RHAC II ► Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie ►
Je suis parti pour Ras ul-Aïn vers la fin du mois d’octobre 1915, sur ordre de Djémal pacha, en qualité de préposé aux convois de déportés. D’Alep, je suis allé par train spécial jusqu’à Müslimié où je suis parvenu avec un convoi en provenance de Katma. Il faisait nuit [et] il était impossible de déterminer ce qu’il transportait. Toutefois, des voix étouffées et des plaintes enfantines m’ont laissé supposer qu’il y avait des déportés arméniens dans les wagons. Après plusieurs heures de route, j’ai pu voir dans une station, grâce à la lanterne avec laquelle un chef de gare monta dans notre wagon, qui étaient mes compagnons de route. Il y avait quelques jeunes visages — des fonctionnaires des chemins de fer —, qui sont descendus dans telle ou telle gare, si bien qu’il n’est plus resté qu’un homme de cinquante à cinquante-cinq ans qui restait assis sur une chaise, immobile, réfléchissait, dormait et fumait. J’ai été curieux de savoir de qui il s’agissait, car de temps à autre il manifestait son irritation et jetait des jurons à l’adresse des déportés. Je ne pouvais pas décliner mon identité; il me fallait attendre. Au matin, je me faisais quelques réflexions sur la fraicheur du temps, quand soudain, comme s’il venait de s’éveiller, il se mit debout et me demanda où j’allais. Le moment était venu. Je lui ai répondu que j’étais commandant d’un camp de déportés et que je me rendais à Ras ul-Aïn. «Allah, s’exclama-t-il, je suis le directeur du camp de Katma; j’emmène plus de mille déportés à Ras ul-Aïn. Mais comme tu le sais, nous déclarons à la compagnie [de chemin de fer] que nous mettons quarante personnes dans chaque wagon, alors qu’en fait nous entassons soixante dix à quatre vingts de ces imbéciles dans chacun. Ainsi, le gouvernement fait des économies et en même temps beaucoup étouffent, d’autant que je ne leur fournis pas plus d’eau; ils ne peuvent pas descendre des wagons pour assouvir leurs besoins; l’hygiène et la puanteur sont intenables dans ces wagons. Avant d’arriver à Ras ul-Aïn, beaucoup devraient être déjà morts». Le sang quittait mon cœur. Je fis appel à son humanité, à sa noblesse d’âme, mais en vain. «Si tu te comportes ainsi, tu seras, dit-il, rapidement démis de tes fonctions». — Pourquoi les autorités ne massacrent-elles pas directement ces malheureux? — Cela se fera aussi le moment venu, ajouta le chef de camp. Nous étions arrivés à Ras ul-Aïn. Précédé d’un porteur, je fus dirigé vers le village de Ras ul-Aïn. Tandis que je furetais ici et là sous prétexte de trouver à me loger, j’ai surpris la conversation de deux déportés arméniens qui désignaient du doigt, dans une cour située un peu plus loin, le gouverneur de Deir-Zor et le kaïmakam de Ras ul-Aïn. Je devais de toute façon me présenter au kaïmakam et lui montrer mon document officiel. L’occasion était excellente. J’ai pris sur moi et je me suis approché, quelques peu ému et tremblant, des personnages en question, en me demandant comment ils allaient accueillir un fonctionnaire arménien. Après les avoir salués, j’ai transmis mon document au kaïmakam Zia bey, qui l’a pris et le lisait debout, tandis que le gouverneur de Deir-Zor, Ali Souad bey m’observait d’un air bienveillant, assis sur une chaise. Puis il demanda au kaïmakam de quoi il s’agissait. Ce dernier lui présenta le document. Après en avoir pris connaissance, il manifesta sa satisfaction et adressa des louanges à Abdulahad Nouri bey, qui avait signé le document en qualité de chef de la Direction des Déportés, puis ajouta: Cher kaïmakam, ne cherchons pas à connaître les raisons pour lesquelles les Arméniens sont déportés et expédiés ici et là. Ceci ne nous regarde pas. Nous devons juste savoir dans quelles régions ces malheureux, qui seront les uniques choses qu’elles peuvent obtenir, doivent être expédiés. Nous pouvons nous comporter à leur égard comme nous le souhaitons: nous pouvons les exterminer ou les garder, les protéger, profiter de leur travail, à notre convenance. Nous ne pouvons pas prendre sur nous le malheur qui pèse sur eux, mais nous pouvons le soulager. Vous ne devrez pas faire quoi que ce soit qui sorte du cadre de mes directives; vous ne devrez expédier aucun de ceux qui sont ici dans une autre localité sans avoir préalablement trouvé des bêtes de somme pour transporter les malades, les faibles, les femmes et les gamins. Je vais écrire et exiger de la nourriture en abondance et des médicaments. Je vais finalement mettre en œuvre tous les moyens possibles pour qu’ils ne meurent pas, pour qu’ils vivent, car j’ai la conviction que, grâce à leur travail, ces déserts se transformeront, en un bref laps de temps, en champs fleuris; qu’à la place de ces taudis, ils construiront de somptueuses demeures », puis il se retourna vers moi, m’adressant au passage quelques paroles d’encouragement, et me recommanda de ne pas laisser les fonctionnaires turcs commettre des abus et d’informer le kaïmakam de ceux que j’aurais pu remarquer.
Depuis des mois, c’était la première fois que j’entendais de la bouche d’un fonctionnaire turc des propos aussi réconfortants et encourageants. Revigoré, j’ai quitté les lieux pour aller informer les malheureux déportés dont les tentes étaient dressées à dix minutes du village, sur une petite colline: plus de dix mille tentes de toutes sortes. Il y avait parmi eux pas mal de gens que je connaissais qui me demandèrent avec curiosité si j’avais également été déporté ici? Je leur répondis que non, que j’étais là en qualité de fonctionnaire et que je ferais tout mon possible pour eux. Un sourire de soulagement se figea sur leurs visages quand je leur ai rapporté les dires du gouverneur [de Deir-Zor].
Effectivement, la vie quotidienne des déportés se déroula dans d’assez bonnes conditions durant près de quatre mois: la distribution des subsides, la remise des sommes et des dépôts expédiés par la poste, la garantie de pouvoir acheter et vendre, la protection de jour comme de nuit [étaient effectives]. Au début, les Arabes organisèrent parfois des attaques nocturnes pour essayer de voler quelque chose ou de piller. Pour éviter ce genre de chose, Souad bey promit une récompense exceptionnelle aux gendarmes s’ils parvenaient à lui ramener la tête d’un Arabe. Deux jours après, un assaillant arabe fut effectivement tué. Il fit circuler dans le village sa tête coupée plantée au bout d’une lance. Cet acte eut, durant un bon moment, une influence non négligeable sur les Arabes.
Il était réjouissant d’observer l’activité des déportés. Des marchés en plein air furent organisés, où il était possible de trouver tout ce qui est nécessaire à des prix très modiques. Les cordonniers et même les tailleurs ne restaient pas inactifs, de même que les marchandes et les vendeurs de combustible. Plus de soixante fours furent construits où il était possible de trouver à toute heure des pains bien cuits [et], en définitive, toute chose.
Ne souhaitant pas laisser sans travail les maçons et les menuisiers, Souad bey projeta de construire un magnifique hôpital et sélectionna à cette fin des maîtres et des ouvriers majoritairement originaires d’Adana parmi plus de cinquante familles de déportés. Ceux-ci recevaient en contrepartie de leur travail du ravitaillement: farine, huile, blé concassé [ boulghour ), etc. Outre ces derniers, il sélectionna cent vingt autres familles (pour l’essentiel des originaires d’Hadjen) et les autorisa à s’établir dans un endroit approprié situé à quelques minutes de la ville et à y constuire des habitations en forme de caserne, en se disant que si un jour ces malheureux retournaient dans leur patrie, le bâtiment pourrait servir de caserne. De plus, l’endroit fut baptisé Souadié. C’est à ce moment-là que se produisit l’événement le plus pénible: la mort par axphyxie de plus de cent enfants. Sur ordre, [les fonctionnaires] du camp de déportés local rassemblèrent près de cent cinquante gamins et les installèrent dans une tente spéciale afin de les envoyer à Mardin quelques jours plus tard. Une nuit de tempête, cette grande tente noire, qui n’était toutefois pas convenablement dressée, s’écroula sur les gamins: cris, plaintes, appels à l’aide [furent vains], car personne ne put ou ne voulut leur porter secours. Au matin, lorsque nous sommes arrivés et que nous avons fait soulever la tente, la plupart étaient morts étouffés. Quant aux survivants, ils ne furent expédiés nulle part et restèrent là-bas jusqu’au moment des massacres.
Durant ces quatre mois, des convois étaient expédiés de temps en temps, mais dans des conditions convenables. On se procurait préalablement des bêtes de somme: chameaux, ânes, mulets, chevaux que les plus faibles et les enfants montaient; les affaires étaient rassemblées et expédiées à Deir-Zor où Saoud bey les faisait entreposer. Un soir d’expédition d’un convoi, alors que je me trouvais dans la maison du sous-préfet Zia bey, un Tchétchène — un des irréguliers chargés des convois — entra dans la maison et dit au sous-préfet: «Dans le document qui est en notre possession, on mentionne un nombre de six cents personnes. Depuis ce matin, je les ai comptées trois fois: il n’y a que cinq cents douze individus dans le convoi. Si nous nous présentons devant Souad bey dans ces conditions, il va nous pendre. Je ne peux pas mettre en route le convoi tant que cet état de choses n’aura pas été rectifié». «Cependant, nous en avons compté six cents ce matin lorsque nous vous les avons remis», fit remarquer le sous-préfet. «Oui, répondit le Tchétchène, mais il y a eu des fuyards. Le sous-préfet me demanda alors s’il y avait eu ou non des retardataires ou des évadés. Moi qui savais bien qu’il y avait eu des fuyards, je lui répondis: «Bey, il y en a qui ont fui, mais j’ignore de combien de personnes il s’agit». Sur ce, il se rassura et corrigea le nombre des déportés. ça a continué ainsi jusqu’au mois de mars. Après quoi ont commencé les terribles persécutions et les massacres.
Au début de mars 1916, l’honnête sous-préfet de Ras ul-Aïn, Zia bey, fut muté à Roumkalé et un jeune homme originaire de Salonique, appelé Kérim Réfi, fut nommé à sa place. Le 17 mars, de bon matin, sans en informer préalablement les fonctionnaires du camp de concentration, il fit encercler les tentes des déportés par des irréguliers tchétchènes; les communications furent totalement interdites. Nous avons voulu, avec le médecin municipal Hassan effendi, visiter les tentes et ils ont même essayé d’en empêcher des gens comme nous. Mais Déli Hassan passa outre leur interdiction et nous sommes entrés dans [le camp]. Peu après, le sous-préfet est arrivé et a décidé de la section d’où nous devions lever [les déportés]. Les gendarmes [et] les Tchétchènes ont alors commencé à sortir les pauvres malheureux des tentes à coups de gourdin et de crosse de fusil. Ils ne les autorisèrent même pas à prendre avec eux un peu de literie ou des vêtements de rechange. Le sous-préfet leur disait: «Ne vous en faites pas, partez. Nous enverrons vos affaires à votre suite». Ce jour-là, on a évalué à deux mille le nombre des déportés qui ont été expédiés. Alors que tous les gens étaient rassemblés sans exception pour la distribution de farine et que personne ne s’approchait pour en prendre, le sous-préfet donna l’ordre de les faire avancer [et] des centaines de cavaliers marchèrent sur les déportés: plaintes, gémissements et cris s’élevaient dans le ciel. Des larmes ont commencé à couler de mes yeux. Le fauve sans pitié le remarqua et cria: «Sen de, sen de, dayanamıyorsun; sen de git ularla beraber [Toi aussi, toi aussi tu es solidaire d’eux; vas t’en également avec eux]». Je n’ai pas ouvert la bouche; je me suis mis à l’écart. Le lendemain matin, j’ai fait enterrer soixante dix morts à un quart d’heure de distance des tentes. Il s’agissait de malades qui, effrayés par les coups, étaient parvenus à marcher jusque là-bas, mais n’avaient pas pu suivre les autres et y étaient restés. Certains étaient morts après avoir reçu un coup de marteau, tandis que les autres avaient gelé de froid au cours de la nuit. Deux jours après, un jeune de quinze ans et une femme d’une trentaine d’années sont revenus, blessés, et nous ont raconté qu’à trois ou quatre heures de là, les déportés avaient été, après avoir été pillés, massacrés dans des conditions effroyables par des Tchétchènes et des Arabes, [et] que seules quelques femmes et jeunes filles en avaient réchappé car elles avaient été vendues à des Arabes ou amenées dans les villages tchétchènes.
Le 18 mars, le sous-préfet fit anoncer aux déportés par le crieur public que tous ceux qui accepteraient de se convertir [à l’islam] seraient maintenus sur place et profiteraient d’une aide de l’ état. C’était le jeu du chat et de la souris qu’il a attrapée. Les volontaires devaient adresser leurs suppliques écrites à Sa [Sainteté] Sans pitié et celles-ci devaient porter un timbre, alors que ce genre de document n’avait jamais nécessité un timbre. Cela m’a laissé penser qu’un des hommes du sous-préfet possédait un grand nombre de timbres qu’il n’avait pas réussi à vendre. Des milliers de suppliques furent rédigées et les timbres étaient vendus de quarante paras à dix kuruş l’unité. Ceux qui avaient adressé une supplique se sentaient intérieurement soulagés. Il y en eut fort peu qui ne signèrent pas une supplique.
Les 19 et 20 mars, on attendait du papier et les timbres se vendaient, tandis que les secrétaires accumulaient les bénéfices. Le 21 mars de bon matin, le camp des déportés fut de nouveau encerclé. On expulsa des tentes ces malheureux désespérés dans des conditions encore plus terribles que la première fois. Certains insistaient vainement sur le fait qu’ils avaient adressé une supplique [et] qu’ils avaient adopté la religion islamique.
Cette fois-ci, le sous-préfet fit un calcul géométrique [et] évalua grosso modo la moitié des tentes restantes qu’il fit vider. Il n’y avait alors plus la moindre trace de vie sur [le visage] des déportés encore présents. Finalement, sur les quarante mille déportés du camp, il ne restait plus, le 23 avril, que quelques centaines de personnes: malades, aveugles, invalides et des gamins en petit nombre. Petit à petit, des blessés revenaient et aussi, parfois, ceux qui avaient habilement réussi à échapper aux massacres, lesquels, pour ne pas se faire remarquer, se dissimulaient parmi les malades ou se réfugiaient au sein de la population du quartier de Saoudié. Pour les malades, il n’y avait aucun endroit pour être soignés et aucun médicament. On donnait juste un peu de farine aux fossoyeurs recrutés parmi les convalescents pour enterrer les morts.
Après l’expédition de chaque convoi, on relevait des centaines de morts pour lesquels on creusait de grandes fosses communes, dans lesquelles on les jetait pêle-mêle, et qui étaient déterrés la nuit même.
Quelques jours après le départ du dernier convoi, le sous-préfet fit anoncer que les activités du camp de concentration étaient supprimées, et il me demanda de lui remettre les registres. à la suite de quoi, les habitants du quartier de Saoudié et les ouvriers de l’hôpital se sont sentis un peu plus respirer. La tristesse avait quitté leur visage et l’espoir de vivre renaissait en eux. Mais, malheureusement, cela ne dura pas très longtemps. Le 11 avril, deux jours après les Pâques noires, Le quartier de Saoudié fut vidé avec la même violence. Un mois plus tard, ceux qui s’abritaient dans les fermes tchétchènes furent également rassemblés, ainsi qu’une partie des ouvriers [qui construisaient] l’hôpital, pour être expédiés dans l’abattoir pour humains appelé Cheddadiyé.
Les biens les plus précieux des déportés furent triés pour être partagés entre le sous-préfet, le directeur du camp de concentration, Adil effendi, ainsi que certains Tchétchènes et le commissaire de police. Le reste fut amené dans le dépôt pour être vendu au profit du gouvernement: le voleur [donnant] au voleur.
à cette époque, des évadés de Deir-Zor nous ont dit que Ali Souad bey avait été démis de ses fonctions et que son successeur était encore un fauve sanguinaire pire que le sous-préfet de Ras ul-Aïn.
Le 17 décembre 1918, J. Khéroyan
[Annexe, au v° du f° 26]
Yerazig Djermagharian d’Adabazar et Bédros Hagopian de Médz Nor Kiugh rapportent qu’à cinq ou six jours au sud de Ras ul-Aïn, dans le village de Sarmessak Démir Kapou, vingt deux mille personnes furent massacrées par des gendarmes, des Tchétchènes et des Kurdes le septième jour de Pâques 1916. Le 17 août 1916, soixante mille personnes amenées de Deir-Zor furent massacrées dans les environs de ce même village, sur les rives de la rivière Kabour, sans compter mille cinq cents enfants et trois cents orphelins expédiés de Meskéné. Les rescapés de ces mêmes massacres, qui ont rapporté les faits, sont Krikor Sétrakian d’Ismit et Onnig Kodjbabeyekian.
à Meskéné, le nombre de tués fut de plus de cent vingt mille d’après le témoignage du fossoyeur Boghos Papazian, originaire de Tekirdağ [= Rodosto].
Le docteur Missak Vanian, qui était lui-même le médecin de Ras ul-Aïn, rapporte que les femmes arméniennes couvraient leurs corps de boue pour dissimuler leur honte [d’être nues].
[Aram Andonian]
* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide,
P.J.1/3, liasse 59, Ras ul-Aïn, ff. 20-26.