Raymond H. Kévorkian, RAHC II ► Partie I. Axes de déportations et camps de concentration
En faisant annoncer, dès le 27 mai 1915, la promulgation d’une loi provisoire de déportation4, le ministre de l’Intérieur jeune-turc, Mehmed Talaat, tentait de donner, quoique tardivement, un semblant de légitimité à son programme d’extermination des Arméniens sujets de l’Empire ottoman. Sans doute cherchait-il ainsi à apaiser les réticences de ses alliés allemands et autrichiens face de tels actes criminels qui allaient en outre à l’encontre des intérêts de la coalition. Sans doute aussi réagissait-il ainsi à la déclaration commune de l’Entente qui déclara solennellement, le 24 mai 1915, qu’elle tiendrait « personnellement responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman, ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués dans de pareils massacres »5. Conformément au principe de confidentialité adopté précédemment par la direction du Comité Union et Progrès6, cette loi ne mentionnait même pas le nom des Arméniens. Elle était très officiellement destinée à assurer la sécurité des zones proches du front en procédant, si nécessaire, au «déplacement vers l’intérieur des populations suspectes». Mieux encore, les Arméniens devaient être déplacés dans les meilleures conditions possible en temps de guerre dans les déserts de Syrie où ils étaient censés se réinstaller. Tant la loi en trois points publiée par la presse stambouliote le 27 mai que les mesures complémentaires prescrites par le Conseil des ministres trois jours après, ne mentionnent le lieu de destination des déportés.
Dans une note confidentielle adressée le 31 novembre 1915 par l’ambassadeur austro-hongrois à Constantinople, Johann von Pallavicini, à son ministre des Affaires étrangères Stephan Burian, le diplomate autrichien résume bien le plan adopté par les Jeunes-Turcs: « Noury bey, ex-secrétaire général de la Mahsoussé, actuellement membre dans les commissions d’enquête sur les affaires arméniennes, m’a dit: “il a été créé une direction générale d’émigration à Alep, dont la charge consistera à s’occuper de l’expédition de tous les Arméniens vers la Mésopotamie [...] De tous les points de Turquie, les Arméniens doivent être dirigés sur le sandjak de Zor et en Mésopotamie. ça découle d’une décision irrévocable du Comité Union et Progrès. Après [en] avoir fini avec les Arméniens, nous commencerons l’expulsion en masse des Grecs. Mais pour le moment, nous ne toucherons pas à ce point ”»7. Après avoir déjà supprimé sur place ou déporté les populations des provinces arméniennes et pontiques durant les mois d’avril, mai et juin 19158, le CUP s’attaque, début juillet, à la deuxième phase de son plan: l’expédition dans les camps de Syrie des Arméniens établis en Thrace, dans l’ouest de l’Asie Mineure et en Cilicie. Mais, contrairement aux pratiques mises en œuvre dans l’Est, la grande majorité de ces population est effectivement expédiée en Syrie après avoir également été dépouillée de ses biens.
Outre les documents allemands, autrichiens ou américains, les sources officielles turques publiées par le Başbakanlık Devlet Arşivleri Genel Müdürlüğü9 nous apprennent qu’avant même la publication de la loi provisoire de déportation, Mehmed Talaat lance ses ordres de déportation des populations arméniennes vers Ourfa, Mossoul et le district de Zor10. En suivant l’évolution des ordres adressés par le centre aux autorités locales turques, on constate toutefois que les lieux de destination recommandés deviennent de plus en plus nombreux et précis. Dans une circulaire adressée aux préfets des vilayets d’Adana, Erzeroum, Bitlis, Alep, Dyarbékir, Syrie, Sivas, Trébizonde, Mamuret ul-Aziz, Moussoul et aux sandjaks de Zor, Marach, Djanik, Kayseri et Ismit, ainsi qu’aux commissions du Emval-i Metruke Komisyonu Riyaseti, à Alep et Adana, il annonce une extension de la zone prévue pour l’établissement des déportés 1) au sandjak de Kirkouk, à 80 km de la frontière perse, et au sud et à l’est du vilayet de Mossoul; 2) les régions sud et ouest du sandjak de Zor, y compris les vallées de l’Euphrate et du Khabour; 3) le sud-est du vilayet d’Alep et le sud-ouest des sandjak du Hauran et de Kerek. La circulaire précise que dans tous les cas de figure les établissements doivent se faire à au moins 25 km de la ligne du chemin de fer et que la population arménienne ne pourra pas dépasser 10 % des musulmans habitant ces régions11.
Outre que ce document précise assez bien la localisation des camps de concentration qui vont être mis en place dans les semaines suivantes en Syrie, il nous apprend aussi que dès le 5 juillet, soit deux à trois mois après les provinces arméniennes de l’Est, les Arméniens établis dans la périphérie asiatique de Constantinople sont à leur tour visés par l’ordre de déportation. Ils touchent notamment quarante-deux localités du sandjak d’Ismit et cinquante-huit communautés du vilayet de Brousse, soit 180 667 personnes, ainsi que les 34 199 Arméniens des vilayets de Castamouni et de Konia12.
Concernant la Turquie d’Europe, une note du 24 octobre 1915 de l’ambassadeur autrichien à Constantinople nous apprend qu’« avant la cession de Kara-Agatsch à la Bulgarie, toutes les familles arméniennes de ladite localité ont été expulsées en Anatolie. On continue à expulser vers les régions anatoliennes non-désignées d’avance, tous les Arméniens qui habitent les régions européennes sous la domination turque »13.
Quelques jours après, son consul à Andrinople et le consul général de Bulgarie de la ville confirment en outre, dans un procès verbal adressé à Stamboul le 6 novembre 1915 que « La nuit du 27 au 28 du mois d’octobre, les organes de la Police se présentèrent chez les riches familles arméniennes de la ville en leur imposant de quitter immédiatement leurs maisons, leurs biens, tout leurs avoirs pour être transportées pour une destination inconnue. Les scènes qui se sont déroulées cette nuit et les nuits suivantes ne peuvent être décrites. Il se passa des choses concevables seulement à un esprit tout à fait dépravé et à une âme barbare et brutale »14. Au total, des 30 316 Arméniens recensés en Thrace, notamment à Andrinople et Rodosto/Tekirdağ15, plus de 17 000 furent déportés en Syrie, tandis que 13 000 autres étaient sauvés grâce à l’énergique intervention des autorités bulgares16.
Ces seuls témoignages de diplomates représentant des pays alliés de l’Empire ottoman, dont on peut trouver les équivalents allemands ou américains, montrent sans l’ombre d’une ambiguïté, que la «loi provisoire de déportation» n’est qu’un rideau de fumée et que des communautés arméniennes situées à la périphérie de l’empire, en Turquie d’Europe, sur la frontière avec un pays allié comme la Bulgarie, très loin des zones de guerre, sont expédiées vers la mort.
Même la communauté arménienne de Constantinople, que bien des historiens considèrent encore comme ayant été épargnée, est touchée, quoique plus partiellement, par les ordres de déportation. Outre l’élite intellectuelle arménienne de la capitale qui fut envoyée à la mort dès le 24 avril 191517, plusieurs vagues de déportation touchèrent les Stambouliotes. Le 8 septembre 1915, alors que les premiers convois étaient partis, l’ambassadeur Pallavicini note que « les expulsions des Arméniens de Constantinople subissent un arrêt, par suite, dit-on dans les milieux du Comité Union et Progrès, des démarches énergiques de l’ambassadeur d’Amérique. Des membres dudit Comité ont cependant déclaré: “Nous nous sommes arrêtés pour le moment, mais nous trouverons toujours moyen de nous défaire de tous les Arméniens”»18. Quelques semaines après, ces menaces sont mises à exécution. « Selon une source digne de foi, écrit le chargé d’affaires allemand Neurath, le gouvernement turc, contrairement à toutes les assurances, a décidé de déporter également les Arméniens de Constantinople »19.
Le 7 décembre 1915, l'ambassadeur d’Allemagne Metternich informe Berlin «que, selon les informations du chef de la Police, 4 000 Arméniens ont été récemment expulsés de Constantinople et envoyés en Anatolie, et l'on évacuera progressivement les 80 000 qui restent encore ici, sans parler des 30 000 qui ont déjà été déportés au cours de l’été et des 30 000 autres qui se sont enfuis»20. Dans son rapport confidentiel, Ernst von Nahmer, le correspondant du Kölnische Zeitung, explique, dans un rapport des 5 et 6 septembre, que les premières déportations visent les provinciaux, les célibataires, puis les gens mariés avec leurs familles et que « les gens les plus inoffensifs sont déportés de manière tout à fait systématique, comme les deux employés de ma pension. Ils ont tout simplement disparu après avoir été convoqués au poste [...] La prudence avec laquelle elles sont menées à bien s'explique par la présence des ambassadeurs »21.
Dans l’ouest du vilayet d’Angora, les déportations ne commencèrent que «dans la seconde semaine d’août», après que le préfet, hostile aux ordres de Constantinople, eut été destitué: « des rapports arrivaient de tous les côtés annonçant que les déportés étaient tués à quelques milles de distance de la ville » — il ne s’agissait alors que d’hommes qui n’avaient pas été mobilisés en raison de leur âge. Fin août, les femmes et les enfants furent à leur tour invités à partir. S’agissant très majoritairement d’Arméniens catholiques, le délégué apostolique à Constantinople et l’ambassadeur autrichien parvinrent à convaincre les autorités de les ménager22. On les expédia donc vers la Syrie, mais par la ligne de chemin de fer, via Eski-Chehir, Konia et Bozanti. Quant aux Arméniens de Cilicie, ils furent à leur tour «déplacés» de juillet à septembre 191523.
Si bien qu’au cours des mois d’août-septembre et octobre 1915, les communications ferroviaires avec la Cilicie (Bozanti) étaient grandement perturbées par les convois de wagons à bestiaux qui emmenaient les Arméniens des colonies de l’Ouest vers les déserts de Syrie.
4) Takvim-i Vekâyi ( Journal officiel du gouvernement ottoman), n° 2189, 1er juin 1915.
5) Beylérian, Les grandes puissances, op. cit. [n.3], p. 29.
6) Beylérian, Les grandes puissances, op. cit., pp. XXIX-XXX; V. N. Dadrian, «The Secret Young-Turk Ittihadist Conference and the Decision for the World War I Genocide of the Armenians», Holocaust and Genocide studies 7, 2 (automne 1993).
7) Österreichisches Staatsarchiv, HHStA PA LX, Interna, dossier 272, n° 397. Proche du secrétaire-général du CUP, Midhat Chükrü [Bleda], qui le recommanda vivement à Talaat pour occuper les fonction de chef de la Sous-direction des Déportés d’Alep. Ces propos sont confirmés, en 1919, par les dépositions de hauts fonctionnaires qui travaillèrent avec lui dans la région d’Alep ( cf. infra, p.12).
8) Outre les nombreux documents et témoignages de hauts fonctionnaires turcs collectés par la commission Mazhar, les rapports des consuls allemands et américains d’Erzeroum et de Harpout donnent une vision saisissante des crimes commis à l’Est: cf. notamment l’introduction magistrale d’A. Beylerian, op. cit. [n.3] ; Ternon, op. cit. [n.3], pp. 234-252; Dadrian, op. cit. [n.3], pp. 368-398.
9) Osmanli Belgelerinde Ermeniler (1915-1920), T.C.Başbakanlık Devlet Arşivleri Genel Müdürlüğü, Osmanli Arşivi Daire Başkanliği, yayin Nu: 14, Ankara 1994 (dorénavant cité T. C. Başbakanlic ). Nous utilisons également les abréviations suivantes en citant ces documents: EUM = Emniyyet-i Umumiyye Mudiriyyeti. — IAMM = Iskan-i Asayir ve Muhacirin Müdiriyeti. — DN = Dahiliye Nezareti
10) T. C. Başbakanlık Arşivi, 4 B1333, 18 mai 1915, EUM, télégramme de Talaat ordonnant la déportation immédiate des Arméniens d’Erzeroum vers le sud-ouest, vers Ourfa, Mossoul et le liva de Zor, [Sfr 53/48]. Voir aussi les documents n° 19, 22.
11) T. C. Başbakanlık Arşivi, 22Sh1333, 5 Temmuz [Juillet] 1915, IAMM, circulaire d’Ali Munif (Nazir Namina), [Sf 54/315], doc. n° 63.
12) R. H. Kévorkian - P. B. Paboudjian, Les Arméniens dans l’Empire ottoman à la veille du génocide, Paris 1992, p. 57, d’après les statistiques, localité par localité, établies par le Patriarcat arménien de Constantinople. 3 578 Arméniens de la région de Kütahya échappèrent aux déportations grâce au sous-préfet qui refusa d’appliquer les ordres venus de Constantinople.
13) Österreichisches Staatsarchiv, HHStA PA LX, Interna, dossier 272, n° 388.
14) Österreichisches Staatsarchiv, HHStA PA XII, dossier 209, Z.98/P, lettre d’accompagnement et procès verbal non daté dont nous publions de larges extraits en annexe.
15) Kévorkian - Paboudjian, op. cit., p. 57.
16) BNu, Archives de la délégation nationale arménienne, «Statistique de la population arménienne en Turquie [en 1920]», IV. 46. 2, f° 1.
17) Une liste presque exhaustive des personnes déportées fut publiée par un des rares survivants, Théotig (), en 1919 à Constantinople.
18) Österreichisches Staatsarchiv, HHStA PA XL, dossier 273, n° 327.
19) Politisches Archiv des Auswärtigen Amtes (Bonn) [dorénavant citées A.A.], Türkei 183/40, A33705.
20) A.A. Türkei 183/40, A36184, publié par Johannes Lepsius dans un recueil de documents diplomatiques allemands (Deutschland und Armenien, 1914-1918, Potsdam 1919, p. 187). Une version abrégée en français du même texte a vu le jour sous le titre: Archives du génocide des Arméniens (Paris 1986, p. 185).
21) A.A. Türkei, 183/38, A30432, pp. 3-4, cité par V. N. Dadrian, Histoire du génocide arménien, Paris 1996, p. 371, note 2.
22) James Bryce, Livre bleu du gouvernement britannique concernant le traitement des Arméniens dans l’Empire Ottoman (1915-1916), trad.fr., Laval 1917, 2ème éd. en fac-similé, Paris 1987, p. 341-342, «Rapport d’un voyageur qui passa par Angora au mois d’août 1915».
23) Ternon, op. cit., pp. 226-227.