RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Ras ul-Aïn

24 - ONNIG K. BEDROSSIAN

De Tokat à Ras ul-Aïn*

Les autorités exigèrent qu’on leur remette nos armes. Nous les leur avons entièrement livrées. Sept jours plus tard, notre vénérable prélat, le vardapet Chavarch Sahaguian, originaire de Chabin-Karahissar, et un de nos ecclésiastiques, le P. Soukiassian, furent tous deux expédiés en voiture à Sébaste en compagnie de quatre policiers. Un jour après, nous avons appris qu’ils avaient été tués: le cocher arménien [de la voiture en question] avait été blessé au pied, [mais] était parvenu à s’enfuir et à rentrer à Tokat. Par la suite, ils ont commencé à arrêter les hommes de quinze à soixante ans et les ont emprisonnés. Deux jours plus tard, ils ont expédié, les chaînes aux poignets, les vingt-cinq-trente ans, accompagnés de vingt-cinq policiers tous armés. Quatre à cinq heures plus tard, les policiers sont revenus. Ils nous ont dit que nos Arméniens faisaient du crépi dans l’autre monde. Il n’est ainsi plus resté un seul d’entre eux. Le tour des plus de quarante ans est venu, puis celui des gamins de dix-douze ans qui furent également emprisonnés. Ils n’autorisèrent également pas les jeunes filles et les brus âgées de dix à trente-cinq ans à partir avec leurs mères: ils les islamisèrent. De la prison, nous avons vu arriver près de quatre cents chars à bœufs. Ils nous ont donné une couverture par personne et nous ont mis en route.

Nous étions sept cents familles à notre arrivée au village de Ghanghal. On nous y annonça que dorénavant nous n’aurions plus de voitures ou de charrettes, et qu’il faudrait marcher. Ils nous ont expédiés sans véhicule. En cours de route, les Kurdes ont commencé à nous harceler, à réclamer de l’argent: ils nous soutirèrent cinq cents livres or et tuèrent ceux qui ne leur donnaient pas. Nous ne nous sommes ainsi plus retrouvés qu’à deux cents familles. Nous avons marché deux jours. Nous sommes parvenus dans un endroit où il y avait huit cents personnes originaires de Sébaste, parmi lesquelles des hommes adultes, avec leurs biens les plus précieux. Ils nous ont incorporés dans leur groupe. Après être restés sept jours sur place, nous nous sommes mis en route ensemble. Nous sommes arrivés à Hassan-Tchélébi. Quinze jours plus tard, les Kurdes de Hassan-Tchélébi ont commencé à massacrer tous les mâles du groupe à coups de sabre et de bâton. Les jeunes garçons ont revêtu des habits de filles et à peine cent cinquante d’entre eux ont pu ainsi être sauvés. Puis ils nous ont divisés en plusieurs groupes. Le nôtre fut mis en route. Ils nous faisaient avancer par monts et par vaux. Des jeunes gens rescapés des massacres apparurent [ici et là] et se joignirent à nous, sans que les gendarmes kurdes [comprenons les irréguliers kurdes] ne bronchent. Aussi avons-nous été dupes [et] avons-nous retiré nos vêtements [de filles]. Dix jours après, nous sommes arrivés à Kanlı-Déré. Sur la route, nous avons vu près de cinq cents Kurdes armés y campant avec leur commandant. Celui-ci leur ordonna de rassembler tous les enfants de plus de cinq ans. Ils les prirent et les menèrent à dix minutes de là, tandis qu’ils faisaient asseoir nos mères sous les arbres. Ils ont pris les plus jeunes d’entre nous et les ont tués sous nos yeux. Puis ils nous ont ramenés auprès de nos mères, nous ont attachés aux arbres et ont entrepris de nous brûler le visage, les bras et les jambes. Ils ont alors hurlé à nos mères que si elles ne leur donnaient pas trente livres or pour chacun d’entre nous, ils allaient nous tuer. Ma mère a donné trente livres or pour me sauver et nombre de garçons eurent ainsi la vie sauve. Après trois jours de route, nous avons atteint l’Euphrate [au bord] duquel nous sommes restés deux jours. Puis ils ont déclaré qu’une fois embarqués sur les bateaux, ils allaient nous déshabiller et balancer les garçons dans l’Euphrate. Quand ma mère a entendu cela, elle s’est jetée à l’eau. De bon matin, ils nous ont fait embarquer. Des Arabes ont commencé à nous déshabiller. Lorsque nous avons débarqué, les gendarmes et les Arabes ont disparu et nous nous sommes retrouvés sans gendarmes. Nous avons pris une route qui nous a menés jusqu’à Sioulouz (probablement s’agit-il de Souroudj — [A. A.]). Parvenus là-bas, nous avons constaté que le peu de déportés [présents] s’étaient convertis à l’islam [textuellement: se sont faits turcs]. Ils nous ont incorporés à leur groupe, nous donnant une vaste tente. Nous nous sommes assis là. Ils nous ont également fourni une chemise à chacun. Après trois jours de repos, ils nous ont mis en route pour Alep. En quinze jours, nous sommes parvenus à Mounboudj [Boumbouch dans le texte] où nous sommes restés deux jours. Un gendarme est arrivé d’Alep. On nous a dit que nous étions libres de retourner dans notre patrie. Ils nous ont trompés. Ils nous ont fait rebrousser chemin. Deux jours après, les [Arméniens] d’Ourfa ont entamé leur résistance. Déroutés, nous avons, au cours de la nuit, pris un chemin menant vers Alep. Après quinze jours de marche, nous avons atteint une gare. Les gens de la station nous ont dit qu’à proximité se trouvait la ville de Ras ul-Aïn où se trouvaient nombre de déportés. Nous nous sommes trompés, en croyant que nous allions ainsi vers Alep. Où étions-nous venus? Nous sommes partis de là sans gardien [et] sommes arrivés à Ras ul-Aïn trois jours plus tard.

Deuxième période. — Il y avait à Ras ul-Aïn une foule considérable [de déportés]. Nous fûmes heureux de découvrir qu’il restait jusqu’à présent des Arméniens encore vivants. On nous y a donné des tentes; on nous a habillés; on nous a pas mal aidés. Les déportés les plus riches s’étaient fait construire des maisons dans la ville. Après y avoir séjourné quelques mois, les massacres se sont abattus sur nous. Un jour, de bon matin, quatre vingts gendarmes tcherkès, armés [et] préparés, arrivèrent pour nous embarquer. Ils séparèrent en deux groupes les occupants de tant de tentes. Personne ne pouvait passer d’un groupe à l’autre. Il mirent en route le premier, dans lequel je me trouvais. Comme j’avais mal aux pieds, je me suis retrouvé à l’arrière, les vêtements et le visage crasseux, et les gendarmes m’ont laissé au bord du chemin. Une demi-heure plus tard, des détonations se firent entendre. Quand je les ai entendues, je suis retourné sur mes pas auprès des déportés aisés. Effrayés [et] désorientés, ces derniers ne pouvaient pas sortir de leurs maisons. Les riches ne m’ont pas reçu chez eux. J’ai dormi dehors. On entendait encore des détonations. Ils avaient fait subir le même [sort] au deuxième groupe. Il ne restait plus que les déportés riches et les malades qui étaient sous les tentes. Une semaine après les massacres, le sous-préfet déclara qu’un pont situé hors de la ville s’était écroulé, que nous devions aller reconstruire ce grand pont, que si nous ne le faisions pas, nous subirions le sort de nos compatriotes. Le lundi matin, chaque famille envoya là-bas un ouvrier, et moi avec eux. En quinze jours, nous avons reconstruit ce pont [et] nous sommes rentrés chez nous. Le lendemain, de bon matin, nous avons constaté que nous étions encerclés des quatre côtés par des gendarmes tcherkès. Ils commencèrent à nous expédier, sans nous laisser rien prendre avec nous. Quant à nous, désorientés par la peur, nous avons alors compris que nous allions mourir. Nous avons pris de l’opium. Beaucoup se sont également jetés dans le fleuve. Nombre de jeunes filles qui refusaient de se soumettre à la volonté des gendarmes tcherkesses ont été tuées. Tous les adultes furent assassinés. Seuls les garçons âgés d’environ quinze ans furent épargnés. Après trois jours de route, les gendarmes m’ont vendu dans les environs de Nissibine. Un Kurde arriva et m’amena chez lui en me bastonnant, tandis que notre convoi de déportés continuait sa route vers Nissibine. Après trois jours de séjour auprès de ces Kurdes, un autre garçon de quinze ans s’étant échappé du convoi arriva auprès de moi et me raconta que «les Tcherkesses ont massacré tous les déportés du convoi; ils les ont jetés dans la rivière à Nissibine. Quant à moi, je me suis jeté à l’eau; je suis passé sur l’autre rive à la nage et j’ai pu ainsi m’en sortir». Ce garçon trouva également à se réfugier dans un autre village kurde. Après être resté un an et demi chez les Kurdes, j’ai été libéré par un officier arménien [et] je suis venu à Alep.

Onnig K. Bédrossian

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide,
P.J.1/3, liasse 59, Ras ul-Aïn, ff. 27-29.