RHAC II ► Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie ►
[M. Karékin Hovhannessian, de Sivirhissar, m’a communiqué les informations suivantes. Leur groupe avait été déporté le 5 août 1915 et était parvenu à Meskéné, au bord de l’Euphrate, après avoir suivi un trajet particulièrement douloureux. M. Hovhannessian m’a également donné des informations concernant les massacres de Deir-Zor que j’ai transcrites dans les notes relatives à Deir-Zor].
Lorsque nous sommes arrivés à Meskéné, il s’y trouvait déjà près de deux mille tentes, dont mille cinq cents** furent expédiées vers Deir-Zor au cours des deux semaines qui suivirent.
Notre tour arriva. Bien que nous nous soyons beaucoup démenés, nous ne sommes pas parvenus à convaincre le chef du convoi de nous autoriser à nous y rendre par la voie terrestre. En accord avec les bateliers arabes, il avait fait monter le prix [de location] des bateaux dans des proportions extraordinaires et touchait personnellement la différence. C’est pourquoi il refusait que les déportés se rendent à Zor par la route. Il fallait obligatoirement affréter des chahtours. Ils donnaient ce nom à deux bateaux attachés l’un à l’autre qui constituaient l’unique moyen de transport sur l’Euphrate à cette époque.
Nous avons donc été contraints de louer deux paires de chahtours pour les seuls personnes venant de Sivrihissar. Nous étions trente-six familles, soit près de deux cent cinquante personnes. Deux autres paires de chahtours partirent avec nous, dont l’une avait été affrétée par des gens d’Afion-Karahissar et l’autre par des [Arméniens] de Nicomédie (=Ismit).
Nous avons quitté Meskéné le 16 décembre 1915, avec pour seule protection un policier. Nous avions vainement demandé quelques policiers supplémentaires. Le müdür n’avait pas prêté l’oreille à ces demandes. Le premier jour, nous nous sommes arrêtés après avoir avancé deux ou trois heures. Le jour suivant, nous sommes partis de bon matin. L’un des chahtours des gens de Sivrihissar était resté en arrière. La nuit venait et il n’apparaissait toujours pas. Nous nous sommes tous de nouveau retirés sur la berge pour nous reposer et avons envoyé un de nos bateliers pour qu’il s’informe de ce qui était arrivé au chahtour retardé. L’homme est parti et n’est revenu que trois heures après, en nous informant que celui-ci était à une heure de distance de nous, sur l’autre rive de l’Euphrate, qu’il l’avait vu, mais qu’il n’avait pas pu parler avec ses occupants. Le lendemain, nous avons renvoyé le même homme [aux nouvelles]. Il avait réussi, cette fois-ci, à entrer en contact avec les retardataires. Il nous dit que leur chahtour ayant heurté un rocher, un des bateaux aurait été endommagé et commençait à prendre l’eau, qu’ils avaient immédiatement détaché l’autre bateau et s’étaient tous embarqués à son bord pour passer sur la rive de la Djéziré, où ils sont à présent, car il est impossible de continuer le voyage avec un seul bateau.
Nous avons été contraints de régler dix livres/or supplémentaires pour leur envoyer, vide, un de nos [trois] chahtours et les ramener. Ce chahtour n’est revenu qu’à 3h du matin, avec à son bord tous les retardataires qui avaient été attaqués et pillés par les Arabes sur la rive de la Djéziré. Fort heureusement, ils n’avaient volé que leurs effets; ils n’en avaient pas après les personnes et leur argent.
Il fallait trouver un autre chahtour pour les sinistrés. Nous avons envoyé leur batelier à Meskéné pur qu’il en trouve un et le descende. Il est parti et, comme il tardait [à revenir], nous avons été contraints de nous remettre en route en prenant avec nous à peine une trentaine des sinistrés que nous avons ventilés sur nos trois chahtours. J’ignore ce que sont devenus ceux qui restèrent: je n’ai jamais eu la moindre nouvelle à leur sujet et je crains qu’ils n’aient eu une mauvaise fin.
Le policier qui nous accompagnait était à bord du chahtour des gens d’Afion-Karahissar. Nous avancions depuis deux heures et avions pris un léger retard, lorsque des coups de fusil se firent entendre. Cette fusillade a duré une dizaine de minutes. Nous avons alors vu qu’un grand nombre d’Arabes étaient concentrés sur les deux rives du fleuve. Ils se sont concertés un bref moment, puis se sont jetés à l’eau pour rejoindre nos embarcations à la nage. Lorsque notre batelier a vu ce qui se passait, il s’est, pour sauver sa peau, jeté à l’eau pour rejoindre la rive à la nage. Près de vingt Arabes montèrent sur notre chahtour et commencèrent à jeter nos affaires à l’eau où leurs camarades les récupéraient et les ramenaient sur la rive. Une terreur indescriptible régnait parmi nous. Nos cris et nos plaintes étaient sans effet. Celui qui opposait la moindre résistance était immédiatement bastonné à coups de crosse de fusil ou sauvagement frappé à coups de poignard. Quand le navire fut totalement vidé des bagages, ils entreprirent de nous fouiller des pieds à la tête et prirent l’argent que nous avions. Nous pensions que tout était dès lors fini. Mais ils ne se contentèrent pas de tout cela et firent chavirer le chahtour — tout le monde tombant à l’eau — avant de s’éloigner. Nous étions cent trente-deux, et quasiment aucun d’entre nous ne savait nager. Seules onze personnes, dont mon frère, réussirent, en s’accrochant à des morceaux de bois ou aux effets qui flottaient à la surface de l’eau, à atteindre la rive. Nous sommes restés là un moment, attendant d’autres éventuels survivants qui auraient pu se joindre à nous. Mais personne d’autre ne parvint jusqu’à la rive. Tous s’étaient noyés. Nous avons continué notre route à pied. En chemin, nous avons été attaqués une nouvelle fois par d’autres Arabes qui, n’ayant rien trouvé à voler, nous déshabillèrent entièrement, nous enlevant jusqu’à nos chemises et nos caleçons, puis s’en allèrent. Ainsi dénudés, nous sommes retstés hébétés, ne sachant plus que faire. La journée était pluvieuse et l’air était très froid. L’un de nos compagnons, nommé Bédros, qui avait pu se sauver avec son fils, resta, ce dernier dans ses bras, sur le chemin, car il ne pouvait plus du tout avancer. Nous avons marché et en fin de journée nous sommes parvenus à rejoindre un camp de déportés qui comprenait encore deux cents tentes. Quand nos compatriotes virent l’état lamentable dans lequel nous nous trouvions, ils nous procurèrent immédiatement des vêtements et de la nourriture. Le lendemain, nous avons appris que notre compagnon qui était resté en chemin, Bédros, était mort, avec son fils au cours de la même nuit.
Dans ce camp, connu sous le nom d’Abou-Zartar, se trouvait un poste de surveillance des gendarmes. Au matin, nous nous y sommes rendus et nous avons raconté ce qui nous était arrivé. Le commandant des gendarmes nous adressa quelques paroles de consolation en nous disant de pas nous en faire, ils feraient le nécessaire. Il est superflu d’ajouter qu’ils n’ont absolument rien fait pour trouver les assaillants et récupérer les biens qui nous avaient été volés. Nous avons loué Dieu pour ne pas avoir reçu d’eux, en supplément, une bastonnade.
Les deux autres chahtours étaient déjà parvenus à Abou-Zartar. Nous avons rapidement retrouvé nos compagnons de route, auxquels nous avons raconté ce qui était survenu. Ils ont tous écoutés, terrifiés, notre histoire et ont alors décidé d’aller jusqu’à Rakka et de ne plus continuer, au-delà, à voyager sur les chahtours.
Nous sommes nous aussi partis avec le premier convoi de chahtours en partance pour Rakka. Nous y sommes parvenus vivants, quoi que dans un triste état, ayant particulièrement besoin du secours de nos compagnons***.
* BNu, Fonds Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52b, La ligne de l’Euphrate, Meskéné, ff. 68-70.
** Le témoin indique ainsi que les familles occupant ces quinze cents tentes furent expédiées.
*** Note [de l’auteur]: Après les attaques subies par les chahtours des gens de Sivrihissar, ce type de convois fluvial ne fut plus employé.