RHAC II ► Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie ►
Témoignages sur Deir-Zor, Marat, Souvar et Cheddadiyé
Zéki bey suivait personnellement le convoi pour accélérer sa progression. Il se disait qu’il avait une peur bleue d’être tué et qu’il était toujours entouré de Tchétchènes et portait sous ses vêtements une cuirasse.
Les Tchétchènes qui surveillaient ce convoi étaient, du village de Séfa, cheykh Suleyman, Mehmed bey, Topal Zékéria, Mouhammed, Salih, Abdullâtif, Abdulvahab, Ahmed bey, Abdullah Husseïni effendi, Ismaïl effendi et son frère Ibrahim, Djébra bey, Husseïn bey, Mouchlı Salih, Zor Beg, Cheïkh Osman, Ali çavuş, Mahmoud, Abdul Médjid, etc. Ils étaient tous à cheval, sabre à la main. Lorsque les pauvres jeunes filles les voyaient, elles étaient terrorisées. Beaucoup criaient qu’elles n’étaient pas filles, qu’elles n’étaient plus vierges, qu’elles étaient mariées et avaient des enfants. Mais en vain. Pour peu qu’elles soient plus ou moins belles, elles étaient enlevées. Ils les prenaient et les amenaient dans un endroit éloigné du convoi. Un sort similaire était également réservé aux garçons en bas âge.
Plus de quinze mille familles furent dirigées en direction de Cheddadiyé, près de Souvar. Tous avançaient à pied, dans des conditions très pénibles. Les bastonnades et les coups de matraque ne cessaient pas. Bien souvent, ils fonçaient à cheval sur les déportés et les piétinaient pour qu’ils disparaissent plus vite. Nombreux étaient ceux qui mouraient sous les sabots des chevaux ou restaient sur place à demi-morts, ce qui revenait de toute façon au même.
Ce n’est que près de Souvar qu’ils nous autorisèrent à nous reposer un peu. Nombre de familles commencèrent à dresser leurs tentes. Les Tchétchènes leur prenaient vingt à trente pièces d’or en les menaçant de détruire ou de brûler les tentes. Pour les convaincre, ils torturaient effroyablement sous leurs yeux les familles les plus modestes et misérables. Ce qui, bien entendu, ne manquait pas d’avoir un effet immédiat: ils déliaient vivement leurs bourses. Certaines n’avaient pas autant d’argent. Les Tchétchènes fouillèrent pas mal de gens. Certaines avalèrent alors des pièces. Les Tchétchènes eurent vent de cela et arrêtèrent un certain nombre d’hommes et de femmes ayant avalé des pièces. Ils les éloignèrent et les éventrèrent pour trouver l’argent avalé. En d’autres occasions, ils attachaient des gamins en des endroits donnés et, de loin, s’en servaient comme cible pour leurs exercices de tir au fusil. Il est absolument impossible de décrire l’effroi, la douleur, les hurlements, les supplications ou les malédictions proférées à la suite de ces traitements.
Lorsqu’ils arrivèrent à Souvar, le temps était pluvieux, et les dix jours au cours desquels ils restèrent là, la pluie ne cessa pratiquement pas.
Ils pataugeaient tous dans la boue et dans les détritus de toutes sortes, auxquels s’ajoutaient également les excréments pestilentiels dus à cette masse humaine. Certains en étaient réduits à manger les saletés. Les enfants notamment, tournaient autour des chevaux des Tchétchènes et des gendarmes pour trier et manger les brins d’orge se trouvant dans leurs déjections. Bien souvent, lorsqu’un Tchétchène à cheval voyait ces gamins courir après les crottes de sa monture, il tirait son sabre et faisait joyeusement sauter plusieurs têtes en guise de distraction, et en montrant fièrement à ses compères son savoir-faire, la qualité du tranchant de son sabre et la puissance de son bras.
Il y avait également des gens qui tuaient des chiens et les mangeaient, bien qu’en secret, car la vie d’un chien était, aux yeux des Tchétchènes, bien plus précieuse que celles des Arméniens: ils arrêtaient et exécutaient comme assassins les tueurs de chiens. Il y eut plus encore de gens qui tuèrent et mangèrent des ânes utilisés pour les transports de marchandises.
Le dixième jour, ils commencèrent à rassembler les mâles âgés de plus de quinze ans et les menèrent en prison. Ils ne leur laissèrent prendre aucune nourriture afin qu’ils soient totalement affaiblis. Nous apprenions qu’ils séparaient ces prisonniers par groupes d’une cinquantaine de personnes, attachées les unes aux autres, puis les emmenaient au bord du Khabour pour les y tuer.
Parmi la multitude établie à Souvar se dissimulaient une vingtaine d’hommes déguisés avec des vêtements féminins. On ne sait pas comment ils furent découverts, [mais] ils les trouvèrent rapidement et les emmenèrent pour les tuer.
Après l’exécution des hommes, le tour des garçonnets arriva. Les plus jeunes d’entre eux furent emmenés. Ils disaient qu’ils allaient les adopter et que dorénavant ils auraient une vie tranquille. Plus tard nous avons appris que ces petits avaient été circoncis.
Dès lors, il ne restait plus à Souvar que des femmes, des fillettes et quelques vieillards. Les Tchétchènes déclarèrent qu’ils pouvaient emmener et installer une partie d’entre eux à Ras ul-Aïn si on les payait. Ils ajoutèrent: «Ceux qui ne paieront pas seront confiés aux Arabes» et «Cela ne sera pas une bonne chose, car les Arabes sont des êtres sans pitié et peuvent vous tuer». A les entendre, ils auraient été des incarnations du bien.
Ils sont parvenus ainsi à ramasser pas mal d’argent. Ceux qui purent payer furent séparés. Mais leur sort et celui des autres étaient évidemment les mêmes. Mais ce sont ceux qui n’avaient pas payé qui furent tués les premiers, lesquels avaient préablement été amenés sur les rives du Khabour. Nombre de femmes s’étaient précipitées dans l’eau avec leurs enfants, qui s’accrochaient aux jupes des femmes pour tenter de joindre l’autre rive. Mais il y avait tout à la fois des gardiens sur les deux rives, qui tuaient à coup de fusil celles qui se trouvaient dans l’eau. Quant à celles qui étaient près du bord, elles étaient noyées. Dans cette tuerie, les gendarmes collaborèrent ouvertement avec les Tchétchènes.
La mort attendait également les personnes emprisonnées. Zéki les sortit personnellement et les fit attacher deux par deux devant la prison. Il était évident qu’ils avaient tous subi des tortures effroyables. Pour la plupart, ils n’étaient plus en état de marcher ou même de se tenir debout. Le fait d’être attachés par deux leur permettait toutefois de trouver un certain équilibre et de ne pas tomber. Leurs visages étaient couverts de blessures et de plaies terribles. Ils furent pour partie achevés impitoyablement sur la route et pour partie plus loin, sur les bas côtés.
Les vingt à trente jeunes gens qui avaient rasé leurs moustaches et s’étaient habilés en femmes, étaient parvenus à quitter le bâtiment sans être vus. Parmi eux se trouvaient des gens de Tarse que je connaissais, comme Garabèd Berberian, Artin Gasparian, Mikayèl [et] Samuel Déyirmèndjian, Arménag [et] Hovsèp Makinadjian. Ceux qui appartenaient à ce groupe moururent ou se suicidèrent. Le seul d’entre eux qui sauva sa peau fut Roupèn Harmandarian, Djanarzoghlou, qui réussit à rester caché suffisamment longtemps, puis parvint à fuir vers Alep, après avoir enduré bien des souffrances. Il portait à la tête, en deux endroits, et sur le dos, des blessures.
Après le massacre commença la vente des fillettes et des garçons. Il se trouvait aupès de Mohamed Salih une jolie fillette pour laquelle ils proposèrent un mouton et vingt piastres, mais il refusa de la céder. D’autres se vendaient bien moins cher. Ces points de vente étaient appelés Avrat Bazari. J’étais moi-même devenu le fils adoptif de ce Mohamed Salih.
Il y avait également des groupes de femmes qui avaient été épargnées du fait de leur beauté et de leur jeunesse. Zéki bey venait chaque dimanche sélectionner les plus belles et les emmenait. Il prenait également des tout petits. Les mères gardaient parfois leurs enfants dans des sacs, mais Zéki bey, qui était au courant de cela, défaisait lui-même les sacs et emportait les petits qu’il y trouvait. Certaines mères perdirent la tête en voyant qu’on enlevait leur enfant. Zéki se comporta toujours avec sévérité. Il tua de ses mains des femmes enceintes, en fit piétiner d’autres par les chevaux. Parfois, il piétinait lui aussi les corps étendus à terre en faisant tournoyer son cheval plusieurs fois. D’autres encore furent écrasées sous les roues des voitures. Dans ces moments, il criait: «Si j’avais pu voir des chiens plutôt que vous, cela eût été bien mieux». J’étais moi-même vêtu en fillette lorsque Mohamed Salih m’enleva. Il ne se comportait pas très méchamment avec moi et les autres enfants qui vivaient auprès de lui. Il me fit rapidement circoncire et me garda comme fils adoptif. On nous nourrissait avec les mêmes aliments que ceux qu’ils mangeaient.
* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52, Deir-Zor, ff. 100-104.