RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Meskéné

27 - ARAM ANDONIAN

Les cadavres charriés par l’Euphrate

Pendant des massacres collectifs des provinces du nord, des milliers d’Arméniens attachés les uns aux autres — le plus souvent par quatre ou par six — furent jetés dans l’Euphrate, pour certains déjà morts, pour d’autres encore vivants.

A l’origine, ils tuaient les hommes au bord du fleuve, comme des animaux, puis jetaient un à un les cadavres dans l’eau. Plus tard, lorsque la «tâche» s’amplifia, ils devinrent beaucoup moins regardants sur les méthodes: ils jetaient dans le fleuve morts et vivants liés ensemble, lui laissant le soin d’achever le travail. Parfois ils venaient dans les convois et exigeaient des femmes restantes de fournir la corde nécessaire pour attacher le cadavre ou le corps de leurs époux.

En descendant vers les régions arabes, ces cadavres avaient donné naissance à toutes sortes de rumeurs. Généralement, les Arabes croyaient qu’il s’agissait des dépouilles de Turcs ou de Kurdes tués par les Russes. Mais les préfectures provinciales envoyèrent rapidement des télégrammes [f° 61] pour les rassurer. Ces télégrammes ne faisaient aucunement allusion aux Arméniens: ils disaient simplement qu’ «il s’agit des cadavres d’ennemis extérieurs». Cette précaution préventive est d’autant plus compréhensible que, lorsque ces cadavres arrivaient, les convois de déportés étaient encore sur les routes et les Arabes ignoraient tout de la déportation ou du massacre des Arméniens. Toutefois, même après l’arrivée des déportés, des cadavres continuaient à arriver. Parfois, le courant les poussait vers la rive où ils s’entassaient. Des pieux effilés étaient enfoncés dans le postérieur de nombre d’entre eux. En guise de distraction, les jeunes Arabes les bombardaient avec des pierres. C’est le mukhtar arabe de Meskéné qui me communiqua ces informations. Il disait que malgré la présence de ces cadavres, les déportés continuaient à boire l’eau du fleuve. Mais les Arabes se plaignirent du fait que le fleuve était pollué et qu’ils ne pouvaient plus utiliser l’eau. Le gouvernement fut donc obligé de faire disparaître les cadavres, en faisant appel à des gens rétribués tout spécialement, parmi lesquels se trouvaient également des Arméniens. Le mukhtar avait appris qu’ils brûlaient les cadavres retirés de l’eau plus loin, en aval de Meskéné.

[A.] Andonian.

* BNu, Fonds Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52b, La ligne de l’Euphrate, Meskéné, ff. 60-64.