RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Deir-Zor, Marat, Souvar et Cheddadiyé

54 - RACHÈL HADJI-YOUSSOUFIAN, de Sis

Du convoi de déportés de Mardin*

Un matin du mois d’août, le dimanche de l’Assomption, les crieurs publics ( mounédir ) ont annoncé que tous les Arméniens du village, appelé Hassidjé [au nord de Cheddadiyé, sur le Khabour], devaient se rassembler, car un décret allait leur être lu.

Tous ceux qui étaient informés se rendirent à la convocation, tandis que les insoumis furent amenés de force. Les circonstances et l’ambiance générale régnante nous ont permis de saisir qu’il ne s’agissait pas d’une quelconque déclaration, mais d’un décret de mort. Ils ont en effet immédiatement rassemblé les hommes que vingt à trente cavaliers tchétchènes, armés de [fusils] Martini, ont emmenés, ce qui nous a convaincus qu’ils les amenaient à la mort. La plupart n’avaient même pas pu prendre un manteau, d’autres étaient sans chaussures, d’autres encore tête nue, et tous étaient affamés. Nous avons nous-mêmes voulu, après les avoir rattrapés, leur donner manteaux, chaussures et fez que nous avions apportés, mais nous avons été repoussés à coup de bâton et de crosse de Martini. Tandis que nos hommes s’éloignaient, nous, les femmes et les filles, nous nous sommes retrouvées seules, tandis que les gamins pleuraient. Ces bêtes féroces restèrent toutefois sans pitié.

Ils ont emmené ce groupe. Ils ont tout d’abord dépouillé les hommes de tout ce qu’ils possédaient, puis ils les ont attachés six par six et les ont jetés dans un puits de trente à quarante coudées de profondeur. Ce sont des rescapés du puits qui nous ont raconté tout cela: ils étaient parvenus, tout nus, à s’enfuir. Mais [les gardiens] avaient fouillé toutes leurs tentes et trouvé d’autres hommes qui furent également tous tués.

Dans un premier temps, ils avaient gardé en vie les personnes aisées, puis les avaient tuées à leur tour. Tous ceux qui n’étaient plus en état de marcher, du fait de maladies ou de maux aux yeux, étaient amenés sur les bords du Khabour et jetés à l’eau: ceux qui parvenaient à nager étaient eux-mêmes tués à coups de fusil.

Quand il n’est plus resté d’hommes, ils ont rassemblé les veuves et les orphelins et les ont envoyés de Hassidjé à Cheddadiyé sous le prétexte qu’on allait les y aider. Il n’y avait pas de barques pour nous faire passer la rivière: nous nous sommes toutes jetées à l’eau, avec les enfants: noyades, pillages, hurlements eurent pour effet de créer une situation effroyable. Mais qui se souciait de nous? Malgré tout, nous tentions d’encourager nos enfants encore vivants, en leur disant: «Ne pleurez pas, tous nos espoirs reposent sur vous. C’est vous qui allez rallumer notre foyer».

Nous avons marché durant trois jours. Trois heures avant Chéddadyié, ils ont pris nos biens et nos animaux et nous ont parqués là comme un troupeau. Les Tchétchènes se installés cinq par cinq, en cinq groupes; ils ont disposé devant chacun d’eux un grand chaudron, puis ils ont commencé à déshabiller les femmes et les enfants qu’ils arrachaient à leurs mères. C’est alors que nos jeunes garçons déguisés en filles ont été découverts et ont été tués dans des conditions effroyables. Notre argent qui se trouvait devant eux, [dans les chaudrons], fut volé. Il y avait parmi nous quelques femmes qui avaient réussi à conserver de l’argent. Aussi espérions-nous vivre encore quelques semaines. Mais lorsque nous sommes arrivées à Cheddadiyé, nous avons appris que les soixante dix à quatre vingt mille familles de l’énorme camp de déportés de Deir-Zor avaient été exterminées dans leurs tentes prisent sous le feu de fusils. Ce sont des rescapés de ce camp qui nous ont raconté cela et j’ai moi-même vu de multiples amas de cadavres dégageant une odeur qui nous empêchait même de nous approcher.

Nous sommes également parvenus dans ce lieu maudit. Mes enfants étaient avec moi; nous avions avalé trente pièces d’or. Nous avions de l’argent [pour acheter de la nourriture], mais [nos gardiens] n’autorisaient pas les Arabes à s’approcher de nous pas plus que nous n’allions vers eux.

Chacun a alors commencé à tuer et à manger qui son buffle, qui son âne, qui son cheval. Il n’y avait personne pour enterrer les morts. Les plus affamés sortaient les poumons et les cœurs des défunts et les mangeaient: j’ai vu cela de mes yeux.

Les Tchétchènes ont finalement donné leur accord et ont permis aux gens de Mardin d’apporter du blé. On ne nous vendait qu’une seule mesure, dont ils ne nous donnaient que la moitié, sans compter qu’avant de la récupérer nous avions droit à une bonne bastonnade. Ils observaient en fait quelles étaient celles qui changeaient des pièces d’or, puis pénétraient dans leurs tentes et les obligeaient à sortir l’argent détenu en les menaçant de mort.

C’est à ce moment qu’ils procédèrent à la fouille des tentes pour y rechercher les belles jeunes filles et les brus. J’ai vu qu’il n’y avait plus aucun moyen de s’en sortir et j’ai songé à prendre mes enfants et me rendre auprès des Arabes. J’avais une fille déjà mariée, mais encore toute jeune, dont j’avais rasé les cheveux et les sourcils et que j’avais revêtue de vieux vêtements: elle n’était pas encore tombée aux mains d’un musulman.

Finalement, nous nous sommes rendues à une vingtaine, à Moubat-Pacha, sous la tente de El-Djéyi, cheïkh et mukhtar de la tribu des Djebouri [installés sur la rive droite du Khabour], après lui avoir préalablement fait promettre qu’il ne nous tuerait pas et ne nous proposerait pas le mariage. Nous avons été dispersées dans quatre maisons arabes. Deux jours après notre arrivée, c’est-à-dire deux jours après la fête du Gourban, les Arabes nous ont appris que [les Tchétchènes] avaient jeté dans un gouffre les femmes et les enfants et y avaient mis le feu; qu’ils avaient auparavant éventré pas mal de femmes et d’enfants pour rechercher de l’argent. Nous avons vécu une année avec une fille qui s’était sortie de ce terrifiant brasier. Elle nous a raconté comment elle avait mangé de la chair grillée par le feu et les plaintes qui émanaient des mourantes.

Il impossible qu’un cœur résiste à des choses pareilles. Je n’ai écrit qu’un millième de ce que j’ai vu et entendu.

Revenons-en à l’Arabe. Le cheïkh n’était en effet pas en mesure d’abriter autant de monde chez lui. Mon fils de quatorze ans, ma fille mariée et mon petit-fils de deux ans vivaient dans une tente se trouvant à cinq minutes de nous. Suleïman effendi et sept soldats montés sur des mulets arrivèrent de Deir-Zor à la tente du cheïkh. Un de ces mécréants me proposa de me convertir à l’islam. Devant mon refus, il fit feu sur moi et mon fils de trois ans, avec son Martini, mais je ne fus blessée qu’au bras gauche. Lorsqu’il vit que je n’étais pas morte, il s’apprêta à tirer une nouvelle fois. Il entendit cependant [l’ordre] de Suleyman effendi qui m’épargna une seconde balle. C’est dans cet état qu’avec mes enfants et sept autres familles nous avons vécu durant trois mois dans le foyer d’un Arabe nommé Mouhammèd Véhammèd el-Hanafil. Cela fut le remède nécessaire à la guérison de ma blessure. Cheïkh El-Djéyi nous envoyait de la farine de blé, de l’huile et, parfois, de la viande et d’autres comestibles: il était un père pour nous. Malgré cela, nous y souffrions du manque de nourriture. Aussi ont-ils placé ma fille de six ans auprès d’un Arabe appelé Enchiyez et mon fils de quatorze ans dans une autre maison. Ma fille aînée, mon petit-fils de deux ans, mon fils blessé en même temps que moi et moi-même, soit quatre personnes, sommes encore restés là six mois. Ma blessure n’était pas encore guérie, mais ils s’occupaient bien de moi. Ils firent preuve de beaucoup de tendresse à notre égard: ils étaient pourtant pauvres. Nous avons tenu quinze jours grâce aux aliments fournis par leurs voisins. Mais il n’était finalement pas possible de vivre aux crochets d’étrangers. Nous avons supplié notre hôte arabe de nous emmener à Zendjar-Dagh [ou Sindjar, au nord-est de Cheddadiyé, sur la route de Mossoul]. L’homme accepta à condition que mon garçon de seize ( sic )* ans, Karnig (nommé Abdullah par les Arabes), un autre adolescent de quinze ans, Arménag (Husseïn), ma fille de huit ( sic )** ans Olympia (Khatoun), ma sœur Varténis (Leïla) et sa fille Zépiur (Meyrem) restent auprès de lui, car il espérait qu’une fois la paix revenue dans le monde, il recevrait une grande récompense et qu’il y avait droit. Nous n’avons pas pu le convaincre autrement. Notre hôte arabe nous emmena à Zendjar-Dagh. Il s’y trouvait une tribu de Yézidis qui nourrirent plus de deux cents Arméniens, filles, femmes, hommes qui s’étaient tous échappés de chez les Arabes. Comme j’avais des petits enfants, ils me donnèrent une maison séparée: c’étaient des gens extrêmement généreux. Mais où qu’ils soient, les Arméniens rencontraient le malheur. Une famine terrible se produisit: nous avons vécu pendant quatre mois en mangeant de l’herbe. Nous savions qu’en restant là nous allions mourir de faim. Aussi avons-nous pris nos enfants sur le dos et avons nous repris notre route. Après vingt-quatre jours sur les routes, du début à la fin du mois de mars de l’an dernier [1917], en butte à la pluie, au froid, aux pillages des Kurdes, nous sommes finalement parvenus vivants sur [le chantier de construction de] la quatrième section du chemin de fer. Comme nous avions quelques rudiments d’anglais, nous avons pu nous faire recruter comme servantes à l’hôpital des Allemands. Nous nous disions que nous avions ainsi échappé aux épreuves dues à la faim et à la nudité. Mais la compagnie fut dissoute et ils nous ont emmenés à Tchobanbey dans un train ottoman. Dans les wagons, nous avons beaucoup souffert du froid et de l’entassement. Nous nous sommes ainsi retrouvés déversés dans un endroit comme Tchoban-Bey. Dans ce trou (= nokta ), comme auparavant, ils ont commencé la nuit venue à rechercher filles et femmes. Le müdür a déclaré qu’il n’y avait pas de bêtes de somme pour notre transport. Aussi avons-nous dû laisser sur place tous les effets que nous nous étions procurés au cours des six derniers mois pour nous mettre en route, à pied, avec les enfants. Nous sommes actuellement ici et nous nous trouvons dans une situation misérable. Mes autres enfants, ma sœur et son enfant sont encore auprès de cet Arabe, parmi les gens d’El-Djéyi, à deux ou trois jours au sud de Ras ul-Aïn, sur la rive du Khabour, à cinq heures au sud de Cheddadiyé. Outre ceux-ci, le fils de mon frère, âgé de quatorze ans, se trouve à trois heures au sud de Ras ul-Aïn, dans un village tatar, dans la maison d’un Tchétchène appelé Ali Sultan. Il (ce garçon) s’appelait Lutfi et a été rebaptisé Kémal.

Ils sont tous originaires de la province d’Adana, de la ville de Sis.

Rachèl Hadji-Youssoufian, orignaire de Sis

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52, Deir-Zor, ff. 27-33.