RHAC II ► Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie ►
Témoignages sur Deir-Zor, Marat, Souvar et Cheddadiyé
Nous n’avons voyagé dans d’assez bonnes conditions que durant quelques jours. Ils nous ont alors convoqués et ont exigé qu’on leur remette notre argent, afin qu’ils le déposent à la banque, en affirmant que les Kurdes et les Arabes allaient nous dévaliser. Nous avons donc dû leur donner pas mal d’argent.
Après quoi, ils ont rassemblé les hommes sous le prétexte que le gouvernement allait leur transmettre des directives. Puis, ils ont violé les jeunes filles et les femmes. Enfin, ils ont séparé les derniers mâles restant et fouillé les femmes pour [récupérer] l’argent [qu’elles portaient]. A ce sujet, ils se montrèrent particulièrement sévères: ils déclarèrent que toute personne sur laquelle de l’argent serait trouvé serait tuée. Nombreux furent ceux qui, par crainte de représailles, leur remirent tout ce qu’ils possédaient. Certains allèrent même jusqu’à leur confier l’argent nécessaire à leur nourriture et se retrouvèrent, avec leurs enfants, totalement démunis en cours de route. Ils nous ont par ailleurs pris nos bêtes de somme et nos charrettes, avec leur contenu, qui ne valait pas cinq kourous quand il n’y avait plus de moyens de transport.
C’est en portant chacun un sac de pain sur le dos et, pour beaucoup, nos jeunes enfants ou, pour certains, en tenant par la main les moins jeunes, que nous avons fait la route. En chemin, nous avons subi de terribles souffrances, dues à la faim, à la fatigue, aux pillages, à l’enlèvement de jeunes filles. Cela a duré des jours et des jours, au cours desquels nous avons marché sans arrêt, en subissant un harcèlement perpétuel de plus en plus dur, assis, couchés ou en marche, de la part des gendarmes.
Nous avons continué ainsi jusqu’à ce qu’ils nous remettent à des gendarmes kurdes, auxquels ils ont ordonné de continuer à nous appliquer les mêmes méthodes. Ceux-ci se sont montrés très obéissants: tous les jours, comme auparavant, des enlèvements de jeunes filles et de femmes, des pillages et les méfaits les plus divers se produisaient. Ils prirent également les derniers hommes encore parmi nous et les exécutèrent. Des faits similaires se sont produits dans la province de Trébizonde. Mais s’ajoutait ici une souffrance supplémentaire, la déshydratation dont nous souffrions par manque d’eau, que nombre d’entre nous n’ont pas supportée. Nous étions affaiblis, désespérés. Nous avons tellement souffert de la soif, que nous avons tout oublié pour ne plus songer qu’à trouver de l’eau [...]
Notre convoi, qui était le plus important, a vu ses effectifs diminuer considérablement. Beaucoup ont confié leurs enfants aux Arabes, d’autres sont tombés dans les déserts et une petite partie est finalement parvenue à Viran-Chéhir [sur la route entre Mardin et Ourfa], que nous avons quitté pour continuer notre route à travers de nouveaux déserts. Ils nous ont arrêtés pendant quelques jours auprès d’une mare d’eau boueuse. Les plus faibles et les malades ont été séparés du groupe: ils leur ont dit d’attendre sur place et qu’ils allaient aller chercher des bêtes de somme pour eux. Quelques adolescents qui avaient pu rester avec nous jusqu’alors restèrent avec ces malades, tandis que le reste du convoi reprenait la route. Nous avons attendu en vain que ces gens nous rattrapent. Quelques gamins de ce groupe ayant pu s’enfuir nous ont rapporté qu’ils avaient été massacrés, puis que les cadavres avaient été brûlés. J’avais personnellement aperçu de loin une fumée s’élever, mais je n’aurais jamais pu imaginer qu’il s’agissait de nos compagnons en train d’être consumés par le feu. C’est lorsque ces gamins sont arrivés auprès de nous, à Ras ul-Aïn, et nous ont raconté ce qui s’était passé, que j’ai compris que ce feu était en fait un bûcher formé de leurs cadavres [...]
* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52, Deir-Zor, ff. 20-24.