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Aux Turcs reconnaissants (5) -
Ayşe Günaysu
par Charles Vanetzian, vendredi 4 janvier 2013, 22:34 ·
Le 10 novembre 2011 a eu lieu à l'Institut Grotowski à Varsovie
(Pologne) une présentation intitulée "L'Histoire d'un Génocide:
Mémoire, Continuité et Défiance" en présence de l'historien Ara
Sarafian. Le discours qu'Ayşe Günaysu y a prononcé a été publié
par "The Armenian Weekly" le 2 janvier 2013 sous le titre: "Mes
vues sur la période post-génocidaire en Turquie."
(http://www.armenianweekly.com/2013/01/02/gunaysu-my-views-on-post-genocidal-turkey/)
Ayşe Günaysu est née en Turquie. Elle est traductrice
professionnelle, défenseur des droits de l'homme et féministe.
Depuis 1995, elle est membre du comité contre le Racisme et la
Discrimination de l'Association des Droits de l'Homme en Turquie
(branche d'Istanbul). Elle a été chroniqueur dans un quotidien
pro-kurde de 2005 à 2007. Depuis 2008, elle écrit une chronique
bimensuelle, intitulé "Lettres d'Istanbul", pour" The Armenian
Weekly".
Mes vues sur la période post-génocidaire en Turquie.
Je remercie l'Institut Grotowski de m'avoir invitée, et pour leur
généreuse hospitalité. Et je vous remercie, cher public, d'avoir
pris le temps de venir nous écouter. C'est un privilège pour moi
d'être ici avec vous.
Je suis Turque musulmane de naissance. En d'autres termes, une
descendante des auteurs du Génocide des Arméniens, des Assyriens
et des Grecs de l'Empire Ottoman. Je ne suis pas une historienne,
ni un savant, ni un écrivain. Juste une militante des droits de
l'homme. Donc, je ne peux que partager avec vous mes sentiments et
mes opinions sur la période le post-génocidaire en Turquie.
Maintenant ... Je vous demande d'imaginer que je suis une femme
allemande, venant d'Allemagne.
Mais imaginez que l'Allemagne n'ait pas été vaincue lors de la
Seconde Guerre mondiale et qu'au contraire elle fut du côté des
vainqueurs et qu'elle n'ait donc pas été pris en flagrant délit
pour les crimes qu'elle a commis. Le monde n'aurait jamais eu la
possibilité de voir les films de chambres à gaz et les tas de
cadavres. Et imaginez que l'Allemagne ait utilisé toute sa
puissance technologique et industrielle pour étouffer et nier
l'Holocauste. Imaginez que l'Holocauste soit officiellement,
publiquement, socialement, culturellement, dans tous les sens du
terme, nié en Allemagne.
Bien sûr, le déni ne consiste pas seulement à dire "non, ce n'est
pas arrivé." Imaginez que l'appareil d'État et la vie sociale
s'organise autour de ce déni. Les manuels scolaires, les médias
grand public, les universitaires, la société civile, internet
disent tous la même chose, en essayant de justifier
l'extermination des Juifs et des autres. Ils disent que ce n'était
pas sans raison. Que c'était inévitable. Que nous avions eu à le
faire pour la survie de notre nation. Qu'en outre, ce n'est pas
nous qui les avons massacrés: ils nous ont massacrés.
Imaginez des musées, des encyclopédies, des expositions dans toute
l'Allemagne qui racontent tous ces mensonges et, ce qui est bien
plus terrible, que presque tous les Allemands croient le
gouvernement dur comme fer, sans douter de sa parole.
Imaginez que les Juifs survivants sont ciblés par les racistes
allemands, et que les discours de haine contre les juifs sont une
chose normale en Allemagne. Imaginez que les Juifs vivent dans
dans de telles conditions en Allemagne maintenant.
Une question: Avec une telle Allemagne et un tel déni de
l'Holocauste, l'Europe serait-elle la même? La Pologne serait-elle
la même? Y aurait-il un Institut Grotowski?
Je vous ai demandé d'imagine ceci pour réfléchir de nouveau
comment un déni de génocide pouvait changer la vie elle-même.
Dans un tel scénario, le réalité objective ne signifie rien. Juste
rien. La réalité objective ne compte pas du tout. Ce qui détermine
la vie, c'est la réalité subjective, c'est à dire ce que les gens
croient sincèrement.
C'est exactement le cas avec la Turquie en ce qui concerne les
Arméniens et le Génocide des Arméniens. Il s'agit de la Turquie
d'où je viens.
La reconnaissance, la repentance, l'humilité et la honte font
partie des sentiments humain. En leur absence, un peuple, un pays
sont susceptibles de commettre de nouveaux crimes et de normaliser
la violence pour, en fait, faire de la violence un mode de vie.
C'est le cas de la Turquie. En l'absence de ces sentiments, il n'y
a pas de possibilité de faire une sorte de catharsis, de se
repentir et il est impossible de se détacher de la culpabilité
liée au crime. C'est le cas avec la Turquie depuis le Génocide. Et
les gouvernements successifs ont toujours commis, et continuent de
commettre, de nouveaux crimes.
Maintenant quelques mots sur moi. J'espère que mon histoire vous
permettra de comprendre la réalité de la Turquie. J'ai été une
marxiste-léniniste, une communiste, un membre secret du Parti
communiste hors la loi de la Turquie entre 1970 et 1985.
Nous étions des anti-impérialistes fervents, en particulier
anti-américains. Pour nous, la Turquie était sous l'oppression
impérialiste et l'exploitation. Ainsi, l'indépendance nationale de
notre pays a été l'un de nos objectifs prioritaires. En d'autres
termes le "mal" était à l'extérieur. Nous n'avons pas vu le mal
dans notre pays. L'ennemi était loin; il était beaucoup plus
facile et commode de maudire et de crier des slogans contre
l'ennemi lointain que lutter contre le mal juste à côté de nous.
Malgré notre langage internationaliste, nous étions sûrement
nationalistes, sans nous en rendre compte.
Nous étions anti-impérialistes et anti-capitalistes, croyant en la
lutte des classes, mais nous sommes devenus anti-fasciste,
seulement après que les para-militaires, et que le Gouvernement,
aidé par les bandes ultra-nationalistes, aient commencé à partir
de la fin des années 1970 à nous tuer dans la rue, dans nos
maisons, dans les usines, dans les écoles.
Mais le fascisme était pour nous un mouvement anti-communiste.
Nous n'avions pas pris conscience que les fascistes étaient des
Turcs racistes qui reflétaient l'essence raciste de l'État turc,
l'extension de l'Empire ottoman génocidaire.
Oh oui, nous, les Turcs de gauche, étions - sans aucun doute et,
sûrement, violemment anti-racistes.
Mais quel racisme? Le racisme aux Etats-Unis et en Afrique du Sud
qui était, encore une fois, loin de nous. Le racisme n'avait rien
à voir avec notre pays! Nous étions totalement ignorants de
l'environnement très raciste dans lequel nous vivions. Le déni du
Génocide, l'incitation à la haine contre les Arméniens et les
non-musulmans en général, la discrimination, dépeignant les
non-musulmans comme des traîtres potentiels étaient partout autour
de nous et nous n'avions rien vu! Nous étions comme des poissons
vivant dans une mer de racisme sans en avoir conscience.
Notre aveuglement était si grand que nous n'avions même pas pensé
à faire campagne contre le "serment" nationaliste que les enfants
devaient chanter tous les matins à l'école. Des générations
d'enfants commençaient (et commencent encore aujourd'hui) le début
des cours tous les matins avec ce "Serment", chanté ensemble aussi
fort que possible: fiers d'être Turcs et prêts à sacrifier notre
propre existence pour le bien de l'existence de l'identité turque!
Tous les matins! Avec une poignée de nos camarades de classe
non-turcs et non-musulmans: les Juifs, les Arméniens, les Grecs,
les Kurdes!
Cela a duré pendant des décennies. Aucun de nos camarades fervents
"internationaux", marxistes-léninistes - y compris moi-même - n'a
lancé une campagne contre cette pratique néo-nazie qui avait lieu
dans les écoles.
OK, nous étions "internationalistes" Mais de quel genre
d'internationalisme s'agissait-il?
Nous aurions donné notre vie pour les guerres de libération
nationale en Afrique et en Asie. Nous avions chanté des chansons
révolutionnaires latino-américaines, mémorisés leurs slogans, nous
avions versé des larmes pour l'Angola. Mais nous ne savions pas ce
qui se passait sous notre nez. Nous ne savions rien et n'avions
rien dit au sujet des Arméniens, des Grecs et des Assyriens, ainsi
que des enfants des victimes du Génocide condamnés à vivre dans un
environnement raciste. Et nous ignorions tout au sujet des Kurdes
qui dans les provinces kurdes étaient soumis à une législation
différente et vivaient dans un état d'urgence permanent.
Nous étions experts de l'histoire du Parti communiste soviétique
dans les moindres détails, de la lutte de Trotsky contre Staline,
de l'histoire de la guerre du Vietnam contre les Américains, et
nous ne savions pas la véritable histoire de notre propre pays.
Mais pourquoi?
En raison d'une désinformation très réussie et de la manipulation
de l'idéologie fondatrice et des mythes qui forment la base de la
République turque. L'histoire réécrite par la direction kémaliste,
d'une manière totalement trompeuse. Il ne faut pas entrer dans les
détails - cela prendrait beaucoup de temps.
Qu'est-il arrivé à la Turquie après 1915? La Turquie n'a pas
trouvé la paix après, ni une véritable démocratie, ni un réel
développement. L'Arménie occidentale qui s'était alors développée
et urbanisée avec ses collèges, ses théâtres et une riche vie
culturelle était devenue une terre aride, une terre de sang et de
larmes. les soulèvements kurdes qui ont suivi ont été violemment
réprimés dans le sang et par des déplacements forcés.
Les interventions militaires se sont succédés. Celle de 1980 a été
un désastre. Des dizaines de milliers de personnes ont été
emprisonnées, des méthodes inimaginables de torture ont été
utilisées, beaucoup sont morts en prison et 36 personnes ont été
exécutées. Malgré la restauration officielle des institutions
démocratiques, la Constitution en vigueur aujourd'hui est
essentiellement la Constitution adoptée par le régime militaire.
La guerre a lieu actuellement dans le sud-est de la Turquie. On
estime que 50.000 personnes sont mortes, la plupart des Kurdes.
Maintenant, 10.000 Kurdes militants des droits de l'homme, des
travailleurs municipaux, des politiciens, des personnes engagées
dans une lutte totalement pacifique sont en prison. Et une grève
de la faim massive est en cours [cette grève a récemment pris
fin].
La négation du génocide est la destruction de toutes les valeurs
collectives, de toute éthique, de tout sens de la justice, en un
mot c'est la destruction du cœur et de l'esprit de l'ensemble de
la nation.
Vous entendrez peut-être que les choses sont en train de changer
en Turquie en ce qui concerne le "problème" arménien comme
certains le nomment. Oui, mais de manière très lente, très
irrégulière et très décevante.
Je vous remercie de m'avoir écoutée.
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PS. Les personnes qui sont intéressés par un rapprochement entre
Turcs et Arméniens peuvent aussi lire ce billet intitulé "Turcs et
Arméniens pour une reconnaissance et un recueillement dans
l'unité." (http://www.newsring.fr/societe/165-faut-il-une-loi-sur-le-genocide-armenien/25787-turcs-et-armeniens-pour-une-reconnaissance-et-un-recueillement-dans-lunite).
Ceux qui veulent aller plus loin peuvent aussi lire l'article "Le
négationnisme et le racisme font décidément bon ménage..."
(http://www.newsring.fr/societe/165-faut-il-une-loi-sur-le-genocide-armenien/24183-le-negationnisme-et-le-racisme-font-decidement-bon-menage) |
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