RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Meskéné

32 - ARAM ANDONIAN

Les müdür de Meskéné*

Husseïn Avni, Tcherkesse de Mounboudj

Je n’ai pas réussi à savoir qui fut, au début des déportations, le premier directeur du camp (müdür) de Meskéné. Son successeur fut Moukhtar bey, qui fut remplacé par le Tcherkesse de Mounboudj Husseïn Avni effendi. C’est de son temps que je me trouvais moi-même à Meskéné.

Lorsqu’ils entreprirent de vider les camps d’Alep et de ses environs de leurs déportés arméniens, pour les expédier à Deir-Zor, Meskéné, en qualité de station principale de l’Euphrate et également de la ligne de Zor, acquit une importance exceptionnelle. Alors qu’au moment de la nomination de Husseïn effendi, il s’y trouvait à peine vingt mille déportés, du jour au lendemain leur nombre passa à cent mille, et il y en avait encore beaucoup qui allaient arriver. C’est pourquoi la Sous-direction des déportés nomma auprès de lui quelques adjoints. Le premier d’entre eux était un Tcherkès de Mounboudj du nom d’Omer; le second un certain Sarıklı Hassan d’Antakya, envoyé d’Alep. Après mon arrivée à Meskéné, deux autres assistants furent envoyés [à Meskéné]: d’abord un homme du nom d’Ahmed, probablement turc, qui ne resta pas longtemps, puis Naïm Sefa bey, qui acquit une grande popularité parmi les déportés. Il buvait et était un joueur invétéré, ayant toujours besoin d’argent, et aimait par conséquent [recevoir] des pots-de-vin. C’est lui qui prit l’initiative de faire savoir aux déportés que pour les familles qui n’étaient pas réticentes à faire des sacrifices financiers, il n’était pas impossible de fuir à Alep. Et c’est grâce à lui que certaines familles aisées, majoritairement originaires d’Adana ou de Konia, réussirent à quitter Meskéné pour Alep. [En effet], après m’être enfui à Alep avec son consentement, j’y ai, sur ses conseils, marchandé avec un voiturier arabe du nom de Nakhli le prix de leur fuite. Nakhli se rendit immédiatement à Meskéné (il possédait d’ailleurs un han sur la route, où j’avais moi-même, toujours sur les conseils de Naïm bey, couché une nuit, étant un lieu sûr). C’est là qu’ils élaborèrent, lui et Naïm bey, le projet de fuite, qui fut largement facilité par la suspension provisoire de ses fonctions de Husseïn effendi. Ce dernier fut obligé de se rendre à Alep pour s’y justifier et Naïm, étant resté maître de la situation, réussit, en un laps de temps de huit-dix jours, à envoyer à Alep toutes les familles qui avaient participé aux négociations. A Alep, nous avions convenu, Nakhli et moi-même, qu’avec chaque famille s’échappant il aurait l’obligation de prendre dans leur voiture un ou deux intellectuels arméniens. C’est grâce à cet accord que Barkèv Papazian, Krikor Ankout, quelques instituteurs, etc., ont pu venir à Alep sans avoir rien à débourser.

Par la suite, Nakhli fut arrêté à Alep et emprisonné sur dénonciation. Mais il ne donna le nom d’aucune des familles qui s’étaient enfuies [de Meskéné]. Ils le gardèrent au trou pendant de longues semaines, ils ne tirèrent rien de lui.

Certains des derniers fuyards furent découverts par la police alors qu’ils avaient déjà, grâce à de l’argent, acquis des protections et ne craignaient plus d’être expédiés à Meskéné. La police resta assez longuement sur leur dos: Naïm Sefa bey fut rappelé de Meskéné à Alep et confronté à ces familles; on lui demanda s’il les connaissait ou s’il les avait rencontrées durant le temps où il se trouvait à Meskéné. Naïm bey affirma, serment à l’appui (il employait du reste assez fréquemment le terme de « vallahi » dans ses propos) qu’il les voyaient pour la première fois. L’affaire fut ainsi enterrée, quoique Naïm bey ait dû quitter ces fonctions peu après.

Quant à Husseïn Avni effendi, ignorant tout de cette affaire, il s’était rendu à Mounboudj pour y attendre qu’on eût statué sur son sort. Il fut encore un certain temps renommé directeur de Meskéné, alors que le camp était redevenu beaucoup plus tranquille: il n’y restait pour l’essentiel que les familles d’artisans; la fonction devenait dès lors moins lucrative. Peut-être Husseïn Avni aurait-il alors démissionné lui-même, mais il fut préalablement démis de ses fonctions et on nomma à sa place un autre Husseïn, que l’on surnommait couramment «Kör Husseïn [=le Borgne]». Celui-ci allait devenir la terreur des déportés restés sur place ou envoyés petit à petit des environs dans ce camp grossissant de nouveau.

[A.] Andonian

Kör Husseïn [le Borgne]

Husseïn Avini effendi fut démis au début de décembre 1916. Au milieu du même mois, la Sous-direction des déportés d’Alep envoya à Meskéné Husseïn le Borgne, qui avait déjà travaillé sous son autorité à Alep, comme fonctionnaire chargé des convois (Sevkiyat) au camp de Karlık* où, par sa sauvagerie, il avait laissé une réputation de terreur. C’était un homme gros, borgne, petit et râblé, débauché à l’extrême. A Alep, on racontait à son sujet que, durant le temps où il fut en fonction au camp de Karlık, il viola nombre de jeunes filles.

Lors de sa nomination, ils lui avaient ordonné de liquider définitivement les déportés arméniens de Meskéné. A cette époque, il avait également été décidé de nettoyer une fois pour toute les camps situés dans les environs de Meskéné et d’Alep; de rassembler en bloc les derniers rescapés à Meskéné, d’où ils devraient être le plus vite possible expédiés «sans autre forme de procès». Husseïn le Borgne était l’homme de la situation.

Lorsqu’il arriva à Meskéné, l’ancien camp de déportés avait été transféré, sur ordre de Husseïn Avni effendi, en bordure du fleuve, plutôt que de conserver l’ancien emplacement sur la hauteur proche de la chaussée, où la poussière devenait particulièrement gênante à la saison sèche. Dans six tentes en poil de chèvres noir, proche de la rive, s’entassaient cent cinquante à deux cents déportés, majoritairement des femmes âgées, généralement malades ou proches de la mort, certaines n’étant plus même en état de se mouvoir. Beaucoup faisaient leur besoins naturels dans les tentes, car elles n’avaient personne pour les aider. Il régnait, dans certaines de ces tentes, une telle odeur pestilentielle qu’il était impossible de s’en approcher* *.

Le camp réservé aux convois avait également été déplacé. Il fut un certain temps établi au bord de l’eau. Il était à présent installé sur les hauteurs proches de la caserne militaire — comme les tentes des artisans — où les [convois] devaient monter.

La première chose que Husseïn le Borgne avait faite fut d’isoler complètement ces deux camps en interdisant toute communication entre eux. Après quoi, il ordonna aux responsables des convois de se préparer à escorter vers Zor les personnes soumises au sevkiyat (à la déportation), en ajoutant qu’après avoir escorté celles-ci, il ne serait plus nécessaire qu’ils reviennent à Meskéné et allaient dorénavant rester à Zor.

Cette nouvelle provoqua le départ, au cours de la nuit, de nombreux convoyeurs pour Alep. Lorsqu’il apprit ce qui s’était passé, Husseïn le Borgne fit surveiller ceux qui restaient et tous les artisans dont le travail était achevé, à Kıchla. Il expédia ensuite, par le premier convoi, les plus handicapées des [vieilles] femmes que nous avons évoquées. Quant aux autres, il leur supprima les deux rations quotidiennes qui leur étaient attribuées afin de les affamer. Les malheureuses, aux abois, furent obligées de passer outre aux ordres donnés et de se faufiler nuitamment vers les tentes des convois en espérant y trouver un morceau de pain. D’autres ne revenaient pas et fuyaient en espérant parvenir à Alep. Mais beaucoup étaient arrêtées et ramenées sur les rives du fleuve et livrées à Husseïn le Borgne. Ce dernier leur disait: «Je ne suis pas semblable à l’ancien müdür ; je suis un brave homme; je ne vais même pas vous faire bastonner parce que vous vous êtes enfuies, quoi que vous soyez dignes de cette punition pour ne pas avoir suivi les consignes. Vous ne serez pas battues, n’ayez pas peur». Après quoi, il ordonnait aux gendarmes de les mettre à l’eau jusqu’au cou, et les y laissait parfois, malgré le froid, pendant plus d’une heure, recommandant aux gendarmes d’exécuter sur-le-champ toute personne qui tenterait de sortir de l’eau.

Les malheureuses étaient sorties de l’eau frigorifiées, incapables de se mouvoir, et étaient laissées sur la rive exposées à un vent glacial: elles gelaient et se figaient sur place dans des conditions effroyables. Après leur avoir fait subir cet effroyable supplice, il leur disait avec dérision: «Vous voyez bien que je suis bon, que je suis pas un mauvais homme, que je ne vous ai même pas touchées avec une plume».

Un surveillant ( bekci ) originaire d’Ada-Bazar, qui avait échappé aux précédents convois et séjournait encore à Meskéné, apprit un jour que Husseïn le Borgne avait enlevé sa femme et l’avait emmenée sous sa tente. La même nuit, il réussit à la libérer et à l’envoyer à Djoboul, tandis que, sachant ce qui l’attendait, il s’enfuit lui-même à Nardèb, où il loue un han et commence à l’exploiter. Au matin, Husseïn le Borgne, apprenant que la femme s’est enfuie, pique une colère terrible et se rend dans la tente du Ada-Bazartsi, dont il torture les malheureux occupants en les accablant d’insultes innommables et en exigeant qu’ils lui révèlent où sont partis l’Ada-Bazartsi et son épouse. Constatant qu’ils ne lui répondent pas, il les amène au bord du fleuve et les balance dans l’eau. Incapable de résister à cette terrible torture, une personne lui révèle qu’ils sont partis à Djoboul. Sur ces entrefaites, Husseïn le Borgne envoie immédiatement à Djoboul deux gendarmes afin de les faire arrêter et de les ramener à Meskéné. Mais les gendarmes n’y trouvèrent que la femme qui fut ramenée à Meskéné. Husseïn le Borgne la fit immédiatement venir sous sa tente. Par la suite, certains rencontrèrent cette femme à Alep. Sans doute n’avait-elle pu retrouver son époux qui avait probablement été tué. Totalement démunie, cette pauvre femme était obligée de se prostituer.

A la suite de cet incident, Husseïn le Borgne isola totalement les tentes des convois de déportés. La surveillance était si sévère que quiconque y pénétrait ne pouvait plus en sortir. On y entassait jour après jour les petits groupes de déportés raflés dans les environs. La faim et les maladies ont eu raison de beaucoup d’entre eux. Ceux qui survivaient encore hurlaient et imploraient pour qu’au moins les cadavres fussent évacués, car il était devenu impossible de vivre dans cette atmosphère pestilentielle.

La plupart ont disparu dans ces conditions, tandis que les quelques survivants furent expédiés vers Deir-Zor, [mais] tombèrent pour l’essentiel sur les routes. Infime fut le nombre de ceux qui parvinrent jusqu’à Deir-Zor.

Au cours de ces journées dramatiques, quelques riches familles originaires d’Ismit furent amenées à Meskéné. Elles avaient été mises en route avec une telle précipitation qu’elles n’avaient aucun des effets nécessaires et pas plus de tentes convenables: celles-ci étaient faites de matelas de laine. Après leur avoir soutiré un énorme pot-de-vin, Husseïn le Borgne consentit à ce qu’elles ne s’installent pas dans le camp des tentes à l’odeur pestilentielle et puissent vivre loin de celui-ci. Mais il ne les garda pas bien longtemps. Toutes furent envoyées vers Deir-Zor et on ignore ce qu’elles sont devenues.

Le célèbre Der Baba d’Edeyli était encore à cette époque à Meskéné où il séjournait en qualité de cocher. Comme il le faisait avec tout le monde, il avait également réussi à s’entendre avec Husseïn le Borgne en lui donnant une partie des sommes qui arrivaient au nom des déportés à la poste locale. Celui-ci, en accord avec le directeur du bureau de poste, en imitant leurs signatures, encaissait en effet l’argent, alors que ses légitimes destinataires avaient depuis longtemps été expédiés vers le sud et étaient déjà probablement morts. Il disait: «Le Turc va manger seul. Qu’est-ce que cela peut bien faire que j’en profite moi aussi avec eux». Der Baba avait également accompli ce même genre de méfaits, mais dans des proportions plus considérables, à Bab, en collaboration avec le directeur de la poste locale et le tristement célèbre pharmacien de Césarée Djivan Kaltakdjian.

[A.] Andonian

* BNu, Fonds Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52b, La ligne de l’Euphrate, Meskéné, f° 72-78.

** Note de l’auteur, en marge: «Le tristement célèbre Arménien chef des gardiens (bekci başi)du camp de Karlık, Meguerditch Boghoukian, de Névrehir, était très apprécié par Husseïn le Borgne pour sa belle voix de troubadour. Il profita toujours de sa protection, et je ne sais pas ce qu’il est devenu après la suppression du camp de Karlık».