lui semblent négligeables. Et ces raisons : « Les Turcs vous donnent leur parole, vous devez leur faire confiance ». Hier soir, en venant à Adana, il a fait arrêter son train à Yénidjé, où Hamid bey, délégué de Moustapha Kémal pour présider à l’exécution de l’accord, était en conférence avec les notabilités chrétiennes. Les chrétiens demandaient des garanties pour l’exécution des promesses contenues dans la proclamation qui venait de paraître. Franklin-Bouillon, prenant Hamid bey par la main, leur dit : « Ma garantie, la voici, c’est Hamid bey » — lui-même s’est glorifié devant nous de ce geste qu’il a cru beau, sûrement, et qui est au moins naïf.
Que ces personnes, Moustapha, Hamid et leurs collaborateurs soient sincères, je le veux ; mais à quoi tient leur autorité ? à un revirement d’opinion, à un coup de force. Et ceux qui leur succéderont, partageront-ils leurs sentiments ? D’ailleurs, ces individus aux idées larges, comment traitent-ils maintenant encore les chrétiens d’Anatolie ? Franklin-Bouillon est en admiration devant la sagesse de leur administration. Cela seul suffirait à faire croire qu’il n’est pas de bonne foi. Mais attendons les événements.
Franklin-Bouillon avait à peine quitté le divan qu’entrait le général Dufieux. Il venait nous faire ses adieux. Il s’en va navré de la ruine où il laisse ce riche pays, navré de la désaffection dont la France est l’objet, navré de voir détruite l’œuvre à laquelle il s’était donné... Son ennemi, le colonel Pételat le remplace comme représentant du H[aut] C[ommissariat]. Il fait partie de la suite de Franklin Bouillon. Hier, il a reçu sa feuille de route et il doit partir demain. Encore une malhonnêteté du H.C...
Le général Marty commandera la division et achèvera l’évacuation.
25 novembre. - Le catholicos arménien est parti ce matin malgré les objurgations de Franklin-Bouillon qui commence à être fort embarrassé de son rôle. Hier, il a réuni les chefs des communautés chrétiennes, leur a ressassé ses mêmes arguments, et leur a dit qu’ils avaient manqué à leur devoir de pasteurs. On l’a laissé pérorer et on continue à partir.
Hamid bey, grand dictateur, Mouhéddin pacha, commandant militaire, le colonel de gendarmerie et le chef de la police sont arrivés.
27 novembre. - Guerguerelli Zadé, une notabilité turque d’Adana, conseille aux chrétiens de quitter le pays, parce que, dit-il, les Turcs n’oublieront pas de longtemps qu’ils ont dû subir, pendant deux ans, l’insolence des chrétiens, qu’ils ont été pillés et tués par les chrétiens. Guerguerelli a raison, n’en déplaise à Franklin-Bouillon.
Aujourd’hui dimanche, l’église arménienne est fermée ; les derders sont partis.
Longue et intéressante conversation avec Franklin-Bouillon. En famille, il s’est déboutonné ; ce n’est plus l’homme fier de son œuvre et confiant dans la bonté de sa cause ; il s’est laissé dire toute la vérité, et il n’est pas éloigné d’être de notre avis. Il a dit, en substance, que l’Europe, la France en particulier, récoltait les fruits amers de sa politique orientale ; qu’elle n’avait qu’à faire son mea culpa. La France a envoyé le colonel Brémond, contrôleur de l’administration « en Syrie et en Arménie », première faute qui a surexcité le nationalisme turc. Elle a lancé sur la Cilicie la Légion arménienne dans le but de la conquérir pour les Arméniens. Elle y a attiré des milliers d’Arméniens pour la peupler, deuxième faute plus grave qui a soulevé le fanatisme turc et lui a mis les armes à la main. Troisième faute enfin, dont les conséquences ont été désastreuses : l’Angleterre a recommencé la guerre par procuration, et l’Angleterre est vaincue en Anatolie, et nous sommes vaincus en Cilicie. Et le vainqueur nous impose ses conditions. Il faut les subir ou recommencer la guerre. Or, l’Europe ne veut pas la guerre, parce qu’elle ne peut pas la faire. La Turquie le sait ; voilà pourquoi elle est intransigeante. D’autre part, la situation ne peut pas rester stationnaire. Les musulmans du monde entier se solidarisent. Au Maroc, Lyautey craint un soulèvement ; en Syrie, Gouraud sent les Arabes lui échapper ; à Homs, ils ont arboré le croissant malgré les autorités françaises. L’Asie fait bloc : les Anglais en savent quelque chose aux Indes. Moustapha Kémal suscite partout l’enthousiasme. L’accord d’Angora s’imposait donc. Franklin-Bouillon avoue qu’il n’est pas honorable pour notre prestige militaire ; que nous avons menti aux promesses faites aux chrétiens ; que nous les avons sacrifiés ; que nous sommes obligés, momentanément, de sacrifier nos intérêts économiques. Banque ottomane, Régie des tabacs, Dette publique sont aux mains des Kémalistes ; ils ne laissent pas une piastre aller à Constantinople ; c’est avec ces revenus et les extorsions faites sur la population qu’ils ont pu soutenir la guerre.
Non seulement il ne peut être question de maintenir en Cilicie des forces militaires, mais les Kémalistes ne supportent de contrôle d’aucune sorte et sous aucun déguisement, pas même d’inspecteurs de gendarmerie. Ce n’est pas glorieux et ce n’est pas rassurant pour nous. Le directeur de la Banque ottomane de Césarée n’a pu quitter cette ville qu’avec licence expresse de Moustapha Kémal lui-même. Il raconte que chaque ville d’Anatolie est une sorte de camp retranché ; on ne peut aller aux vignes ; on est sous une surveillance de jour et de nuit. Mgr Bahbanian, évêque catholique, a prié ce monsieur de demander au délégué de Constantinople qu’il lui obtienne l’autorisation de quitter cet enfer.
28 novembre. - Le général Dufieux à Mersine a été entouré par un groupe de chrétiens qui se sont mis à genoux, le suppliant de ne pas les abandonner, le remerciant de tout ce qu’il avait fait pour eux. La vénération qu’on a pour cet homme est extraordinaire, comme la confiance qu’il inspire. On entend des paroles comme celles-ci : « Nous n’avons pas besoin de soldats français pour être rassurés ; qu’on nous laisse le général Dufieux » Et cette autre : « Amis et ennemis n’ont pour lui que [de] l’admiration ».
Le Haut-commissariat de Beyrouth avait interdit aux émigrés nécessiteux l’entrée de la Syrie. Trois heures après que cette interdiction était publiée, une dépêche anglaise faisait annoncer que l’Angleterre offrait à tous l’entrée de Chypre, de la Palestine et de l’ égypte. Des bateaux sont arrivés prendre les réfugiés à Mersine, mais aucun n’a été autorisé à débarquer nulle part. On a cru d’abord que les Anglais avaient agi ainsi pour obliger la France à recevoir en Syrie les fugitifs. Il semble que les choses sont plus simples. Ces malheureux ont emporté la petite vérole. Sur un bateau, il y avait eu seize morts. Un de ces bateaux est venu de nouveau à Mersine et les a débarqués. Depuis, personne ne veut les prendre ; ils sont dans une misère effroyable ; et ayant tout vendu, ils ne peuvent pas revenir à Adana.
30 novembre. - Le train de Bozanti est arrivé hier pour la première fois. Le nouveau régime s’annonce sous de fâcheux auspices. Deux Français ont été assaillis ce matin dans la rue, à cause de leur chapeau. C’est une coiffure qui choque le nationalisme turc. Un soldat français, hier soir, dans l’obscurité, a reçu un coup de bâton sur la tête. Un sergent de gendarmerie arménien est en prison, accusé d’avoir pillé une maison turque l’an dernier. C’est ainsi qu’on entend l’amnistie qui est une des conditions de l’accord d’Angora et que Franklin-Bouillon a fait publier de nouveau.
Une fille de douze ans, de madame Oughourlian, avait été prise par un Turc lors de l’évacuation de Sis, l’an dernier. Le détenteur est connu ; il a même plusieurs fois donné à la mère des nouvelles de l’enfant. Le colonel Sarrou s’est fait fort de la faire rendre. Hamid bey lui-même a pris l’affaire en main : l’enfant est introuvable. Cela promet pour le jour où les commissions d’exécution de l’accord auront tourné les talons.
Même avant l’installation du gouvernement kémaliste, les Turcs veulent délivrer eux-mêmes les passeports ; ils ont ouvert un bureau en concurrence du bureau français qui continuera à fonctionner.
1er décembre. - Depuis ce matin à 10 heures, le croissant remplace les trois couleurs sur le konak. Nous voici sous la paternelle administration que nous connaissons. Dieu nous garde !
Le vali est parti de Bozanti en train pavoisé, en triomphateur. à l’arrêt de Chakir-pacha (quatre kilomètres d’Adana), où Franklin-Bouillon l’avait envoyer saluer, on lui a fait rentrer ses oripeaux. On dit que cette inconvenance lui coûtera sa place. La prise de possession s’est effectuée à la Turque, nouvelle mode, mode kémaliste. Seul le vali a été régulièrement installé. Les autres chefs de bureau sont venus tout simplement s’asseoir sur leur rond de cuir, sans même se présenter au personnel français qu’ils remplacent. Nos officiers ont trouvé ce sans-gêne très turc.
L’Angleterre a fait demander à la France de protéger ses ressortissants en Cilicie. Cette démarche est curieuse.
Un commissaire de police albanais venant d’Anatolie où il a servi deux ans, confirme l’appréciation du directeur de la Banque de Césarée, au sujet des chrétiens. Il n’y en a plus que par groupes isolés dans certaines villes où ils vivent en prisonniers sans pouvoir circuler.
2 décembre. - Le personnel de l’administration est complètement renouvelé. Contrairement aux termes de la proclamation nouvellement lancée et signée Mouheddin, Hamid, Franklin-Bouillon, donnant aux employés l’assurance qu’ils sont maintenus dans leurs fonctions, tous, sans exception, jusqu’aux concierges, jusqu’aux plantons, ont été simplement destitués. Cadi, defterdar, procureur impérial, directeur du cadastre, juges, maires, etc., tout ce monde est à pied. Franklin-Bouillon s’étonne ! il aura bien d’autres étonnements ; qu’il reste seulement deux mois !
La police a pris possession de l’imprimerie du journal Adana Postassi et a mis dehors le personnel et la rédaction. Même opération à l’imprimerie du Courrier d’Adana. Le public perdra beaucoup à la disparition de cette feuille ; mais Franklin-Bouillon pourra trouver dans le procédé un nouveau sujet d’étonnement.
La Banque ottomane remplace son personnel indigène, qui l’abandonne, par des Européens. La régie est turquisée par Adil bey ; plus de rapports avec Constantinople, plus d’employés chrétiens, plus de langue française.Naturellement, les porteurs de titres continuent à attendre leurs dividendes. Le chemin de fer ne peut retenir son personnel que par la violence. Il refuse les appointements aux employés qui ne signent pas un engagement jusqu’au 3 janvier. Plusieurs ont préféré les abandonner et mettre leur vie en sûreté. Le colonel Sarrou est allé les haranguer deux fois : il a prêché à des sourds.
3 décembre. - Voici encore quelques sujets de désillusion pour Franklin Bouillon. La nuit passée on aurait tiré sur une sentinelle française ; une femme chrétienne a été trouvée assassinée ; un gendarme arménien se voit disputer son cheval par un turc qui dit le reconnaître pour sien. Deux de nos élèves, au sortir de la classe, sont entourés par une bande de gamins qui veulent leur arracher leur chapeau, et sont délivrés par un soldat français. Une bonne et un enfant sont insultés dans la rue. Ces petits détails seront peut-être traités de vétilles sans importance. Pour nous, ils sont révélateurs d’une mentalité. Tout cela sent mauvais : les Européens, les officiers, le consul s’en rendent compte. Si les Turcs étaient intelligents, ils attendraient pour se débrouiller, le départ de Franklin-Bouillon et de l’armée française. Mais ils sont convaincus qu’ils peuvent impunément tout se permettre.
4 décembre. - Un télégramme de M. Bonnevay rouvre la Syrie aux réfugiés. Il était temps. On dit qu’à Mersine la misère et les épidémies ravagent ces malheureux.
L’Angleterre a fait savoir à ses ressortissants qu’après le 15 décembre, elle ne se chargerait plus de les protéger. En conséquence, elle leur fait un devoir de quitter la Cilicie ; un torpilleur anglais stationne en rade de Mersine.
5 décembre. - 80 000 habitants chrétiens et musulmans ont quitté la Cilicie. Les musulmans partent comme les chrétiens. Et Hamid bey, parlant de ces derniers, dit : « Ils ont raison de partir ; à leur place, j’en ferais autant ». Quant aux Turcs, ils craignent les représailles atroces. L’un d’eux disait : « Ce sera un enfer ». En Anatolie, ces représailles sont de tous les jours. Reconnaissance des Kémalistes !!! Attendez, vous en aurez des échos !
Non, de nouveaux massacres ne sont pas à redouter ; il ne reste personne à massacrer. L’Association Vengeance nationale n’est pas nouvelle, mais elle est à redouter : c’est son activité qui fait fuir les Turcs compromis avec nous.
6 décembre. - Franklin continue à boire des bouillons... un peu salés. Il avait demandé la destitution immédiate du vali qui, après destitué tous les employés, a ouvert la prison à tous les bandits, interprétant ainsi l’amnistie pour faits et délits politiques entre chrétiens et musulmans. Or, Angora répond par un refus. Les tribunaux mixtes sont supprimés : les Européens devront s’accommoder de la justice turque ; les consuls ne pourront plus intervenir dans les procès de leurs ressortissants. Les commerçants européens perdent les privilèges que les capitulations leur reconnaissaient ; ils subiront l’arbitraire des tyranneaux de tout rang. Et tout cela pendant la lune de miel, sous les yeux de Franklin-Bouillon qui avale. Hier encore, la poste a refusé à la banque et à la Compagnie Orosdi Back de recommander des lettres pour Paris. Hier soir, la fille de Mme Oughourkian a été rendue à sa mère. On avait incriminé la mauvaise volonté des Turcs : on les avait accusés de l’avoir cachée ; ils défendent et expliquent ce retard de plus de quinze jours par le manque de moyens de transport.
7 décembre. - Ce matin, au cimetière militaire, touchante cérémonie d’adieux aux soldats morts en Cilicie, à l’occasion de la bénédiction du monument funéraire élevé par le général Dufieux, dernier souvenir parmi tant de glorieux et touchants souvenirs qu’il laisse en Cilicie.
Le P. de Lavernette a donné l’absoute et fait un court, mais très beau discours. Franklin Bouillon a reçu un soufflet très délicatement appliqué et le chef inoubliable, à qui nos morts doivent le monument, a reçu de lui un regret ému qui a été au cœur de l’auditoire.
Je voudrais que ce petit mot arrivât au général Dufieux, ainsi que le discours du général Marty, qui a loué avec une émotion communicative et le général Dufieux et son œuvre, et la 1er division, officiers et soldats, vivants et morts. Parmi les morts, il a salué d’une voix vibrante, en scandant les syllabes, ceux qui ont été victimes d’infâmes guet-apens, ceux qui ont été ignoblement mutilés, ceux qui ont été brûlés vifs, ceux qui ont été assassinés comme des bêtes, les blessés lâchement achevés... J’en oublie, mais lui n’en a pas oublié.
Franklin-Bouillon, en phrases sonores et creuses, a vanté son œuvre et un peu sa personne ; il a déclaré que si l’occupation française avait été glorieuse pour la République sur ce point minuscule du globe, l’évacuation porterait son prestige à travers le monde, dans tous les pays de l’Islam. Certains officiers semblaient manifester, à leurs trépignements, qu’ils n’étaient pas de son avis.
Je m’en suis retourné triste. Il me semblait que je venais moi aussi de faire le dernier adieu à nos braves soldats avec lesquels nous avons fraternisé pendant deux ans et demi ; qui nous donnaient l’illusion de notre belle France... Ils s’en vont dans quelques semaines ; nous ne verrons plus que des visages hostiles.
8 décembre. - Triste fête! plus d’élèves, plus de paroissiens, église vide. Recueilli des bruits qui circulent, qu’il est impossible de contrôler, qu’il faut donc se garder de croire, mais qui traduisent les préoccupations de la population qui reste : population presqu’exclusivement européenne.
1) Quatre officiers français tués par les Arméniens de Deurt-Yöl pour se venger de la France.
2) Troubles à Alep et dans la région ; perte de soldats français dans des combats meurtriers. Cette nouvelle aurait été apportée par des gens venus d’Alep.
3) Moustapha Kémal aurait dit : « Nous avons obligé les soldats français à quitter la Cilicie ; nous leur reprendrons la Syrie ».
4) Trois filles arméniennes disparues d’Adana. Ce doit être faux, mais les mères n’osent pas envoyer leurs enfants chez les sœurs.
Un fait indéniable, c’est que les Turcs sont arrogants et fiers de leur victoire. L’un d’eux disait à une dame italienne : « Les Français prétendent avoir gagné la guerre ; nous les avons chassés de chez nous ». Voilà qui peint la situation. Libre à Franklin-Bouillon de proclamer que la France, respectant le droit des majorités, a spontanément rendu la Cilicie à la Turquie. Les Turcs lui répondent : « Nous vous avons chassés ».
9 décembre. - Arrivée inopinée des PP Jérôme et Ange, supérieurs des missions des Capucins de Syrie et Mésopotamie. Le P. Ange, interné un mois à Sivas, avec pères et sœurs, vient de s’entendre avec Franklin-Bouillon pour le retour des missionnaires à Ourfa. Franklin l’encourage : « Les Turcs ne sont plus Turcs : vous n’avez rien à craindre ». Mais le colonel Pételat, lui, a dit : «Ne vous pressez pas, attendez que nous ayons établi des postes sur la voie ferrée (si nous pouvons en établir) ; Franklin-Bouillon juge les Turcs par une quinzaine de personnalités européanisées qui peuvent être sincères ; mais on ne change pas le naturel d’un peuple comme on change de veste... » Et ainsi, pendant une bonne demi heure, j’ai été ravi d’entendre cet homme en petit comité, car en public il tient un tout autre langage. Il n’est donc pas ce que croyions et ce qu’il affiche. Il est pour nous d’une extrême politesse.
D’après [une] enquête faite cette semaine par le gouvernement français de Mersine, 15 000 réfugiés grouillent au bord de la mer, sans abri, dans un état de dénuement complet, en proie à la petite vérole, attendant vainement un bateau qui veuille les embarquer. Mais les bateaux doivent avoir reçu un mot d’ordre : ils ne prennent que des passagers de première et deuxième classe. Quel crime sur la conscience de notre gouvernement.
Pas de nouvelles de l’assassinat des quatre officiers français à Deut-Yöl. Donc, pure invention.
Contre toutes les conventions et les engagements pris de laisser la circulation libre, en gare de Tarsous, un policier exige de tout voyageur un laissez-passer. Le courrier de Constantinople doit passer par Angora pour être expurgé. Tout cela nous promet une ère de liberté dont nous n’aurons qu’à nous féliciter.
Je ne sais ce qui a été décidé au Quai d’Orsay pour les orphelinats. De fait, ils sont ici, et on veut les y maintenir ; mais le pourra-t-on ? Tous ces enfants veulent suivre leurs parents. Je ne sais ce qui reste au grand orphelinat arménien, mais un grand nombre ont sauté les murs. Le chaldéen et le jacobite sont fondus ou vont l’être, sans s’inquiéter de la différence de religion. L’un et l’autre sont très réduits. On a essayé de réintégrer les fuyards, on les a poursuivis jusqu’à Mersine. Les parents les ont cachés. Un seul a pu être attrapé. On l’a arraché par violence à sa mère ; les femmes se sont attroupées et ont insulté les ravisseurs.
Des réfugiés d’autres régions, il n’y en a plus en Cilicie depuis l’an dernier.
Les oies du Palais Bourbon se frottent les pattes ; ils pourront consacrer leurs efforts à la Syrie. Ici, nous avons le pressentiment qu’ils auront besoin de tous leurs efforts et des millions et des hommes qu’ils refusent à la Cilicie et qu’ils auraient pu s’épargner. Puissions-nous n’être pas prophètes !
* - BNu/Fonds A. Andonian, P.J.1/3, liasse 9, Adana, ff. 11-25 et 59-74.
Adana, 24 décembre 1921
[Mon cher ami],
Nous voici donc engagés dans une vie toute nouvelle, dans un milieu tout nouveau, absolument étranger. Partout des Turcs, presque uniquement des Turcs, avec qui on n’a point de contact, avec qui il n’y a rien à faire.
Depuis ma dernière lettre du 11 courant, rien de saillant. Les événements se déroulent monotones, dans l’ordre prévu. Le 18, le général Marty et l’état-major ont quitté Adana... « en vaincus », a répété le général — et c’est vrai. Il ne reste qu’une poignée d’officiers et de soldats, je ne sais trop à quel titre, et quelques officiers de l’administration, sans emploi, qui s’en iront le 4 janvier.
Une commission composée du consul de France, du chef de la police, du président de la municipalité et des chefs des communautés chrétiennes est chargée de la sauvegarde des immeubles des émigrés. Elle les loue et dépose à la banque le prix du loyer au profit des propriétaires.
13 décembre. - Le radio paru hier soir annonce que les autorités françaises et turques ayant pris les mesures nécessaires pour garantir la sécurité des populations chrétiennes, tous les paysans, sans distinction de race ni de religion, vaquent en toute sécurité à leurs occupations. Voilà les Parisiens rassurés sur le sort des chrétiens de Cilicie. Ils ne manqueront pas d’applaudir sa sage et prévoyante politique. Et tous les journaux de France iront répétant que les Arméniens ont bien tort de tant crier, puisque les autorités françaises et turques ont pris toutes les mesures nécessaires à leur sécurité.
Une mesure enfin vient d’être prise, trop tardive, hélas ! mais qui va mettre fin à un régime de honte et de barbarie. Aucun bateau ne consentait à embarquer les réfugiés entassés à Mersine ; aucun port ne voulait les recevoir. Enfin, un télégramme arrive de Paris, donnant l’ordre de les transporter gratuitement en Syrie et de laisser des troupes à Mersine jusqu’à ce que le dernier Arménien ait quitté le pays. Un officier de gendarmerie a dit sous le secret que des émissaires turcs parcourent la Syrie pour fomenter un soulèvement.
18 décembre. - Les Kémalistes ont tenté de faire sauter l’imprimerie du Ferda, journal turc qui, sous le régime français, avait fait semblant d’être francophile, oh! sans se compromettre. Son rédacteur n’était pas homme à brûler ses vaisseaux. L’attentat n’a pas réussi ; une seule bombe a éclaté sans faire beaucoup de dégâts, deux autres ont été retrouvées intactes. Les Kémalistes tiennent leur parole. Ils avaient annoncé en partant à ceux qui ne les suivaient pas, qu’à leur retour on réglerait les comptes de chacun. Aussi, il en part tous les jours des Turcs, mais il en arrive plus qu’il n’en part ; ils envahissent le quartier chrétien, et ils ne semblent pas être Adaniotes. Les Turcs ne voudraient-ils pas, sur ce point encore, faire mentir Franklin-Bouillon qui a reçu d’eux l’assurance que les chrétiens ne seraient pas remplacés par les Turcs, et que les frontières de Syrie ne seraient pas menacées par un afflux de population musulmane ? Ces Turcs que je coudoie tous les jours ressemblent comme des frères aux montagnards d’Anatolie.
Cette digression m’a entraîné loin de l’imprimerie de Ferda. Notre nouveau vali Hamid bey, l’homme de Franklin-Bouillon, le Kémaliste idéal, s’est transporté sur les lieux, et il a jugé qu’une souris avait fait éclater cette bombe. C’est elle probablement qui l’avait apportée là, ainsi que les deux autres qui n’ont pas éclaté. Les souris, en Turquie, sont de dangereux malfaiteurs, mais qui rendent des services signalés à d’autres malfaiteurs protégés par la Justice. Quand, il y a quelque vingt ans, le feu a été mis au collège, les souris ont été accusées de ce méfait.
20 décembre. - Nos derniers soldats sont partis hier. Aujourd’hui est arrivé le 1er bataillon turc. Réception triomphale, et les journaux français prétendent que les soldats turcs ont rendu les honneurs à nos troupes à leur départ !!! Du reste, les départs de nos troupes se sont échelonnés du 7 au 19 décembre. Toutes les écoles musulmanes ont défilé au milieu d’une forêt de drapeaux, en chantant des hymnes patriotiques. Les écoles des filles étaient en tête, brandissant leurs oripeaux avec un enthousiasme délirant. Les femmes elles-mêmes escortaient les cavaliers. Les femmes descendues dans la rue, les femmes dans les cortèges, c’est une mode extra nouvelle, qu’on ne voyait pas dans la vieille Turquie. Décidément, la Turquie bouge. Il y a deux ans, quand nos chasseurs et notre 412e faisaient leur entrée, les Turcs et surtout les Turquesses ne faisaient pas tant de crânerie. Nos soldats sont partis la tête basse, les drapeaux dans leur gaine, en vaincus, et les autres rentrent triomphants, en vainqueurs.
21 décembre. - Un Turc, ami d’un chrétien, a charitablement averti ce dernier de ne pas s’attarder plus longtemps s’il a l’intention de partir, parce qu’il n’est pas sûr que les chemins resteront ouverts. Un bureau de recrutement est déjà constitué. Des Turcs dont les passeports sont en règle et qui, confiants dans les déclarations solennelles du gouvernement d’Angora, ont retardé leur départ, se voient empêchés de partir. Le capitaine de La Salle a été obligé d’embarquer d’office un ancien gendarme qui était à son service.
Les montagnards de l’Amanus ont fait savoir à la Commission de délimitation de la frontière qu’ils ne voulaient être ni turcs ni français, et que si les membres de cette commission s’aventuraient dans leurs montagnes, ils seraient reçus à coups de fusil.
22 décembre. - Départ de Franklin-Bouillon pour Constantinople et Paris. Bon voyage ! La présence ici de ce politicien a peut-être été agréable aux Turcs, mais les Français, les officiers surtout, le jugent sévèrement. Pouvait-il mieux faire, je l’ignore ; je ne constate que le résultat. Or le résultat est qu’il a humilié la France et l’a mise aux pieds des Turcs ; qu’il n’a obtenu, comme garanties de sécurité, que des paroles aussitôt démenties ; il s’est laissé imposer les conditions qu’il a plu aux Turcs de lui dicter, et en retour de ces concessions déplorables, il n’a obtenu aucune compensation tangible. Dans sa dernière entrevue avec Moustapha Kémal, qu’il avait lui-même imploré, afin, dit-on, de l’amener à laisser Deurt-Yöl à la Syrie, parce que Deurt-Yöl est une région uniquement arménienne, non seulement il n’a pas obtenu Deurt-Yöl, mais il a lâché Khassa qui commande le chemin d’Alep. Les Arméniens ont tous abandonné leurs riches orangeries qui faisaient leur fortune et se sont transportés en Syrie. Et ce pays va être peuplé de Turcs qui, en face d’Alexandrette et d’Ayas, pourront bombarder notre port ; Franklin-Bouillon peut s’en aller content ; il a servi la Turquie à merveille. Non, il ne s’en va pas content. Il a avoué qu’il avait ici trouvé son calvaire. Puisse ce calvaire être son salut ! En tout cas, il ne relèvera pas l’honneur de la France.
Devant un officier turc, on faisait ressortir les avantages de la collaboration amicale de la France avec la Turquie. Et l’officier de répondre : « Nous n’avons besoin de personne ; nous prétendons faire nous-mêmes notre cuisine et la manger » — voilà qui est clair.
Les Turcs feront si bien qu’ils rendront la vie impossible même aux Européens. Voici un de nos élèves, italien, poursuivi à coups de pierres par une bande de gamins et sérieusement blessé. Il a beau protester qu’il est italien, on le lapide comme Arménien. Plaintes de la famille, enquête de la police. C’est un malentendu... Ce n’est rien. Deux autres de nos élèves levantins, deux fois assaillis en pleine rue, n’osent plus sortir.
Deux officiers pénètrent dans la maison Turcman, mettent dehors les gardiens et s’installent. Heureusement pour M. Turcman qui a du flair, il avait chargé le P. de Lavernette de veiller sur sa maison ;et un mot de ce dernier a tout fait rentrer dans l’ordre. Mais toutes les maisons n’ont pas le P. de Lavernette pour gardien. Le directeur de la Banque de Syrie a pris à sa charge la ferme d’un Grec. Il vient d’être avisé qu’une étendue considérable a été ensemencée à son insu. Des soldats turcs sont entrés dans la maison d’une veuve italienne ; ils ne voulaient prendre que trois matelas et quelques couvertures pour leur couchage. Dans une maison voisine de celle-là (toutes les deux sur le terrain de la gare et appartenant à la Compagnie du chemin de fer), ils ont jeté la femme dehors, l’ont rouée de coups et ont emporté ce qu’ils ont trouvé à leur convenance. Sur tout cela, la police fait de longues enquêtes... et c’est tout. Et les radio ne manqueront pas de publier que les Gouvernements français et turc ont pris les mesures nécessaires pour garantir la sécurité des populations chrétiennes et que, sans distinction de race ni de religion, chacun vaque tranquillement à ses occupations...
Depuis quelques jours, les lettres arrivent ouvertes, et non par la censure régulière, nous en sommes certains. Il n’y a plus à se fier à la porte. Le consul est décidé à avoir sa porte à lui, il doit en faire la déclaration à Hamid bey ; j’espère être fixé demain avant le départ de ces lignes qui seront confiées aux derniers officiers restés à Adana, et qui doivent être embarqués le 4, terme de l’évacuation. Voilà donc nos derniers amis en train de secouer la poussière de cette terre inhospitalière. Il nous restera deux excellents consuls : M. Laporte et M. Lépissier, trois ou quatre Français sérieux et une poignée de gens d’affaires que nous ne connaissons pas. Ces deux derniers dimanches, j’ai assisté à la messe européenne dans la nouvelle église (au temps de la petite chapelle, je n’y allais jamais faute de place). Je me trouve en face de figures que je ne connaissais pas, au milieu d’un monde nouveau. Est-ce une population flottante ? Ou des gens venus pour se fixer ? Je crois qu’il y a les deux catégories. Et puis, des gens qu’on ne voyait jamais, des Grecs surtout, viennent chez nous depuis que nous avons une église. Elle semble destinée à devenir le rendez-vous des gens comme il faut, sans distinction de religion.
Il est difficile de savoir ce qui reste de chrétiens indigènes. Les Grecs sont les plus nombreux : de quarante à cinquante familles, et un certain nombre bouclant leurs malles. Les Arméniens viennent ensuite : une centaine d’individus à peine, quatre familles arméniennes catholiques, deux maronites, vingt-deux individus jacobites, autant des autres rites réunis. On évalue à 80 000 personnes le nombre des émigrés d’Adana seulement. Mais la ville se remplit de musulmans venus de partout, les quartiers chrétiens sont envahis. Et ces musulmans sont loin d’être rassurants : « Nous arrivons trop tard, disent-ils — comme Franklin-Bouillon — ; nous avions cependant des comptes à régler avec ces chrétiens qui nous ont pillés, assassinés, ruinés, qui pendant notre absence tuaient tous les jours des centaines de Turcs dans leurs églises, qui ont rempli les puits des cadavres de nos frères, etc. » Ils répètent ce qu’écrivaient leurs journaux d’Anatolie. Mais, leur dit-on, l’amnistie a tout lavé. « L’amnistie, répondent-ils, ne regarde que le gouvernement ; elle n’arrêtera pas la vengeance ». Hamid bey n’avait-il pas raison de dire que les chrétiens ont bien fait de s’en aller ? Qu’on sache bien en France que la cohabitation des deux éléments équivaut à la destruction du faible par le fort. Les officiers s’en vont fort mal impressionnés ; non pas un mais tous. Et ils nous plaignent ; ils voient l’avenir très sombre. Un mot du colonel Pettelat m’a frappé, à la réception du consul hier. « Pourvu, disait-il, qu’avant six mois nous ne soyons obligés de recommencer la guerre ». Dans sa bouche, cette parole ne manque pas de sel. Si 100 000 hommes nous devenaient un jour nécessaires en Syrie, il ne faudrait pas s’en étonner. Alexandrette est à la merci d’un coup de main. Les Turcs de l’Amanus donnent la main aux Alaouites : Alep est ouvert. Et vous verrez les Turcs descendre de leurs plateaux d’Anatolie et s’entasser sur les frontières de Syrie désertées par les chrétiens. Franklin-Bouillon affirme bien le contraire, mais sa foi s’est, je crois, un peu refroidie.
Les Arméniens de Deurt-Yöl étaient décidés à recevoir les Turcs à coups de fusils et de mitrailleuses. Ils étaient fort bien armés ; on est parvenu à éventer leur plan et à les amener à livrer leurs armes. Ils émigrent en masse en Syrie, abandonnant leurs riches orangeries.
Nous subissons une épidémie de vols et d’agressions tous les jours renouvelés. Et les soldats sont courageux dans ce genre d’exploits. La chose s’explique par le fait que le gouvernement d’Angora est pauvre et ne paye pas. Et pourtant, il faut vivre ; un colonel, membre de la commission de délimitation, ne peut pas se mettre en route faute d’argent ; depuis des mois, il n’a pas touché sa solde. Si les colonels ne sont pas payés, jugez si les soldats le sont. L’un d’eux recueillait précieusement, dans un fond de caisse, de la graisse sale. — Que veux tu faire de cela ? — Graisser mon fusil. — Ton gouvernement ne te fournit donc pas de l’astic ? — Non. — Eh bien, laisse ton fusil se rouiller. — Je serai bâtonné. — Mais dis à tes chefs que tu n’as pas d’astic. — Ils me répondront : « Trouvez-en ». Et pour trouver matelas, tapis, bijoux... ils enfoncent les portes. On se plaint ; la police fait des enquêtes, et c’est tout.
Derniers détails pour finir, que je viens de recueillir de la bouche d’un commerçant. Son portefaix, un Turc, lui a dit que les Turcs forment des bandes de tchétés, [payés] 60 livres turques par mois, sous prétexte qu’ils ont peur d’être attaqués par les Arméniens de Deurt-Yöl. Cela nous promet la paix. Consolation d’un commerçant : un officier vient acheter. « Combien vous dois-je ? — 30 livres. — Mon ordonnance va vous l’apporter ». L’ordonnance emporte la marchandise, mais oublie d’apporter la contre-valeur. Ainsi, les officiers se meublent, habillent leurs femmes, se payent de bons dîners sans débourser une piastre. Urger n’est pas possible ; refuser encore plus impossible : demain vous seriez dénoncé comme espion, et alors !!! Ces mêmes officiers, les civils revenus d’Anatolie, ruinés, disent-ils, par les Arméniens !!! empruntant à leurs amis les chrétiens à fonds perdus ; et les chrétiens obligés de débourser, oh! que la vie va être gaie !
9 janvier. - Il paraît que nous avons possédé dans nos ruines Berthe Gaulis, qui naturellement aura envoyé ses impressions au Matin. Je ne me trompe pas ? C’est bien le Matin qui reçoit sa prose turcophile. Elle ne semble pas avoir un grand succès auprès de la colonie française. En revanche, dit-on, un officier turc lui servait de cavalier, et Hamid bey l’a reconduite au bateau.
Depuis le 5, malgré une pluie qui ne discontinue pas, les Turcs sont en liesse. Pavoisements, illuminations, cortèges, ou plutôt cohues enthousiastes, profusion de drapeaux, de fifres et de tam-tams, files de chameaux couverts de riches tapis, sur lesquels sont juchés des enfants endimanchés, enfin toutes les manifestations orientales de la joie et du triomphe. Ils ont jeté les Français dehors ! les colonnes du Yéni Adana sont pleines de récit des fêtes et de considérations sur la vertu de persévérance qui a rendu aux Turcs la liberté dont ils étaient privés depuis trois ans. Ce jour du 5 janvier sera désormais célébré comme l’est en France le 11 novembre. Et cette année ils semblent vouloir faire l’octave.
Je vous ai dit, je crois que nous subissons une épidémie de vols. Et, chose remarquable, les chrétiens seuls sont volés. Quelqu’un prit la liberté d’attirer l’attention du chef de la police sur ces vols nocturnes (c’est toujours la nuit qu’ils se produisent) et le chef de la police déclara que ces vols ne peuvent s’expliquer que par la connivence des personnes volées !!! Vous avez bien compris, c’est le chef de la police, un des hommes qui ont la confiance de Franklin-Bouillon, qui a fait cette réponse. Et les actes sont venus sans retard la confirmer. Notre voisin, un Italien, a été volé la semaine dernière. Il est accusé, lui et sa domestique, de s’être fait voler ou de s’être volé lui-même pour créer des embarras à la police. Et de ce fait, menacé de prison, il a fallu l’intervention d’un magistrat de ses amis pour arrêter les poursuites.
* - BNu/Fonds A. Andonian, P.J.1/3, liasse 9, Adana, ff. 40-49.
Adana, 14 janvier 1922
Mon cher ami,
Vous devez être étonné de recevoir une lettre de moi ainsi datée. Eh oui, je vide le calice jusqu’à la lie : les événements ont fait que nous avons dû rester en plein Kémalistan.
Je pense que vous avez reçu ma précédente lettre. J’avais demandé à être muté hors de Cilicie, mais le lieutenant Gagneux n’ayant pu être maintenu en Cilicie parce qu’officier, M. Laporte, chef de la Mission française m’a demandé de rester trois ou quatre mois encore pour assurer la direction de l’Assistance française jusqu’à ce qu’un remplaçant fût trouvé. Il n’était pas possible de se dérober à cette invitation, et surtout de plaquer ici nos orphelins, sans rester avec eux. Sans doute environ 250 des orphelins arméniens ont pris la fuite et ont émigré avec la foule, mais il en reste encore ici 450 dont la plupart des tout-petits. Les orphelins assyriens et chaldéens ayant vu leurs effectifs diminuer de plus de moitié, tous les orphelins chrétiens viennent d’être réunis dans le grand orphelinat arménien. De sorte qu’il n’y a plus qu’un orphelinat chrétien et, en ville, un orphelinat musulman.
Adana est devenu certainement plus turc qu’il ne l’était avant la guerre. D’abord toute la bande de Bozanti (le fameux Yeni Adana est actuellement le seul journal paraissant à Adana), puis tous ceux qui espéraient être mieux en Cilicie qu’en Anatolie, des milliers de va-nu-pieds se sont abattus sur la ville. Tout le monde reconnaît que l’exode des chrétiens a été la meilleure des solutions.
Les premiers temps, les milieux officiels français s’imaginaient que cet exode s’était déclenché sur un mot d’ordre venu de Paris : on voit qu’ils ne connaissent guère les dirigeants arméniens de Paris, puisqu’ils les croient susceptibles de donner des mots d’ordre... Aussi, ils étaient très montés contre eux. Mais devant la tournure des événements, ils se rendent compte que cela a été mieux ainsi, plutôt que de faire s’affronter les deux éléments. Le choc eût été brutal.
Déjà, même avec les Français, le contact a été assez peu amical et beaucoup de gens y ont perdu leurs illusions. Trop tard.
Est-ce que vous avez vu le général Dufieux ? C’est vraiment une noble et grande figure, un grand caractère. Les Ciliciens lui devront beaucoup. Je suis persuadé que s’il n’avait tenu qu’à lui, les orphelins ne seraient pas restés ici. En effet, en dehors de toute question de sécurité, la situation de ces enfants est devenue bizarre dans un pays où il n’y a plus d’Arméniens et où par conséquent il ne sera plus possible de les placer, de leur créer des moyens d’existence; ce qui est vrai pour les garçons, l’est encore plus pour les filles. Quant au retour des chrétiens, il est fort hypothétique : reviendront ceux qui ont des intérêts à liquider et pour faire cette liquidation, enfin très peu de gens.
Que dit-on à Paris ? Qu’y fait-on et particulièrement qu’y faites-vous ? De toute façon, nous serons en France à la fin mai 1922. Nous aurons beaucoup de choses à vous raconter.
Hier le radio nous a appris la chute de Briand et les chances d’une combinaison Poincaré. Cela ne changera rien certainement à la politique générale, d’autant plus que ce qui est fait est fait.
Je ne reviendrai certainement pas en Cilicie après ma permission. J’ai d’autres projets en tête. Je verrai en France auquel je m’arrêterai.
Comme le courrier est loin d’être sûr par la poste nationaliste, nous envoyons et recevons nos lettres par la valise diplomatique qui fait bihebdomadaire le trajet Adana-Alexandrette, et vice versa.
Ma femme vous adresse ses meilleures amitiés auxquelles je joins les miennes.
Croyez moi toujours bien votre
V. Portoukalian,
directeur de l’Assistance française,
Mission française de Cilicie,
* - BNu/Fonds A. Andonian, P.J.1/3, liasse 9, Adana, ff. 1-3.
Adana, 29 janvier 1922
[Mon cher ami],
J’oubliais de vous dire que le Temps du 14 m’a été fidèlement remis. Avez-vous remarqué son appréciation sur le résultat de l’évacuation ? C’est infâme ! quel intérêt a-t-on donc à mentir si effrontément ? Quelles sont donc « ces tentatives odieuses pour jeter la panique, pour provoquer l’effusion du sang ? » Qu’on cite donc des noms propres ; qu’on rapporte les paroles. Je comprends qu’on veuille se laver du crime d’avoir abandonné les chrétiens et d’avoir trahi les promesses qu’on leur avait faites. Mais se laver avec des mensonges n’est pas une manière de se faire propre. Non, personne n’a jeté la panique parmi les chrétiens d’Adana ; ils sont partis parce qu’ils ont jugé qu’ils ne pouvaient pas rester. Et ils ont eu raison de partir, parce qu’ils avaient grande chance d’être massacrés. Tenez, hier encore rentrait à Adana, via Alexandrette, un de ces individus que les autorités françaises avaient expulsés, un certain Khouloussi. Dans le train, il disait à un soldat français qui me l’a rapporté : « Ah ! ces cochons d’Arméniens, quel dommage qu’ils soient partis et qu’on ne puisse pas se venger ; mais de ceux qui restent, il n’en échappera pas un — des provocations à l’effusion du sang, oui, il y en a et il y en a tous les jours de la part des Turcs. Est-ce là ce que veut dire le Temps ? C’est ce que nous ne nous lassons pas de répéter.
Et cette autre insanité : que la Cilicie ne comptait que 53 712 chrétiens sur 300 000 habitants, et que la France a fait une bonne action en restituant ce pays aux musulmans ! Il n’y a donc pas en France un honnête homme pour apprendre l’histoire de ces malotrus ? Qu’ils laissent encore massacrer ces 53 000 misérables restés échappés aux hécatombes de 1909 et de 1915, et ils pourront en toute sécurité de conscience « rendre cette riche province à ses maîtres légitimes ».
Je réfléchis que pour comprendre cet article, il faut se reporter au discours de Briand, au Sénat, que j’ai lu dans ce même journal et qui est plus explicite. « Parmi ces semeurs de panique, il y avait beaucoup de gens qui faisaient abandonner leurs biens à de pauvres Arméniens, terrorisés par eux, dans le but de racheter ces biens à bon marché ». évidemment, il ne peut s’agir que des Turcs. Preuve, n’est-ce pas, M. Briand, en faveur de la fraternité des races ; preuve que les chrétiens vaquent à leurs affaires en toute sécurité et qu’ils ont bien mal fait de s’en aller. Et les graves sénateurs qui écoutaient le ministre si bien renseigné, ont dû conclure logiquement que sans ces semeurs de panique, le lamentable exode et la ruine de la population chrétienne n’auraient pas eu lieu ; que cette panique par conséquent, était sans fondement; que la France avait pris ses garanties et que ces quelques semeurs de panique à part, chrétiens et musulmans se seraient embrassés comme frères.
J’ai relevé deux autres perles dans ce discours de M. Briand : l’enthousiasme des musulmans pour la France, résultat de l’accord d’Angora. Oui, l’enthousiasme est grand, et il dure encore, mais pas précisément en faveur de la France. Ce qui les rend si fiers, c’est d’avoir vaincu les vainqueurs de la grande guerre, c’est d’avoir, grâce à leur énergie, reconquis leur liberté. M. Briand ne lit pas les journaux turcs : il a tort. Le Yéni Adana, par exemple, dans un style assez maladroit, mais suffisamment prudent pour ne pas s’attirer des remontrances, entretient et attise cet enthousiasme à feu continu. Son refrain est assez monotone, mais il le chante à ses lecteurs sans se lasser : nous avons fait ce qu’aucune nation n’a fait. Depuis un quart de siècle, avec des armées démodées, des soldats déguenillés, mal nourris, mal armés, mais vibrants de patriotisme, nous avons fait front de tous côtés : guerre des Balkans, guerre de Tripolitaine, guerre de Hédjaz, puis la grande guerre, front du Caucase, front de Mésopotamie, etc., nous avons partout arrêté l’envahisseur, malgré sa tactique savante, ses armes perfectionnées, ses avions..., etc. Soyons unis, nous serons invincibles...
Voilà l’enthousiasme qui soulève les Turcs, M. Briand, le résultat des accords d’Angora. Cet enthousiasme est encore entretenu par les poètes et les représentations théâtrales. Cette semaine, dans une salle comble (le cinéma grec), un poète local a chanté la guerre de Cilicie. Je doute qu’il ait glorifié notre armée. La semaine précédente, représentations dramatiques au même cinéma, sur les atrocités grecques : c’est le titre imprimé sur l’annonce. Dans la série des événements qui se déroulent, se trouve un défilé de prisonniers. Interrogatoire de l’un d’eux : — Ton nom ? — Krikor — Tu n’es donc pas grec ? — Je suis arménien — Ton pays ? — Adana — Comment te trouves-tu parmi les soldats grecs ? — à l’église, on nous a exhortés à nous enrôler dans l’armée grecque pour chasser le Turc.
Je vous ai dit un mot des fêtes de la Délivrance. Je crois que c’est le nom qui va rester à ce jour à jamais solennel du 4 janvier, et qui va être commémoré tous les ans, comme la prise de la Bastille.
Le Temps peut saluer cette échéance, il est dans la note. C’est celle du Yéni Adana ; celle qu’on a entendue durant de longs jours dans les rues d’Adana. C’est le ton qui a présidé à la réception du fameux consul de Perse que le général Dufieux et le colonel Brémond connaissent mieux que moi. Ils n’auraient pas fait plus d’honneur à Moustapha Kémal : défilé interminable, sacrifice de béliers, sans compter tout ce qui s’est dit, et qu’aucun écho ne répétera. Même réception à Tarsous où il a été invité par la municipalité. Dans sa lettre de remerciement à la ville de Konia, pour l’hospitalité qu’elle lui a donnée, il se dit fier d’avoir souffert pour la cause de l’Islam. Rentré dans son consulat, il s’est empressé de faire sa visite à M. Laporte, entraîné probablement par son enthousiasme pour la France.
J’oublie la troisième perle recueillie dans le discours de M. Briand : les bonnes sœurs et les religieux restés là-bas, à qui il n’est rien arrivé. Et d’autres qui ont confiance : le légat du pape, le supérieur des jésuites, le P. Chanteur, un mois après l’évacuation (le 18 novembre, alors que pas une unité n’avait encore quitté Adana) sont allés en grande pompe inaugurer une église et n’ont nullement été molestés. C’est un grand honneur pour le gouvernement du général Dufieux. Aussi le pape s’est empressé de le décorer. Et pas une voix n’a relevé ces âneries, je devrais dire ces mensonges criminels, car il s’agit de se disculper du désastre qu’une politique inqualifiable a fait subir à des milliers de familles.
Mais que craignez-vous ? Franklin-Bouillon vous a laissé Hamid bey. Fragile barrière contre le déchaînement du fanatisme ; barrière déjà fort ébréchée et qui ne tardera pas à être rompue. Il sent sa bonne volonté si paralysée qu’il aurait dit à quelqu’un : « Donnez-moi deux cents ans pour repétrir cette pâte et en faire un pain mangeable. — Il est débordé ; il a dû poser ses conditions à Angora. Quelles conditions ? Il ne me met pas au courant de ses affaires. D’ailleurs, je ne l’ai jamais vu, mais une chose est connue du public : Angora pendant longtemps n’a pas répondu. Hamid a envoyé un ultimatum : « Si le 25 janvier, à midi, je n’ai pas une réponse favorable, considérez-moi comme démissionnaire ». Le 25 à midi, point de réponse. Il a désigné Mouheddin pacha, le chef militaire, pour son remplaçant intérimaire et il est allé faire ses malles. Dans la soirée lui est arrivée la réponse qu’il demandait et qui, dit-on, ne lui accorde qu’une partie de ses demandes. Cette approbation ne convertira pas à ses idées ses nombreux sous-ordres et les 100 000 Turcs de son vilayet.
En réalité, le but poursuivi dans toute l’Anatolie comme en Cilicie est d’exterminer ou d’obliger à émigrer les rares chrétiens pris dans le guêpier. D’après Hamid bey, dans la partie de l’Anatolie que les Grecs n’occupent pas, il en resterait environ trois mille. Or, voulez-vous une idée de leur situation ? Le chef de la station radiotélégraphique d’Adana, un charmant Périgourdin, a passé quelques semaines à Angora. Il n’a pu prendre logement chez le chef de gare, un des rares chrétiens que la nécessité les oblige à garder, qu’avec une autorisation signée du ministre de l’Intérieur. Un prêtre arménien-catholique qui se trouvait à Angora n’a pas été autorisé à le voir et lui n’a pu voir aucun chrétien. Ne manquez pas de faire savoir à Franklin-Bouillon ce détail qui ne peut que l’intéresser. Je vous ai dit que Mgr Bahbanian s’adresse simultanément à tous les dieux pour sortir de Césarée. Nous nous sommes adressés directement à Hamid bey pour faire venir de Césarée à Adana une famille à laquelle nous nous intéressons. Attendons le résultat. Ces jours-ci, un grec déporté à Sivas et qui a pu s’échapper à travers les montagnes est arrivé ici, à pied. Il est de Nigdé. Sa famille et sa parenté ont été dispersées aux quatre vents. C’est une de leurs tactiques, paraît-il, pour anéantir les familles et peut-être les faire disparaître sans bruit.
En Cilicie, la vie est intenable pour les chrétiens. Le Haut-Commissariat avait fait grand bruit de la protection qu’il accordait aux Syriens ; ils s’étaient en masse, quoique avec défiance, je m’en souviens, fait inscrire sur les registres du consulat ; ils sont tous munis de passeports français. Un certain nombre, sous ce couvert, ont cru pouvoir continuer à vaquer à leurs affaires « en toute sécurité », comme M. Briand l’a solennellement annoncé au monde entier, comme Franklin-Bouillon l’avait non moins solennellement clamé dans ses nombreux discours à Adana et ailleurs, comme une chose réglée, signée, qui ne pouvait même plus être discutée. Or, les Turcs ne connaissent pas ce règlement et les Syriens ne peuvent circuler qu’en qualité de sujets turcs, avec des passeports turcs — donc soumis au service militaire, c’est-à-dire obligés de payer annuellement une taxe d’exonération de 1 000, 600 ou 300 livres turques. Un cas plus caractéristique : un Syrien parti d’Alexandrette, terre française, avec un passeport français, arrivé à Adana, a été conduit au poste de police. M. Laporte a fait tapage. Le chef de la police a répondu : « J’ai des ordres ». M. Laporte a répliqué : « Je n’ai pas à connaître les ordres que vous recevez ; je ne connais que votre signature ». La police s’est exécutée et a délivré au voyageur un passeport en lui attribuant la nationalité française — Français s’il le faut, mais Syrien jamais. Les Syriens restés assez nombreux à Mersine sont fort inquiétés, pour cette raison et pour d’autres — surtout raison de commerce rendu impossible.
Le Yéni Adana mène une campagne de fanatisme religieux qui paraissait n’intéresser que les musulmans, mais qui s’attaque aux chrétiens. Hier soir, un commerçant catholique d’Alep est assailli devant sa maison par deux Turcs armés de matraques et de coutelas. Il s’en tire avec trois dents cassées. Raison ? « C’était aujourd’hui vendredi, tu n’as pas fermé ton magasin ». Le Yéni Adana donc envoie des émissaires dans les magasins ; les marchands doivent promettre de fermer le vendredi : il a déjà publié une liste de ceux qui ont signé la promesse et une autre de ceux qui ont refusé leur signature. C’est les signaler. Et pour les chrétiens, il est dangereux d’être signalé. De plus, il semble qu’on veut les dégoûter du métier. Le commerçant en question était l’objet d’une guerre sourde : certains meneurs (des marchands aussi) empêchaient les clients d’acheter chez les giaour. Voyant qu’il tenait bon, ils en sont venus aux voies de fait.
De son côté, le gouvernement semble prendre à tâche de ruiner le commerce. Défense d’importer et de servir dans les restaurants, auberges, brasseries, etc., ni vin ni liqueur. Passe pour cet article, défendu par le Coran. Un kilo d’eau de Cologne se vendait à une livre turque. Une loi entrée en exécution depuis une dizaine de jours grève le kilo d’eau de Cologne de dix livres turcs d’impôts. Un quincailler reçoit pour 70 livres turques de marchandises, où il entre du cuivre. Comme il y a du cuivre en Turquie, le marchand devra verser 75 livres turques à la douane pour retirer sa marchandise. Il voulait la renvoyer à l’expéditeur. Non, parce qu’elle est entrée en Turquie. Défense d’importer vêtements et chaussures confectionnés : il y a en Turquie des cordonniers et des tailleurs. Défense d’importer des soieries : c’est du luxe. Ces détails, je vous le certifie, ils m’ont été donnés par les victimes, dont le directeur des magasins Orosdi-Back. Je crains un peu pour la caisse des stocks américains. Il nous faudra peut-être aller jusqu’à Hamdi bey.
Comme vous le voyez, c’est l’union des éléments, la fraternité des races, l’enthousiasme pour la France. Encore une preuve : nous Français auxquels on témoigne une bienveillance spéciale, nous avons dû nous plaindre deux fois au chef de la police durant ce mois pour insultes et coups de pierre. Les sœurs et leurs quelques pensionnaires en ont encore reçues dans leur dernière promenade. Imaginez l’accueil fait aux civils. Les femmes même sont agressives. Dernièrement, une dame est arrêtée par un groupe de femmes voilées : — Tu es arménienne ? — Non — Alors tu es grecque ? — Je suis italienne — Dans ce cas, nous n’avons rien contre toi.
Je vous ai parlé d’une épidémie de vols dont les chrétiens sont victimes. Il y a aussi une épidémie de profanations de cimetières. On a dit qu’à Aïntab des tombes ont été violées, des cadavres déterrés dans le cimetière militaire. Il pourrait y avoir exagération ; mais chez nous, voici des faits certains : à Djihan, dans le cimetière militaire, les croix de bois et les barrières de bois ont été enlevées le lendemain du départ des troupes. Le consul a fait mettre autour des tombes du fil de fer barbelé soutenus par des pieux en fer. Un certain nombre ont été de nouveau arrachés. Dans le cimetière militaire d’Adana, un certain nombre de croix ont été aussi arrachées, et nous n’avons pas encore pu trouver un musulman qui veuille garder ce cimetière giaour. Dans le cimetière arménien, nous avons constaté plus de dix croix brisées et emportées, quatre croix de fer tordues, qui n’ont pu être arrachées, quatre autres gravées au ciseau dans la pierre horizontale, martelées ; plusieurs marbres brisés, deux blocs de 75 cm de hauteur descellés de leur base et renversés. Même profanation à Tarsous. C’est assurément l’enthousiasme pour la France et l’amour des chrétiens qui anime ces brutes.
Je ne sais pas ce qu’on pense ailleurs, mais à Adana, tout le monde est unanime à affirmer que la vie est intenable pour les chrétiens indigènes, et on n’est pas loin de croire que si la paix n’apporte pas un remède à la situation, les Européens eux aussi n’ont qu’à s’en aller. D’ailleurs, soyez bien certain que c’est le but poursuivi.
* - BNu/Fonds A. Andonian, P.J.1/3, liasse 9, Adana, ff. 50-58.
Athènes, 27 mai 1922
[Mon cher ami],
J’ai recueilli ici environ 6 000 débris de population, d’une population plusieurs fois déportée, à laquelle on avait promis gîtes et foyer, sous le régime de la liberté, et qui, désabusée, meurtrie une fois de plus, rappelle aujourd’hui une sorte de bétail humain avili, dégradé par l’inexorable logique de la morale qui a cours chez « les grands de la terre ».
L’exode des Arméniens de Cilicie est passé presque inaperçu en France. L’opinion publique, qui y est si prompte aux élans généreux, n’a point soupçonné ce drame poignant. C’est qu’il est peu de questions qui lui soient aussi étrangères que la question d’Orient. Quelques dépêches d’agences, en rappelant les « garanties » offertes par les nationalistes turcs, relativement au respect des droits des minorités, ont parlé d’une panique injustifiée chez les Arméniens, et expliqué cette panique par des menées de l’étranger contre l’influence française. Les faits et leurs commentaires sont également lamentables. Il n’y a point eu de panique en Cilicie, mais bien la volonté unanime des chrétiens de se soustraire, à tout prix, à l’administration turque dès qu’ils ont connu la nouvelle de l’évacuation des troupes françaises. Comment peut-on remettre en question les dispositions des Turcs à l’égard des Arméniens ? Comment peut-on oublier une série d’événements sanglants qui s’échelonnent sur une longue période historique ? Et ceux qui se sont déroulés pendant l’occupation française elle-même ? ... à Marache, c’est 12 000 Arméniens que les Turcs exterminèrent aussitôt après l’évacuation de la ville par les Français ; à Hadjine, après une admirable résistance de huit mois organisée et maintenue pour l’honneur du drapeau français, 400 combattants seuls se frayent un chemin sur Adana, tandis que la population entière, soit 8 000 âmes, est massacrée avec une sauvagerie reculant les bornes de l’horreur. Idem pour les 5 000 Arméniens et Grecs des villages environnants. à Zeïtoun, citadelle légendaire déjà, 3 000 Arméniens paient de leur martyre la foi qu’ils avaient mise en la promesse des Alliés...
à quoi bon poursuivre l’énumération ? Que de faits n’y aurait-il pas à citer, avant et pendant la guerre, pour rappeler ce qui est, à savoir que les Turcs, jeunes ou vieux, kémalistes ou autres, sont indignes d’administrer des populations non musulmanes.
Même si l’on faisait abstraction de la question arménienne — pourtant assez connue depuis un demi-siècle —, l’histoire de la formation des états balkaniques suffirait à établir, de façon définitive, la valeur des promesses turques. L’affranchissement de ces pays, naguère simples provinces ottomanes, n’a-t-il pas eu pour cause invariable les massacres de chrétiens chez les Turcs ?
Depuis quand, comment et pourquoi les Turcs auraient-ils changé ? Il y a une infinie tristesse à discuter, aujourd’hui, sur un tel sujet, et c’est faire offense à la morale universelle — sinon pratiquée, du moins si souvent invoquée depuis 1914 — que de remettre en question ce que mille expériences ont confirmé.
Il s’est, partout, trouvé des politiciens en France qui ont fait grief aux Arméniens de n’avoir pas confiance en la parole des nationalistes turcs. Or, ces politiciens savent-ils de quels éléments se compose la Grande Assemblée nationale d’Angora ? De Jeunes-Turcs de l’Union et Progrès, d’anciens gouverneurs ayant directement participé aux massacres de 1915-1916, de quelques figures nouvelles recrutées en province et de militaires ayant fait la guerre aux Alliés. Telles sont les garanties morales du gouvernement d’Angora.
Je ne sais pas trop pourquoi je vous écris ces choses, cher ami. La dignité du silence conviendrait seule à la nature de notre douleur, mais nous devons à nos quinze cent mille martyrs de crier la vérité à tous ceux qui la méconnaissent.
Tout en m’efforçant de ne point faillir à cette tâche, je concentre, pour ma part, toutes mes espérances d’avenir sur deux points essentiels : 1) la politique des « yeux fermés » poursuivie par les turcophiles implique infailliblement [pour] ceux qui la pratiquent d’amères et redoutables déceptions — même et surtout au point de vue économique ; 2) la bêtise des Turcs assurera, à elle seule, notre salut.
Je ne me nourris, croyez-le, ni d’illusions ni de paradoxes. Je sens s’épuiser en moi ce que j’appellerais mes capacités d’indignation. On l’a d’ailleurs dit : l’indignation n’est pas un état politique. Je ne prêche point le découragement, mais la patience jointe à l’effort continu. Le règne de l’absurde — qui fleurit aujourd’hui dans la question d’Orient — ne saurait être éternel. L’équilibre, la logique des choses reprendront le dessus...
* - BNu/Fonds A. Andonian, P.J.1/3, liasse 9, Adana, ff. 8-10.
Documents publiés par R. H. Kévorkian
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