RHAC II ► Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie ►
Les Sofian étaient une riche famille de Gueyvé-Kendjelar*. Ils pratiquaient habituellement le commerce d’épices. Les chefs de famille étaient Sempad, qui est mort à Meskéné, Toros et Hagop Sofian. Toute la famille, celle de la sœur d’Hagop incluse, comptait douze personnes. Tous sont morts à Meskéné, dont certains dans des conditions dramatiques.
Quand je suis arrivé à Meskéné, aucun d’entre eux n’était resté vivant, mais leur histoire était dans la bouche de tout un chacun. Voici donc le récit, tel qu’il était fait, des événements dramatiques liés à leur nom.
Grâce à l’entremise du mukhtar Ibrahim et d’une bourse bien pleine, Toros Sofian était parvenu à obtenir du müdür Husseïn effendi l’autorisation de se rendre à Alep, sous le prétexte que leur famille nombreuse souffrait du manque de provisions et qu’après avoir envoyé des réserves d’Alep, il reviendrait directement à Meskéné. Profitant de l’occasion, Toros emmena avec lui, à Alep, une bonne partie de leurs biens et les y vendit. A la même époque, Hagop Sofian se trouvait également à Alep. Il avait pu s’enfuir grâce à un célèbre aventurier, dénommé Djerdji, qui était à l’origine Syrien catholique, mais qui, selon les circonstances, changeait de nom et de nationalité comme on change de chaussettes. C’était un jeune homme très rusé et audacieux, et il était possible de l’intéresser aux entreprises les plus dangereuses à condition de ne pas ménager sa bourse. Je l’ai personnellement rencontré deux fois lorsque je me trouvais à Meskéné: une fois en habit de kurde et se déclarant kurde, et un peu plus tard en uniforme de capitaine de gendarmerie, qu’il avait été autorisé à s’offrir, contre quelques cadeaux à l’un des plus impitoyables gendarmes sévissant sur la route Alep-Deir-Zor, un certain Abdul-Hamid, natif de Deir-Zor, et dont il avait réussi à récupérer dans sa totalité une somme importante, fruit de ses derniers pillages. Après quoi, il n’est plus réapparu à Meskéné. La supercherie a été rapidement éventée par deux Arménien de Dört-Yol, tous deux espions. Djerdji avait très habillement réussi à faire passer Hagop Sofian à Alep, ainsi que la nièce de ce dernier, Ovsanna.
Lorsque Toros Sofian arriva à Alep, il se refusa à habiter chez son frère, afin de ne pas provoquer des soupçons, et prit une chambre à l’hôtel Filip, dont la loueuse était une femme grecque. Toros lui vendit une partie des biens ramenés de Meskéné, mais cette transaction provoqua un litige et Toros se vit obligé de laisser sa chambre et d’aller habiter chez son frère.
A Meskéné, Husseïn effendi avait pris l’habitude de recevoir des Sofian une somme rondelette à chaque départ de convois. Sempat étant mort, et Toros et Hagop en fuite à Alep, les femmes de la famille lui déclarèrent qu’elles n’avaient pas d’argent et elle lui suggérèrent d’attendre le retour de Toros. Mais celui-ci ne montrait aucun empressement à quitter Alep. Ayant compris qu’il avait été dupé par son soit-disant retour prochain, Husseïn effendi télégraphia immédiatement à Alep pour exiger qu’on lui renvoie sur-le-champ le fuyard.
A la suite de ce télégramme, le commissaire de Bab ul-Faradj, le tristement célèbre Feyzi bey, ouvrit une enquête et, ayant appris que Toros était descendu à l’hôtel Filip, s’y rendit. La loueuse grecque lui révéla qu’il était déjà parti, mais ajouta qu’il n’avait pas quitté Alep et qu’il se trouvait probablement dans la maison de son frère Hagop.
Hagop vivait dans le quartier de Djémélié avec Ovsanna. Un matin, alors que Toros se trouvait avec eux, le commissaire du quartier, Hakke bey, accompagné d’un groupe de policiers, fractura la porte [de leur domicile] et arrêta Hagop, Toros et Ovsanna, ainsi qu’un jeune homme originaire d’Echmé, Barèd Beylérian, et un certain Meguerditch de Bardizag qu’Ali Haïdar avait converti à l’islam. Les deux [frères] Sofian et Ovsanna furent immédiatement internés au camp de déportés de Karlık, où on les garda sous surveillance pendant quelques jours, avant de les renvoyer auprès de Husseïn effendi, par la première caravane en partance pour Meskéné.
Husseïn effendi donna une bonne raclée aux deux [frères] et leur soutira ce jour-là un pot-de-vin de vingt livres d’or, puis les laissa en liberté dans le camp. Entre temps, tous les membres de la famille étaient morts du typhus. N’ayant plus aucune attache à Meskéné, les deux Sofian décidèrent alors de tenter une nouvelle évasion, avec Ovsanna, en profitant de la présence de Djerdji auquel ils confièrent leur projet. Comme d’habitude, Djerdji ne refusa pas et leur promit de les amener tous trois à Alep en toute sécurité. Mais il tenta le jour même de se mettre d’accord avec Husseïn effendi, en lui disant qu’au bas mot les Sofian devaient posséder quatre à cinq cents livres d’or et que s’ils faisaient le nécessaire, lui et Husseïn effendi pourraient se partager la totalité de cette somme. Husseïn effendi refusa de se jeter tout seul dans cette aventure et suggéra d’y associer également le célèbre directeur du camp d’internement d’Abouharar, le sanguinaire onbaşi, en échange d’une partie [de la somme].
Après s’être ainsi mis d’accord, Djerdji suggéra aux Sofian d’attendre quelques jours, le temps qu’il organise l’évasion, puis se rendit à Abouharar où il se mit d’accord avec le onbachi. Le piège fut tendu à quelque distance d’Abouharar, où serait stationné, le jour convenu pour l’évasion, un peloton de gendarmerie. Sur ce, Djerdji retourna à Meskéné et informa Husseïn effendi des dispositions prises avec le onbachi. Après quoi, prétextant une maladie, Husseïn effendi s’alita et Djerdji, profitant de l’absence de surveillance, fit s’évader les Sofian en leur déclarant que, pour des raisons de sécurité, ils les feraient passer par Abouharar d’où ils fileraient vers Alep. Les Sofian ne se méfièrent pas et se mirent en route. A Abouharar, ils ne furent inquiétés par personne, ce qui contribua à les mettre totalement en confiance. Mais, un peu plus loin, ils tombèrent dans le piège tendu. Les gendarmes firent arrêter la voiture, éloignèrent Djerdji et tuèrent sur-le-champ les Sofian. L’argent qu’ils portaient, ainsi que les tapis et autres effets furent partagés entre les conspirateurs.
Djerdji a fréquemment coopéré avec Abraham Zartarian, d’Adana, au sujet duquel il se disait qu’il était un homme aussi impitoyable et rusé que lui, pillant les gens sur les routes.
[Aram] Andonian
* Gueyvé et Kendjelar se situaient face à face, sur les deux rives de la Sakaria, au sud d’Ada-Bazar. Elles comptaient respectivement 385 maisons, avec 2 168 Arméniens, et 2265 Arméniens, pour 410 foyers en 1914: cf. R. H. Kévorkian-P. B. Paboudjian, Les Arméniens dans l’Empire ottoman à la veille du génocide, Paris 1992, pp. 139-140.