RHAC II ► Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie ►
Au mois de février 1916, avec trente mille déportés, nous sommes arrivés à Ras ul-Aïn par longs convois ferroviaires, dans des wagons comprenant chacun soixante à soixante dix personnes. Il s’y trouvait déjà près de dix mille tentes. Après notre arrivée, d’autres convois y sont parvenus par chemin de fer ou à pied. La population se débrouillait par différents moyens pour assurer sa subsistance. Il fallait cependant compter avec les attaques nocturnes et les pillages organisés par les Tchétchènes et les Arabes.
Sept à huit ont passé, puis ils ont également commencé à déplacer les déportés d’ici. Les Tchétchènes ont entrepris d’accomplir la tâche qui leur avait été confiée. Soit dit en passant, le problème des enlèvements de jeunes filles était terrible. Un Tchétchène du nom de Essad enleva une jeune fille prénommée Saténig, originaire de Név-Chéhir et l’emmena dans une ferme des environs dont le propriétaire était un bey turc qui déplaça la fille à deux reprises, expulsant toujours de chez lui les voyageurs.
Après avoir amené la fille à la ferme, Essad, qui était commandant d’un bataillon d’irréguliers [ çete ], alla trouver le frère de celle-ci et lui proposa de s’établir lui aussi là-bas. Mais le garçon refusa et le supplia de lui restituer sa sœur. L’homme ne l’écouta pas et, sous le prétexte qu’il allait l’amener auprès de sa sœur, l’escorta vers la ferme par le bord de la rivière. Je me suis intéressé à cette histoire dramatique pour en connaître le dénouement. Je me suis dissimulé sur la rive du fleuve, dans les roseaux, en attendant qu’ils arrivent. Essad fit une halte et fit également stopper le garçon. Il lui dit une fois de plus qu’il allait vivre là-bas pour y occuper un emploi permanent. Le voulait-il ou pas? Le garçon répondit qu’il ne voulait que récupérer sa sœur. Un coup de poignard s’abattit sur lui et le malheureux garçon disparut dans l’eau.
Notre argent a été volé et j’ai été obligé d’aller travailler dans cette ferme — autant que je m’en souvienne le nom du propriétaire de la ferme était Düri bey — pour y gagner ma vie. Chaque jour, les deux fils du maire de Ras ul-Aïn — étant Tchétchènes, ils commandaient les autres Tchétchènes et étaient tout simplement propriétaires de fermes — déshabillaient deux ou trois malheureuses filles, s’en amusaient et, après avoir donné libre cours à leur cruelle débauche, les expédiaient. Chaque jour apportait son lot d’insultes, d’humiliations, de pillages, de cruautés et de violences.
La question des déportations devenait de plus en plus aiguë. Chaque jour de grands convois étaient mis en route pour être soi-disant expédiés vers Deir-Zor ou Mossoul, alors que personne ne parvenait jusqu’à ces endroits. Par la suite, j’ai vu sur les rives du Djürdjüb el-Hamari [un affluent du Kabour également connu sous le nom de Djirdjin], à quatre heures de Ras ul-Aïn, des quantité de puits remplis d’un nombre incalculable de cadavres.
é tant nous-mêmes — vingt à trente familles — occupés à la construction d’un hôpital, nous avions pu rester. Mais nous vivions dans la peur quotidienne d’être aussi expédiés. Notre tour est finalement arrivé et, escortés par les Tchétchènes sanguinaires et des gendarmes, nous nous sommes mis en route. Parmi les Tchétchènes, je connais Méarif, Sali, Ibrahim, Essad et d’autres encore qui ont accompli sous nos yeux toutes sortes de méfaits inénarrables. Le moindre signe de résistance avait pour réponse un coup de poignard. Ceux qui, affamés et assoiffés, n’étaient plus en état de marcher suppliaient [pour qu’on leur mette] «une balle, une balle». Mais utiliser une balle pour un Arménien était considéré comme du gaspillage. Le poignard, toujours le poignard. Nous avons finalement marché une heure durant en laissant derrière nous nombre de gens qui furent égorgés. Quand nous nous sommes enfin arrêtés, les gendarmes ont entrepris le dernier pillage. Ils ont étalé sur le sol la cape persane de mon père. Ils ont commencé à hurler: «Sortez votre fric, bandes de chiens». Ils y ont déversé tout l’argent qui était apporté, puis ils ont entrepris d’éventrer les femmes sous prétexte d’y rechercher de l’argent. Attrapant les gamins par les deux oreilles, ils les ont coupés en deux [toujours] sous le prétexte d’y rechercher de l’argent. Ils ont jeté les réserves d’eau de ceux qui en avaient. Pourquoi les Arméniens auraient-ils eu besoin d’eau dans le désert pour étancher leur soif? Il ne restait plus d’argent. Ils sont alors tombés sur nous; ils ont séparés les brus et les jeunes filles de leurs maris ou de leurs parents; ils les ont violées, souillées, violentées sous les yeux de tout le monde. Les mères se sont arrachées les cheveux. Mais à quoi bon? Ils nous ont ordonné de recommencer à marcher. Nous sommes parvenus près d’un cours d’eau. C’était une eau croupie et sale. Ceux qui y parvenaient buvaient. Là, conscient de tous les dangers, je me suis discrètement enfui pour échapper aux mains de ces fauves et je suis parvenu à revenir à Ras ul-Aïn en longeant la rive. J’avais un camarade arménien, venu de Kharbachi, appelé Dikran Atélian,avec lequel nous avions achevé notre scolarité au Collège national d’Adana, qui travaillait à la station de chemin de fer de Ras ul-Aïn. La police locale avait faussement accusé ce malheureux d’être un espion, l’avait enchaîné et livré à l’appétit des fauves [tchétchènes], qui l’avaient amené et l’ont probablement tué. Beaucoup d’autres personnes que je ne connaissais pas subirent le même sort. Quant à moi, je fus arrêté pour la seconde fois par la police, mais j’ai pu, Dieu soit loué, m’enfuir et je n’ai repris mon souffle qu’une fois parvenu dans le lieu dit Djürdjüb [Djirdjin], dans un verger. J’y ai vu un nombre considérable de cadavres d’Arméniens qui avaient été dévorés par des animaux voraces. Fnalement, j’ai pu y trouver du travail dans la Compagnie allemande des chemins de fer auprès de laquelle j’ai travaillé durant deux ans. J’ai visité beaucoup de villages remplis de filles arméniennes et beaucoup de fosses pleines de cadavres arméniens. Par la suite, lorsque j’ai appris qu’Alep était tombée, je me suis enfui avec joie et je suis venu à Alep. Il ne me faut pas oublier de dire qu’en me rendant ici, j’ai été dévalisé en cours de route par un certain Avni, commissaire de police, qui fit arrêter plusieurs fois notre train pour extorquer l’argent des malheureux déportés arméniens.
Le 13 décembre 1918, Garabèd K. Mouradian
* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide,
P.J.1/3, liasse 59, Ras ul-Aïn, ff. 33-36.