RHAC II ► Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie ►
C’est durant ces jours que la misérable caravane de femmes provenant des provinces orientales arriva. Ces malheureuses étaient en partie réfugiées dans les khans et pour une autre dans divers coins [de la ville]. Les familles alépines [arméniennes] leur procuraient — une pour chaque foyer [de déportés] — des vêtements et de la nourriture. Un important groupe de femmes était par ailleurs établi à l’église [des Quarante-Martyrs], où séjournait le catholicos de [la Grande maison] de Cilicie. Un dimanche, le préfet Djélal bey devait rendre visite au catholicos [Sahag]. Des jeunes gens d’Alep s’arrangèrent de manière à ce que le préfet puisse voir la misère de ces femmes lorsqu’il arriverait. Alors que Djélal bey descendait l’escalier, il fut frappé par le spectacle s’offrant à sa vue, s’en émut considérablement et, ne pouvant se contenir, se mit à pleurer. Puis, se retournant vers le catholicos qui le suivait, il lui murmura: «Que Dieu leur donne la force afin qu’elles puissent pleurer sans se consumer quand elles découvriront les difficultés qui les attendent».
En d’autres occasions, Djélal bey ne se gêna pas toujours de faire comprendre que ce qui avait lieu n’était encore rien et que la nation arménienne allait vivre des choses bien plus terribles.
Les premiers convois provenant des provinces orientales étaient arrivés, lorsque Djémal pacha arriva à Alep. Tous étaient dans un état indescriptible de misère. Le préfet Djélal bey suggéra au Baron [= Onnig Mazloumian] de rassembler ces femmes sur la route longeant l’hôtel pour que Djémal pacha puisse voir leur dénuement lorsqu’il rentrerait dans l’hôtel. à cette occasion, Djélal bey dit au Baron: «Baron, tout ceci n’est rien encore... il va encore se produire des choses telles que vous regretterez les jours présents...».
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Le député d’Ayntab, Ali Djénani bey se trouvait à Alep durant la période des déportations. C’était un homme terrible, profondément antiarménien, qui avait accompli nombre de méfaits à Ayntab où il avait organisé la déportation.
à Alep, il déclarait publiquement, au sujet des sévères mesures prises contre les Arméniens, qu’ «il est exact que la punition infligée aux Arméniens est sévère, mais que pouvions-nous faire... le bien de la turcité exigeait que nous nous comportions ainsi...».
Chükri bey
C’est à Alep que le Baron fit la connaissance du directeur général des déportés, Chükri [Kaya] bey. Et comme il était impossible de faire la connaissance du Baron sans se lier d’amitié avec lui, lui aussi devint un des intimes du Baron.
C hükri était fondamentalement mauvais. Il avait en outre été nommé à ses fonctions avec des instructions spéciales qu’il avait l’intention d’appliquer à la lettre. Il ne cherchait du reste même pas à dissimuler sa haine à l’encontre des Arméniens. De fait, son activité visa toujours à exterminer radicalement l’élément arménien.
Un jour, alors qu’il était en conversation avec le Baron, les circonstances l’amenèrent à déclarer sa plus profonde sympathie au Baron. Mais, alors même qu’il lui exprimait sa sympathie, il ne put s’empêcher de dire: «Il eût mieux valu que nous nous soyons connus à une autre époque... Nous ne pouvons pas présentement rester amis, car je suis turc et vous êtes arménien...».
Il travailla en effet personnellement à déporter d’Alep les Baron [=les frères Onnig et Arménag Mazloumian], car il savait que leur présence à Alep permettait à beaucoup d’Arméniens d’être sauvés, et notamment qu’ils rendaient difficile la mise en œuvre des ordres reçus relatifs aux Arméniens.
* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 30, Alep, ff. 27-29.
Note d’Aram Andonian: J’ai recueilli ces informations auprès de M. Onnig Mazloumian ([dit] Baron).