La cilicie - RHAC III Première partie Documents sur les massacres d'Adana (éd. par R.H.Kévorkian)

1 — Les massacres d’Adana
Relation du R. P. Rigal1,
supérieur des missions catholiques d’Adana

[Note de l’éditeur des Lettres d’Ore ] : « Nos lecteurs se rappellent que durant les massacres le P. Rigal se trouva responsable de l’avenir des missionnaires catholiques et de tous leurs réfugiés. Obligé de mesurer à chaque instant l’imminence du péril et d’y parer, il vit plus et mieux, semble-t-il, qu’aucun des témoins qui ont jusqu’ici publié leurs impressions ».

Le mercredi de Pâques, 14 avril, vers 11 heures du matin, des coups de fusil, des coups de revolver partent de tous les points de la ville : on tire des terrasses, des fenêtres, des minarets : les balles pleuvent drues comme grêle sur les terrasses, dans les rues, dans les maisons. C’est un feu croisé subitement allumé, comme si une étincelle électrique avait armé à la fois tous les habitants d’Adana.

Depuis plusieurs jours, on parlait de massacres probables ; les Turcs étaient menaçants ; les chrétiens avaient peur : il y avait déjà eu une ou deux alertes ; le matin, on avait remarqué dans le marché des gens à mine de brigands, armés de ces énormes gourdins, à tête ferrée, qui aux massacres de 1895 ont assommé tant d’Arméniens ; au sortir de la mosquée, des musulmans qui habituellement ne ne portaient pas le turban, étaient coiffés en mollahs pour ne pas être confondus avec les chrétiens. Enfin, il y avait dans l’atmosphère comme une odeur de sang, et au marché, les magasins étaient fermés.

Défense des Arméniens

Au bruit de la fusillade, le premier mouvement fut de sauver sa vie : on afflue chez nous par toutes les portes ; les terrasses environnantes versent dans nos murs des flots humains. On se presse de même chez les Américains, dans les églises, partout où l’on croit trouver plus de sécurité.

Du côté des chrétiens, il semble que les premières balles aient été tirées sans but, pour effrayer ; il y a eu un instant de désarroi. Mais les Arméniens étaient prêts contre un coup de main ; ils avaient leur petite armée, leur fédaï-nefs (qui ont fait le sacrifice de leur vie ), jeunes gens imberbes, sans expérience, sans discipline, mais exaltés par le patriotisme, prêts à mourir, en effet, plutôt que de se laisser égorger. Ils se sont vite organisés et se portent par escouades, aux points extrêmes de leur quartier, pour arrêter l’envahissement des Turcs. C’est donc, ni plus, ni moins, à une guerre civile entre Turcs et Arméniens que nous allons assister, ou plutôt au siège du quartier arménien. Les autres sectes chrétiennes : Grecs, Chaldéens, Jacobites, Arabes, auront aussi à défendre leurs biens et leur vie ; ils seront massacrés, pillés, incendiés, mais plutôt par ricochet. Pour les Turcs, l’ennemi c’est l’Arménien.

Il est bientôt évident que l’affaire va être chaude. Et nos Sœurs, qui sont là-haut vingt-cinq, vingt-huit même — les Religieuses de Tarsous avaient profité des vacances de Pâques pour monter à Adana : vacances pas banales et dont elles se souviendront. — Elles doivent être encombrées d’une foule apeurée, et elles-mêmes auraient besoin de secours et d’encouragement. Je propose donc aux Pères de bous diviser : deux chez nous deux chez elles. Le R. P Supérieur était allé à Mersine chercher les pensionnaires en vacances ; il devait rentrer par le train du soir. Il rentra en effet, mais seul. A Mersine, de sinistres nouvelles commençaient à circuler avant son départ ; arrivé à Adana, il ne put sortir de la gare que le vendredi matin.

Vers 1 heure, je m’aventure dans les rues pour me rendre compte de la situation. C’était le désert ; les chiens eux-mêmes s’étaient cachés. Seuls des pillards turcs longeaient les murs, en courant, chargés de butin et poursuivis par les balles des Arméniens. Il était dangereux de rester dehors. Je ne pus pénétrer dans le grand marché. Comme les magasins chrétiens étaient au pillage, la fusillade faisait rage dans les deux camps. A l’entrée, huit cadavres jonchaient le pavé. Ce sont les premiers que j’ai vus.

Beaucoup de gens étaient encore enfermés dans leurs maisons et n’osaient pas sortir seuls.Je passai la soirée à aller les chercher par bandes et à les conduire chez nous.

L’obscurité de la nuit ralentit la fusillade ; mais alors s’allument les incendies.Ce sont les maisons des vignes qui brûlent et le quartier de Yeni-Mahallé.Nous passons la nuit à veiller, crainte d’attaque ou d’incendie. D’ailleurs, comment dormir au milieu du brouhaha et des gémissements de cinq à six mille réfugiés qui encombrent le collège, l’école gratuite, la cour et même la résidence.

Blessés et réfugiés. — L’incendie

Le lendemain, 15 avril, la bataille recommence avec le même acharnement, et le pillage aussi. Dès le matin, j’ai vu quatorze cadavres turcs près de la résidence. Bien peu de ceux qui osent s’aventurer dans l’intérieur du quartier chrétien en sortent vivants. Ce sont surtout des villageois qui viennent à la curée. On apporte de nombreux blessés qu’on couche sur des sacs sous le hangar. Dix médecins réfugiés chez nous sont occupés à tailler dans les chairs vives avec des couteaux de poche ou de vieux ciseaux : nous n’avons rien sous la main pour les pansements les plus rudimentaires et toutes les pharmacies sont fermées. D’ailleurs, il faut le dire, pharmaciens et médecins étaient si apeurés, que les blessés n’ont pas eu les soins que réclamaient leur état.

Les réfugiés commencent à affluer toute la journée et, comme hier, il faut aller les chercher au milieu du crépitement de la fusillade ; c’est une musique à laquelle j’ai peine à m’habituer, surtout quand la balle fait jaillir une étincelle sur le pavé où l’on va poser le pied. C’est dans ces circonstances que les anges gardiens ont à faire.

Il ne reste plus un coin de libre dans la maison, il faut faire des prodiges de gymnastique pour circuler à travers cette masse humaine qu’on a estimé à 8000 âmes environ. Plusieurs n’ont pu s’asseoir pendant un jour et une nuit. On monte jusque sur l’autel ; et là, dans le chœur de l’église, une pauvre âme est venue au monde alors que tant de milliers s’en allaient dans leur éternité par un chemin si tragique... Quelle entrée dans la vie ! Par contre, une jeune fille est morte de frayeur et, en attendant de pouvoir la déposer en terre, nous l’avons couchée sur la table de la sacristie.

Dans cette journée du jeudi, deux Américains ont été tués et le P. Sabatier légèrement blessé : la balle a effleuré une côte sans pénétrer heureusement et a traversé un morceau de bois de 6 centimètres d’épaisseur avant d’aller se perdre dans la cour.

Deux fois pendant ce jour, j’ai essayé de me frayer un chemin jusqu’au télégraphe pour prévenir le consul de France du danger que nous courions : impossible de passer. Je me suis rabattu du côté de la gare : vouloir franchir les lignes chrétiennes, c’était aller à la mort. Quelles mesures prenaient les autorités de la ville pour arrêter cette boucherie ? Je ne le sais pas, n’ayant pu les aborder. Ce que je sais, c’est que je n’ai vu l’ombre d’un soldat. Les chrétiens affirment qu’ils protègent les pillards et tirent sur les Arméniens. Il est certain que les magasins chrétiens sont littéralement vidés et les rues pavées des débris que les pillards n’ont pas trouvés de bonne prise. Une autre chose aussi certaine, c’est que pendant ces deux premiers jours nous n’avons reçu du gouvernement aucune protection. Le consul anglais est arrivé de Mersine, il parcourt les rues à cheval et en uniforme militaire flanqué de deux officiers turcs à cheval et d’une escorte de soldats à pied. Devant lui, un clairon avertit de son passage et le feu cesse, quitte à se rallumer après. Sa présence néanmoins est un réconfort pour la population chrétienne, qui voit derrière lui les cuirassés d’Europe purgeant le pays de ces barbares du XXe siècle. On demande où est le consul de France? Protecteur attiré des chrétiens d’Orient. D’aucuns disent qu’il est arrivé, nous l’attendons aussi, car il nous semble qu’avant tous les autres, sa place est ici...

La nuit, un immense demi-cercle de flammes, de plus d’un kilomètre, s’avance vers nous, sinistre, menaçant. C’est à l’ouest et au sud ; Djamous-Gueul et les rues arabes qui sont en feu, et du côté de l’est, les maisons voisines des écoles des arts et métiers et une partie du grand marché. Au nord, de l’autre côté de la maison des Sœurs et assez rapprochés, d’autres incendies s’allument, éclairant les pillards qui continuent leur sinistre besogne. J’ai passé cette nuit sur la terrasse, malgré les balles ; je n’avais rien pris depuis le dîner de la veille, mais je n’avais pas faim. Les réfugiés cependant commençaient à crier famine, les enfants surtout. Dans la soirée, nous avions été prendre un sac de farine dans une maison amie, et le frère en avait rempli une énorme marmite pour les plus affamés.

On annonce pour le lendemain une attaque générale des Turcs. Jusqu’ici les Arméniens n’ont pas perdu un pousse de terrain ; ils sont maîtres dans leurs quartiers ; ils se seraient même emparés de deux mosquées et, du haut des minarets, ils dirigent un feu plongeant sur les rues adjacentes. Mais leurs munitions s’épuisent et leurs forces aussi. Depuis trente-six heures ils sont sur la brèche.

Vendredi 16 avril. — Suprême effort des chrétiens.

La troupe paraît et impose une trêve.

Journée de douloureuses angoisses. Aucun secours de nulle part ; point de nouvelles du consul ; impossible d’aborder le vali. Les réfugiés sont découragés, énervés ; ils forment les plans les plus stupides, inventent les nouvelles les plus ridicules ; la faim se fait sentir sérieusement. La nuit, j’avais rédigé une lettre au vali, lui demandant un peloton de soldats pour les Sœurs et pour nous. Mais comment la lui faire parvenir ? Un musulman du quartier, Osman bey, voulut bien s’en charger. Nous en attendîmes le résultat jusque vers 10 heures ; c’est-à-dire que la garde arriva quand le danger fut passé. Toute la matinée, la fusillade fit rage : on sentait que c’était le suprême effort. Si les chrétiens avaient lâché pied, c’était l’extermination. Plus de 20 000 hommes, femmes et enfants entassés dans les églises arméniennes et catholiques. Chez les protestants, et surtout dans nos deux maisons, quelle proie faite pour les incendiaires et les massacreurs! pas de salut dans la fuite ; eux, au centre de la ville, les Turcs fermant toutes les issues.

Les chrétiens avaient barricadé les rues, et derrière ces défenses improvisées, ils bravaient vaillamment le feu des Turcs. J’allais des uns aux autres pour me rendre compte de leur situation. Et c’est dans cette tournée d’inspection, qui n’était pas sans danger, que pour la première fois je rencontrai un peloton de soldats. Ils étaient derrière la maison des Sœurs, menacées de l’incendie depuis le matin. Se trouvaient-ils là pour écarter les incendiaires ou pour leur prêter main-forte ? Je n’oserais le dire. Ce qui est certain, c’est qu’en m’apercevant leur premier mouvement fut de me prendre pour cible, et si je n’avais pas payé d’audace, en m’avançant la tête haute, ils m’auraient probablement fusillé comme un Arménien. Pendant que je parlementais, arrive une bande de bachi-bozouq. Moi présent, les soldats firent leur devoir ; ils leur donnèrent la chasse, mais paternellement. Bientôt après, au témoignage des Religieuses, cette bande ou une autre revint à la charge et une pluie de balles entra par les fenêtres pour rendre la défense impossible pendant que les incendiaires travaillaient au pied des murs ; les Sœurs crurent à la dernière heure. Mais la Providence veillait sur elles. Juste à ce moment arrivait à leur secours la garde envoyée par le vali. Il était environ 10 heures du matin.

Depuis lors, le feu se ralentit ; des officiers commencent à circuler avec des patrouilles : probablement, ils intimèrent aux Turcs l’ordre de cesser le massacre; des deux côtés, on se regardait avec méfiance, chacun gardait ses positions ; mais enfin, le sang cessa de couler. C’était certes suffisant, les rues étaient rouges de sang et pavées de cadavres.

J’étais dans la rue Abbédin-Pacha, à la dernière barricade, quand on m’annonça cette trêve, à laquelle les chrétiens n’osaient pas se fier. Les Turcs étaient accroupis contre les murs, le long de la rue, comme des hyènes repues. Pour leur montrer que les chrétiens voulaient sincèrement la paix, je m’avance seul ; je serre ces ignobles mains qui, loin de se tendre vers moi, faisaient plutôt mine de ressaisir leur fusil ; je souris à ces yeux haineux, à ces figures de brigands, et je leur promets que pas une balle ne sera tirée du camp des chrétiens, pourvu qu’on ne les provoque pas. Je descends ainsi la rue, distribuant des poignées de main à ces brutes, ahuries de voir un ghiaour s’aventurer au milieu d’eux. J’ai bien entendu quelques paroles peu rassurantes ; vu du côté du pont des fusils se braquer dans ma direction ; mais de tous côtés des voix se sont levées, criant : Ne tirez pas. Un officier est venu me serrer la main et a voulu me conduire au palais.

Le vali a été moins courtois. Je l’assurai que les chrétiens ne demandaient que la paix et qu’ils avaient confiance qu’il saurait vite rétablir la tranquillité. Il le prit de haut et me répondit que les chrétiens étaient des révoltés, qu’ils seraient traités en révoltés et subiraient le châtiment qu’ils avaient mérité. Dans l’état d’exaspération où il était, insister eût été imprudent. D’ailleurs, le télégraphe lui apportait de mauvaises nouvelles de partout : de Hadjin, d’Akbès, de Tarsous, d’Osmanié, de Mersine même. Il se disait impuissant contre ce soulèvement général. Pendant que j’étais là, des bachi-bozouq s’emparèrent du dépôt d’armes; — heureusement, ils ne trouvèrent pas les cartouches. Le vali arpentait le salon comme un homme affolé : il donnait des ordres sans trop savoir ce qu’il faisait ; il prenait sa tête entre ses mains et criait : Nous sommes perdus, nous sommes perdus ! manifestement, il n’était pas à la hauteur des circonstances. à ce même moment arrivèrent 300 ou 400 villageois, poussant des cris sauvages, sous les fenêtres du palais, demandant des armes pour se défendre, disaient-ils, contre les chrétiens qui les massacraient (antiphrase qu’il faut traduire : donnez des pour massacrer les chrétiens), et menaçant d’entrer si on ne leur en donnait pas. On leur en donna. Dieu sait l’usage qu’ils en firent. De toute la campagne accouraient des bandes qu’attiraient l’odeur du sang et la soif du pillage. Il n’y avait plus rien dans les fermes ; une nuit avait suffi pour saccager les vignes ; ils venaient maintenant travailler en ville.

Pendant deux semaines encore, jusqu’à l’arrivée des troupes de Smyrne, ils auront toutes les facilités de poursuivre leur triste besogne. Les premiers jours ils étaient gênés par les balles arméniennes ; il ne leur en reste plus et bientôt même on leur arrachera les armes des mains ; le gouvernement a donné sa parole aux Turcs pour les calmer, dit-il, et pouvoir les désarmer à leur tour, c’est-à-dire pour que les Turcs puissent, dans quelques jours, achever les chrétiens sans danger.

Le massacre est donc suspendu, mais le pillage continuera tant qu’il y aura quelque chose à voler ; et le feu détruira ce que les voleurs n’ont pu emporter. Toutes les nuits, des incendies s’allument, plus ou moins violents ; on procède avec méthode, avançant progressivement dans l’intérieur du quartier arménien, épargnant les maisons qui pourraient communiquer le feu aux maisons des musulmans, rasant tout le reste.

Cependant, les autorités s’efforcent de rendre la confiance aux Arméniens. Des mollahs, des officiers, des employés du gouvernement, de hautes personnalités vont dans les centres de refuge, prêcher la sécurité et les exhorter à rentrer dans leurs maisons.

Les seconds massacres. — Rôle de la troupe et des pompiers municipaux.

Un certain nombre en effet, étaient rentré chez eux, lorsque le dimanche 25 avril, à 6 heures du soir, sans que rien eut provoqué de nouvelles atrocités, la fusillade recommença, violente comme le premier jour, mais avec cette différence que les chrétiens ne se défendirent pas, et que cette fois, l’armée régulière était mêlée aux bachi-bozouk. La ville étant en état de siège, il était interdit de sortir après le coucher du soleil, sous peine d’être fusillé. Toutes les rues étaient gardées; ceux qui étaient dans leurs maisons ne pouvaient donc s’échapper que par les terrasses, et encore les terrasses étaient-elles surveillées.

En même temps que la fusillade, les incendies se rallumèrent ; ils serraient de près notre maison et nous entouraient de tous côtés : au nord, à l’ouest, et au midi. C’est la nuit la plus horrible que nous ayons passée. Malgré nos efforts pour renvoyer chez eux les réfugiés, dans l’intervalle du calme relatif, il nous restait encore 168 familles, dont la plupart étaient sans abri ou qui habitaient dans le voisinage des Turcs. Beaucoup de gens venaient, en outre, passer la nuit chez nous. Toute cette nuit, malgré les balles, malgré les menaces d’incendie, on accourut encore. Dans une maison voisine, les Sœurs avaient ouvert une ambulance, où une vingtaine de blessés étaient couchés. Elle se remplit aussi de réfugiés. Et le feu avançait toujours. S’il nous avait atteint la nuit, nous étions condamnés à être brûlés ou à être massacrés dans la rue. A preuve, dès le début de la fusillade, les Sœurs de l’ambulance tentèrent de rentrer au couvent, comme elles le faisaient tous les soirs ; le planton de garde leur déclara que sortir, c’était aller à la mort. Paroles en l’air, dira-t-on.Jugez plutôt. Un des premiers bâtiments qui flamba, fut celui des écoles arméniennes, où se trouvaient quantité de réfugiés. Pour éviter le feu, ces malheureux couraient chez nous, et quand ils débouchaient par groupes dans la rue, les soldats les tiraient à bout portant : de ma fenêtre, je leur criais de les laisser passer :«Ce sont des femmes et des enfants, leur disais-je, qui viennent s’abriter dans ma maison» Ils me répondirent par une balle qui brisa la vitre, en projeta les débris à ma figure et vint friser mon oreille ; je n’eus point de mal. Mais le lendemain, quand le vali me chanta son habituel refrain :«Ce sont les Arméniens qui tirent sur nos soldats, les Arméniens qui pillent maisons et magasins, les Arméniens qui allument les incendies », je me permis de lui dire, non sans quelque humeur : «Excellence, ce ne sont pas les Arméniens qui ont tiré sur moi, dans ma propre maison, ce sont ces mêmes soldats qui ont répandu le sang des Arméniens ».

Le feu avance toujours et, quand il s’éteint, on le rallume. Le matin, vers 5 heures, il lèche les murs de l’école gratuite. Je fais demander des secours au vali. 6 heures passent ; 7 heures passent, rien n’arrive. Je vais moi-même le trouver. En chemin, je rencontre les pompiers de la municipalité, traînant péniblement leur pompe et se dirigeant de notre côté. Ils me disent d’avoir reçu l’ordre de se mettre à notre service. Le vali, auquel je fais part de notre détresse, m’assure qu’il a pris ses mesures pour sauvegarder notre immeuble, et que la municipalité et l’armée feront leur devoir. Je me hâte de rentrer ; mais point de pompe, point de pompiers : seul, le planton habituel était occupé à tracasser nos réfugiés, à les fouiller, à les voler, sous prétexte de s’assurer qu’ils n’avaient point d’armes. Pourtant nos réfugiés travaillent depuis l’aurore à abattre les avant-toits, à démolir les terrasses et les baraques, à transporter de l’eau ; ils ont préserve l’école gratuite, mais la grande maison Lutfallah est en feu, et le quartier des frères et le collège sont menacés du midi. Et toujours pas de pompe, ni secours d’aucune sorte. Et des mosquées et des maisons vides, on tire sur nos ouvriers ; plusieurs sont blessés et le travail doit être interrompu. Les soldats de garde sont là en contemplation béate, mais ne faisant pas un mouvement : plusieurs fois, j’ai dû les contraindre à monter sur les terrasses pour protéger nos travailleurs contre les assassins. Une fois, je leur montre quatre individus, cachés dans une maison, en train de nous tirer dessus. Ils se mettent à crier et à gesticuler, puis les couchent lentement en joue et, quand les autres sont en sûreté, ils déchargent leur arme et redescendent. Voilà comment nous avons été secourus.

Et la pompe? La pompe travaillait aussi, mais non pas à éteindre le feu. Voici ce que j’ai, de mes yeux, vu. Au coin du marché, une maison à deux étages brûlait. C’était la plus élevée des environs. De la rue, une machine, qui ne pouvait être une pompe, lançait contre les murs un liquide qui s’enflammait aussitôt et semblait être un aliment qui donnait à l’incendie une force plus grande. Du haut d’une terrasse voisine, je pus constater que c’était bien la pompe municipale et les pompiers municipaux, entourés d’un groupe de soldats et de nombreux bachi-bozouk, qui travaillaient à leur manière. Et c’étaient ces hommes et cet instrument qui avaient reçu de l’autorité l’ordre de se mettre à notre disposition!

évacuation du collège Saint-Paul. — Sauvetage des réfugiés

de l’église saint-étienne par un Frère Mariste

Il était urgent de faire évacuer la maison ; tout espoir de la sauver était perdu. Dans mon entrevue avec le vali, je lui avais demandé de me fournir les moyens de conduire ces malheureux en lieu sûr. Il m’avait offert les jardins du Palais de Justice et des soldats pour les accompagner. Mais tous préféraient brûlés chez nous, plutôt que de se livrer aux mains des Turcs ; ils n’avaient pas plus confiance au vali qu’à ses soldats. A ce moment, vint fort à propos le consul d’Angleterre qui les prit sous sa protection, et, avec le P Benoît et les frères Maristes, les conduisit groupe par groupe jusqu’à ce que la maison fut vidée. Des chariots emportèrent les malades qui avaient été transportés le matin de l’ambulance des Sœurs. Il n’y restait que le cadavre d’une jeune fille morte la veille et ... deux petits enfants abandonnés par leur mère. Je trouvais l’un devant la chapelle et l’autre au pied de l’autel. Cela a été pour moi un des moments les plus angoissants de ces angoissantes journées. Les garder, je ne pouvais pas y songer. Et à qui les confier dans une ville en feu ? Je soupçonnais bien que leurs mères, affolées, avaient été conduites, avec la foule des réfugiés, dans les jardins du Palais de Justice ; mais, évidemment, elles n’étaient pas disposées à reconnaître leur progéniture. C’est là cependant que je me suis vu obligé de les porter. Pauvres innocents ! Que seront-ils devenus ?

Pendant que notre maison se vidait, des clameurs lamentables, des appels désespérés, sortaient de l’église arménienne de Saint-étienne. Le feu avait été mis à l’école Abgarian, qui est dans l’enclos de l’église, et où se trouvaient des blessés et des réfugiés. Les soldats gardaient les portes pour les empêcher de sortir. Tout ce monde allait être brûlé vif. Un Frère Mariste, le seul qui fut resté avec moi — les autres avaient suivi nos réfugiés trouve heureusement un officier circassien, qui s’offre à le seconder dans cet acte d’humanité. Si j’ai été bien renseigné, pas un homme, pas un blessé, n’est resté dans les flammes. J’ai dit cela parce que les Arméniens affirment que plusieurs centaines de malheureux et une soixantaine de blessés ont brûlés vivants dans cette église. Le Frère Antoine pourrait rétablir la vérité sur cet épisode.

Sauvetage des Arméniens

de l’église de Saint- étienne à Adana (le lundi 26 avril)

Enfin, dans l’après-midi, tout secours humain nous manquant, il ne restait qu’à se résigner à abandonner l’immeuble. Les soldats, d’ailleurs, avaient hâte de nous voir partir ; ils nous poussaient dehors ; les bachi-bozouk aussi attendaient avec impatience. Ils savaient que nous n’avions rien pu emporter ; et fallait-il laisser le feu dévorer les richesses des Jésuites ! Invités plusieurs fois à nous prêter secours, les soldats répondaient invariablement qu’ils avaient été mis là pour nous garder, et non pour nous aider.

Seul à me débattre contre le feu, à préserver la maison du pillage;, à faire écouler la foule des réfugiés, je pus cependant m’échapper trois fois, et, à travers les rues en feu, mettre en sûreté chez les sœurs une partie des archives de la maison, les vases sacrés et les ornements les plus précieux de la sacristie. Pendant le dernier voyage, il s’en fallut d’un que je fusse enseveli sous les décombres d’une maison qui s’écroula derrière moi. On s’étonnera peut-être que, prévoyant le ager et ayant à notre disposition des milliers de bras, nous ayons laissé brûlé tout notre immobilier. Qu’on n’oublie pas qu’un indigène ne pouvait s’aventurer dans la rue sans s’exposer à la mort. Seul, je pouvais sortir;, mais ce n’était pas sans danger.

Avant de quitter pour toujours la résidence, le R. P. Supérieur voulut remonter une dernière fois dans sa chambre ; dans le corridor, un soldat était en train de décrocher un baromètre anéroïde qu’il prit sans doute pour une horloge dernier modèle. Ne trouvant pas la manière de l’ouvrir, ni de la monter, il demanda la clé au R. P. Supérieur, non pas le couteau sur la gorge, mais la baïonnette sur la poitrine. Ils étaient seuls, la maison flambait ; la situation était délicate. Ce gredin aurait-il osé achever son geste, si le père avait usé d’autorité ? Il est qu’il le pouvait sans que personne eût jamais soupçonné son crime. Tout ce qu’on aurait pu conjecturer, c’est que le père avait péri dans les flammes.

Les soldats, et probablement aussi les bachi-bozouk, ont eu le temps, après notre départ, de soustraire à l’incendie bien des objets. Et n’était-ce pas plutôt pour n’avoir pas de témoins que pour mettre notre vie en sûreté qu’ils nous poussaient dehors. Ces mêmes soldats quelques jours plus tard, étant de garde chez les Sœurs, furent surpris, se montrant discrètement des médailles en aluminium et en bronze doré. Ils étaient sûrement persuadés s’être engagés le trésor des Jésuites. Une personne qui avait laissé chez nous des tapis en dépôt, et dont elle avait fait le sacrifice, en a retrouvé une partie dans une maison turque. Comment y étaient-ils entrés ? Autre preuve : le feu a épargne la lingerie des pensionnaires (un petit recoin séparé du collège), mais les casiers ont été vidés, les livres déchirés et les débris dispersés sur le parquet et dans la cour.

Cette nuit du dimanche, la journée et la nuit suivante, l’incendie ne s’éteignit pas. Il dévora une église et deux vastes écoles arméniennes ; celles des garçons et des filles, la petite chapelle et la résidence chaldéennes. Le temple protestant, tous nos immeubles, résidence, collège et écoles gratuites, l’église arméno-catholique, ainsi que la résidence épiscopale, le grand collège Terzian et l’école des filles, enfin des trois quarts du grand quartier arménien. J’oubliais les immeubles des Jacobites, nouvellement construits : résidence, église et école.

Les jours suivants il y eut encore quelques incendies isolés ; mais on peut dire que la journée du mardi, 27 avril, fut la dernière de cette horrible série, qui n’a peut-être pas sa pareille dans l’histoire moderne. Les massacres d’Adana avait duré treize jours.

L ’horreur des massacres

Qui n’a pas vécu ces jours, ne peut s’en faire une idée. Cette crépitation de la fusillade, mêlée à la crépitation de l’incendie, sans discontinuer, pendant des jours et des nuits, cet enfer d’une ville embrassée ; ce fracas de murs qui s’écroulent, jetant vers le ciel des nuages de feu ; ces cris aigus des malheureux qui tombent sous les balles, dominés par les cris sauvages des égorgeurs ; ces appels déchirants d’une multitude environnée de flammes et qu’on s’apprête à faire brûler vivante ; cette population affolée, désespérée qui nous tend les bras et qui vous supplie de la sauver ; cette émotion qui vous étreint à mesure que l’incendie approche et qu’on se sent impuissant, abandonné à une meute d’incendiaires et d’égorgeurs ; ces sinistres bandes qui passent en courant, chargées de butin, ces pétroleurs qui se glissent sous les portes, escaladent les murs, enfoncent tout ce qui résistent, et contemplent en ricanant ces lugubres flambées ; et ces hordes de massacreurs qui piétinent les cadavres, les lardent à coups de couteau, brisent les crânes à coups de crosse et après, comme suprême insulte, crachent sur leurs victimes ; et ces plaies béantes, ces membres pantelants ; cette tête de femme lardée de sept coups de coutelas, ce crâne fendu en deux, ce chapelet de six hommes alignés qui sert d’expérience à un grave mollah qui veut savoir combien une balle peut traverser de corps ; ces malheureux enduits de pétrole et qui servent de torches vivantes ; cette mère à qui l’on ouvre le ventre pour en faire un berceau à son nouveau-né ; toutes ces atrocités, toutes ces horreurs, toutes ces ruines, avec les écœurements et les émotions qu’elles produisent, tout cela, la plume est impuissante à le traduire. Les officiers européens qui, en Chine, ont vu à l’ouvre les Boxeurs, qui, plus tard, ont parcouru les ruines de Mersine, disent n’avoir jamais éprouvé pareil saisissement. Et tous ceux qui ont assisté à ces scènes tragiques, tous ceux qui ont pu, de leur yeux, constater les résultats, sont unanimes à affirmer qu’il est impossible d’exagérer ; que lorsqu’on parle de ville détruite, de population démoralisée et réduite à la misère noire, on n’exprime que la vérité toute nue.

La vérité sur les causes des massacres.

— responsabilité des agents du gouvernement

On a souvent demandé quelles causes avaient provoqué, chez les musulmans, une explosion de si féroce fanatisme. Je me suis trouvé dans la nécessité d’entretenir des rapports assez fréquents avec les diverses autorités durant ces inoubliables journées ; or, je puis affirmer n’avoir jamais entendu dans leur bouche d’autre refrain que le suivant : Ce sont les Arméniens qui massacrent les musulmans ; les Arméniens qui tirent sur nos soldats ; les Arméniens qui pillent et qui incendient ; les Arméniens enfin qui ont ruiné ce pays et causé tous nos malheurs.Ce qui veut dire en français : les Arméniens sont des assassins parce qu’ils ne se laissent pas égorger et qu’ils ont le toupet de se défendre. Ce qui veut dire encore : les Arméniens pillent leurs maisons et leurs magasins et mettent le feu à leurs immeubles, car, enfin, il suffit d’ouvrir les yeux pour constater que l’incendie n’a guère détruit que des magasins, des maisons, des églises et des écoles chrétiennes ; qu’il a épargné les mosquées musulmanes qui s’épanouissent au milieu des ruines du quartier chrétien ; et que si, dans les lieux sinistrés, quelques habitations chrétiennes ont été respectées, elles sont contiguës à des maisons turques. Ce qui veut dire enfin : les Arméniens sont des agresseurs — ce qui est exactement le contraire de la vérité — ou bien encore : les Arméniens sont des révoltés, et nous ne faisons que réprimer une révolte, suivant une parole textuelle à moi adressée par le vali.

Que les imprudences et les fautes de quelques Arméniens puissent être citées à l’appui de ces étranges théories, nous ne le nions pas. Mais l’histoire dira, si elle veut être sincère, ce que des officiers turcs n’ont pas craint d’avouer dans un discours public, ce que personne n’ignore d’ailleurs, que l’auteur responsable de ces massacres est le même qui, treize ans auparavant, a immolé cent mille victimes et qui aujourd’hui, sentant le trône s’effondrer, a voulu, en tombant, faire disparaître de la terre ce peuple trop vivace dont le nom lui était odieux.

Je n’ai pas à reproduire ici des preuves que la presse du monde entier a relevées. Un simple trait, sans commentaire. Après les massacres, il a bien fallu donner un semblant de satisfaction à l’indignation publique. De Constantinople sont donc partis des ordres sévères — en Turquie, les ordres sont toujours sévères; mais on connaît cette littérature — pour rechercher les coupables et faire rendre les biens volés. Et qui plus est, ces ordres sévères ont reçu un semblant d’exécution. Les Turcs d’Adana l’ont trouvé mauvaise ; il se sont portés tumultueusement au palais du gouvernement et ont tenu à peu près ce langage aux autorités : « Eh quoi ! vous nous avez commandé le massacre, le pillage, l’incendie ; nous avons massacré, nous avons pillé, nous avons incendié au péril de notre vie ; et maintenant vous voulez nous faire rendre gorge et vous venez nous accuser ! c’est trop fort ! ».

Ce raisonnement ne manquait pas de logique ; et j’aurais bien voulu entendre la réponse du vali et du fériq. Je n’essaierai pas de faire la part qui revient à ces deux représentants de l’autorité dans les événements d’Adana ; mais il est bien certain que, s’ils avaient voulu, ce riche pays n’aurait pas eu plus à souffrir qu’Alep, que Beyrouth, que Damas, où les mêmes ordres avaient été communiqués de Constantinople. De l’avis général, leur conduite et celle de leurs sous-ordres a été, pour le moins, singulière. Pendant les premiers, comme pendant les seconds massacres, soldats et bachi-bozouq pillaient et massacraient de concert. Et les seconds, on peut l’affirmer sans crainte d’être démenti, ont été faits en grande partie par les soldats de l’armée régulière. Je les ai vus dans notre quartier, contre lequel étaient concentrés tous les efforts ; je les ai vus fusiller impitoyablement quiconque passait dans les rues, serait-ce pour échapper aux flammes. J’ai vu les soldats de l’armée régulière entourer la pompe alimentée de pétrole qui servait à attiser le feu. C’étaient eux encore qui protégeaient habituellement le pillage et l’incendie. Quand les pillards, quand les incendiaires se portaient sur un point, tout d’abord les soldats déblayaient la place en faisant pleuvoir dans cette direction une grêle de balles, et puis ils surveillaient l’exécution. Que de fois je les ai vus s’introduire dans la maison et, à coups de crosse de fusil, enfoncer les placards ! deux fois même, je me suis donné le triste plaisir d’aller les surprendre en flagrant délit de vol. Un officier a pu dénoncer au vali de semblables faits, pour en avoir été témoin oculaire, et il lui a dit avoir eu en sa possession des torches incendiaires, saisies entre les maisons d’un soldat de l’armée régulière. Or, à qui fera-t-on croire que des faits si patents aient pu se produire pendant quinze jours, en plein soleil, à l’insu des officiers et sans qu’aucun écho en soit parvenu aux oreilles du fériq. D’ailleurs, les chrétiens n’ont-ils pas été assassinés dans la cour même du palais ? Un membre arménien de la municipalité n’a-t-il pas été assassiné là même, sous les yeux du fériq et du vali ? Quelle a été, dans cette circonstance, la conduite de ces messieurs ? Le vali a regardé, les mains derrière le dos, et s’en est allé ! Le fériq a fait un effort de plus, il a ouvert la bouche pour dire : Qu’est-ce qu’il y a ? Et c’est tout le châtiment infligé aux assassins.

Les ruines. — ce qu’il advint des réfugiés

Rien de plus facile, à qui connaît Adana, que de donner un aperçu des ruines accumulées. Il suffit de compter ce qui reste, c’est-à-dire un quart environ du quartier central, en plaçant au milieu l’église cathédrale arménienne-grégorienne. à Yéni-Mahalé, à Torsbagha et à Djamou Gueul, il n’y a à peu près plus de maisons arméniennes. Dans les quartiers mixtes, on semble les avoir marquées pour le feu ; et de fait, beaucoup ont brûlé. Je ne connais pas, dans tout Adana, un seul magasin, une seule habitation épargnés par les flammes, où il reste autre chose que les quatre murs.

Mêmes ravages à la campagne. La plupart des Arméniens, d’origine adaniote ou définitivement établis à Adana, sont propriétaires d’une vigne, où ils vont en villégiature à la saison chaude ; les pauvres eux-mêmes ont leur lopin de terre, qui les nourrit une partie de l’année, et un abri, parfois très primitif, mais qui leur suffit. Ces vignes forment une oasis de verdure d’au moins sept à huit kilomètres de longueur, sur cinq à six de profondeur. Le reste de la plaine est tout en fermes, vastes propriétés dont quelques-unes occupent 300 et 400 ouvriers à l’époque des récoltes. On a offert 11 000 livres turques à Mgr Terzian de la sienne. Ces exploitations supposent un outillage considérable : bêtes à cornes, chevaux de trait, machines agricoles : on fait venir à grand frais d’Europe et d’Amérique des machines puissantes. Tout cela a été volé, brisé ou brûlé. Ruinés en ville, ruinés à la campagne, sans abri, sans ressources autres que la charité publique, que reste-t-il à ces malheureux, sinon de fuir cette terre maudite ?

Le 26 avril, il n’en restait plus dans l’intérieur de la ville. De chez nous et de chez les Sœurs, ils avaient été conduits dans les jardins du Palais de Justice. Exode lamentable que seuls peuvent raconter ceux qui en ont fait partie. Je restai seul avec la Mère Supérieure pour garder l’immeuble des Religieuses. Tous les autres, Pères, Frères et Sœurs, avaient suivi les exilés. Du gouvernement, ils furent conduits, le soir même, à la fabrique Tripani, qui déjà donnait asile à un nombre considérable de leurs compagnons de misère, ainsi que la fabrique des Allemands. De sorte que le soir du 26 avril, tous les Arméniens d’Adana se trouvaient entassés dans ces deux immeubles. Au bout de quelques jours, Tripani fit évacuer le sien pour reprendre le travail ; et le consul anglais parqua ce troupeau humain dans les champs, sous la tente, ou à l’ombre des ruines du quartier incendié de Yéni-Mahalé. à leur tour, les Allemands firent de même, et placèrent les leurs dans les environs de leur fabrique. Ils les nourrissaient aux frais de leur gouvernement et avec l’assistance du gouvernement ottoman. Quant aux malades et aux blessés, ils les soignaient dans une ambulance tenue par des diaconesses appelées exprès de Beyrouth. Le consul anglais prit les autres à sa charge, il ouvrit aussi un hôpital ou Mme la Consulesse se dévoua comme sœur de charité. Voilà donc la situation actuelle des Arméniens d’Adana : 15 000 hommes environ parqués dans les champs, des deux côtés de la station du chemin de fer, tristes loques d’un peuple florissant, riche, intelligent, mais qui se laissait trop imprudemment bercer dans l’illusion chère à tout opprimé, l’illusion de la liberté enfin reconquise. Le voilà étendu, sanglant, décimé, mourant de faim, sur la terre dure, obligé de mendier auprès de l’Angleterre protestante ou de la protestante Allemagne, le morceau de pain qui l’empêche de mourir.

Le bien opéré, malgré l’isolement des missionnaires

Et nous, pendant ce temps, que faisions-nous ? Et la France, où était-elle ?

Impossible d’être plus mal servis par les hommes et par les circonstances. Au moment du danger, pendant que le consul anglais bravait les balles avec un sang-froid admirable, se portant partout où sa présence pouvait être utile, rendant aux chrétiens des services inappréciables et de plus grands encore à l’influence de la Grande-Bretagne, le consul de France ne paraissait pas — avant de quitter l’ambassade à Constantinople, M. Constans a fait remplacer le consul de Mersine en charge lors des massacres. [...]

Séjour à Mersine. — Reprise des œuvres à Adana

Vint l’affreuse nuit du 25 avril et la journée qui la suivit. Nos immeubles, avec l’ambulance, disparurent dans les flammes, nous nous abritâmes chez les Sœurs ; mais avant que nous ayons pu songer à nous réorganiser, une fausse manœuvre vint ruiner jusqu’à nos espérances? Le commandant du Victor Hugo, craignant pour notre vie, n’étant pas autorisé à débarquer des secours et se sentant impuissant à nous protéger, à 60 kilomètres de ses canons, nous fait replier sur Mersine. C’est le cœur gros et la honte au front pour l’honneur de la France, que nous abandonnons nos chrétiens à la protestante Amérique, à la protestante Allemagne et à la protestante Angleterre. Au moment où les missionnaires catholiques pliaient leur tente et mettaient leur vie en sûreté, au moment où la France catholique semblait se désintéresser des victimes des massacres, la consulesse d’Angleterre ouvrait une ambulance et faisait venir des infirmières de Smyrne, tandis que le consul donnait 500 livres sterling de sa poche, pour nourrir des affamés en attendant les secours de l’Angleterre. En ce moment encore, huit diaconesses allemandes venaient de Beyrouth prendre la place laissée vacante par le départ des religieuses françaises.

Nous tenions encore à Adana par un fil. Du fond de notre exil, nos regards se reportaient sur la maison des Sœurs restée debout, et que nous n’avions pas complètement abandonnée. Trois Pères avaient été autorisés à garder le poste. Dans la nuit du 1er au 2 mai, ce dernier fil était tranché ; notre dernier refuge était la proie des flammes [...]

Massacres et incendies (25 avril-2 mai)2

Incendie des écoles arméniennes

Le dimanche 25 avril, à 5 h 30, la cérémonie du Chemin de la Croix au collège Saint-Paul, «fut tumultueusement interrompue : de malheureux Arméniens se précipitaient dans l’église, en criant : « Les soldats tirent sur nous ».

Je rassurai l’assistance, écrit le P. Benoît, pensant l’armée ottomane incapable d’une si monstrueuse perfidie. Quelques jours auparavant, en effet, un comité, composé d’officiers turcs et des plus hauts dignitaires religieux de l’Islam, avait exhorté instamment les chrétiens à ne plus s’effrayer et à reprendre leurs métiers et leurs cultures. Bien plus, quelques heures avant cette alerte, les Turcs criaient dans les rues d’Adana : «Paix avec les chrétiens ». Il fallut néanmoins se rendre à l’évidence. De nouveaux assistants affirmaient avoir vu les soldats décharger sur les infortunés chrétiens leurs formidables fusils Mauser. En même temps retentissait une fusillade bien nourrie. Des soldats apostés aux issues du collège arménien criblaient de balles les chrétiens qui s’en échappaient en courant pour venir se réfugier dans notre établissement, protégé par le drapeau français et, dès lors, pensait-on, moins exposé [...]

Bientôt après, un immense incendie consumait le collège arménien : cinq cents chrétiens environ y furent brûlés vifs [...] Durant la nuit, le feu gagna tout le quartier appelé «Nouveau Marché » ; deux cents maisons brûlaient à la fois. Un de nos frères maristes courut à une église arménienne fortement menacée par le feu et invita les réfugiés à le suivre à la résidence. Durant le trajet sa présence n’a pas empêché les Turcs, soldats ou autres, de tirer sur ces malheureux et d’en abattre un bon nombre — c’est le lundi 26 avril, durant l’exode des réfugiés, que le F. Antoine, aidé d’un officier circassien qui s’offrit à le seconder, sauva les malheureux enfermés dans l’église arménienne de Saint- étienne.

Après l’incendie du grand collège arménien, soldats et bachi-bozouk procédèrent au siège de notre collège Saint-Paul. Sept à huit mille chrétiens y avaient trouvé asile. L’investissement, commencé vers 6 h du soir, dura toute la nuit. Une zone de feu entourait les côtés est et sud de notre immeuble et nous mesurions avec angoisse les progrès de la conflagration. On entendait de fréquents coups de fusil dans la rue ; les balles entraient par les fenêtres, sifflaient sur la terrasse. Les pauvres réfugiés poussaient des gémissements à fendre l’âme.

Incendie de l’ambulance

Vers les 7 h du matin, nous arrivent les Sœurs de l’ambulance qui avait été organisée l’avant-veille à proximité du collège ; elle allait être la proie du feu. Elles purent apporter avec elles ce qui était leur plus riche trésor : les amputés, les blessés, les infirmes.

La veille au soir [les chrétiens se précipitent dans l’ambulance, et pendant deux heures prient les bras en croix. Une balle brise une vitre [...] Le feu est tout près, la fumée s’engouffre dans la maison. Craignant le danger, les Religieuses descendent avec tous les blessés qui peuvent encore marcher... Elles passent outre la nuit dans la cour, se tenant toujours près de la porte pour protéger par leur titre de Françaises, ceux qu’on poursuit avec tant d’acharnement. Le feu les menace toute la nuit... De l’ambulance chez les Pères, il n’y a que la largeur de la rue, mais comment la traverser ? De tous côtés les balles pleuvent. Enfin, vers le matin, on y parvient avec mille difficultés. Le P. Rigal se tient dans la rue comme un soldat ; les frères maristes prennent les blessés sur leur dos et les transportent au collège ; les sœurs s’y rendent elles-mêmes, car l’ambulance ne peut tarder à être la proie des flammes. Les pauvres réfugiés se précipitent sur leurs pas [...]

Les réfugiés conduits au Konak. — Incendie du collège

Au pensionnat Saint-Joseph, le péril était moins imminent. Dès les premiers coups de feu, les Arméniens étaient accourus. Ils escaladent nos terrasses ; les tuiles du toit de la cuisine se brisent sous leurs pieds ; ils enjambent nos hauts balcons par les colonnes ; l’on dirait des grappes humaines suspendues... Il y a des victimes jusqu’aux portes de l’établissement [...] Presque en même temps prenait feu, près de nous, la maison d’un riche commerçant arménien, dont le fils était, dit-on, un membre actif des comités. Bientôt ce fut le tour d’une troisième habitation, située entre nous et la Résidence, celle d’un autre Arménien, connu pour ses idées avancées et revenu d’exil en septembre dernier ; puis, un peu plus tard, dans la nuit, les locaux servant de lieu de réunion aux comités. Tous ces incendies nous portaient jusque-là à croire qu’on n’en voulait qu’aux établissements suspects restés debout et nous espérions voir bientôt la dévastation s’arrêter là. Alors, le gouvernement ou la municipalité aurait pu, par ses soldats et ses pompiers, circonscrire le théâtre de l’incendie et en arrêter les ravages. On ne fit rien dans ce sens.

Quand l’aurore se leva, devant le brasier qui croissait toujours, on pouvait prévoir l’impossibilité de sauver Résidence et Collège. Cependant, on lutta avec courage. Les frères maristes, aidés de quelques réfugiés, travaillèrent sur les terrasses ou sur les toits voisins à arrêter les progrès des flammes. Et pendant ce temps les balles pleuvaient dru sur eux. Des personnes furent blessées et se retirèrent remplacées par d’autres. Toute la matinée on lutta, mais en vain, contre le fléau qui avançait toujours [...] Soudain, nous voyons passer dans la rue, avec une vingtaine de soldats, l’admirable consul anglais de Mersine ; son bras blessé en écharpe, il tenait de l’autre les rênes de son cheval : « Je viens vous sauver, nous dit-il ; allez et conduisez tous vos réfugiés au palais du gouvernement ; les soldats vous accompagneront è. Le consul pria les Pères et les Frères de prendre eux-mêmes le chemin du konak pour déterminer la foule à les suivre [...]

Les Arméniens sont à peine arrivés au palais qu’on les fouille un à un ; on leur prend jusqu’à leur couteau de poche et on leur dit : «Restez ici ».

Mais retournons au feu. Du côté de la rue, l’avant-toit commençait à flamber [...] Les sept à huit soldats que nous avions laissés maîtres absolus de la place nous avaient singulièrement pressés de partir ; on comprend pourquoi [...] Nous espérions que le collège serait préservé, car il n’y avait de bois que les portes et les fenêtres. Le feu, nous disions-nous, pourrait pénétrer par les appartements des frères maristes au rez-de-chaussée et au premier étage, mais sans produire beaucoup de flammes et sans endommager les murs ; le deuxième étage et la toiture resteraient intacts. Comment expliquer que ce deuxième étage ait brûlé avec le toit, alors que sa hauteur et une voûte de fer et de plâtre l’isolaient complètement de toutes flammes si grandes fussent-elles ? Les soldats qui tinrent si fortement à nous révéler le fin mot de l’énigme

Après notre résidence brûlèrent successivement toutes les habitations voisines, puis le temple protestant, puis tous les établissements de Mgr l’évêque arménien catholique.

Incendie du pensionnat Saint-Joseph

Le samedi 1er mai, les frères maristes avaient pris le train pour Mersine, afin de faire voile ensuite, trois sur Constantinople, le quatrième sur Beyrouth.

La nuit venue, le P. supérieur, le P. Benoît, votre serviteur, le F. Jean, deux Sœurs et trois orphelines, et les domestiques, nous prîmes notre repos comme d’habitude. Dans la cour, les vingt-cinq soldats montaient la garde : nous pouvions reposer en paix. Vers minuit, le P. Benoît, placé plus près de la cour, distingue une agitation inaccoutumée parmi les soldats. Il se lève et aperçoit un nuage de fumée à l’angle de la chapelle et du pensionnat. « Je crois qu’il y a le feu dans la maison, nous crie-t-il ». Nous tous dans la même salle. Quel coup terrible... à moitié habillés, nous nous précipitons sur le balcon. Il n’était que trop vrai, nous brûlions [...] Une demi-heure après, les pompiers arrivent. On ne les avait pas encore vus depuis le commencement des troubles. Ils se mettent à la besogne [...]

Comment le feu avait-il été mis ? Les hommes du gouvernement vinrent enquêter tout le jour. Naturellement les Arméniens qui, d’après eux, ont tout fait et son cause de tout, devaient être les auteurs du sinistre. D’aucuns allèrent jusqu’à accuser nos domestiques, enfin nous-mêmes. Si vous voulez savoir qui a mis le feu, dis-je à l’un d’eux, demandez-le aux cinq ou six soldats que vous avez postés depuis huit jours dans la rue [...] Nous vîmes pour la seconde fois notre consul de Mersine, et il parut tristement surpris de tant de ruines.

Arrivée du nouveau vali le 1er mai (juillet 1909, p. 236)

Une excursion dans les villages incendiés

d’Adana à Hassan Beylik3

On a beaucoup écrit sur les massacres d’Adana. Ce qui s’est passé dans le reste du vilayet, dans les régions éloignées du centre en particulier, est peut-être moins connu? J’ai eu l’occasion de parcourir un rayon assez étendu du théâtre de ces tragiques événements, de constater sur mon chemin les ruines accumulées, et de recueillir sur place quelques renseignements qui pourront n’être pas indifférents aux amis de notre pauvre mission.

M. Roqueferrier, le vaillant consul d’Alep, s’était porté, dès les premiers jours, au secours des chrétiens de son ressort. Avec une poignée de soldats que les autorités avaient mis à sa disposition, il avait délivré la résidence des Lazaristes, à Akbès, et la Trappe de Cheklé, assiégées par des bandes kurdes ; puis, seul avec le T.R.P. Prieur, il avait visité les villages du Djébel-Béréket (ancien Amanus), plus particulièrement ravagés, et il était arrivé à Adana le 19 mai, vigile de l’Ascension, avec l’intention d’organiser pour ces montagnards une caravane de secours [...]

En sortant d’Adana, sur la rive gauche du Séyoun, à quatre kilomètres en amont, on apercevait, il y a six semaines encore, le village de Khristiankeuy. Aujourd’hui, il n’en reste que les cendres. C’est là, et dans les fermes qui s’étendent jusqu’à Missis, que commencèrent à se faire la main les massacreurs et les incendiaires, le 14 avril, avant de venir à Adana poursuivre leur sinistre besogne. Leur coup d’essai fut un coup de maître. Ils ne laissèrent pas âme qui vive et s’exercèrent tour à tour au couteau, au fusil et à la noyade. La barbarie alla jusqu’au raffinement : des hommes furent attachés par les deux jambes, la tête en bas, et fendus à coups de hache. Des jeunes filles se jetèrent vivantes dans le fleuve pour échapper à leurs ignobles traitements.

Détruit de la même manière et complètement anéanti, Indjirlik, à une heure et demi d’Adana, au milieu des fermes. On comptait cent quarante-cinq maisons, toutes chrétiennes, soit groupées, soit isolées sur une assez vaste étendue : toutes ont été la proie des flammes. Huit à neuf cents fermiers et ouvriers vivaient tranquilles sur cette terre opulente qui semble n’avoir pas été touchée par la malédiction divine. Il reste aujourd’hui vingt-huit hommes et soixante femmes ! En cette saison où les travaux des champs sont dans toute leur activité, chacune de ces vastes fermes (Adana seul compte trois cent cinquante fermes chrétiennes) était un village de cent, deux cents et trois cents travailleurs venus de la région d’Antioche et d’Alep, de Marache, de Malatia, du fond de la Mésopotamie ou de la Haute-Arménie. Cette plaine est maintenant un désert, je devrais dire un cimetière. Quelques rares musulmans, perdus dans cette immensité et comme honteux de se retrouver si seuls, luttent inutilement contre les folles herbes qui dévorent les jeunes plants de coton. Les blés trop mûrs courbent tristement la tête pour pleurer sur les cadavres qu’ils cachent dans leurs sillons.

Poursuivis à coups de fusils, de haches ou de gourdins par leurs camarades musulmans qui, hier encore, fraternisaient avec eux, les ouvriers s’étaient enfoncés dans ces blés pour y trouver une cachette ; la plupart y trouvèrent la mort/ Dans une ferme grecque, on dit que trois cents chrétiens ont été entourés dans la cour clôturée de murs et que trois seulement ont pu échapper.

En approchant de Missis, encore une grosse agglomération de 1 240 chrétiens : il reste treize hommes et soixante-sept femmes. à Agze-Beuyeuk, dix maisons : toutes rasées. à Guémi-Soura, vingt-trois maisons, encore rasées, et ainsi de suite. Au bord de la route on m’a montré un coin de terre fraîchement remuée, dans brousse ; des loques dispersées et, émergeant de ces mottes grises, un crâne humain, appartenant à un corps mal enfoui. Des débris de vêtements font supposer qu’il n’est pas seul.

Après trois heures de marche dans ce lugubre cimetière, nous arrivons à Missis, l’ancienne Mopsueste, sur le bord du Djihoun, autrefois Pyramus. Au premier aspect, Missis semble avoir été moins maltraitée que la campagne que nous venons de traverser. Les ruines sautent moins aux yeux, parce que beaucoup de chrétiens habitaient des maisons de location dont les propriétaires sont musulmans. On y a épargné les demeures tout en massacrant les chrétiens. Il y avait pourtant un petit quartier arménien dont il ne reste que les cendres. D’autres maisons, de ci, de là, présentent aussi des lambeaux de murs calcinés et mal équilibrés, qui tous les jours s’effondrent. En parcourant la ville, on s’aperçoit vite que les Turcs de Missis n’ont pas été moins sauvages que ceux d’Adana. Pas une seule figure chrétienne ; rien que des rictus insolents, des masques haineux, des yeux qui semblent sortir de têtes de fauves. On entend des paroles comme celles-ci : Que viennent faire ces ghiaours ? Il en reste donc encore ?Ils croyaient, ces brigands, en avoir purgé la Cilicie. Qu’ont-ils fait des dix-huit cents qui gagnaient péniblement leur vie au milieu d’eux ? Quatre cents, dit-on, ont été tués en ville et douze cents dans les environs. Deux cents seulement ont survécu, dont dix hommes, et ils ont fui cette terre de carnage. Faisons de même et allons nous reposer à Hamidié, dans une maison hospitalière. Trois heures encore nous séparent ; trois heures de pays musulman : collines broussailleuses, vallons cultivés, grands espaces en friche piqués de quelques rares tentes noires, en poil de chèvre, qui abritent des tziganes nomades et voleurs, et ça et là des troupeaux de vaches rondelettes.

Il est 10 heures du soir quand nous mettons pied à terre dans la vaste cour de M. Sabatier. La famille Sabatier est la grande bienfaitrice du pays. De Mersine à Alexandrette et du Djébèl-Béréket jusqu’au Taurus, il n’est personne, chrétien ou musulman, qui ne connaisse et ne bénisse Mme Sabatier. Si tous les malheureux qu’elle a secourus venaient témoigner du bien dont ils lui sont redevables, quelle belle page on écrirait sur sa générosité et sa charité. Tous les chrétiens qui ont échappé aux massacres, à Hamidié, lui doivent la vie. Ils étaient quinze cents ; il ne reste que trente hommes et trois cent soixante-dix femmes, qui ont eu le temps de se réfugier dans la fabrique. Six cents hommes ont été tués au marché, dans leurs boutiques. Le massacre a été organisé si secrètement, il a été si subit et si rapide que le plus grand nombre a été surpris et frappé sur place. Les ouvriers des fermes ont été poursuivi dans les champs, traqués et assommés comme des bêtes fauves. Cinq cents cadavres en décomposition empestent la campagne. La famille Sabatier nourrit et loge un peu plus de cent cinquante veuves et orphelins.

Après une nuit de repos, nous nous remettons à rouler sur la plaine monotone et morte ; et de bonne heure, dans l’après-midi, nos voitures nous déposent à Osmanié, au pied du Débèl-Béréket. Au khan, visite du commandant militaire, grossier personnage qui se pique de civilisation. Il voudrait se laver du sang qu’il a versé. Il me confie discrètement que M. Roqueferrier a eu tord de le mal juger ; qu’il nourrissait à l’égard des chrétiens les sentiments les plus fraternels ; qu’il n’est musulman qu’à la mosquée ; que ses intentions ne sauraient être plus droites ; que s’il y a eu quelques accidents, il en est innocent, et que d’ailleurs il manquait de troupes pour maintenir la population. Il a oublié d’ajouter qu’il avait distribué des fusils Martini aux bachi-bozouq et qu’il avait fait tirer sur les Arméniens par l’armée régulière.

Grâce à sa complicité, leur quartier a été détruit. Ils n’habitaient pas des palais, ces pauvres gens. Dans un espace de moins de deux hectares, ils avaient trouvé le moyen d’entasser une église basse et obscure, bâtie en pierres brutes, un embryon d’école du même style, cinq ou six maisons en terre, servant probablement de boutiques ou de guinguettes et quarante-cinq huttes de roseaux tapissées de boue qui leur servaient d’habitations. Dans la ville, il y avait encore une église et une école protestante et quelques khans chrétiens : en tout, une population arménienne de près de huit cents âmes. Il reste actuellement un peu plus de deux cents femmes et trente hommes ! De maisons, il n’y en a que quatre debout. Dans le petit quartier arménien dont j’ai parlé, les arbres sont criblés de balles ; sur les murs en ruines de l’église, on compte des centaines de trous. Dans cette église s’étaient réfugiées cent quatre-vingts personnes environ, des femmes et des enfants surtout. Les Turcs ont défoncé la terrasse et versé à l’intérieur des bidons de pétrole enflammé. Pendant que cet exploit s’accomplissait [...], des hommes armés gardaient la porte pour empêcher ces malheureux de sortir. à l’intérieur, au-dessus du parquet, sur le mur blanc, en partie cachées par les décombres, se voient encore dessinées des ombres noires représentant des formes humaines crispées par la douleur. Ce sont les victimes dont les chairs ont été calcinées contre le mur et dont la graisse fondue a imprimé le décalque dans la chaux.

Encore une étape avant d’arriver à Hassan-Beylik. Jusqu’ici nous avions voyagé dans ces boîtes déhanchées que les indigènes nomment emphatiquement des landaus. Mais Djébèl-Béréket est rebelle à ce mode de transport. Les sentiers en lacets qui le sillonnent n’ont jamais été foulés par ces véhicules civilisés. Trente-sept bêtes de somme vont transporter le contenu de nos sept chariots. Quant à nous, juchés sur une montagne de matelas à distribuer, nous nous installons gravement sur nos patientes montures. La traite est de six heures, coupée par une heure de repos. à 2 heures de l’après-midi, nous descendons dans le jardin de Guiraghos-Agha qui va nous servir d’habitation. Il ne faut pas songer à s’abriter sous un toit. Le divin Maître lui-même, pendant notre séjour, daignera descendre sous une tente de Bédouin : nous pouvons bien nous en contenter. Et les malheureux villageois sont encore plus pauvrement logés ; quelques branches de feuillage supportés par quatre poteaux leur servent d’abri. Et nous avons eu plusieurs jours de pluie et des nuits d’orage.

Et pourtant Hassan-Beylik a été un grand et riche village comptant quatre cent douze maisons arméniennes, noyées dans la verdure de leur jardins plantureux. Sa principale richesse était le ver à soie, produisant 3 500 à 4 000 livres turques (environ 90 000 francs) en moyenne, par an. Nous avons marché près d’une heure dans leurs champs de blé. Robustes cultivateurs, travailleurs acharnés, cousins de nos Auvergnats, comme eux âpres au gain, ils arrachent à leurs montagnes de grasses récoltes, qui leur permettent de vivre largement.

Je n’ai remarqué que trois groupes de maisons bâties côte à côte. Les autres sont isolées au hasard de la proximité de l’eau ou de l’étendue des propriétés dont elles forment le centre. Maisons confortables, épaisses murailles en solides moellons calcaires. La maison de Guiraghos-Agha, le chef du village, était même luxueuse, et la ville d’Adana ne pourrait pas en montrer beaucoup d’aussi fière et robuste apparence. Tout cela n’est aujourd’hui qu’un amas de pierres calcinées. Soyons vrais : il en reste sept, des huttes dissimulées dans la montagne et qui ont pu échapper à la perspicacité des incendiaires. Une d’elles a été sauvée par une voisine musulmane, à qui le propriétaire avait rendu service et qui le lui a payé en défendant son bien.

Il a fallu de la patience pour allumer près de quatre cents incendies, car le feu ne pouvait pas se communiquer par contact ; mais la haine est patiente — j’allais dire comme l’amour. Huit jours, ils ont travaillé à leur œuvre de destruction. Le principal organisateur des massacres dans la montagne a été le mufti de Baghtché, qui a réuni les villageois des environs, les a armés de fusils Martini et les a lancés sur ces ghiaours. Ils marchaient au son des tambour, comme les soldats vont à la bataille ; pillant d’abord, brûlant ensuite et mêlant le massacre au pillage et à l’incendie. La montagne a été ravagée comme la plaine. En voyant ces ruines, je me figure l’état d’un pays traversé jadis par les Vandales ou les Huns.

Les troupeaux, les bêtes de somme, les bêtes de labour ont été enlevés et emmenés au loin pour les soustraire aux recherches. Les victimes humaines ont été relativement moins nombreuses : beaucoup ont pu se cacher dans les rochers et les replis de la montagne. Partout, les Arméniens ne songèrent qu’à fuir ; ils se sentaient en trop petite minorité. Hassan-Beylik seul organisa la résistance. Tandis que les femmes se cachaient, les hommes luttèrent deux jours, derrières les talus ou à l’abri de tranchées improvisées. Mais les musulmans arrivaient de tous côtés à la fois, par milliers, armés de fusils à longue portée ; eux n’avaient que de vieilles armes démodées. Il fallut donc sonner le sauve-qui-peut. Ce fut alors une chasse à l’homme qui dura quinze jours, et des scènes de barbarie dignes de Néron. Des malheureux furent liés avec des cordes et étendus sur un lit de bois auquel on mit le feu. à un derder [prêtre marié], pour l’obliger d’apostasier, on troua les yeux avec un coutelas circassien, à double tranchant, qu’on retournait dans l’orbite ensanglantée, comme on creuse un morceau de bois avec une tarière. Avec ce même coutelas, on lui arracha la langue et on lui cassa les dents. Celui-là, on peut le croire, est mort martyr. Et il n’est pas le seul. Les survivants affirment que les victimes, avant d’être immolées, étaient sommées de renoncer à Jésus-Christ ! — mais il ne faudrait pas trop généraliser. Ainsi, tout le monde sait qu’à Yarpouz dix-huit familles sont devenues musulmanes. Et que d’individus, par faiblesse, pour échapper à la mort, ont fait profession extérieure de mahométisme, tout en restant, il est vrai, chrétiens dans le cœur.

En beaucoup d’endroits, dans la montagne comme dans la plaine, les femmes ont été épargnées. était-ce un mot d’ordre ? était-ce calcul inspiré par la haine ? Avaient-ils réfléchi que tuer les hommes c’était condamner les femmes et les enfants à une misère pire que la mort ? Les brigands ne l’ont pas dit, mais quand on les connaît, on à peine à croire qu’ils aient été conduits par un sentiment d’humanité. Où la brute a manifesté ses instincts, c’est dans le rapt des jeunes filles. Histoire vieille comme l’islamisme. Hélas, aussi vieille que le monde ! je dois ajouter qu’un grand nombre ont été retrouvées. M. Roqueferrier, avec le T.R.P. étienne, le prieur de la Trappe d’Akbès, s’étaient employés à cette œuvre avec une énergie et une audace qui, dans certains cas, n’ont rien moins été qu’héroïques.

Voici un tableau, qui ne prétend pas être complet, de la population chrétienne de cette partie de l’Amanus, c’est-à-dire des cazas de Baghtché et d’Islayié. Le caza d’Osmanié compte peu de chrétiens en dehors du chef-lieu.

Caza de Baghtché

Baghtché : 102 maisons brûlées sur 110 environ. 771 habitants ; restent : 641. Parmi les morts : 113 hommes.

Hassan-Beyli : 412 maisons ; restent : 7. 2 186 habitants ; restent : 1890 environ. 265 pères de familles disparus.

Lapachle : église, école, maisons, boutiques, fermes, total : 145 toits, tout brûlé. 747 habitants ; restent : 581.

Kharne : 2 églises, 2 écoles, 131 maisons, 41 boutiques, 1 four, 1 moulin, tout brûlé. 795 habitants ; restent : 619.

Kourtlar : 101 habitants ; restent : 75.

Gueuk tchayir : 41 maisons brûlées. 185 habitants ; restent : 130 environ.

Caza d’Islayié

Islayié n’a pas eu trop à souffrir grâce à l’énergie du Qaïmakam.

Killer : 50 maisons, dont 27 brûlées. 258 habitants ; restent : 230 environ.

Intilli : 32 maisons, toutes brûlées. 167 habitants ; restent : 230 environ.

Kouchdjou : 24 maisons, dont 9 brûlées. 90 habitants ; restent : 82.

C’est à quelques milliers de survivants, sans abri, sans pain, sans habits, sans instruments de travail, que nous avons été porter nos secours  [...]

Rigal, S. J.

La cour martiale et la pacification d’Adana4

La confiance est lente à venir. Sans doute une partie de la population chrétienne est rentrée à Adana. Elle s’est installée provisoirement dans les vignes ou sous des tentes prêtées par le gouvernement. Mais lorsque la saison des pluies arrivera, ce sera un surcroît de misères. L’autre partie de la population s’est retirée à Mersine, a fui à Chypre, au Liban, en égypte et ailleurs.

J’ai dit que la confiance ne revenait que lentement, parce que la cour martiale agissait, elle aussi, d’une façon lente, ou plutôt ne faisait rien. Il y a bien eu neuf Turcs et six Arméniens pendus. L’opinion générale est que parmi les six Arméniens pendus, il y en a quelques-uns qui ont été injustement condamnés. Quant aux neuf Turcs, se sont des inconnus venus des villages environnants. De temps à autre, on apprend qu’il y [a] quelques condamnations à dix, quinze, vingt ans de prison ou de travaux forcés. Mais toutes ces sentences n’atteignent que des pauvres diables. On n’a pas encore touché aux véritables auteurs des désastres et des calamités. La cour martiale se montre d’une partialité révoltante, et a toujours essayé, per fas et nefas, de soutenir la thèse d’un mouvement révolutionnaire de la part des Arméniens. Ceux-ci ont fait bien des sottises depuis la proclamation de la Constitution, c’est vrai ; et nous ne cessions de répéter entre nous et autour de nous : ils vont s’attirer des histoires. Mais de là à un mouvement révolutionnaire, il y a un abîme. Même les fédaï nefs n’étaient pas des révoltés ; ils avaient pour but de se défendre en cas d’attaque. Le rôle offensif reste entièrement aux musulmans, c’est ma conviction.

Du reste, si le gouvernement trouvait blâmable les excès de langage des Arméniens, il n’avait qu’à coffrer les agitateurs.

Ces jours derniers, il s’est produit un certain revirement. Le député Babikian, membre de la commission d’enquête, après s’être bien documenté sur place, est rentré à Constantinople. Il a parlé ,et le conseil des ministres a donné l’ordre de faire passer en jugement ceux qui étaient en fonction soit civile, soit militaire, lors des événements. On vient de mettre en prison un des plus puissants notables turcs, Abd-ul Kader Bagdadle, ainsi que le directeur d’un journal d’Adana Itidal. Ce journaliste, appelé Ihsan Fikri, a eu des articles très mauvais, spécialement durant la période d’accalmie, à tel point que j’avais cru nécessaire d’aller moi-même en signaler un au consul anglais, qui est ici depuis le 14 avril, commencement des massacres.

Le président de la commission d’enquête, Kémal bey, a complètement échoué dans son rôle de pacificateur. Il a usé de toutes les moyens pour amener le clergé à une réconciliation avec les musulmans. à l’instigation de Mgr Terzian et du badvéli protestant, ceux-ci et les autres membres du clergé n’ont cessé de demander justice. Le consul anglais poussait aussi vivement à la réconciliation, ainsi que Mister Chambert, chef de la mission américaine. Nous nous sommes tenus en dehors de cette question.

On sait que cette première cour martiale fut, par ordre supérieur, remaniée et dotée d’un nouveau président. Des mandats d’arrêt furent alors lancés contre le vali Djévad bey et le fériq Rezmi pacha, qui étaient en charge lors des massacres, puis contre un Turc universellement tenu pour un meneur, Abd-ul Kadir effendi Baghdadle et contre Ishan Fikri, directeur de l’Itidal, organe du fanatisme musulman [et du Comité Union et Progrès] à Adana.

[Note de l’éditeur] : Les peines portées contre ces personnages (Djévad bey privé de charge pour six ans, Rezmi condamné à trois ans de prison, etc.) parurent aux Arméniens absolument dérisoires, surtout comparées aux peines de mort, aux travaux forcés, aux emprisonnements infligés à nombre de pauvres arméniens coupables au plus de s’être défendus. L’irritation était si vive et si bien fondée que le gouvernement dut lui céder quelque chose. Après les déclarations de Babikian effendi, député, membre arménien de la commission d’enquête envoyée à Adana par le gouvernement et la Chambre, un effort fut tenté en haut lieu pour établir les responsabilités dans l’origine des massacres. Une circulaire fut adressée à tous les vilayets, qui déclarait officiellement « que la nation arménienne ne s’est point écartée du dévouement dont elle a toujours fait preuve vis-à-vis de l’Empire ottoman » ( Levant Herald, 11 août 1909). Le même journal, en date du 19 août, rapporte les conclusions de la commission parlementaire, composée de députés turcs et arméniens, chargée d’examiner les enquêtes officielles faites à Adana. Les musulmans de cette ville auraient mal compris les démarches des Arméniens, spécialement leurs achats d’armes, et cru, sans préméditation, devoir pourvoir eux-mêmes à la sauvegarde de l’ordre constitutionnel. L’attitude des Arméniens, soit à Adana, soit ailleurs, n’avait pas dépassé les bornes de la défense personnelle. Avec cela, les condamnations prononcées n’étaient pas révisées ni rapportées. De nouvelles protestations du patriarche grégorien, Mgr Elisée Tourian, n’obtinrent aucun résultat. Il envoya alors une lettre de démission (10 septembre 1909). Le motif qu’il invoque pour se retirer, c’est que [les jugements] de la cour martiale, « tout à fait inconciliables avec l’équité et la vérité, et les jugements incompatibles avec des droits incontestables», n’ont pas été révisés comme on avait le droit de s’y attendre, mais au contraire approuvés.

Le 10 septembre, si nous en croyons le Stamboul du 11, Nedjmedinne bey, ministre de la Justice, informait Carayan effendi, président du Conseil mixte du patriarcat, qu’on ne pouvait reprendre les jugements ni condamner à de plus fortes peines Abd-ul Kadir effendi, Djévad bey et Remzi pacha, « car ce serait exciter les esprits. Le patriarche recevrait autrement satisfaction ».

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1) Rigal (P.), « Adana. Les Massacres d’Adana », Lettres d’Ore, relations d’Orient [revue confidentielle des missions jésuites éditée par le siège de Lyon et publiée à Bruxelles], novembre 1909, pp. 359-391. Une autre série de témoignages a été publiée dans le numéro de juillet 1909, pp. 199-223.

2) Récits des PP Sabatier, Benoît et Marc (P.), « Les Massacres d’Adana », Lettres d’Ore, relations d’Orient [revue confidentielle des missions jésuites éditée par le siège de Lyon et publiée à Bruxelles], juillet 1909, pp. 223-237.

3) Publié dans l’Œuvre des écoles d’Orient, juillet-août 1909, pp. 383-391.

4) Jouve (P.), « Extraits d’une lettre », Lettres d’Ore, relations d’Orient, novembre 1909, Adana, 15 juillet 1909, pp. 392-393.

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