La cilicie - RHAC III ► Première partie ► Documents sur les massacres d'Adana (éd. par R.H.Kévorkian)
Ce rapport, rédigé au retour de sa mission d’enquête parlementaire, est resté secret durant quatre ans et ne fut publié qu’en 1912, par la revue arménienne Guiliguia, puis par le Times de Londres. Ses conclusions sont en contradiction avec celles de son collègue turc Youssouf Kémal qui ne furent jamais officiellement présentées devant le parlement ottoman en l’absence de Hagop Babiguian, décédé la veille de la séance parlementaire qui devait examinée les rapports des deux délégués. ([Patriarcat arménien de Constantinople], La situation des Arménien en Turquie exposée par des documents, 1908-1912, III, [Constantinople 1913], pp. 5-27).
[Note de l’éditeur du rapport] : « Babiguian effendi exerçait en dernier lieu la profession d’avocat et était membre de l’Union et Progrès. Cela lui valut d’être, à la proclamation de la Constitution, nommé député d’Andrinople. Lorsque la Chambre décida d’envoyer à Adana, en compagnie d’un député turc, un député arménien, à l’effet de faire une enquête sur les massacres qui avaient ensanglanté cette région, les représentants turcs désignèrent, malgré la vive opposition des Arméniens, Babiguian effendi, parce qu’ils le savaient plutôt porté à les atténuer. Cette particularité suffit, à elle seule, à donner à son rapport un caractère d’absolue sincérité [...] Le présent rapport, entièrement écrit par lui, ne put pas ( sic ) être présenté à la Chambre, la mort ayant surpris Babiguian effendi au moment même où il y mettait la dernière main. Ce document important a été trouvé parmi les papiers du défunt remis au patriarcat arménien».
Ayant quitté Constantinople le 12 mai, nous sommes, Faïk bey (président du tribunal de première instance du conseil d’ état), et Artine effendi Mosdidjian (inspecteur judiciaire du vilayet de Monastir), délégués de la S[ublime] Porte, le député Youssouf Kémal bey et moi, délégués de la Chambre des députés, arrivés le 16 à Adana, avec mission d’établir les causes et le caractère des événements sanglants survenus à Adana et ses environs — événements qui ont affligé tous les Ottomans —, et de faire connaître la vérité.
Au moment de partir, je pensais que les bruits relatifs à ces faits douloureux étaient très exagérés, et je désirais vivement qu’il en fût ainsi, car le sang de centaines de milliers d’Arméniens innocents, massacrés sans aucune raison sous l’ancien régime, n’était pas encore séché, et l’innocence de ces pauvres victimes ayant enfin éclaté, nos compatriotes musulmans — y compris les religieux et le bas peuple — avaient visité leurs tombeaux dans le but de consoler la douleur des Arméniens et surtout d’effacer une page honteuse dans l’histoire de la civilisation.
Ainsi, personne ne pouvait naturellement désirer voir éclater de nouveaux faits rappelant — si peu soit-il — les tragédies passées. Cependant, je suis, hélas! forcé de déclarer publiquement que mes constations personnelles ont complètement détrompé mes espoirs. Qu’on dise ce qu’on voudra. Chacun a son opinion personnelle. D’après moi, le seul moyen de travailler avec efficacité à prévenir la répétition de pareils événements est de faire connaître la vérité telle qu’elle est, sans la moindre réserve. Si, au contraire, on s’efforce d’atténuer la portée de ces événements, si l’on cherche à attribuer une part de responsabilité aux victimes innocentes, ce sera là, à mon avis, laisser la voie libre au retour des mêmes faits. Voilà pourquoi je vais porter en toute franchise et clarté, sans le moindre ménagement envers qui que ce soit, à votre connaissance le résultat de mes enquêtes et constatations.
Depuis l’âge de quatorze ans, une grande partie de ma vie s’est passée dans des milieux agités par les troubles politiques. Pendant l’insurrection bulgare, je me suis trouvé à Sofia ; pendant la guerre turco-russe, je me trouvais, en pleine guerre civile, en Bosnie. J’ai vu beaucoup de choses. J’ai été témoin oculaire des massacres de Constantinople et Kirk-Kilissé. Cependant, je n’ai jamais vu ni même pu imaginer des horreurs comparables à celles d’Adana. Les massacres de cette province ont surpassé de beaucoup tout ce que le régime hamidien a organisé dans ce genre et tout ce qui, en l’espèce, restera une honte éternelle dans l’histoire ottomane.
La plupart des massacres hamidiens avaient, pour ainsi dire, une certaine organisation régulière ; on épargnait les enfants, les femmes, les malades, et l’on mettait un certain frein au pillage, à l’incendie, à la destruction des biens. à Adana, on a brûlé vivants les malades et les blessés. Dans les villages et les fermes des alentours, dans les kazas de Missis et Hamidié, ainsi qu’à Hassan-Beyli (kaza de Baghtché), il ne reste plus rien fait de biens ou de bâtisses ; des femmes et enfants de cinq-six ans, beaucoup ont été blessés ; on est même allé jusqu’à leur faire subir des traitements odieux. à Tarsous, j’ai entendu les plaintes de deux pauvres femmes dépassant la soixantaine. Elles gémissaient que la loi islamique elle-même, qui reconnaît la vie comme un bien de Dieu, et l’honneur des femmes, comme celui du Padichah, n’était pas respectée. C’était au point que j’avais horreur d’être homme.
On amena quatre fillettes violentées de huit à douze ans ; nous les fîmes conduire, en présence d’Essad Réouf bey (gouverneur de Mersine) et d’autres fonctionnaires, chez une sage-femme musulmane. Le rapport, rédigé en due forme, est conservé auprès des autorités locales. Pour se rendre compte de toute l’étendue, de toute l’odieuse barbarie du drame, il suffisait de voir les blessés sans nombre, surtout les pauvres petits, abrités dans l’hôpital organisé par Mme Doughty-Wylie (femme du consul d’Angleterre), et que cette noble dame soignait du matin au soir, comme une infirmière, avec un dévouement et un courage au-dessus de tout éloge.
Les sœurs de charité françaises et allemandes en soignaient aussi séparément. Une sœur de l’hôpital allemand, en faisant le récit des événements, s’est trouvée, à un moment donné, incapable de le continuer ; puis s’étant un peu remise de son émotion, elle nous a dit que cent cinquante blessés installés dans l’école Apcarian et incapables de bouger, avaient été consumés vifs, dans l’incendie de la bâtisse. C’est là un détail des plus navrants.
Beaucoup de gens ont aussi trouvé la mort dans les flammes. Cependant, comme il est impossible de narrer tout, je me contenterai de citer encore le cas de dix-sept personnes — dont les deux missionnaires américains, [dont] l’un pasteur protestant — sans armes, sans défense et ne se souciant de rien, qui ont brûlé dans l’église arménienne à Osmanié, au cours du service divin.
Sous le régime hamidien, on épargnait les femmes et les enfants, et ne s’attaquait pas aux chrétiens d’autres nationalités, même aux Arméniens-catholiques et aux Arméniens-protestants. Tandis qu’à Adana, on n’a fait aucune distinction entre les chrétiens. Les Syriens (Souriani-kadim) et les Syriens-catholiques (Souriani-catholiques) qui n’ont aucune similitude de langue et de tenue avec les Arméniens — car ils parlent arabe — ont eu : les premiers, 400 victimes, et les seconds, 65 ; les Chaldéens (Kildanis) en ont eu 200 ; et les Grecs, une centaine dans la ville d’Adana, et autant dans la province. Quant aux Arméniens-protestants, ils ont eu 655 personnes tuées, et les Arméniens-catholiques 200.
Il est généralement établi qu’au lendemain des massacres seulement, on a recommandé de laisser les Grecs tranquilles. Nulle part, un élément chrétien, quel qu’il fût, n’a été respecté.
Il a été établi par un procès-verbal qu’à Erzine — chef lieu du sandjak de Djébéli-Béréket —, lorsque la prison a été évacuée, deux Grecs se trouvant parmi les prisonniers ont été tués, en présence même des autorités locales.
Tous ces faits prouvent amplement que les massacres d’Adana n’ont pas le caractère d’un mouvement visant les Arméniens seuls, mais celui d’un mouvement contre les chrétiens en général, et contre la Constitution.
En outre, au cours des massacres antérieurs, le pillage et surtout la dévastation des maisons et des biens n’ont jamais eu autant d’acharnement, ni eu lieu sur une aussi vaste échelle que cette fois-ci.
En un mot, toutes ces horreurs démontrent qu’une rafale de folie frénétique a passé sur cette région. Les effets de cette férocité sont tels que l’âme la mieux trempée reste frappée d’hébétude et perd la faculté de jugement.
J’ai constaté une différence énorme entre les chiffres officiels et l’évaluation générale du nombre des victimes. Les Arméniens et les correspondants de journaux étrangers sont d’accord à admettre un chiffre variant entre 25 et 30 mille. Quant au gouvernement, après s’être, d’abord, arrêté officiellement à 1 500 non-musulmans et 1 900 musulmans, il admet actuellement, par suite de nouvelles enquêtes, le chiffre total de 6 000.
Les chiffres du gouvernement sont basés sur les registres de l’état-civil, et sur les listes données par les moukhtars et les prêtres de certaines localités. Il va sans dire que les registres de l’état-civil ne peuvent pas constituer des documents dignes de foi et il n’est que trop clair que les autorités d’Adana ont eu recours à toutes sortes de moyens pour cacher le chiffre réel des victimes chrétiennes. En outre, dans plusieurs localités, les prêtres et les moukhtars eux-mêmes se trouvent parmi les tués. Par exemple, à Hamidié, sept personnes ont réussi à se cacher quelque part, huit ont cherché refuge dans la fabrique d’un Français nommé Mr. Sabatier, et tout le reste — évalué à 2 000 personnes par les correspondants étrangers — y compris le prêtre et le moukhtar, a été massacré.
Il faut prendre en considération qu’à cette saison, un nombre considérable d’ouvriers était venu dans ce kaza, et comme ces ouvriers n’étaient pas enregistrés, il est impossible d’arriver à une évaluation exacte de leur nombre. Plût au ciel que les évaluations des consuls et correspondants fussent exagérées !
Cependant, étant donné l’importance d’Adana au point de vue économique ; étant donné aussi que les massacres ont eu lieu en pleine période de travail et de trafic, le chiffre total des ouvriers arrivés de divers vilayets d’Anatolie et même d’une province aussi éloignée que Mossoul, ne devait pas être inférieur à 40 ou 50 mille. Une bonne moitié de ce nombre était composée d’Arméniens, dont la plupart ont été massacrés.
Zihni pacha (nommé vali d’Adana après les événements) me disait un jour, au cours d’un entretien, qu’il n’était pas possible d’admettre que les victimes arméniennes pussent atteindre le chiffre de 15 000, puisque, d’après les registres officiels, la ville d’Adana ne comptait pas plus de 13 000 Arméniens. Cependant, Son Excellence avait, à ce qu’il paraît, oublié que le jour précédent, alors qu’il me parlait de son activité, et considérait comme un succès le fait d’avoir pu renvoyer 10 000 ouvriers arméniens, arrivés d’autres régions et campés près de la gare, sous des tentes ou en plein air. Lorsque je lui rappelai, Son Excellence dut se taire. Pouvait-elle faire autrement, sans mettre en doute le succès dont elle s’était vantée ? Supposons que la moitié de ces pauvres gens, se trouvant par-ci par-là, hors de la ville, sans armes, ait pu avoir la vie sauve, l’autre moitié a certainement péri, sans qu’il y en eût trace dans aucun registre.
D’ailleurs, voici un extrait d’un rapport collectif au ministère de l’Intérieur, signé par les délégués de la S[ublime] Porte, Faïk bey et Mosdidjian effendi, ainsi que par Essad Réouf bey, gouverneur de Mersine :
« Le chiffre total des personnes tuées au cours des douloureux événements du vilayet d’Adana est, d’après les registres d’état-civil, de 5 683 — y compris les gendarmes et les soldats —, dont 1 487 musulmans et 4 196 non-musulmans. Cependant, comme il est probable qu’un grand nombre de personnes se trouvant provisoirement dans ces parages et non enregistrées, ont également trouvé la mort ; et comme il n’est pas actuellement possible d’établir le nombre de ces individus, nous croyons que le chiffre total des tués — musulmans et non-musulmans — doit être d’environ 15 000. Il ne faut pas non plus oublier qu’environ 30 000 personnes — adultes et enfants —, restent sans abri et sans aucun moyen de subsistance ».
Plût à Dieu, je le répète, que ces messieurs se soient également trompés quant au chiffre des victimes. Mais je crains fort qu’il n’en soit pas ainsi. Il faut en effet se figurer qu’à Hadjine même, où il n’y a pas eu de massacres — quoique les Arméniens y soient restés quinze jours durant assiégés —, on n’a pas encore de nouvelles précises au sujet des 3 000 Arméniens natifs de cette ville se trouvant dans la province d’Adana. Hadjine étant une ville montagneuse et aride, ses habitants sont toujours forcés de gagner leur vie ailleurs.
Il est incontestable que le nombre des victimes non-indigènes est grand ; mais il faut au moins une année pour pouvoir établir le chiffre exact des personnes dont le sort reste inconnu, car ce chiffre ne peut être basé que sur les renseignements officiels fournis par chaque vilayet. Dans tous les cas, il faudra convenir que les notables des colonies étrangères résidant à Adana et ses environs peuvent évaluer avec plus de sang-froid, surtout les correspondants étrangers qui pouvaient pénétrer librement dans tous les milieux, en vue de leurs investigations. Par conséquent — et en attendant que ces chiffres exacts aient été établi dans chaque vilayet —, le chiffre actuel des victimes le plus probable est, à mon avis, celui arrêté par les étrangers, qui n’est pas inférieur à 20 000.
Pour ce qui est des dégâts matériels, qu’il me suffise de dire que le vilayet d’Adana — l’un des plus florissants et des plus riches de l’Empire — n’est plus aujourd’hui qu’un monceau de ruines mornes et silencieuses. Selon Zihni pacha, les bâtisses incendiées et détruites dans la ville d’Adana représentent — relativement au nombre — le cinquième et, relativement à la valeur, le tiers de l’ensemble.
D’après les données du département compétent, la valeur totale des immeubles incendiés serait de 96 000 livres turques environ. à mon avis, avec un zéro de plus — et à droite —, cette somme serait encore insuffisante, car un notable syrien, Elias Turkmani a vu l’anéantissement de ses immeubles d’une valeur de 30 000 livres, somme basée sur les chiffres officiels dudit département. à Baghtché, où l’on a voulu faire construire le plus économiquement possible un millier de baraques permettant à peine de se mettre à l’abri des rigueurs de la température, on a constaté qu’il fallait dépenser au moins 25 livres pour chacune. Donc, il est clair que pour avoir un chiffre relativement exact, il faut admettre un minimum de 50 livres et un maximum de 500 pour chaque bâtisse brûlée. Cela dit assez ce que vaut, sous ce rapport, l’évaluation officielle.
Il est également utile de rappeler que la somme totale couverte à Adana par les assurances serait de 750 000 livres turques. Encore une preuve démontrant la valeur des chiffres officiels !
Je suis obligé d’en conclure que la valeur totale des dommages matériels, en biens et immeubles, ne doit pas être inférieure à 3 millions de livres turques.
En même temps que commençait à Constantinople le mouvement réactionnaire du 31 mars, dans l’après-midi du même jour, dès que le télégraphe eut apporté l’écho des événements dont la capitale était le théâtre, des troubles éclatèrent à Adana. Le lendemain, mercredi, ces troubles dégénéraient en massacres qui durèrent trois jours et qui prirent fin le 3 avril.
Puis le soir même de l’arrivée des troupes de Roumélie, dimanche 12 avril, ils recommençaient pour ne prendre fin que mardi.
Pour comprendre suffisamment le caractère de cette fureur insensée, il est nécessaire de revenir quelque peu en arrière, de reculer même jusqu’au lendemain de la proclamation de la Constitution.
Le rétablissement du régime constitutionnel s’accordait mal avec les intérêts des notables auxquels l’ancien régime assurait une influence abusive. Il va donc de soi que ces notables nourrissaient la plus grande animosité contre le nouveau régime, et, chose très naturelle, contre les Arméniens, qui étaient prêts à verser leur sang pour le maintenir. Ainsi, ces gens pensèrent que pour attaquer avec succès le nouveau régime, il fallait d’abord exterminer les Arméniens. Profitant de l’ignorance et de la naïveté de la foule, ils répandirent partout des calomnies contre les Arméniens — calomnies susceptibles de blesser les sentiments les plus délicats du peuple. Ce n’est pas tout. Tantôt on disait que les Arméniens s’armaient dans le but de massacrer les musulmans et de violenter leurs femmes ; tantôt on faisait courir de fausses rumeurs, d’après lesquelles les Arméniens auraient offensé la religion islamique et insulté les fondations pieuses.
Il est aujourd’hui avéré que ces mensonges tendant à provoquer la populace musulmane avaient couru dans toute l’Anatolie. Certains députés des provinces éprouvées par les pogroms de l’ancien régime, nous racontent que le mot d’ordre d’alors venait de la capitale, sous forme d’avis officiel annonçant l’arrivée probable de révolutionnaires dans le but d’attaquer le gouvernement et les droits islamiques et recommandant de tenir la population musulmane au courant des faits.
é tant partis par voie de terre, nous passâmes une nuit à Konia. Le secrétaire-général du vilayet et le commandant de la gendarmerie s’étaient rendus à la gare pour nous souhaiter la bienvenue au nom du vali. Ces messieurs nous apprirent au cours de la conversation que le même jour, une certaine agitation se manifestait dans cette ville ; les musulmans étaient venus au marché, armés jusqu’aux dents ; les Arméniens s’étaient réfugiés dans leurs maisons ou bien chez des amis musulmans ; heureusement, il avait été vite reconnu que la cause de toute cette agitation n’était qu’une fausse nouvelle et ainsi des troubles avaient pu être évités. Nous nous rendîmes immédiatement chez le vali pour apprendre le caractère de cet incident. Voici de quoi il s’agissait :
Un télégramme reçu le jour précédent du kaïmakam de Bozkir (kaza de Konia), annonçait que le bruit courait que 5 000 Arméniens, entrés dans le kaza, avaient commencé à incendier et à dévaster les villages et que la population musulmane, poussée à bout, s’était de force emparée des armes du dépôts des rédifs. La dépêche ajoutait que, par suite de l’absence d’une force militaire, les autorités locales envoyaient la population musulmane sur les points importants du district, afin de repousser l’attaque, jusqu’à l’arrivée des renforts que le kaïmacam demandait.
à la suite de cette dépêche, le bataillon local des rédifs avait été appelé sous les armes et expédié en toute hâte, sous le commandement d’un vieil officier sorti des rangs. Cependant, à la fin, on avait compris ce qu’était l’histoire de ces 5000 Arméniens. Il s’agissait d’une cinquantaine de Tziganes qui passaient par là, comme chaque année d’ailleurs. Voilà le motif de tout ce tapage !...
La dépêche du kaïmakam avait été la cause d’un appel sous les armes et d’une effervescence parmi les musulmans de Konia contre les Arméniens.
D’autres partisans de l’absolutisme, tels le mufti de Hadjine et ses fils, Ahmed, Djevdet et Izzet effendis, le substitut du juge d’instruction, Sabri effendi, et Husséine effendi, membre du tribunal de première instance de Cozan, se sont ouvertement déclarés contre la Constitution et l’égalité, et ont délibérément recommandé à la populace d’exterminer les infidèles et de s’emparer de leurs biens. Ce fait est prouvé par les documents d’appel existant à la cour pénale d’Adana. Une propagande dans le même sens a été faite publiquement par l’ex-mufti de Bag[h]tché.
Il est clair que ces provocations ont donné lieu, par ci par là, à des commencements de massacres d’Arméniens. Exemple : dans Echdjar-Ouchaghi, village du sandjak de Cozan, ont été tués trois Arméniens de Hadjine ; dans un autre village, dit Karsi, deux autres Arméniens ont été mis à mort, puis dépecés et brûlés. Les auteurs de ces crimes ont, sans détour, avoué n’avoir agi que sur les incitations précitées. Malgré cela, ils ont été, sous le faux prétexte de maladie — en réalité pour faciliter leur évasion — transférés à l’hôpital d’Adana. Cette façon d’agir n’était qu’un encouragement pour tous les scélérats.
Dans la ville d’Adana, les partisans de l’absolutisme ont eu recours à tous les moyens mensongers pour monter les esprits des musulmans contre les Arméniens. On disait à une partie de la populace qu’un Arménien avait eu, dans les vignes, des relations coupables avec des femmes musulmanes ; que le jeune Arménien, qui avait tué un musulman et en avait blessé un autre pour défendre son honneur, se trouvait caché dans le quartier arménien ; que les Arméniens avaient acheté une grande quantité d’armes et se préparaient à attaquer les musulmans. à des classes plus basses et plus enclines aux méfaits, on disait qu’il fallait massacrer les infidèles pour prendre possession de leurs biens ; que la Constitution, contraire à la loi de l’islam, n’avait été proclamée que dans le but de sauvegarder les intérêts des chrétiens, tout spécialement des Arméniens.
Quelques jours avant les massacres, dans un meeting organisé par la rédaction du journal Itidal, on travailla toutes les classes musulmanes — fonctionnaires, religieux, soldats et ouvriers — en vue de les préparer à un soulèvement en masse. Le vali prétend que le dépôt d’armes a été pillé par cette foule surexcitée. Cependant, étant donné que le dépôt était gardé par une sentinelle ; que cette sentinelle ne pouvait laisser entrer qui que ce soit sans lui opposer de la résistance; qu’il n’est pas prouvé qu’il y ait eu lutte entre la sentinelle et le peuple ; que la même chose s’est passée dans toutes les parties du vilayet où des massacres ont éclaté, pour ces motifs, il n’y a pas de doute que les armes aient été distribuées par ordre du gouvernement.
Deux notables arméniens ont été tués : l’un sous les yeux mêmes du vali ; l’autre dans un endroit où il s’était rendu pour accomplir une mission qui lui avait été confiée par ce dernier. Le gouvernement, au lieu d’arrêter les assassins, ne s’en souciait même pas. Cette attitude ne tendait qu’à encourager les criminels, à les pousser à toutes sortes d’excès et à enflammer leurs mauvais instincts. à 4 heures, tous les fonctionnaires du gouvernement, les notables, ainsi que la populace se trouvaient rassemblés, tous portant le turban. Sur quoi, les Arméniens qui, depuis le matin, vaquaient à leurs affaires, sont obligés de fermer leurs magasins et de se réfugier dans leurs maisons. C’est là une preuve absolument irréfutable que ces derniers ne pouvaient avoir aucune intention offensive.
Pendant les massacres hamidiens en Anatolie, on obligeait sous prétexte de calmer les esprits, les Arméniens à quitter leurs maisons et à revenir dans leurs magasins, en réalité, c’était pour les priver de tout moyen de défense et faciliter leur extermination de la part des musulmans. Le vali d’Adana a eu recours au même moyen. De sorte que le massacre et le pillage ont commencé méthodiquement par l’égorgement des Arméniens qui, ayant cédé aux instances du vali, se trouvaient dans les magasins ou dans les rues. Puis la foule a attaqué le quartier arménien, pour exterminer tous ceux qui avaient gagné leurs maisons ou qui n’en étaient point sortis. C’est alors seulement que les Arméniens, se trouvant dans le cas de légitime défense, ont opposé une résistance armée et qu’il y a eu des pertes de part et d’autre. Cependant, comme aucun Arménien n’a jamais attaqué le quartier musulman et que tous les musulmans tués ont été trouvés dans le quartier arménien ou bien sur des points tout à fait contigus à ce quartier, il est absolument impossible de soutenir que l’attitude des Arméniens n’ait pas été strictement défensive, et celle des musulmans constamment offensive.
Les troubles ont suivi leur cours ainsi jusqu’au 4 avril.
La famille d’un musulman, Osman effendi, habitait le quartier arménien. Non seulement personne n’eut l’idée de molester cette famille, mais, au contraire, on eut soin de la mettre à l’abri de tout danger. De même, les familles musulmanes se trouvant à Hadjine et à Deurt-Yöl, loin d’être le moins du monde inquiétées, furent l’objet de toute sorte de sollicitudes de la part des Arméniens.
Voilà encore une preuve matérielle éclatante que les Arméniens n’ont jamais nourri la lâche intention de tuer les musulmans.
Le vali, Djévad bey, dans un rapport adressé au ministère de l’Intérieur, prétend qu’il lui était impossible de maintenir l’ordre avec un seul bataillon de troupes contre la foule des malfaiteurs et des assassins qui ne voulaient rien écouter. Cependant, le 4 avril, les Arméniens adressèrent, par l’entremise du dit Osman effendi, résidant dans leur quartier, une lettre au gouvernement, où ils réitéraient l’assurance qu’ils n’avaient jamais nourri de mauvaises intentions. Or, un seul ordre du gouvernement, donné à la suite de cette missive, suffit pour arrêter l’attaque. Encore là une preuve palpable que les massacres ont été préparés et organisés au su et par ordre des autorités locales.
Le massacre commencé le 12 avril a été attribué — comme celui du 1er — à une cause grotesque, créée d’une façon ridicule, avec l’intention de rejeter la responsabilité sur les Arméniens. Djévad bey, dans son rapport, prétend que des coups de feu ayant été tirés du quartier arménien sur les troupes, celles-ci ont assailli ledit quartier. Il passe les incendies et le pillage sous silence. Cependant l’enquête a démontré que non seulement il était matériellement impossible de tirer du quartier arménien sur le camp des soldats, mais encore que la maison d’où l’on prétendait que les coups fussent partis était celle d’un musulman. Il s’agissait donc, seulement, d’une provocation de la part de certains musulmans, dans le but d’exciter les soldats contre les Arméniens.
Les honorables députés se rappellent sans doute que, pendant le mouvement du 31 mars, un réactionnaire — peut-être le cheïkh Vahdéti — tira, de la Chambre des députés, un coup de feu sur les soldats campés place de Sainte-Sophie, et que ceux-ci ripostèrent. Ce moyen ayant pour but de provoquer le massacre des députés est, comme on le voit, exactement pareil à celui qui fut employé à Adana. La similitude entre les deux mouvements est frappante.
Mon honorable collègue Youssouf Kémal bey dit : « [...] Quoiqu’il y ait certaines maisons arméniennes dans la proximité de celle d’où les coups sont partis... » Par là, il semble ne pas écarter tout à fait la possibilité que des coups de feu aient été tirés par les Arméniens. Cependant, à mon sens, le moindre doute n’est pas permis à cet égard, attendu que tous les Arméniens habitant hors de leur propre quartier avaient été tués le 4 avril, de sorte que le 12 — date du second massacre —, aucun Arménien ne pouvait se trouver dans ces parages. Donc, le coup de feu ne peut avoir été tiré sur les soldats que par un musulman.
Il est impossible de trouver les termes assez forts pour rendre l’horreur et la férocité de ce second massacre qui a duré deux jours. C’est au cours de cette boucherie qu’on a brûlé vivants les malades et les blessés arrivés des fermes et des villages environnants et se trouvant dans le local de l’école.
Djévad bey a jugé superflu de parler, dans son rapport, de la mort terrible que ces malheureux ont trouvée dans les flammes ; il ne souffle pas mot des femmes enceintes éventrées, des petits enfants égorgés et de mille autre atrocités sans nom. Mais il a eu soin de noter qu’une grande quantité de bombes et de dynamite a éclaté durant l’incendie du quartier arménien. Le meilleur démenti à cette calomnie se trouve dans le fait même que les Arméniens ne se sont jamais, pendant leur défense, servis de bombes ou de dynamite. Ayant fait, pour se défendre, usage d’armes ordinaires, il est clair que s’ils avaient été en possession de pareils engins, ils s’en seraient également servis, et leurs effets auraient très facilement été reconnus. Comme nous n’avons pas rencontré le moindre indice permettant de supposer l’emploi de semblables explosifs, il est tout naturel d’en déduire qu’il s’agit là d’une simple calomnie visant à rejeter sur les Arméniens la responsabilité des faits.
Quant aux soi-disant canons, qu’on a prétendu avoir, pendant les troubles, trouvés aux environs d’Adana, ce n’étaient que deux conduites d’eau, encerclées de bois et chargées de poudre. Les Arméniens du village de Nadjarlou les avaient improvisées, pour s’en servir, à défaut d’autres moyens de défense ; et cela prouve encore une fois que les Arméniens de ces régions étaient bien loin de nourrir des idées de révolte.
Tous ces détails démontrent péremptoirement une chose : c’est qu’à Adana, les fonctionnaires du gouvernement et les hobereaux ont eu soin, au préalable, de préparer des circonstances susceptibles, à leur sens, d’amoindrir leur responsabilité dans les massacres qu’ils ont médités et décidés et de faire rejeter — du moins officiellement — cette responsabilité sur les Arméniens. Pour atteindre ce but et arriver à justifier la fureur sauvage des musulmans, on répandit toutes sortes de mensonges et l’on eut recours à l’odieux moyen de tirer sur le camp des soldats.
Djévad bey ajoute que les Arméniens ont acheté beaucoup d’Armes, et que 12000 pièces d’armes à feu ont été importées à Adana dans le courant de quelques mois. Il est vrai que les Arméniens ont acheté des Armes. Mais toute la quantité importée n’a pas été achetée par les Arméniens. Au contraire — comme du reste partout ailleurs — la majeure partie de ces armes a été acquise par les musulmans. Ici, une question se pose : les Arméniens ont-ils le droit d’acheter des armes ? à mon avis, cette question est d’une importance capitale dans l’analyse des événements d’Adana, et mérite que l’on y réponde avant toute autre.
Il est, crois-je, impossible de contester aux Arméniens un droit commun à tous les Ottomans. Et même, les Arméniens ayant été de tout temps — ils le sont encore — en butte à toutes sortes d’attaques, de vexations et aux massacres, se trouvent, plus que les autres éléments de l’Empire, dans la nécessité de se munir d’armes pour leur légitime défense. Le gouvernement ne saurait les en empêcher qu’au cas où il interdirait le port d’armes à tous les Ottomans sans distinction et après qu’il aurait, effectivement, désarmé les autres. Mais refuser ce droit à une race qui ne se sert des armes que pour sa défense, alors qu’on l’accorde à des éléments offensifs — lesquels sont actuellement armés —, serait tout simplement la condamner à être exterminée par les musulmans comme un troupeau de moutons. Nul ottoman ne saurait admettre une pareille iniquité.
Par conséquent, on ne peut chercher dans le fait que les Arméniens, à l’exemple des autres éléments, se munissent d’armes, une intention de révolte ou d’insurrection ; on ne le peut sans violer la justice et le bon sens. Et l’on est forcé de convenir que les événements d’Adana étaient tels, que les Arméniens ne pouvaient pas obéir à la nécessité d’assurer leur légitime défense.
Le jour arrivera sans doute où le gouvernement constitutionnel fera respecter son pouvoir par les hobereaux et les criminels, où il désarmera tous les Ottomans. Alors, personne ne se verra plus dans la nécessité de défendre sa vie. Mais je suis persuadé que, jusqu’à l’arrivée de ce jour bienheureux, aucune loi, aucune conscience ne saurait blâmer les Arméniens des mesures qu’ils prennent pour leur légitime défense.
Ce n’est pas tout. Tout le monde est d’accord que les dangers d’un retour à l’absolutisme ne sont pas encore complètement écartés. Tout Ottoman a, par conséquent, le devoir de se tenir sur ses gardes contre une pareille éventualité, et de défendre, le cas échéant, la Constitution par les armes. Il est à la connaissance générale que les deux comités arméniens, Tachnakzoutioun et Hentchak, ont, à l’égal de l’ Union et Progrès, déployé leurs efforts pour l’accomplissement de ce devoir sacré. Pendant les événements du 31 mars, à Constantinople, les Arméniens de la capitale étaient prêts à défendre la Constitution ottomane au prix de leur vie. à Adana, ainsi que dans tout l’Empire, l’attitude des Arméniens a été la même. Comme — à défaut de preuve —, on n’a pu découvrir aucun indice pouvant faire supposer que les Arméniens aient nourri une idée contraire à ces sentiments patriotiques, c’est-à-dire une idée séparatiste, le fait qu’ils aient — publiquement d’ailleurs — acheté des armes ne pouvait être attribué à aucune arrière-pensée. Si les Arméniens avaient été mal intentionnés à l’égard de la patrie ottomane, ils ne se seraient pas voués, pendant les événements de Constantinople, avec une aussi entière abnégation et générosité, à la défense de la Constitution et au maintien de l’ordre, malgré la douleur atroce que les événements d’Adana avaient éveillée dans leur cœur.
Je crois que tout ottoman impartial ne pourra que s’indigner des calomnies odieuses lancées contre les Arméniens, en dépit de leur attitude correcte et loyale.
à Osmanié, à Hamidié, à Tarsous, à Deurt-Yöl, à Hadjine et ailleurs, les choses se sont — toutes proportions gardées — passées de la même façon. Les mensonges fabriqués, les agitations artificielles dues à de fausses alertes d’attaques de la part des Arméniens, étaient des articles de la même marque.
Par exemple, Assaf bey, gouverneur de Djébéli-Béréket, télégraphie le 2 avril au vilayet et au kaïmakamat d’Osmanié que l’attaque attribuée aux Arméniens de Deurt-Yöl est dénuée de fondement et que ces derniers demandent au contraire du secours. Il télégraphie encore le même jour au vilayet que la tribu Tadjirli — qui se livrait à des dévastations à Osmanié — venait d’attaquer Deurt-Yöl. Toutes les dépêches qu’il recevait d’Osmanié, de Hamidié et d’autres villages environnants lui annonçaient que partout c’étaient les musulmans — indigènes ou arrivant, par groupes, d’Adana — qui commettaient des crimes et troublaient l’ordre public. Malgré cela, le même Assaf bey télégraphie cyniquement, le 3 avril, au ministère de l’Intérieur, que les fédaïs (révolutionnaires) de Hassan-Beyli et de Zeytoun se sont rassemblés pour dévaster tout le sandjak et viendront très probablement jusqu’à Adana. Le 4 avril, il demande télégraphiquement au ministère et au vilayet l’autorisation de libérer les 400 détenus de Papas-Kalé, à l’effet d’en former un bataillon et de les armer avec des fusils et munitions qu’il demande d’Alexandrette. Il met son projet à exécution, libère les détenus, les arme et les lâche contre les Arméniens. Comment expliquer cette façon d’agir et comment la qualifier ?
Assaf bey veut soutenir que le massacre de Hamidié a commencé à la suite d’un coup de revolver tiré par le prêtre arménien de cette ville, sur Arslan bey. Cependant, il est prouvé que le prêtre avait payé 40 livres pour l’achat d’un terrain et s’était rendu au local gouvernemental afin de prendre possession de l’acte officiel d’achat. Il est donc contraire au bon sens d’admettre qu’une personne, venue toute seule au palais du gouvernement, ait pu commettre un assassinat, et il ressort clairement que le motif invoqué n’est qu’un simple mensonge. D’ailleurs, un Français, M. Sabatier, et un honnête musulman nommé Abdul-Khalik, ont attesté que le prêtre a été tué par les musulmans sans aucune raison.
à mon avis, le caractère des événements d’Adana ressort suffisamment des réjouissances par lesquelles on a fêté la victoire remportée sur les Arméniens et l’élément chrétien en général. Le 12 avril, alors que quelques gendarmes repoussaient hors de la ville un groupe navrant de pauvres Arméniens ayant survécu aux tueries, d’autres gendarmes démolissaient, aux cris de « Vive le sultan Hamid ! à bas la liberté ! » et en présence de tous les hauts fonctionnaires du vilayet, l’arc de triomphe érigé, au lendemain de la Constitution, sur une place de la ville. Cet incident est bien caractéristique.
Après avoir exposé les faits qui précèdent, il me semble superflu de m’occuper de l’attitude du vali, Djévad bey, et de celle des fonctionnaires d’Adana, comme aussi du gouverneur de Djébéli-Bérékét. Il me semble que leur attitude prouve — dans toutes les conditions précisées par la loi — qu’ils sont absolument coupables de provocation, d’organisation et de collaboration. Cependant, ce qu’il y a de plus horrible dans ces épouvantables événements, est, à mon avis, la façon dont on a traité les Arméniens après les massacres, les mesures infernales qu’on a prises pour exterminer les survivants.
Il ne restait presque pas d’Arméniens à Adana après les massacres. Une partie avait été exterminée, une autre avait réussi à s’enfuir ; le reste, tel un troupeau de moutons, avait été placé sous la surveillance de quelques gendarmes. Lorsque commença l’enquête, on voyait donc, d’un côté, de pauvres épaves humaines, épuisées par les pleurs versés sur des corps chéris ; de l’autre, tous les provocateurs, les organisateurs des crimes, les pillards, les assassins. Dans ces conditions, qu’a fait le gouvernement local ? Il a emprisonné toutes les personnes en vue se trouvant parmi [les] survivants et les a fait charger de chaînes sous l’inculpation de révolte contre le gouvernement et d’usage d’armes contre les soldats. Cette attitude étrange n’a eu pour résultat que d’apprendre à ceux qui l’ignorait encore que l’auteur et l’organisateur des massacres n’était autre que le gouvernement local lui-même.
Il n’a jamais été nié que les Arméniens aient fait usage d’armes. Nul n’a voulu nier non plus que des soldats et autres musulmans aient été tués par les balles des Arméniens. Mais, il s’agit de savoir si l’usage d’armes, dans de pareilles conditions, peut être puni. Voilà la question que, jusqu’à ce jour, la cour martiale néglige totalement de résoudre.
Comme nous l’avons déjà dit, les Arméniens s’étant réfugiés dans leur quartier, chez eux, la cohue musulmane et les soldats les y ont attaqués ; de sorte que les Arméniens se sont strictement bornés à leur défense. Aucun doute n’est possible à ce sujet. Les façades de toutes les maisons d’où les Arméniens ont riposté à l’attaque sont criblées de balles tirées par les soldats, soit par les bachi-bozouks.
Quelle loi ou conscience pourrait permettre le châtiment d’une personne ayant tué son agresseur dans de semblables conditions ? La légitime défense est non seulement un droit admis par la loi, mais aussi un droit naturel, reconnu par la conscience humaine. Il n’existe pas un homme, ni même une bête qui ne ressente pas l’instinctif besoin de se défendre. Quelle raison pourrait-on invoquer pour considérer l’élément arménien comme ne possédant pas ce droit ?
Le gouvernement local, dans l’intention de cacher son crime, a improvisé des témoins et des accusateurs, avant même l’institution de la cour martiale. Profitant du retour des Arméniens échappés aux massacres et de ce que ces infortunés n’osaient pas s’exprimer librement, il s’est efforcé de masquer l’étendue de ces événements horribles et d’en altérer le caractère. Ayant, sous le faux prétexte d’enquêter ou de recueillir des témoignages et des preuves cité les Arméniens qui s’étaient servis de leurs armes en l’état de légitime défense, il les a inculpés de crime.
Ledit gouvernement marqua le terme de son activité, en envoyant devant la cour martiale cette foule d’innocents, à l’effet d’y être condamnée.
Je ne dirai rien qui puisse porter atteinte à l’honorabilité et à l’honnêteté des officiers qui formaient la cour martiale. Cependant, je dois déclarer qu’ils ne possédaient pas à un degré suffisant les connaissances légales et juridiques requises. Je ne puis non plus cacher ma surprise de ce qu’ils aient poussé la naïveté jusqu’à admettre comme bases de jugement les enquêtes organisées et les fausses assertions d’accusateurs improvisés par les hauts fonctionnaires locaux et les diverses classes de la population, dans une affaire ou tous, du plus grand au plus petit, étaient si gravement impliqués. Les sentences de la cour martiale d’Adana reposant toutes sur ces bases sont, par conséquent, dépourvues de valeur juridique et légale.
Six Arméniens ont été condamnés à mort par ladite cour, comme coupables d’avoir tué une cinquantaine de musulmans dans un han, dit Ohan oglou han. Cependant, il est étonnant qu’il n’ait pas été pris en considération : 1) que ces musulmans tués n’étaient pas des habitants de ce han ; 2) qu’ils étaient tous des gens de condition louche, arrivés de divers quartiers de la ville dans ce han contigu au quartier arménien, où ils n’avaient rien à faire, ce qui prouve qu’ils ne pouvaient s’y être rassemblés que dans l’intention d’attaquer les Arméniens ; 3) que leur mort coïncide justement avec l’attaque générale contre les Arméniens.
Dans le fait que l’on n’ait pas inquiété les auteurs des crimes sans nom dont Adana et ses alentours ont été le théâtre et qui ont pris les proportions d’une catastrophe nationale ; dans le fait que l’on ait épargné ces bandits et que l’on ait, par contre, condamné et exécuté de malheureux survivants arméniens, coupables uniquement d’avoir échappé à la mort par une défense légitime, je ne puis m’empêcher de voir une réédition — revue et enrichie — des massacres de Constantinople sous le régime hamidien.
Ces messieurs de la cour martiale semblent ignorer totalement qu’en matière criminelle, les juges ne sont pas obligés d’accepter comme la pure vérité toutes les dépositions des témoins et, qu’au contraire, il sont de par la loi tenus d’examiner si ces dépositions s’accordent avec les possibilités matérielles, afin d’être à même d’établir, de cette façon, si les dires des témoins sont admissibles ou non.
C’est par suite de son insuffisance en matière juridique que la cour martiale continue à condamner des gens qui, s’étant sauvés du marché et réfugiés dans les maisons des étrangers, n’en sont pas, d’après les attestations mêmes des notables étrangers, sortis, même un instant, pendant toute la durée des troubles.
On doit également penser que la cour martiale n’est pas, non plus, suffisamment renseignée sur l’histoire de la Constitution et sur la vie politique des éléments ottomans, car elle parle de l’existence — en dehors du comité Tachnakzoutioun — d’un comité soi-disant révolutionnaire, dénommé Trochak, et elle paraît ignorer complètement que le comité Tachnakzoutioun est, à l’heure actuelle, un parti politique aussi régulier et honorable que l’Union et Progrès. Les sentences de la cour sont dictées par les mêmes préjugés auxquels les comités arméniens étaient en butte sous l’ancien régime, et ainsi elle ne fait que bouleverser l’ordre de choses et la vie politique et sociale établis par la Constitution ottomane. Tout cela peut-il rehausser notre dignité, notre prestige national aux yeux du monde civilisé ?
J’ai eu maintes hésitations et j’ai longuement réfléchi, avant de me décider à faire connaître ces horribles vérités. J’ai eu même l’idée de les atténuer, afin de ne pas affliger mes collègues musulmans. Cependant, la responsabilité des crimes commis par les membres d’une nation ou les adhérents d’une religion ne peut pas peser collectivement sur cette nation ou cette religion.
La loi islamique, loin d’accepter de telles atrocités, ne permet pas la moindre injustice. Elle ordonne la recherche de la vérité en tout. Cela étant, je n’ai pas cru devoir cacher les choses que j’ai constatés et dont je suis convaincu. Je ne crois pas que la connaissance de ces vérités puisse augmenter la discorde entre les éléments, car j’ai l’espoir que cette folie sauvage ne durera guère.
Sous l’ancien régime, on avait l’habitude de cacher, de nier les crimes, de dénaturer les faits. Grâce à ce système pernicieux, le mal dont souffrait le pays avait pris la forme d’une blessure purulente, d’une gangrène au flanc de l’Empire. Or, une maladie ne peut guérir que si elle est diagnostiquée et traitée. En la cachant, on n’amènera jamais la guérison. Tel est du moins mon avis.
Avant de terminer, je suis obligé d’ajouter, avec le plus profond regret, que les chefs et membres du comité Union et Progrès ont participé à l’organisation et à la perpétration de la sauvage tragédie d’Adana. Ce fait est confirmé par les divers éléments de la région, par les consuls, les missionnaires américains et les prêtres latins. En outre, les journaux étrangers se sont faits l’écho de ces horreurs et l’opinion publique est presque convaincue qu’elles sont l’œuvre de l’ Union et Progrès.
Au cas où les individus incriminés faisant partie du Comité ne seraient pas chassés de son sein et frappés du châtiment qu’ils méritent, les charges qui pèsent sur l’ Union et Progrès deviendraient irréfutables.
à l’heure présente où le gouvernement est, pour ainsi dire, entièrement entre les mains de notre parti, nous pouvons, en portant aux victimes un secours immédiat, en frappant, sans exception, les coupables avec toute la rigueur des lois, et en prenant des mesures efficaces pour empêcher le retour de semblables calamités, réhabiliter le comité et le gouvernement et sauver la patrie.
Le nombre des Arméniens [et autres chrétiens] tués à Adana et ses environs atteint 21.000 individus. Ce chiffre se répartit ainsi :
à Adana et dans les tchiftliks des alentours | 9 780 |
à Tangri-Verdi et dans les fermes | 1 280 |
à Saïd-Guétchid | 9 850 |
à Essé-Hadjili | 1 558 |
à Osmanié | 1 111 |
à Bostan-Tchiftlik | 1 277 |
à Kourdlar | 3 623 |
19 479 |
|
Grecs | 250 |
Syriens (Suryanis) | 850 |
Chaldéens (Kildanis) | 422 |
1 522 |
|
Total |
21 001 |
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