RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Deir-Zor, Marat, Souvar et Cheddadiyé

52 - ARAM DANIELIAN, de Césarée

Deir-Zor

Nous sommes partis de Talas et, après avoir enduré bien des souffrances en cours de route, nous sommes parvenus à Tarse, où nous avons séjourné durant trois mois. Par la suite, nous avons été expédiés à Osmanié, sur des bêtes de somme pour ceux qui en possédaient, ou par train pour les autres.

Nous avons séjourné pendant quatre mois à Osmanié. Un jour, nous nous sommes levés de bon matin pour aller à la recherche de victuaillles, lorsque nous avons vu nombre de soldats attaquer les tentes à la baïonnette. Beaucoup s’enfuirent en abandonnant leurs familles et leurs biens. C’était un jour pluvieux, [les routes] étaient boueuses. Ils nous emmenèrent tous, en un convoi, à Gatma. Quatre jours après, ils nous envoyèrent à Azaz (Azèz), où nous avons séjourné pendant quinze jours, avant d’être expédiés à Meskéné. Nous y avons passé cinq mois. De terribles convois de la mort y étaient organisés, les tentes incendiées, avec toutes les violences imaginables.

Cinq mois plus tard, nous sommes allés à Dipsi, puis à Rakka où nous sommes restés six mois. Toutes les nuits, les Arabes attaquaient les maisons occupées par les déportés, pillant tous les biens et enlevant les jeunes filles. Les gardiens chargés de notre surveillance exigeaient de l’argent. Lorsque nous leur refusions, ils excitaient les Arabes pour qu’ils viennent nous dévaliser. Ceux-ci attendent du reste ce genre d’opportunités, attaquent et pratiquent toutes les horreurs possibles. Nous avons à notre tour été déportés de Rakka. Les souffrances que les gendarmes nous firent endurer en chemin son indescriptibles. Ils exigeaient des sommes énormes. En cas de refus, ils faisaient appel aux Arabes pour qu’ils nous attaquent, nous pillent et enlèvent les filles. Tout dépendait en fait du bon vouloir des gendarmes. Avant même d’arriver à Sébka, qui n’est pourtant qu’à à peine six heures [de Rakka], la moitié de notre convoi fut décimé par la faim et la soif. Beaucoup se nourrissaient de la chair des morts, tuaient les chiens pour les manger, ou dévoraient la viande d’animaux crevés, et mouraient ainsi victimes du choléra. Les rescapés ont été envoyés à Deir-Zor par bateau dans des souffrances indescriptibles et inimaginables. Ils choisissaient les bateliers parmi les Arabes aringzag, qui exigeaient de nous des sommes colossales une fois sur le fleuve. Ceux qui refusaient étaient jetés à l’eau ou menacés de couler avec le bateau. Ils nous ont finalement amenés jusqu’à Deir-Zor après mille tortures et un pillage en règle. Ils nous ont livrés sur l’autre rive du pont. Ils envoyèrent certains à Mossoul et d’autres dans les villages.

Cinq ou six mois plus tard, ils nous expédièrent tous, sans exception, vers Mossoul. Après avoir marché pendant six jours dans ces zones sans eau, quatre cavaliers arrivèrent et ordonnèrent que les déportés soient ramenés. Cette population misérable hurla de joie que «le padicha (=le sultan) soit béni». Nous sommes donc retournés à Deir-Zor où nous avons compris ce qui s’était produit: un ordre de massacre était arrivé.

Sous le prétexte qu’ils allaient être mobilisés, tous les jeunes gens furent séparés du groupe et les autres envoyés à Mourrâte. Mais cette fois-ci, ils se montrèrent beaucoup plus durs avec nous. Après être restés cinq à six jours à Mourrâte, ils nous envoyèrent à Souvar où nous avons été gardés pendant un mois. Tous les gens aisés furent alors rassemblés et amenés sur l’autre rive. Lorsque nous avons vu leurs cadavres dériver [sur l’Euphrate], nous avons compris que nous allions à notre tour être exterminés, d’autant que le groupe restant fut expédié, sous la surveillance de trois cents cavaliers tchétchènes, dans cet endroit maudit nommé Cheddadiyé.

Un matin, en nous levant, nous avons découvert qu’ils avaient planté des pics autour des tentes. Un peu plus tard, un ordre est arrivé demandant à tous les prêtres et aux maires de localités [se trouvant parmi nous] de se rendre auprès du sous-préfet. Ils y sont allés et nous les avons vus, par la suite, les emmener, attachés les uns aux autres.

Après quoi, ils nous ont, nous tous les hommes, séparés du groupe, nous ont ligotés et nous ont escortés à une heure de route, dans un vallon, où ils ont ouvert le feu sur nous.

Au cours de la fusillade, une personne est tombée sur moi et tous ont été abattus. Je suis resté cinq jours sous ces cadavres avant de m’en extraire. Un autre garçon était également vivant. Nous étions tellement affamés, que nous avons mangé la chair des cadavres. Quand nous avons tenté de fuir, ils nous ont vus et ont ouvert le feu sur nous: le garçon qui m’accompagnait fut abattu, tandis que quatre cavaliers me rattrapaient. L’un d’eux a tiré son sabre pour me trancher, mais un autre l’en empêcha en disant qu’il allait m’adopter. Il me prit en effet et m’amena dans sa tente où j’ai attendu durant trois jours, car il restait encore des déportés vivants et ces [cavaliers] étaient allés s’occuper de leur compte. Ils les ont également descendus sur les rives du fleuve et les ont livrés aux Arabes qui se sont chargés, à la hache, à la masse et au sabre, de les mettre en charpie, puis de les jeter à l’eau. Ils ont finalement tué [et] exterminé toute cette population.

Après quoi, ils m’ont pris auprès d’eux: leurs occupations étaient le vol, le pillage et le meurtre. Je suis resté un an et demi à leurs côtés. Lorsque j’ai appris que la Société avait été créée, je me suis enfui pour travailler auprès de la Société où j’étais employé jusqu’à ces derniers temps. Je suis à présent à Alep.

Aram D. Daniélian

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52, Deir-Zor, ff. 16-19.