RHAC II ► Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie ►
Le sévkiyat** fut, dans la mise en œuvre de la déportation, l’épreuve engendrant le plus de terreurs et de destructions parmi tous ceux qui entendaient son bruit. N’étant pas, à Alep aussi, à l’abri de cela, tous [les Arméniens] travaillaient à se dissimuler dans les maisons ou même dans les caves. Ils parvenaient ainsi à rester en liberté encore un certain temps.
Toutefois, les policiers ne restaient pas inactifs, pénétraient dans les maisons et les sortaient de leurs cachettes en les bastonnant sans pitié, puis les emmenaient au dépôt de police ou dans le vaste bâtiment appelé Karlık Khan. Parfois, moyennant un pot-de-vin considérable, ils acceptaient non sans mal de lâcher la bride de ces malheureux. Beaucoup réussissaient, en promettant un pot-de-vin mensuel ou hebdomadaire d’un certain montant aux policiers du quartier où ils habitaient, à rester des mois entiers dans leurs cachettes.
Le typhus également continuait à sa manière son œuvre destructrice. Dans les hôpitaux ouverts par la nation ou les autorités — hôpitaux qui étaient plus des mouroirs qu’autre chose — chaque jour mouraient des centaines de déportés dans les pires souffrances, [car] il n’y avait pas de médicaments ni même aucun effort pour garder des conditions élémentaires d’hygiène. La mort était désormais à vil prix et désirée par beaucoup comme seul moyen de délivrance. Les défunts restaient des jours entiers près des malades, jusqu’à ce qu’on les enlève, et l’odeur pestilentielle avait empoisonné l’atmosphère des hôpitaux. Au cours de la semaine, les [services municipaux] du quartier procédaient à l’enlèvement des morts à peine une ou deux fois. Des fossoyeurs expérimentés des mêmes services officiels ouvraient d’énormes fosses dans les endroits désignés, y empilaient les corps ramenés dans les véhicules à ordures et les enterraient avec si peu de terre que dès le matin les chiens les dévoraient sous nos yeux. Et cela se déroulait dans une ville où siègeait un préfet. Vous pouvez alors imaginer ce qui pouvait bien se passer hors de la métropole, dans les endroits reculés.
à ce moment-là, le typhus n’oublia pas de nous rendre visite: mon vieux père et moi-même étions contaminés. Nous fûmes transférés par la prélature [arménienne] dans un hospice qui était un hôpital administré aux frais de notre nation. Mon père était dans un état grave et sans espoir. Quant à moi, j’étais dans la première phase de la maladie. L’administration générale de l’hôpital et les conditions régnantes sur place ne me laissaient aucun espoir de guérison. Sur les conseils d’amis, je fus transféré à Vézir Khan au cours de la nuit. Une chambre individuelle me fut octroyée où je restai alité vingt à trente jours, inconscient et complètement ignorant de mon état. Je n’ai appris que plus tard que mon père était mort et qu’on avait, durant [mon inconscience], dérobé dans ma poche une somme importante et que des biens précieux avaient disparu.
J’étais à peine remis et encore tourmenté du fait de la perte de mes biens, lorsque l’on frappa à la porte de ma chambre. Il s’agissait de policiers qui m’ordonnèrent de me préparer à partir immédiatement. Mes plaintes et mes promesses financières n’eurent aucun effet. Ils n’étaient pas plus bienveillants ou miséricordieux à l’égard des malades. Il n’y avait aucune autre solution, il fallait se soumettre. Dans le cas contraire, il était clair que nous aurions à subir le fouet. Après avoir chargé mes affaires sur deux ânons, je fus escorté hors de la ville, dans le lieu-dit Sébil, où je vis mes semblables qui, ayant dressé leurs tentes, attendaient d’être expédiés dans un convoi (novembre 1915).
* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 30, Alep, ff. 25-27.
Note d’Aram Andonian: L’extrait ci-après est tiré du témoignage du P. Dadjad Arslanian.
** Ce terme turc, portant la notion d’expédition ou d’envoi, est systématiquement employé par les rescapés dans leurs témoignages pour indiquer l’organisation et la mise en route de convois de déportés. Ils le distinguent nettement du mot darakroutiun, déportation, qui est employé pour indiquer un déplacement, car les conditions de voyage étaient radicalement différentes lorsqu’il s’agissait de sevkiyat. Le terme désignait du reste aussi la Sous-direction des Déportés d’Alep dirigée par Abdulahad Nouri.