RHAC II ► Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie ►
Témoignages sur Dipsi, Abouharar et Hamam
Mi mars [1916], nous avons été transférés de Meskéné à Dipsi. Il y avait environ mille personnes à pied et une cinquantaine de charrettes. Après avoir traversé une zone sablonneuse durant deux heures, nous avons été poussés vers la route passant par la montagne, car la route longeant le fleuve [=l’Euphrate] était impraticable pour les véhicules. Après avoir pas mal avancé, le convoi fit halte. Chacun des gendarmes qui nous escortaient commença à ramasser un pot-de-vin de chacune des charrettes. En cours de route, nous rencontrions à chaque pas des cadavres, des mourants ou des hommes et des femmes épuisés qui n’avaient plus la force de marcher et attendaient de mourir sur le chemin, affamés et assoiffés.
Sur le trajet allant de Meskéné à Dipsi, nous avons rencontré des fossoyeurs itinérants, qui avaient notamment pour fonction d’enterrer les morts. Ils étaient tellement sans pitié qu’ils enterraient les mourants avec les morts pour éviter d’avoir à accomplir une tâche double. Nous rencontrions sans arrêt des cadavres de personnes dont la tête avait été défoncée. Les chiens étaient nombreux et vivaient en dévorant les cadavres. Nous sommes enfin parvenus à Dipsi en fin de soirée.
Dipsi se trouve à cinq heures de route de Meskéné, à une demi-heure de l’Euphrate, à l’intérieur des terres. Adossés à une falaise, se trouvent deux ou trois petits locaux réservés aux gendarmes. Il y a également, dans la roche, une vaste cavité troglodytique qui fait office de prison. Il y a tout autour des collines calcaires et pelées, totalement dépourvues de végétation. Au milieu passe un vallon sec, qui se transforme, lorsque de fortes pluies ou des orages ont lieu, en un immense torrent qui va se jeter dans l’Euphrate.
Sur la rive droite du vallon sont installées les tentes, au nombre de cinq cents, des voituriers, des gardiens et des balayeurs. Parmi celles-ci se trouvait également la tente d’un pharmacien du nom d’Aristakès. Ce monsieur avait pratiqué la mercerie dans sa ville d’origine et travaillait à présent dans le désert comme pharmacien-médecin. Il fut responsable de la mort de centaines de personnes du fait de son ignorance. Il possédait deux véhicules avec lesquels il participait à l’expédition des convois. Il était ami intime des gendarmes. Ce même monsieur pharmacien-médecin se rendit par la suite à Abouharar, puis plus en avant, à Deir-Zor.
Sur la rive gauche du vallon se trouvaient entassées, très serrées, plus de deux mille tentes. Elles appartenaient toutes, sans exception, à des gens pauvres: aucune n’avait une allure présentable. Chacune abritait deux à dix malades allongés les uns à côté des autres qui attendaient la mort. Cette rive était appelée le Hastahane (=l’hôpital). Tous les misérables qui avaient été déplacés de Meskéné à pied ou en charrette étaient amenés et abandonnés dans cet endroit appelé l’Hôpital. Ils restaient là, nus, affamés et assoiffés, jusqu’à ce que la mort vienne et les fauche. à chacun de nos pas, nous y rencontrions des cadavres, à tel point que les fossoyeurs ne parvenaient pas à enterrer tous les morts. La misère était absolue dans ce lieu et était parvenue à des sommets. Jour après jour, le nombre des tentes de l’Hôpital augmentait, avec l’arrivée de gens de Meskéné. Les pauvres se contentaient de manger, sans sel, une herbe appelée ebemkömeci, qui poussait en abondance au printemps sur les rives de l’Euphrate.
La population se consumait: elle avait besoin de nourriture et il n’y en avait pas. J’ai vu des gens manger des ânes, des chevaux, des chiens crevés, etc., et même des cadavres humains. Je ne crois pas qu’au cours des déportations il se soit trouvé un seul endroit aussi mortel pour les gens, bien que Dipsi n’ait fonctionné comme camp de concentration qu’à peine six mois. Près de trente mille personnes y sont mortes, toutes des suites de la famine ou du typhus. Ceux qui étaient condamnés à mourir à Meskéné furent expédiés à Dipsi pour souffrir un peu plus encore. On peut considérer Dipsi comme le cimetière de Meskéné. Un jour, j’ai vu dans un four écroulé une jeune fille de quatorze ans entièrement nue, desséchée, qui souffrait les derniers plis de la mort: cette image ne s’est pas encore effacée de ma mémoire.
Chaque jour un convoi était expédié. Ceux qui donnaient un pot-de-vin pouvaient rester quelques jours de plus. Le chef des gardiens du camp était un originaire d’Adana, Artin çavuş (Nordiguian), un jeune homme robuste qui, associé aux gendarmes, dépouillait les riches, prenait de chacune des tentes une livre or pour rester un soir là-bas. N’oublions pas de signaler qu’Artin çavuş distribuait pas mal d’argent aux orphelins restés sur place et faisait détruire les marchandises des marchands arabes pour se distraire. Le coût de la vie à Dipsi était très élevé. Les déportés vendaient ce qu’ils avaient, mais les Arabes ne leur donnait pas le [juste] prix: ils payaient tout juste deux aspres pour une chemise. Une femme a vendu sa fille de quatre ans à un Arabe pour une demi-mesure de farine d’orge. Beaucoup, voyant que la mort était inéluctable, vendirent volontairement leurs enfants aux Arabes ou les leur offrirent. Le nombre des brus et des jeunes filles qui se réfugièrent auprès des Arabes est considérable.
L’endroit appelé Hastahane était effectivement un immense hôpital à ciel ouvert, sans médicaments ni remèdes, sans nourriture ni soins. Il n’y avait aucune hygiène dans ou hors des tentes: la contagion était partout, avec ses conséquences, les cadavres putréfiés. Des centaines de personnes sans tente étaient abandonnées ici et là, semblables à des morceaux de bois, certaines couvertes de vieux édredons ne semblaient plus même respirer et restaient sur place des jours entiers... faisant de temps en temps un petit geste faible ou [poussant] un soupir...
Au cours du mois d’avril, une terrible tempête de pluie s’est produite: toutes les tentes ont été détruites ou déchirées et toute la population s’est retrouvée sous la pluie. à cette époque, je possédais une tente personnelle que j’avais achetée à un pauvre pour six aspres. C’est sous cette tente que je vivais. J’avais également une couverture de lit. Durant la tempête de pluie, la tente s’écroula. Je me suis couvert avec la literie et je suis resté dessous, entièrement trempé et j’ai passé toute la nuit avec une literie mouillée, une tente éventrée et des vêtements trempés. Le lendemain matin, j’ai constaté que la toile de tente et le mat de bois avaient été volés. J’ai fait sécher la literie et mes vêtements et j’ai repris le cours de la vie.
J’ai un peu plus haut précisé qu’il y avait des tentes occupées par des balayeurs qui, pour prévenir les maladies, avaient pour tâche de nettoyer les abords des tentes habitées par les gens aisés. C’est pourquoi on leur épargnait d’être expédiés dans les convois.
Nous sommes restés à Dipsi jusqu’à la fin d’avril (1916). Un matin, alors que je venais de boire une soupe en compagnie d’un ami originaire de Bardizag — il s’agissait évidemment de farine bouillie sans graisse —, soudain une vingtaine de gendarmes, qui venaient pour l’essentiel de Meskéné, commencèrent à former un convoi en commençant par les occupants des tentes de l’extrémité basse [du camp]. Ils brûlaient et faisaient s’écrouler les tentes: peur et terreur dominaient de toute part. Un gendarme donna un coup de pied dans la marmite à soupe dont le contenu tomba sur mon camarade. La marmite fut projetée vingt pas plus loin, comme au football. Nous avons démonté la tente, dont les gardiens avaient déjà cassé les pieux. Je suis passé du côté des voituriers, puis mon camarade est venu, la tête ouverte, couverte de sang. Ce jour-là, il avait été décidé de supprimer le camp de déportés de Dipsi. Il s’agissait donc de l’expédition du dernier convoi. Pauvres comme riches allaient être expédiés.
Munis de fusils et de bâtons, gendarmes et gardiens se sont précipités sur les tentes et la population et au bout d’une demi-heure, le convoi avait déjà été mis en route en direction de Abouharar. Ce jour-là eurent lieu, du côté des faibles et des malades, dans le Hastahane, des crimes inouïs. Beaucoup moururent, après avoir subi des bastonnades sans pitié, brûlés vifs dans leurs tentes. Quiconque était en état de partir, jusqu’aux plus faibles susceptibles de faire quelques pas, tous ceux qui ont pu fuir cela se mirent en route vers Abouharar. Une heure après, il n’y avait plus un seul déporté debout [dans le camp]. Le convoi avançait sous les coups de matraque et de crosse de fusil. Désormais, le camp de tentes de Dipsi n’existait plus. Dipsi avait cessé d’être un camp de déportés et les convois expédiés de Meskéné iraient directement vers Abouharar, sans faire halte à Dipsi.
Alors que nous nous éloignions de Dipsi, j’ai jeté un dernier coup d’œil vers le Hastahane, d’où s’élevait la fumée des tentes et des cadavres incendiés: la vie venait de cesser dans Dipsi, si tant est qu’elle y ait jamais existé. De loin, on remarquait les corps des mourants tombés au sol, qui allaient tous mourir si ce n’est la nuit même, un ou deux jours plus tard, de faim et de soif.
Quelques jours après, des véhicules arrivés à Abouharar avec les convois de déportés de Meskéné amenèrent quelques femmes et garçons squelettiques qu’ils avaient ramassés dans les environs de Dipsi. Ces malheureux étaient parvenus jusqu’à la route et avaient attendu que ceux qui arrivaient de Meskéné les amènent à Abouharar.
Le 7 juin 1916, alors que je retournais d’Abouharar à Meskéné, je suis passé par Dipsi qui était plongée dans un silence de mort. La baraque des gendarmes était à sa place. Ces individus barbares et féroces y attendaient pour le cas où un des défunts viendrait à ressusciter. Ces gendarmes avaient été conservés sur place comme gardiens de trente mille cadavres. Dipsi était jonchée de débris d’effets personnels et d’os. Chaque déporté qui est allé de Meskéné à Deir-Zor se souvient avec horreur de Dipsi, ce lieu calcaire qui s’est transformé en tombe et en centre de tortures pour trente mille Arméniens.
Krikor Ankout.
* BNu, Fonds Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 57, Dipsi, ff. 1-2