RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Meskéné

33 - ARAM ANDONIAN

La mort de Djivan Kaltakdjian*

Lorsque je suis arrivé à Meskéné, la triste réputation de cet homme était déjà faite un peu partout. On disait qu’il avait accumulé une fortune considérable, en compagnie du curé d’Edeyli, en encaissant à la poste de Bab, grâce à de fausses signatures ou de vraies procurations, les sommes adressées nominalement aux déportés, ou encore en pillant certains, avec la complicité des Arabes, et en mettant la main, pour un prix dérisoire ou contre des médicaments, sur les coupons et titres du Crédit Foncier détenus par les déportés. On disait qu’il ne fournissait les médicaments prescrits aux personnes gravement malades jusqu’à ce que celles-ci ne lui apportent, en guise de compensation, un quelconque bon du trésor.

Lorsque je suis arrivé à Meskéné, le curé d’Edeyli y était déjà établi et, ayant deux voitures, séjournait dans le camp des convois de déportés. Il y était officiellement recensé comme cocher, alors que Djivan était encore à Bab.

Un jour une nouvelle circula disant qu’un nouveau sous-préfet ( mutessarif ) allait être nommé à Deir-Zor; que ce sous-préfet était passé par Alep et y était descendu à l’hôtel Baron’s, que les Barons** avaient donné un dîner en son honneur***. On donnait même le nom de ce sous-préfet, Zéki bey, mais personne ne savait de quel Zéki bey il s’agissait.

Déportées de Bab, seize familles, toutes très riches ou aisées, majoritairement originaires d’Adana, mais aussi de Konia, de Tchorlou, etc., tentaient alors, en soudoyant les uns et les autres, d’obtenir l’autorisation d’Alep pour s’établir au cœur même de la ville de Rakka. L’affaire étant difficile à régler, ils arrosèrent également le müdür de Meskéné, Husseïn Avni, afin de pouvoir envoyer un des leurs à Alep pour suivre la question. Husseïn effendi donna effectivement l’autorisation et un des Adanatsi se rendit à Alep, où il avait rencontré Zéki bey à l’hôtel Baron. N’étant pas parvenu à régler l’affaire de Rakka, il avait pris langue avec Zéki et travaillé par son intermédiaire à trouver une solution nouvelle, c’est-à-dire obtenir l’autorisation de s’installer dans la ville de Deir-Zor et non dans le camp des déportés. Zéki bey lui avait, semble-t-il, donné une réponse encourageante, car il retourna bien vite à Meskéné et informa les autres que le projet de Rakka avait échoué, mais qu’il serait possible de s’établir à Deir-Zor et que, comparativement à Rakka, Zor était tout simplement un paradis.

Après son entrevue avec Zéki bey, l’Adanatsi envoyé à Alep avait appris que celui-ci n’était autre que le gouverneur à la réputation de sanguinaire du bourg d’Evérèk, proche de Césarée. La nouvelle avait circulé à Meskéné à la vitesse d’un éclair, et chacun tremblait de peur. La présence de Zéki à Deir-Zor n’était pas un signe prometteur et tous veillaient à ne pas y être expédiés.

à Alep, il avait été décidé qu’en descendant à Deir-Zor Zéki amènerait avec lui les seize familles que nous avons évoquées. J’avais moi-même des relations très étroites avec ces familles. Je vivais d’ailleurs dans la tente de l’une d’entre elles, celle des Boyadjian de Konia, et j’avais même changé mon nom en Aram Boyadjian. Le jour où ils m’informèrent des négociations d’Alep — puisque je devais également partir avec eux et que Zéki bey savait qui j’étais —, je leur ai conseillé de se garder de participer à un tel projet; je leur ai dit que je connaissais Zéki bey depuis longtemps, qu’il n’était qu’un misérable correspondant des journaux turcs, fils d’une famille de Tcherkesses de Günen, auprès de laquelle,une fois par an, je descendais lorsque j’allais prendre les eaux à Günen. Je rajoutais qu’il était d’un naturel particulièrement mauvais et qu’il avait déjà exécuté les Arméniens de Césarée dans des conditions particulièrement effroyables. Des rescapés de Césarée vinrent également leur parler plusieurs fois, en leur recommandant de ne pas faire confiance à Zéki bey, sans parvenir à les convaincre. Les [familles] se préparèrent à partir avec Zéki. Je les ai alors avertis que je ne viendrais pas avec elles et j’ai essayé une fois de plus de les dissuader de partir. Seuls les Boyadjian revinrent sur leur décision et annoncèrent au cours de la nuit qu’ils restaient, mais qu’ils n’en parleraient qu’à la dernière minute.

Lorsque Zéki arriva à Meskéné, quelques personnes déléguées par ces seize familles s’approchèrent de la chaussée où la voiture de Zéki s’était arrêtée. Ils lui avaient annoncé qu’elles étaient prêtes à partir et qu’elles pouvaient se mettre en route immédiatement en suivant son véhicule qui était escorté par une dizaine de gendarmes montés. Zéki leur avait répondu qu’il n’était pas souhaitable de partir immédiatement, que «si je venais à vous emmener avec moi, Tout un chacun, à Deir-Zor, va dire que le sous-préfet s’est déjà fait soudoyer avant même d’arriver». Il leur avait conseillé d’attendre qu’il arrive à Zor, puis seulement de se mettre en route, en leur assurant qu’il les prendrait dans la ville dès leur arrivée. Pendant qu’avait lieu cette conversation, j’étais resté dans la tente des Boyadjian: je ne souhaitais pas voir Zéki.

«Gidelim şü giti**** gürelim (Allons donc voir ce gidi)» dit soudain Boyadjian. Il finit par me convaincre et nous sommes sortis. Nous n’étions pas encore parvenus à la chaussée lorsque nous vîmes les autres qui commençaient à rentrer tête basse. Ils nous rapportèrent les propos tenus par Zéki, ajoutant qu’ils devraient rester au moins une semaine de plus à Meskéné. Boyadjian resta avec eux, tandis que je continuai mon chemin jusqu’à la chaussée et me rapprochai de la voiture [de Zéki]. Lorsqu’il me vit, Zéki s’approcha immédiatement de moi et me cria: «Que fais-tu ici?» Je lui répondis avec une certaine ironie: «Tous mes amis turcs sont à ton image. Es-tu vraiment surpris de me voir échoué ici?». — «Mais quel mal as-tu subi de ma part?» répliqua-t-il, manifestement énervé. Ne souhaitant pas envenimer les choses, j’ai continué [la conversation] sur un ton humoristique. Il me fit raconter dans quelles conditions j’étais parvenu à Meskéné et je lui ai tout révélé, sans pratiquement rien lui cacher, en commençant par notre arrestation collective à Constantinople. Il ne dit pas un mot pendant que je lui racontais cela. Voyant qu’il continuait à rester silencieux, je lui dis: «Je suis heureux que tu sois en fonction dans cette région. Qu’en dis-tu, dois-je aller, moi aussi, à Deir-Zor?» Sans me répondre, il fit alors signe à ses gendarmes pour qu’ils se préparent [à partir], puis il ordonna au cocher de prendre la route. J’étais resté jusqu’au bout près du véhicule. Le cocher secoua les rênes des chevaux en criant «dih, diha». Les roues n’avaient pas même fait un tour, lorsque Zéki bey sortit sa tête hors de la voiture et cria: «Inme aşağya (Ne descends pas en bas)». La voiture accéléra et se perdit peu après dans un nuage de fumée. Au camp, beaucoup attendaient des nouvelles de moi. Je ne leur ai bien évidemment rien révélé et je me suis contenté de dire que nous avions plus parlé du passé que du présent. Lorsque la foule s’est dispersée et que nous nous sommes retrouvés seuls, sous la tente des Boyadjian, alors seulement, je leur ai rapporté qu’à ma question concernant mon éventuel départ pour Zor, Zéki m’avait conseillé de ne pas quitter Meskéné. Cette affaire les troubla, car ils étaient encore accrochés à l’idée de partir pour Zor.

Bien évidemment, le müdür Husseïn Avni effendi ne souhaitait pas renvoyer trop vite de Meskéné les seize tentes (= les seize familles aisées) qui, à chaque départ de convois, lui versaient une somme conséquente pour éviter d’être expédiées avec ceux-ci. Or, à cette époque il partait au moins deux, parfois même trois, convois par semaine.

Le soir du même jour, il s’approcha de nos tentes, invita quelques personnes à le rejoindre et leur conseilla de ne pas quitter ces lieux, en leur affirmant que la situation était mauvaise et que les conditions seraient pires encore dans le sud, c’est-à-dire vers Zor. Le lendemain, son adjoint, Naïm Sefa bey est venu déjeuner dans la tente d’une des familles originaires d’Adana et, à l’heure du café, déclara carrément que tous les Arméniens qui descendraient au sud seraient massacrés; que la meilleure solution était d’attendre encore un peu et de trouver l’occasion de fuir à Alep, ce qui ne lui paraissait pas du tout impossible. Ses propos n’ont pas semblé très convaincants: beaucoup croyaient qu’il avait été envoyé par Husseïn effendi pour leur faire peur, afin qu’ils ne partent pas et qu’il ne soit pas pas privé des sommes qu’il recevait lors du départ de chaque convoi.

Ils étaient ainsi dans l’indécision, lorsqu’un jour la nouvelle nous parvint que le pharmacien de Césarée Djivan Kaltakdjian venait d’arriver de Bab à Meskéné, que certains l’auraient vu, qu’il aurait dit que Zéki le connaissait de Césarée, qu’il était copain avec lui et que, ayant appris qu’il avait été nommé sous-préfet de Zor, il allait également se rendre à Zor, où il était certain qu’il pourrait mener une vie tranquille grâce à la protection de Zéki.

Avec beaucoup d’autres, je me suis également intéressé à son cas, pour au moins voir une fois cette homme à la réputation aussi mauvaise. Nous nous sommes rendus, Boyadjian et moi-même, sur la route. D’autres, partis avant nous, couraient déjà, car il était évident que cette homme était sur le point de partir. Le pauvre Boyadjian étant boiteux, il ne pouvait pas avancer bien vite et j’étais pour ma part obligé de ne pas le laisser seul. Nous sommes ainsi restés en arrière et lorsque nous sommes parvenus à la route, la voiture était déjà partie. Nous n’avons donc pas pu voir la tête de ce personnage: la seule chose que j’ai pu observer, c’est qu’il y avait, bizarrement fixé à l’arrière du véhicule, un énorme sac rond de cuir noir et un grand cadenas en fer, peint en rouge, de la grandeur d’un disque, fixé au milieu de celui-ci, qui attira mon attention.

Deux jours plus tard, nous avons appris que le pharmacien Djivan avait été tué devant Zor, d’où on aurait paraît-il envoyé la nouvelle à Zéki bey.

Personne ne le regretta, mais, au contraire, beaucoup n’ont pas pu retenir un cri de joie en apprenant la nouvelle. Ce meurtre fit renoncer les seize familles susmentionnées à leur projet d’installation à Zor. Plusieurs mois plus tard, par une journée pluvieuse, alors que je me rendais de Bab el-Faradj à l’hôtel Baron, la présence anormale d’une foule importante me fit interrompre ma marche. Trois chariots, dont l’un avait une roue cassée, étaient arrêtés là, sous la pluie; un flot de mots en turc et en arabe tombait en même temps de toutes les bouches. Un homme, que je ne connaissais pas, donnait des ordres à droite et à gauche pour trouver au plus vite des porteurs et faire transporter les marchandises du chariot [accidenté] dans un caravansérail des environs où devaient se rendre les deux autres chariots. Les Arabes habituellement si calmes suivaient les tractations avec le plus grand intérêt, se mêlant parfois eux aussi à la conversation, ce qui ne manquait pas de rendre la conclusion d’un accord difficile. A un moment donné, l’homme, quelque peu décontenancé, commença à menacer: «Ce sont les biens du sous-préfet de Zor, Zéki bey. S’ils subissent des dégats, il vous en cuira, quand il viendra à Alep». Les Arabes n’avaient évidemment rien à craindre de Zéki bey et restèrent fermes sur le prix qu’ils exigeaient. Trempé jusqu’aux os, j’observais la scène. L’évocation du nom de Zéki bey m’avait soudain fait me remémorer bien des choses. Nous étions au début de 1918. Les Arméniens de Deir-Zor avaient été massacrés depuis longtemps et le nom de Zéki bey se trouvait définitivement rattaché à la liste des grands barbares de l’histoire. Je me suis rappelé notre vie de journalistes à Constantinople. Zéki était le plus incompétent de tous les journalistes. Je crois me souvenir qu’il travaillait au Tercüman-ı Hakikat et nous lui fournissions gracieusement bien des informations pour qu’il ne soit pas privé de moyens de subsistance. Je me suis rappelé mes séjours dans sa maison [familiale] de Günen. Sa mère était une femme très douce et le père très hospitalier. Je n’avais aucun mauvais souvenir d’eux, bien au contraire. Comment avaient-ils pu donner naissance à un tel monstre?

Il me revient également à l’esprit notre rencontre de Meskéné. Je me suis souvenu de ses paroles me conseillant de ne pas aller à Deir-Zor: «Inme aşağıya (Ne descend pas en bas)». Il savait donc, à ce moment précis, que les Arméniens y allaient pour se faire massacrer. Curieusement, je n’éprouvais pas le moindre sentiment de reconnaissance à son égard lorsque je songeais à son conseil. Le crime qu’il avait accompli était tellement énorme. Il me revenait également devant les yeux les souffrances et les tortures inénarrables de ces malheureux martyrs qui furent sacrifiés à sa barbarie.

Je ne sais pas combien de temps s’écoula lorsque je me remémorais tous ces souvenirs. Lorsque je suis revenu à la réalité, le marchandage avait finalement pris fin, les deux chariots s’étaient éloignés et les marchandises de la voiture accidentée étaient en train d’être transférées. Soudain, mon œil fut attiré par un grand sac anormalement rond, en cuir noir, avec un énorme cadenas de fer en son milieu, presque aussi grand qu’un disque et peint en rouge. Sur le coup, je ne me suis souvenu de rien, mais en cours de route, alors que je me dirigeais vers l’hôtel Baron, je me suis souvenu que j’avais vu ce sac ailleurs. Mais où ? me suis-je demandé en vain. Ce n’est que quelques heures après que, soudain, je me suis souvenu qu’il s’agissait du sac du pharmacien Djivan que j’avais vu à Meskéné. Il était donc clair qu’après le meurtre de Djivan, ses biens étaient également tombés entre les mains de Zéki. Je me suis également rappelé qu’à peine arrivé à l’entrée de Zor, Djivan avait fait avertir Zéki de son arrivée. Il n’était dès lors pas bien difficile de deviner ce qui était advenu par la suite.

[A.] Andonian

* BNu, Fonds Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52b, La ligne de l’Euphrate, Meskéné, f° 78-82.

** C’est-à-dire les frères Onnig et Armenag Mazloumian.

*** Note de l’auteur: «Cette nouvelle est du reste exacte. Par la suite, j’ai appris des Barons qu’ils l’avaient effectivement invité à dîner et l’avait bien reçu; qu’ils n’avaient même pas accepté le paiement de la note d’hôtel, afin que le sous-préfet, dans la dangereuse région où il était appelé à servir, se comporte bien avec les Arméniens».

**** Note de l’auteur: «Le terme de gedi est la forme la plus lourdement irrespectueuse employée par les habitants de Konia, qu’ils soient arméniens ou turcs».