RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Deir-Zor, Marat, Souvar et Cheddadiyé

55 - HRIPSIME DADOURIAN, de Malgara (Thrace)

Le second convoi de Deir-Zor*

Dans les premiers jours d’août 1916, ils avaient mis en route le premier convoi, et les chemins étaient déjà recouverts de sang lorsqu’à notre tour nous avons été mis en route avec le second convoi. On nous dirigea d’abord vers le village de Marat qui se trouve à une distance d’une demi-heure de Deir-Zor. A peine étions-nous arrivés, qu’ils nous firent repartir en sens inverse, avant même d’avoir pu reprendre notre souffle, vers un point précis où se joignirent à nous sept mille déportés qui marchaient, paraît-il, depuis trois ou quatre jours. Ils les avaient mis en route pour Mossoul, mais leur avaient fait faire demi-tour après coup et les avaient amenés pour les réunir à notre groupe.

Nous avons campé avec ce groupe dans la vallée de Marat où, peu après, ils nous ont adjoint deux mille personnes raflées autour de Deir-Zor. Un grand nombre de gendarmes étaient venus avec le convoi de Zor et nous sommes restés sous leur surveillance, à Marat, les premiers jours. Peu après, quelque cinquante [f° 97] Tchétchènes armés jusqu’aux dents arrivèrent et dès lors ce sont eux qui dirigèrent [tout]. Dès le lendemain de leur arrivée, les Tchétchènes décidèrent ainsi de nous dénombrer. Notre propre convoi comprenait douze mille déportés; celui des gens qui auraient dû aller à Mossoul sept autres mille et, enfin, les derniers venus raflés dans les environs de Deir-Zor, deux mille: nous étions donc près de vingt-deux mille. Sans doute les Tchétchènes projetaient-ils de nous faire basculer dans l’insconscience ou de nous rendre malades car ils ne laissaient pas approcher de nous un seul marchand.

Lorsque la faim est devenu insupportable, [les déportés] se sont rendus groupe par groupe auprès des chefs tchétchènes pour protester et réclamer du pain. Les Tchétchènes leur répondirent que plutôt que de leur demander à eux, ils aillent exiger cela des déportés aisés. «Il y a, [dirent-ils], auprès d’eux toutes sortes de nourritures à profusion. Allez exiger. S’ils ne vous donnent rien, prenez de force. Soyez certains que nous ne vous punirons pas pour cela». Cette invitation à la lutte fratricide ne resta pas sans effet. Bien évidemment, cela aussi faisait partie du plan infernal de Zéki bey et de ses acolytes.

Nombre d’actes extrêmes eurent lieu ce jour-là, et certaines tentes furent pillées par les Arméniens eux-mêmes. Les Tchétchènes et les gendarmes observaient de loin en riant et, malgré les hurlements des femmes et des enfants, ne s’interposèrent jamais. La famine n’a pas de loi et les plus affamés se comportèrent donc avec beaucoup d’iniquité à l’égard de leurs compatriotes. Fort heureusement, cela ne dura pas longtemps et il fut possible, peu de temps après, de parvenir à une compréhension réciproque. Bien sûr, tous les affamés ne furent pas rassasiés, mais il n’y eut plus jamais d’actes de violence.

Après être restés trois jours dans la vallée de Marat, ils nous mirent en route, affamés et assoiffés, en direction du désert. Il y avait beaucoup de gens n’ayant plus la force de marcher et le plus souvent des pauvres femmes les portaient, [car] ceux qui restaient en chemin étaient achevés par les Tchétchènes.

Une octe de pain était vendue une livre d’or, et encore en secret, car cela était formellement interdit. Le prix des denrées avait augmenté dans des proportions considérables, mais les déportés ne regardaient pas à la dépense lorsqu’ils en trouvaient. Un jeune homme donna une pièce d’or à un Tchétchène pour acheter une cigarette à moitié consumée.

Nous avons avancé dans ces conditions jusqu’à Souvar, qui se trouve sur la rive droite de la rivière Khabour. Il nous a fallu trois jours pour y parvenir et nombreux ont été ceux qui restèrent tout au long du chemin, à demi-morts et sans secours. Nombre de mères abandonnèrent leurs enfants.

Ils séparèrent de nous et emmenèrent les familles de trois cents personnes emprisonnées à Deir-Zor, en disant qu’elles allaient être établies dans un village. Par la suite, ils déclarèrent qu’il était possible à cent familles de s’établir devant Souvar, à condition que chacune paie vingt-cinq pièces d’or. Mais ce ne sont pas cent, mais trois cents familles qui se présentèrent, payèrent la somme voulue et tendirent leurs tentes près de Souvar. Jusqu’à ce que nous repartions, leur nombre grimpa à six cents. Mais celles-ci ne restèrent pas bien longtemps là, car elles furent progressivement réexpédiées avec les quatrième et cinquième convois de Deir-Zor et massacrées (les familles des prisonniers préalablement séparées de [notre colonne] furent également massacrées: j’ai rencontré des restes de ce groupe plus tard, lorsque je me trouvais parmi les Arabes de Cheddadiyé).

Après que ces familles eurent établi leurs tentes et versé la somme réclamée, ils nous remirent en route en direction de Cheddadiyé qui allait devenir un immense cimetière pour les Arméniens. En cours de route, seuls les Tchétchènes continuaient à nous surveiller: les gendarmes avaient complètement disparu; nous allions les revoir plus tard, dans des conditions dramatiques.

Lorsque nous nous sommes approchés de Cheddadiyé, le chef des Tchétchènes nous dit: «L’équitable gouvernement a accordé son pardon aux Arméniens; vous allez rester ici; une grande résidence d’été (= Kechla) va y être construite pour vous et vous allez dorénavant vivre tranquilles». Ces propos circulèrent de bouche en bouche et la population reprit un bref moment courage, mais les plus incrédules faisaient la moue en chuchotant entre eux que sous ces propos lénifiants se dissimulait certainement une machination. Peu après, le piège allait d’ailleurs se révéler. Les Tchétchènes déclarèrent que ceux qui souhaitaient acheter de la farine se munissent chacun d’un sac et se rassemblent, afin qu’on les amène dans un village proche où la farine allait être achetée, situé, dirent-ils à une heure [de route]. Plus d’un millier d’hommes fut ainsi rassemblé et emmené vers une colline des environs. Nous les avons observés durant un bon moment, puis nous avons vu qu’un autre groupe descendait à son tour de l’autre versant de la colline et avançait en direction des hommes emmenés, que nous ne pouvions déjà plus voir. Le cœur tremblant, nous attendions en nous demandant ce qui allait bien pouvoir se passer, puis le bruit d’une détonation nous parvint, lequel se répéta à plusieurs reprises. Il n’était désormais plus possible de douter qu’un massacre était en train d’être commis sur la colline. Il est impossible de décrire les pleurs et les lamentations qui s’élevèrent alors de notre multitude. Rapidement, la nuit tomba et près de vingt hommes, qui s’étaient retrouvés sous les cadavres, laissés pour morts, mais presque tous plus ou moins gravement blessés, parvinrent jusqu’à nous et nous rapportèrent que la tuerie avait été accomplie au fusil, mais surtout à la hache et avec des gourdins, des lances ou des boules de fer.

Ces rescapés ne gagnèrent cependant qu’une nuit de vie supplémentaire. En effet, le jour suivant — cette fois sans plus aucun simulacre —, les Tchétchènes, ainsi que les gendarmes disparus qui étaient réapparus en cours de route, commencèrent à rassembler les hommes par petits groupes et à les convoyer vers le sommet de la colline de l’horreur pour les y tuer. Cette opération fut répétée à de nombreuses reprises, car pas mal d’hommes s’étaient rasés la moustache et avaient revêtu des habits de femmes pour échapper au massacre. Certains les dénonçaient en espérant ainsi être épargnés. Mais les Tchétchènes et les gendarmes emmenaient vers le lieu des tueries le dénonciateur et le dénoncé ensemble.

 

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52, Deir-Zor, ff. 100-104.