Le
général Kenan EVREN, Président de la république turque, investi après un
coup d'État, lançait, par son discours du 12.6.1982 à Amasya le top
départ d'une vaste opération de dénégation du génocide des Arméniens.
Cette même année, la presse du monde entier fut invitée à Ankara.
L'ouvrage ci-contre compilé par Mehmet Ali BIRANT éditorialiste et homme
de télévision, réunit textes et images, lesquels, sortis de leur
contexte tirent argument de tout et de son contraire pour justifier
l'injustifiable, voire accuser les Arméniens de génocide.
Trente ans après
le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan relance l'opération en proposant
au gouvernement arménien la constitution d'une commission d'historiens ;
manoeuvre dilatoire évidente pour noyer le poisson par des échanges
d'argumentation et l'utilisation d'archives turques, lesquelles, 90 ans
après se sont certainement "bonifiées" à l'aune des intérêts de la
nomenklatura turque protégeant sans doute, au delà d'un honneur mal
placé, les avantages des héritiers des responsables d'un génocide qui a
été aussi crapuleux.
Si c'est bien l'affaire des historiens
on pourrait se demander pourquoi l'appel des plus éminents spécialistes
de l'histoire des génocides, ne saurait être entendu.(texte de
l'appel)
A propos de Mehmet Ali Birant
Évolution de sa pensée ...
25 ans après
en savoir plus
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Cette même année, la presse du monde entier
fut invitée à Ankara.
On promit d'ouvrir les archives.
Deux journalistes français d'investigation, Arnauld Hamelin et
Jean-Michel Brun se rendirent en Turquie pour mener une enquête sur le
terrain.
Ils publièrent un livre sous le titre " LA
MÉMOIRE RETROUVÉE "
On lira dans ce livre édité par "Mercure de France"
en 1983 les détails de leur enquête y compris les promesses faites et vite
déçues, de consulter les archives de la Turquie.
Ce livre se prolonge sur la lutte armée d'activistes arméniens des
années 70 et 80 pour faire sortir de l'oubli le premier génocide de XXe
siècle.
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MÉMOIRE RETROUVÉE
Alors que les Arméniens ne
cessent de demander réparations aux Turcs depuis 1915, c'est seulement
soixante-huit ans après que le gouvernement d'Ankara brandit un
dossier destiné à prouver que le génocide des Arménien n'a pas eu lieu.
Imaginons par comparaison qu'au lieu de contraindre l'Allemagne à
faire toute la lumière sur l'extermination des Juifs dès l'issue de la
Seconde Guerre mondiale, les impératifs de la diplomatie lui aient
fourni la possibilité de garder le silence et les moyens d'interdire
tout débat public sur la question.
Supposons que seulement soixante-huit ans après, soit en 2013,
l'Allemagne accepte d'ouvrir le dossier. Quand on sait qu'aujourd'hui
encore, malgré les procès, le déluge de témoignages, de livres,
d'articles de presse, d'émissions de radio, de télévision et de films,
il se trouve encore des historiens et des écrivains pour affirmer que
les chambres à gaz n'ont jamais existé, on peut se demander ce que
serait, en 2013, la version allemande des massacres nazis !
Il faut en effet une
singulière dose de courage politique, ou l'impossibilité de faire
autrement, pour reconnaître un crime qui, même s'il appartient au
passé, risque de provoquer dans l'esprit public des amalgames hâtifs
et fâcheux. On peut comprendre que les Turcs d'aujourd'hui, qui ne
sont naturellement pour rien dans les massacres de 1915 (les plus
jeunes parmi les hommes qui y auraient participé seraient aujourd'hui
âgés de quatre-vingt-dix-huit ans) n'aient guère envie d'entendre le
mot Turc devenir synonyme d'assassin, violeur et infanticide. En se
taisant, ils s'exposaient cependant à une accusation plus grave encore
: celle de s'en rendre complices. Il reste toutefois que leurs
dénégations arrivent un peu tard, et le fait que les dossiers publiés
par la Turquie sur la question arménienne l'aient été de façon si
récente, hormis les écrits publiés au moment de la guerre, qui
n'étaient que l'expression des thèses Jeunes Turcs, entache leur
crédibilité d'un lourd handicap par rapport aux milliers de
témoignages oculaires et contemporains du drame.
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Doit-on pour autant balayer d'un revers de main la plaidoirie des Turcs ?
Certainement pas. On peut avoir raison quand tous les autres ont tort, et
l'argument selon lequel la Turquie s'est tue pendant soixante-huit ans,
simplement parce qu'elle n'avait rien à se reprocher, et qu'elle brise
aujourd'hui ce silence pour répondre à ceux qui approuvent ou soutiennent
les attentats dont elle est victime depuis 1975, est parfaitement
défendable. Seul l'examen approfondi et la confrontation des thèses en
présence peuvent nous aider à démêler le vrai du faux dans ce contentieux
très complexe.
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LES CHIFFRES
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La
première contestation porte sur le nombre des victimes des événements de
1915 et celui de la population arménienne vivant initialement en Turquie.
Rappelons que face aux chiffres avancés par l'accusation arménienne
(1.500.000 morts sur un total d'environ 2.100.000 habitants) les documents
émanant de l'Institut de politique étrangère d'Ankara continuent d'opposer
ceux de Talaat pacha : 300.000 victimes sur une population de 1.300.000
personnes.
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En l'absence de statistiques officielles, scientifiquement établies, il
est impossible de donner des chiffres précis, et les conclusions des
experts les plus compétents sont toujours susceptibles d'être remises en
question sans qu'on puisse vraiment apporter des preuves de leur
irréfutabilité. La position officielle turque est en réalité assez
fluctuante : alors que l'Institut de politique étrangère se contente de
reprendre à son compte les affirmations de Talaat dont il y a tout lieu de
penser, sans être de mauvaise foi, qu'elles manquent d'objectivité, maître
Poroï, l'avocat turc spécialiste des questions arméniennes, qui nous
parlait lui aussi de 300.000 victimes, en admettait 600.000 à l'émission «
Table ouverte », diffusée par la télévision suisse le 24 avril 1982.
Tandis que le gouvernement turc de 1919 en donnait 800.000.
On peut légitimement penser que les Turcs ont intérêt à minimiser le
nombre réel des victimes arméniennes, et les Arméniens à l'exagérer. Cela
concorde avec les conclusions des historiens occidentaux dont il y a lieu
de croire, sans entrer dans le détail de leurs longues compilations et les
divers recoupements qui permettent de l'affirmer, que le chiffre qu'ils
avancent est assez près de la vérité. D'après leurs estimations, le nombre
des victimes serait d'un million environ sur une population d'à peu près
1.800.000 personnes. Cela dit, ne doit-on pas aussi appeler « victimes »
ceux qui ont dû tout quitter, leurs maisons et leurs terres, ceux qui ont
perdu leurs parents et leurs enfants, ceux qui n'ont dû qu'à la chance de
survivre au cataclysme ? Finalement, n'est ce pas la population arménienne
dans son ensemble qui a été la victime des événements de 1915 ?
Si nous n'insistons pas sur cette polémique autour des chiffres, qui
pourrait couvrir les pages d'un volumineux ouvrage, c'est que le problème
n'est pas là, et qu'elle masque même la vraie question qui est de savoir
si oui ou non le gouvernement turc de 1915 a voulu et entrepris
l'extermination systématique des Arméniens.
On ne conteste pas l'existence du génocide juif et pourtant les historiens
ne sont pas tous d'accord sur le nombre des victimes. Ce qui fait la
réalité du génocide, c'est que celui-ci n'est pas la conséquence de «
bavures » de quelques officiers nazis, mais celle d'un programme conçu et
organisé par le pouvoir.
Car s'il y a eu massacre organisé, peu importe finalement de savoir s'il y
a eu 1.500.000 victimes ou «seulement » 300.000. Cela ne change rien à la
nature du crime. Qu'on se rappelle toutefois que 300.000 morts sur
1.300.000 (chiffres de Talaat pacha), cela représenterait tout de même
pour la France le meurtre de 13 millions de personnes, ou 46 millions pour
les Etats-Unis ! De toute façon, il y avait en Turquie une population
arménienne avoisinant les 2 millions d'individus. Le problème est le
suivant: que sont-ils devenus ? Il est fort douteux que des gens ayant
résisté à toutes les invasions, à Gengis Khan, à Tamerlan et à toutes les
oppressions, aient quitté délibérément la terre sur laquelle ils vivaient
depuis quelque trois mille ans.
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LE TÉLÉGRAMME
DE TALAAT PACHA -
L'accusation arménienne avance parmi les preuves du génocide l'existence
d'un télégramme de Talaat pacha destiné à la préfecture d'Alep, centre
d'aiguillage des déportés. Le ministre de l'Intérieur y rappelait la
décision du gouvernement d'exterminer tous les Arméniens habitant en
Turquie. Menaçant de ses foudres tous ceux qui s'opposeraient à cet ordre
du « Djemiet », le comité exécutif du mouvement Jeunes Turcs, Union et
Progrès ou Ittihad !
Son authenticité est naturellement vigoureusement réfutée par les Turcs
qui n'y voient qu'un faux grossier. On peut dire qu'il existe dans cette
affaire une véritable bataille des télégrammes. Les uns semblant
contredire formellement les autres.
Lesquels sont vrais ? Lesquels sont faux ? Sont-ils tous vrais, sont-ils
tous faux ?
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En fait, les documents officiels concernant la question arménienne
n'abondent guère, et il ne faut pas s'attendre à tomber sous une avalanche
d'ordres écrits démontrant l'existence du génocide. En effet, lorsque
pareilles preuves existent, elles sont généralement détruites avant de
tomber entre les mains de l'ennemi en cas de défaite.
C'est exactement ce qui s'est passé lorsqu'à la fin de l'année 1918, le
ministère Jeunes Turcs comprit que tout était fini. Quand le gouvernement
de l'après-guerre chercha à réunir les pièces nécessaires au procès des
Unionistes mettant en accusation, par contumace, les dirigeants du comité
Union et Progrès, il constata que les documents concernant les agissements
de 1'« Organisation spéciale» (Techkilati Mahsoussé), exécutrice des
basses œuvres de l'lttihad, avaient disparu.
« ••• ont été volés des télégrammes, des documents, une partie importante
des communiqués du Techkilati Mahsoussé, ainsi que tous les documents du
Centre général. De même ont disparu les communiqués et les circulaires
importantes du directeur de la sûreté générale Aziz bey, avant la
démission du cabinet de Talaat, le 15 septembre 1918 » •••
Journal officiel turc
Procès verbal du 24.4.1919
Les documents que nous avons en notre possession sont donc ceux qui ont
été transmis par des fonctionnaires désireux de se désolidariser de
l'action gouvernementale. C'est le cas du fameux télégramme qui a tant
fait couler d'encre.
Contrairement aux suppositions de l'Institut de politique étrangère
d'Ankara, celui-ci n'a pas été trouvé par les troupes anglaises du général
Allenby, mais recueilli directement par le journaliste Aram Andonian des
mains du secrétaire du bureau de l'administration des déportés à Alep,
Naïm bey.
Aram Andonian avait connu Naïm bey au camp de concentration de Meskéné. Ce
dernier aidait, moyennant finance, les riches familles arméniennes à
s'enfuir. En fait, il faisait le passeur autant en raison du dégoût que
lui inspiraient les ordres qu'il était chargé d'appliquer que par
cupidité. Les sommes qu'il demandait étaient tout à fait minimes et il
profitait de l'évasion des familles aisées pour faire passer en même temps
les plus désargentées sans rien leur demander.
Aram Andonian avait eu avec lui de longues conversations et celui-ci lui
remit les documents les plus importants parmi ceux qui étaient passés
entre ses mains. Son témoignage, ainsi que les photographies de ces
documents, furent réunis par Andonian dans son livre Documents officiels
concernant le massacre des Arméniens. Certains de ces textes furent
produits en 1921, au procès de Tehlirian, l'assassin de Talaat pacha. Ces
documents contiennent des télégrammes, dont une partie est reproduite au
chapitre donnant la version arménienne des événements, et les lettres
adressées au secrétaire du comité Union et Progrès, Djemal bey,
spécialement dépêché à Alep pour surveiller les opérations. Ces lettres
furent reconnues trop tard comme émanant de Behaeddine Chakir, l'idéologue
du parti, et ne furent donc pas jointes au dossier Tehlirian.
Ces télégrammes sont accablants pour le comité Union et Progrès. Ils
montrent que la déportation n'était qu'une étape vers l'extermination
totale. «Leur lieu d'exil est le néant », s'exclame Talaat dans l'un
d'eux.
Pour leur défense, les Turcs affirment que ces documents ont été fabriqués
à Paris par un groupe d'Arméniens. Il faut se méfier des affirmations du
genre: « on s'est aperçu que », sans préciser qui est ce « on », « il est
prouvé que », sans dire qui prouve et de quelle façon, « en réalité ... »,
sans plus de précisions. C'est en général une manière de faire croire que
l'on sait, alors qu'on ignore tout. En revanche, nous savons comment ces
télégrammes ont été authentifiés grâce aux apostilles tracées de la main
du vali (préfet) d'Alep, Mustapha Abdulhalik bey. Ces mentions autographes
portées au bas des télégrammes indiquent la suite donnée aux ordres et
comprennent des conseils complémentaires à l'usage des fonctionnaires
chargés de l'exécution. Elles furent comparées avec d'autres documents
comportant son écriture et sa signature. Les experts qui examinèrent les
pièces dans leurs moindres détails, une semaine durant, furent formels
quant à l'origine des apostilles, et par conséquent sur l'authenticité des
documents. Néanmoins, le fait que l'expertise fut menée par l'Union
Nationale Arménienne d'Alep la fait considérer comme suspecte par les
Turcs, bien que l'Union Nationale Arménienne fût à l'époque un organisme
officiel. Cela dit, on peut toujours récuser l'authenticité de documents
parce qu'ils ont été recueillis par un Arménien, et refuser l'expertise
parce qu'elle a été conduite par un organisme arménien. Pourtant, il
semble assez naturel que ce soit des Arméniens qui se chargent d'entamer
des procédures contre les responsables d'un génocide arménien. De la même
façon que ce sont des Juifs qui ont poursuivi les responsables du génocide
juif.
Quoi qu'il en soit, comme pour la controverse des chiffres, nous nous
trouvons ici, encore une fois, devant un faux débat. En effet,
l'accusation arménienne ne repose pas uniquement sur quelques télégrammes,
si accablants soient-ils. Les témoignages abondent par ailleurs en telle
quantité qu'il est inutile d'ergoter à l'infini sur ces pièces qui ne
pourront jamais être expertisées à coup sûr comme des tableaux de maîtres.
On ne pourra jamais affirmer à 100 % qu'elles sont authentiques, pas plus
qu'on ne pourra jamais prouver le contraire. Cependant, il est essentiel
de souligner que le contenu de ces télégrammes concorde parfaitement avec
les témoignages recueillis par les observateurs étrangers, et sont
similaires à ceux que d'autres fonctionnaires turcs affirment avoir reçus.
En effet, un certain nombre de ces fonctionnaires refusèrent d'appliquer,
ou tentèrent d'entraver, les ordres de déportation. Ce fut, au plus haut
niveau, le cas du préfet d'Alep, Djelal pacha, qui fut déplacé par la
suite à Konia pour avoir refusé d'organiser la déportation au sens où
l'entendait le comité Union et Progrès, et remplacé par Abdukhalik bey.
Son témoignage ne laisse guère de doute, lui non plus, sur la nature des
mesures dont les Arméniens furent l'objet.
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TÉMOIGNAGES ET PREUVES
DUPLICITÉ
« Parce que les Arméniens se sont conduits dès le début de la guerre
comme des traîtres et qu'ils sont passés à l'ennemi en massacrant des
villages turcs entiers, le gouvernement s'est trouvé dans l'obligation
de procéder à leur déplacement (les uns disent provisoire, les autres
définitif dans le but de fonder ailleurs des colonies), hors des zones
de combats. Ce déplacement s'est effectué sous la protection de la
gendarmerie et les Arméniens ont été fort bien traités. Malheureusement,
le manque d'hygiène et de sécurité inhérent à l'état de guerre et de
privations qui affectait l'ensemble de l'empire a entraîné la mort d'un
certain nombre de déportés. »
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L'accusation
telle qu'elle est développée dans le chapitre consacré à la version
arménienne des événements repose, on l'a dit, sur les témoignages de
personnalités étrangères en poste en Turquie, et sur les déclarations de
fonctionnaires turcs chargés de la déportation. A propos de ces derniers,
on peut à la rigueur prétendre qu'ils n'ont pas dit la vérité, afin de se
retrouver « du bon côté» après la défaite, quoique cette suspicion ne
paraisse guère justifiée : s'ils ont cherché à se disculper, c'est bien
que des actes répréhensibles avaient été commis. On peut aussi supposer
que leur témoignage a été fabriqué de toutes pièces, mais alors ils
auraient apporté eux-mêmes un démenti.
En revanche, il ne peut être question de soupçonner les autres témoignages
de partialité ou d'être le fruit d'une propagande. Celui du Dr Lepsius,
par exemple, qui nourrit une grande partie de l'accusation présentée plus
haut, et qui fut le premier à tenter d'avertir les autorités de son pays.
Lepsius était à ce point conscient des complications diplomatiques que
pouvait entraîner pour l'Allemagne, alors alliée de l'Empire ottoman, la
publication de son rapport qu'il accepta de ne le diffuser que dans un
cercle très restreint de spécialistes, en leur demandant, au nom des
intérêts supérieurs du pays, de faire en sorte qu'il ne soit pas divulgué
au public.
Et pourtant, ses conclusions sont sans
appel :
La mesure de déportation dégénéra très vite, le plus souvent en une
extermination systématique. On avait en vue, tout d'abord, de se
débarrasser en premier lieu des mâles de la nation arménienne. Dans ce but
un travail préliminaire considérable précéda l'ordre de déportation
générale. Tous les chefs politiques et intellectuels du peuple furent
internés, déportés vers l'intérieur ou tués ...
Sur le sort de la population mâle au service de l'armée ou employée à la
construction des routes, ou comme portefaix, on ne peut que tirer des
conclusions des récits de témoins oculaires qui, voyageant par hasard sur
les routes de l'intérieur, ont certifié l'anéantissement méthodique de
colonnes entières ... Les traitements qui furent infligés en chemin aux
déportés nous font conclure qu'il importait peu, aux auteurs et aux
exécuteurs de ces mesures, que la population déportée reçut, d'une façon
quelconque, le moyen de subsister. Ils ne parurent même pas fâchés que la
moitié pérît en route, et qu'ils fussent exterminés par la faim et les
maladies durant leur migration.
Les journalistes sont également saisis par l'horreur du spectacle qui
s'étale sous leurs yeux. Le correspondant allemand de la Kalner Gazette,
Harry Stuermer, par exemple, écrit une série d'articles qui seront
interdits par la censure allemande.
Il les fera paraître un peu plus tard en Suisse :
... dès le commencement, les persécutions visaient aussi les femmes et les
enfants. Elles s'appliquaient sans aucune distinction, à toute la
population de six vilayets orientaux, forte de plusieurs centaines de
milliers d'âmes, et se caractérisaient par de telles bestialités et de
telles cruautés qu'on ne peut en donner aucun exemple dans toute
l'histoire humaine, sauf peut-être les razzias des chasseurs d'esclaves
africains et les persécutions néroniennes des chrétiens. Toute apparence
d'un droit pour le gouvernement turc, qui a voulu faire passer pour des
mesures d'intérêt militaire une évacuation de la zone de guerre rendue
nécessaire pour éviter des troubles, s'écroule devant de telles méthodes.
Et j'espère bien qu'il n'y a pas un seul Allemand, bien informé des faits,
qui ne soit plein de dégoût pour le gouvernement turc en voyant cette
boucherie commise de sang-froid sur toute la population de vastes
contrées, et la déportation de tout le reste avec l'intention de les
laisser misérablement crever en route !
Qui a un peu de sentiment humain ne peut pas juger autrement, si
turcophile qu'il soit du point de vue politique.
Les témoignages qu'Harry Stuermer recueillit au cours de son reportage,
tant auprès des victimes que des fonctionnaires turcs, ainsi que ses
propres observations, concordent point par point avec ceux rassemblés par
le Dr Lepsius, ou avec les constatations des diplomates américains qui,
rappelons-le, adoptaient vis-à-vis de l'Empire ottoman une position de
stricte neutralité.
La dernière et la plus cruelle mesure prise contre les Arméniens fut la
déportation en masse de toute la population, arrachée à ses foyers et
envoyée en exil dans les déserts avec toutes les horreurs commises en
cours de route. Aucune disposition n'avait été prise pour le transport de
ces déportés, ni pour leur nourriture. Ces malheureux, parmi lesquels se
trouvaient des hommes cultivés, des femmes de condition élevée, eurent à
marcher à pied, exposés aux agressions de bandes de criminels spécialement
organisées dans ce but. Les maisons furent littéralement saccagées; les
membres d'une même famille étaient séparés et dispersés; les hommes tués,
les femmes et les jeunes filles violées sur les routes ou emmenées dans
les harems. Les enfants étaient jetés dans les rivières ou vendus à
l'étranger par leurs mères elles-mêmes pour les sauver de la mort par la
faim.
Les faits relatés dans les rapports reçus par l'ambassade, de témoins
oculaires absolument dignes de foi dépassent les plus bestiales et les
plus diaboliques cruautés perpétrées ou imaginées dans l'histoire du
monde. Les autorités turques avaient arrêté toutes communications entre
les provinces et la capitale dans le naïf espoir qu'elles pourraient ainsi
commettre ces crimes avant que rien ne pût en transpirer dans les pays
étrangers. Mais des informations filtrèrent par le canal des consuls, des
missionnaires, des voyageurs étrangers et même des Turcs.
Nous apprîmes bientôt que des ordres avaient été donnés aux gouverneurs
des provinces d'exiler toute la population arménienne qui se trouvait dans
leur circonscription, sans distinction d'âge ni de sexe. Les
fonctionnaires locaux, à peu d'exception près, exécutèrent ponctuellement
ces instructions. Tous les hommes valides avaient été enrôlés dans l'armée
ou désarmés. Le reste, vieillards, femmes et enfants furent soumis aux
plus cruels et aux plus épouvantables traitements.
Enfin l'écrivain allemand Armin T. Wegner
prit sur le terrain des milliers
de photographies qui valent mieux que n'importe quel discours.
L'accusation arménienne, telle que nous l'avons présentée plus tôt, écarte
volontairement le témoignage des victimes du drame, pour éviter toute
présomption de partialité. Pourtant, ils devraient être acceptés au même
titre que les autres, d'autant que, bien que recueillis en des endroits
très divers, de la bouche de personnes n'ayant pas pu communiquer entre
elles, ils rapportent des faits similaires et, lorsqu'ils ont été
recueillis en des lieux où existait une présence étrangère (mission
religieuse ou diplomatique par exemple), ils recoupent dans les moindres
détails les observations des témoins oculaires non arméniens.
La confrontation des différents témoignages, récits de victimes, de
voyageurs, de journalistes, de diplomates, de fonctionnaires turcs, laisse
finalement peu de doute sur la volonté du gouvernement Jeunes Turcs de
faire disparaître la race arménienne du sol turc. Mais il y a une preuve
pour le moins difficile à récuser, ce sont les aveux de Talaat pacha
lui-même. Non pas dans des télégrammes sujets à caution mais dans les
entretiens qu'il accorde aux diplomates en poste à Constantinople. Et, pas
n'importe lesquels: les représentants des États-Unis, pays neutre, et de
l'Allemagne, principal allié de l'empire. Pourquoi Talaat parle-t-il ainsi
sans réserve ? Peut-être parce que, protégé par l'Allemagne, il croit à la
victoire dans la guerre et à la certitude qu'une fois celle-ci terminée,
le dossier arménien ne sera pas ouvert. Car on ne demande pas de comptes
aux vainqueurs. Quant aux Arméniens, ils ne seront que les nouvelles
victimes de la formule Brennus « Malheur aux vaincus ! »
D'ailleurs, le ministre de l'Intérieur ottoman est certainement persuadé
que cette élimination, pour dramatique qu'elle soit, est la condition sine
qua non de la « turquisation » de l'empire, base nécessaire de son essor.
Et que ses partenaires diplomatiques comprendront la raison d'État.
Voici comment Henry Morgenthau, ambassadeur des Etats-Unis, raconte ses
entrevues avec Talaat pacha :
... Il m'apprit que le comité Union et Progrès avait examiné la question
avec soin et que la politique actuelle était officiellement celle du
gouvernement, ajoutant qu'il ne fallait pas croire que les déportations
eussent été décidées à la hâte, mais qu'elles étaient au contraire le
résultat de longues et sérieuses délibérations. A mes requêtes successives
en faveur de ce peuple, il me répondit sur un ton tantôt sérieux, tantôt
fâché et parfois même dégagé.
– Je me propose de discuter un jour avec vous de la question arménienne
tout entière. Puis il ajouta à voix basse en turc :
Mais ce jour ne viendra jamais.
– D'ailleurs pourquoi vous intéressez-vous aux Arméniens ? demanda-t-il
une autre fois. Vous êtes juif, et ces gens sont chrétiens. Les mahométans
et les juifs s'entendent on ne peut mieux. Vous êtes bien considéré ici.
De quoi vous plaignez vous ? Pourquoi ne pas nous laisser faire de ces
chrétiens ce que nous voulons ?
... Une des raisons pour lesquelles Talaat répugnait à parler de cette
question avec moi venait de ce que l'employé de l'ambassade qui nous
servait d'interprète était lui-même un Arménien. Au début d'août, il
m'envoya un message spécial, me demandant si je pouvais le recevoir seul,
désirant discuter à fond le problème arménien et spécifiant qu'il serait
son propre interprète: pour la première fois, il me reconnaissait le droit
de m'y intéresser.
L'entrevue eut lieu deux jours après. Le hasard voulut que depuis ma
dernière visite j'eusse fait couper ma barbe. Dès que j'entrai, le
ministre me dit sur un ton railleur :
– Vous voilà redevenu jeune homme, si jeune que je ne puis plus vous
demander conseil et avis comme autrefois.
– J'ai fait couper ma barbe, répondis-je, parce qu'elle était devenue
toute blanche à la suite des douleurs que me cause votre traitement des
Arméniens.
Après cet échange de compliments, nous nous mîmes sérieusement à discuter
l'objet de ma visite.
– Je vous ai demandé de venir aujourd’hui commença-t-il, désirant vous
expliquer notre attitude à l'égard des Arméniens. Elle est basée sur trois
points distincts : en premier lieu, les Arméniens se sont enrichis aux
dépens des Turcs ; secondement, ils ont résolu de se soustraire à notre
domination et de créer un État indépendant ; enfin, ils ont ouvertement
aidé nos ennemis, secouru les Russes dans le Caucase, et par là causé nos
revers. Nous avons pris la décision irrévocable de les rendre impuissants
avant la fin de la guerre.
Je pouvais amplement réfuter chacun de ces points. La première objection
n'était qu'un aveu de la supériorité des Arméniens, au point de vue de
leur capacité industrielle, sur les Turcs paresseux et bornés. L'idée de
les massacrer, pour détruire la concurrence commerciale n'était vraiment
pas banale ! Quant à l'accusation principale, à savoir que les Arméniens
conspiraient contre la Turquie et sympathisaient ouvertement avec ses
ennemis, elle provenait de ce que depuis des années ces derniers
s'adressaient sans cesse aux puissances européennes pour les protéger
contre le vol, le meurtre et l'outrage. Le problème arménien, comme tous
les conflits de races, était le résultat de siècles de mauvais traitements
et d'injustice. Il n'y avait qu'une solution : élaborer un système de
gouvernement basé sur l'égalité de tous les citoyens et d'après lequel les
criminels auraient été châtiés, en tant qu'individus, et non point par
rapport à leur nationalité. Je discutai longuement ces questions et
quelques autres s'y rattachant.
– Ce n'est pas la peine d'argumenter, objecta Talaat, nous avons déjà
liquidé la situation des trois quarts des Arméniens. Il n'y en a plus à
Bitlis, ni à Van, ni à Erzeroum. La haine entre les deux races est si
intense qu'il nous faut en finir avec eux, sinon nous devrons craindre
leur vengeance.
– Puisque vous vous souciez peu du point de vue humanitaire, lui fis-je
observer, pensez aux pertes matérielles. Ce sont les Arméniens qui font la
prospérité du pays. Ils sont à la tête d'un grand nombre de vos industries
et sont vos plus gros contribuables. Qu'adviendra-t-il de votre commerce
si vous les supprimez ?
– Nous nous moquons des dommages économiques, répliqua Talaat, nous les
avons estimés et savons qu'ils ne dépasseront pas 5.000.000 de livres ;
cela ne nous inquiète pas. Je vous ai demandé de venir ici afin de vous
faire savoir que notre attitude à ce sujet est absolument déterminée et
que rien ne la fera changer. Nous ne voulons plus voir d'Arméniens en
Anatolie, ils peuvent vivre dans le désert, nulle part ailleurs.
Il est enfin une dernière remarque que Talaat fit à Morgenthau. Elle
aurait dû valoir à son auteur la palme du cynisme :
Un jour que je discutais le cas d'un certain Arménien, je l'assurai qu'il
avait tort de le regarder comme un de leurs ennemis, car il ne leur était
nullement hostile.
– Aucun Arménien ne peut être notre ami après ce que nous leur avons fait,
répondit-il.
Cela n'empêcha pas cependant Talaat de me demander la chose la plus
étonnante du monde. La New York Life Insurance Company et l'Equitable Life
of New York avaient depuis des années fait des affaires considérables avec
les Arméniens. L'habitude d'assurer leur vie n'était qu'une autre preuve
de leur prospérité.
– Je voudrais,
dit Talaat, que vous me fassiez avoir par les compagnies
américaines d'assurance sur la vie la liste complète de leurs clients
arméniens car ils sont tous morts maintenant sans laisser d’héritiers :
leur argent revient par conséquent au gouvernement. C'est lui qui doit en
bénéficier. Voulez-vous me rendre ce service ?
Ç'en était trop, et furieux, je lui dis :
– Ne comptez pas sur moi pour vous procurer ces listes ! Et me levant, je
le quittai7.
Morgenthau a naturellement des conversations avec d'autres membres du
cabinet turc, en particulier, le ministre de la Guerre Enver pacha. Au
cours de l'une d'elles, il émet l'hypothèse que le ministre n'est sans
doute pas coupable des massacres :
– Je sais bien que le cabinet n'aurait jamais donné de tels ordres,
dis-je, et on ne saurait vraiment vous blâmer, vousmême Talaat et les
autres membres du cabinet. Vos subordonnés ont évidemment outrepassé la
consigne. Je comprends d'ailleurs toute la difficulté de la tâche.
Enver se redressa soudain. Je m'aperçus que mes remarques, loin de
préparer le terrain pour une discussion paisible et amicale, n'avaient
fait que l'offenser, car je venais de sous entendre que des événements
pouvaient se produire en Turquie, dont lui et ses associés n'étaient pas
responsables.
- Vous vous trompez entièrement, me répondit-il, nous sommes les maîtres
absolus de ce pays. Je n'ai nullement l'intention de rejeter le blâme sur
nos subalternes, et suis tout disposé à assumer la responsabilité de tout
ce qui est arrivé.
Enfin, c'est aux diplomates allemands que Talaat dévoile ouvertement son
projet. Il n'est pas impossible, comme on le verra, que les Allemands
aient eu une part de responsabilité dans l'affaire arménienne, mais ils
furent apparemment dépassés par l'ampleur que prirent les événements, et
s'en alarmèrent sans pouvoir véritablement intervenir de façon efficace
auprès de leur allié, ainsi que le révèlent les correspondances
diplomatiques conservées dans les archives de la
Wilhelmstrasse :
Une correspondance de l'ambassadeur d'Allemagne à Constantinople,
Wangenheim, avec le chancelier Bethmann-Holweg résume ainsi la question
arménienne :
Lettre du 17 juin 1915
Il est évident que la déportation des Arméniens n'est pas motivée par les
seules considérations militaires. Le ministre de 1'1 ntérieur Talaat bey a
dernièrement, dans une conversation avec le docteur Mordtmann,
actuellement en service à l'ambassade impériale, déclaré ouvertement « que
la Porte voulait profiter de la Guerre mondiale pour en finir radicalement
(gründlich aufzuraümen) avec leurs ennemis intérieurs (les chrétiens
autochtones) sans être gênés par l'intervention diplomatique de
l'étranger.
Les textes suivants complètent ce tableau de la situation
:
Rapport du consul Von Sheubner-Richter, d'Erzeroum.
Le 28 juillet 1915 (n° 123)
– Les partisans de la dernière orientation extrême du comité Jeunes Turcs
conviennent que le but final de leur action contre les Arméniens est leur
extermination complète en Turquie, a dit textuellement une personnalité
autorisée.
Rapport du consul Von Scheubner-Richter, rédigé à son retour à Munich le 4
décembre 1916 (n° 309) :
Une grande partie du comité Jeunes Turcs estime que l'empire doit être
construit sur une base purement musulmane et pan-turque. Les habitants non
musulmans et non Turcs de l'État doivent être islamisés et turquifiés par
la force, et, là où cela n'est pas possible, exterminés. Le temps actuel
semble à ces messieurs le plus propice pour la réalisation de ce plan. Le
premier point de leur programme comportait la liquidation des Arméniens.
A la lecture de ces documents, il devient de plus en plus difficile de
douter de l'existence d'un plan d'extermination méthodique de la race
arménienne, et de croire à la non responsabilité du gouvernement turc.
Cela lève en grande partie toutes les incertitudes qui pesaient sur les
déclarations des fonctionnaires turcs qui sont présentées au chapitre
donnant la version arménienne des faits ainsi que celles que nous
reproduirons par la suite.
Que penser alors des télégrammes présentés par la défense turque au
chapitre précédent qui, sans aller jusqu'à ordonner, comme l'a affirmé la
presse turque, que les Arméniens soient traités avec autant d'attention
que s'ils étaient des touristes, organisaient les transports de déportés
de façon à ce que ceux-ci aient à souffrir le moins possible du
déplacement ?
Il n'y a pas de raison d'en contester l'authenticité, d'autant qu'ils ne
proviennent pas des archives turques, qui pourraient être considérées
comme suspectes, mais de celles du Foreign Office à Londres.
En ce qui concerne le programme officiel de déportation et les consignes
publiées au début 1915 visant à préserver les biens et la sécurité des
Arméniens, ou à leur promettre qu'ils trouveraient sur leur lieu d'exil de
quoi fonder de nouveaux foyers, ils sont, ainsi que le font remarquer les
observateurs diplomatiques, certainement imputables à la volonté des
autorités turques d'éviter de trop grands remous au début de l'affaire, en
cachant les buts véritables de ce déplacement de populations jusqu'à ce
qu'il soit pratiquement réalisé, ou que l'on soit assuré qu'il pourrait se
poursuivre sans danger. En tout cas, il n'est pas un Arménien qui ait été
indemnisé, et les lieux d'exil prévus en Syrie et en Mésopotamie
n'offraient aux nouveaux arrivants que l'étendue de leurs immensités
désertiques.
Cette volonté de discrétion vaut moins pour les ordres datés de la fin de
1915 ou de 1916. Les mesures en étaient à un tel degré d'application,
qu'il n'y avait plus lieu de craindre une quelconque réaction du parti
Dashnak réduit à néant, d'éventuels soulèvements ou l'intervention des
puissances étrangères qui de toute façon avaient d'autres préoccupations.
On peut toutefois avancer l'explication suivante. Lorsque les premières
rumeurs concernant les mesures prises contre les Arméniens parvinrent en
Occident par le biais de la presse américaine, on n'y ajouta pas foi.
Le fait que les puissances de l'Entente en profitèrent pour adresser une
mise en garde officielle à la Turquie et à ses alliés ne fit que renforcer
l'Allemagne dans sa conviction qu'il s'agissait là d'une manœuvre de
propagande téléguidée par les Anglais. Mais progressivement, les
informations qui se succédaient à un rythme de plus en plus rapide dans
les chancelleries en Turquie confirmaient la réalité de ces informations.
Des fuites de sources diplomatiques, le rapport Lepsius dont le contenu
commençait à transpirer malgré le secret dont il était entouré, des
articles qui, malgré la censure, parvenaient à la connaissance du public,
firent naître en Allemagne un vaste mouvement de protestation, tandis
qu'aux États-Unis, l'opinion publique commençait à s'émouvoir.
Le gouvernement allemand tenta d'intervenir auprès des responsables
ottomans, sans succès, car il ne pouvait aller trop loin dans ses
exigences à l'égard d'un allié. Si bien que Talaat chercha probablement à
calmer la tempête en entourant ses dispositifs d'une plus grande
discrétion.
Une des mesures consista à entraver le travail des journalistes et des
correspondants diplomatiques, ainsi que le montrent les télégrammes remis
par Naïm bey.
Télégramme chiffré envoyé par le ministre de l'Intérieur à la préfecture
d'Alep.
Par la démarche que sur l'instruction de son gouvernement l'ambassade
américaine fit dernièrement auprès de nous, il apparaît que les consuls
américains se procurent des nouvelles par des moyens secrets. Bien qu'il
leur fût répondu que la déportation des Arméniens s'effectue d'une manière
sûre et confortable, cette affirmation n'étant pas suffisante pour
convaincre, faites en sorte que lors de la sortie des Arméniens des
villes, des bourgs et des centres, des faits pouvant attirer l'attention
ne se produisent pas. Au point de vue de la politique actuelle il est
d'une importance capitale que les étrangers qui circulent par là soient
convaincus que cette déportation ne se fait que dans un but de changement
de séjour. Pour ce motif, il est provisoirement important d'étaler pour la
frime une conduite délicate, et de n'appliquer les moyens connus que dans
les endroits propices. Je vous recommande à ce propos d'arrêter les
personnes qui donnent ces nouvelles ou qui font des enquêtes et de les
livrer, sous d'autres prétextes, aux cours martiales.
Le 18 novembre 1915
Le ministre de l'Intérieur
Talaat
Première apostille :
Sans parler du télégramme chiffré, voyez le directeur de la police. Y
a-t-il réellement des gens qui enquêtent ? Conformément aux ordres du
ministre, que les opérations se fassent ici avec modération.
Au sous-directeur général des déportés,
Le 21 novembre 1915
Le préfet, Mustafa Abdulhalik
Deuxième apostille :
J'étais sûr de l'existence de semblables personnes et j'avais prié à
plusieurs reprises le directeur de la police de les poursuivre, mais ses
démarches n'eurent pas de résultat. Si la préfecture lui faisait une
énergique recommandation, le résultat pourrait peut-être en être assuré.
c' est à vous d'ordonner dans la circonstance.
Le 21 novembre 1915
Le sous-directeur général
Abdulahad Nouri
Troisième apostille :
Vous devriez écrire aussi aux fonctionnaires préposés à la déportation.
Au sous-directeur général
Le 22 novembre 1915
Le préfet, Mustafa Abdulhalik
Écrivez, Naïm effendi!
Le 22 novembre 1915
Il fut écrit (dossier 741/16).
Dans les mémoires de Naïm bey se trouve aussi la copie du télégramme
chiffré suivant qui se rapporte également à cette affaire et fut envoyé un
mois plus tard environ.
N° 745
Télégramme chiffré du ministre de l'Intérieur envoyé à la préfecture
d'Alep.
Nous apprenons que quelques correspondants de journaux arméniens,
circulant dans vos parages, se sont procurés des photographies et des
papiers représentant des faits tragiques et qu'ils les ont confiés au
consul américain de votre localité10.
Faites arrêter et supprimer les personnes dangereuses de ce genre.
Le Il décembre 1915
Le ministre de l'Intérieur
Talaat
DUPLICITÉ
La deuxième méthode du cabinet ottoman consistait à continuer à envoyer
des télégrammes officiels prêchant la modération et menaçant de sanctions
des auteurs d'exactions contre les Arméniens, tout en adressant
parallèlement des ordres secrets, dont on ne trouverait pas copie dans les
archives officielles et qui les contrediraient.
C'est du moins ce qu'affirme Naïm bey qui remit à A. Andonian des
télégrammes confidentiels ordonnant l'arrêt des poursuites contre les
gendarmes et les membres de l'organisation spéciale chargée de l'exécution
des mesures anti-arméniennes qui auraient été interpellés par des
fonctionnaires essayant de mettre à profit les consignes officielles pour
mettre fin aux massacres. Dans tous ces télégrammes, pour les mêmes
raisons de discrétion, le mot « Arménien » n'est jamais mentionné. Ceux-ci
sont désignés par la périphrase « les personnes en question ».
Nous apprenons que certains fonctionnaires ont été traduits devant le
conseil de guerre avec l'accusation d'avoir agi avec rigueur et violence
envers les personnes en question. Bien que le fait ne soit qu'une simple
formalité, il est de nature à atténuer le zèle des autres fonctionnaires.
Pour ce motif, j'ordonne que de semblables enquêtes n'aient plus lieu à
l'avenir.
Le ministre de l'Intérieur
Talaat
Dans une note suivant la présentation de ce télégramme, Andonian explique
:
Le mudir d'Abou Harrar, une grande station sur la ligne de l'Euphrate,
était devenu la terreur des déportés qui s'y trouvaient. Avec un énorme
gourdin, dont il ne se séparait jamais, il assassinait qui il voulait. Sur
de nombreuses plaintes, il fut convoqué à Alep pour y être jugé pour la
forme, mais en vertu de ce télégramme, il fut immédiatement renvoyé à ses
fonctions sans même être interrogé.
A son retour, il déchargea son revolver sur les déportés en criant :
– Vous vous êtes plaints, et quel en fut le résultat ? Me revoilà à la
tête de mes fonctions.
On comprend sans doute qu'après son retour les barbaries de cet homme, que
les déportés appelaient « briseur d'os », prirent de plus grandes
proportions.
Un autre télégramme complète le premier :
La prise en considération des plaintes et des procès émanant des personnes
en question, à propos de toutes sortes de questions personnelles, pourrait
non seulement retarder leur envoi (dans le désert), mais elle donnerait
encore lieu à certaines opérations qui pourraient plus tard donner
peut-être naissance à des inconvénients politiques. Pour cette raison, il
ne faut pas prendre en considération ces démarches et il faut donner des
instructions dans ce sens aux intéressés.
Le ministre de l'Intérieur Talaat.
Ce dernier télégramme montre le souci de Talaat de ne pas laisser de
traces qui pourraient par la suite servir de preuves à l'existence du
génocide. Les ordres écrits que l'on retrouvera après la guerre ne
reproduiront que les consignes officielles destinées à se disculper par la
suite.
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LA « TRAHISON » DES ARMÉNIENS
Et si l'élimination des Arméniens n'était qu'un fait
de guerre justifié par la trahison des Arméniens alliés secrètement aux
Russes contre la Turquie et par les massacres qu'ils accomplirent dans les
villages turcs, comme l'affirment aujourd'hui les publications officielles
?
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Ce
n'était pas l'avis du gouvernement turc en 1915.
Alors que les premières mesures de déportation prenaient effet, le cabinet
ottoman reconnaissait, dans la presse notamment, que les Arméniens avaient
été parfaitement loyaux envers l'empire dès le début des hostilités. Le 26
janvier 1915, Enver pacha, ministre de la Guerre, s'adressait ainsi à
l'évêque arménien de Konia :
Je regrette de n'avoir pu, durant mon court séjour à Konia,
m'entretenir avec Votre Révérence. J'ai reçu depuis l'écrit que vous
avez eu la bonté de m'adresser et dans lequel vous m'exprimez votre
reconnaissance. Je vous en remercie de mon côté et profite de l'occasion
pour vous dire que les soldats arméniens de l'armée ottomane
accomplissent consciencieusement leur devoir sur le théâtre de la
guerre, ce dont je puis témoigner pour l'avoir vu moi-même.
Je vous prie de présenter à la nation arménienne, dont le complet
dévouement à l'égard du gouvernement impérial est connu, l'expression de
ma satisfaction et de ma reconnaissance.
Le cabinet fait encore, le 4 juin 1915, la déclaration suivante:
Il est complètement faux de dire qu'en Turquie des assassinats ou des
massacres aient été commis sur les Arméniens (ce qu'avaient affirmé lès
gouvernements de l'Entente dans la note à l'agence Havas du 24 mai). Les
Arméniens d'Erzeroum, Terdjan, Eghine, Sassoun, Bitlis, Mouch et de
Cilicie, n'ont absolument rien fait qui ait pu troubler l'ordre et la
tranquillité publique, ou qui ait nécessité des mesures de la part du
gouvernement.
En fait, à cette époque, les déportations avaient déjà commencé. S'il
y avait eu déloyauté de la part des Arméniens, le pouvoir ottoman se
serait empressé de la dénoncer. Or non seulement durant les premiers mois
de la guerre, mais jusqu'en septembre, la Porte se dit tout à fait
satisfaite de l'attitude des Arméniens.
C'est plus tard que, semble-t-il, l'idée est venue au gouvernement turc
d'alléguer une prétendue trahison.
En octobre, il dénonçait une vaste conspiration arménienne ayant sa source
en Angleterre. Il fit pendre des conjurés parmi lesquels se trouvaient
vingt et un Arméniens. En réalité, il s'agissait d'un complot manqué de
l'opposition libérale contre le comité Union et Progrès, découvert en
1912, trois ans avant le début des hostilités, complot dans lequel les
mouvements politiques arméniens n'avaient rien à voir. Quatre membres
égyptiens du parti Hintchak y avaient participé, et c'est artificiellement
qu'on y avait mêlé dix-sept Arméniens de Turquie. On avait cru pouvoir
accréditer la thèse d'une conspiration arménienne.
La manœuvre échoua et on n'en reparla
plus.
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LA RÉVOLTE DE VAN
En mars 1915, disent aujourd'hui les documents d'information
d'origine turque, les forces russes firent mouvement vers Van, et les
Arméniens en profitèrent pour se soulever et massacrer tous les Turcs qui
se trouvaient dans la région.
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Une
fois de plus, cette version est en totale contradiction avec les récits
des témoins étrangers.
Voici, résumée, l'histoire du siège de Van telle que la rapportent les
membres de la mission américaine sur place, M.
Sporri, directeur de l'orphelinat
allemand, et des personnalités étrangères présentes dans les villages des
environs :
Depuis longtemps, les Arméniens de la région subissaient les exactions
conjuguées des Turcs, des Kurdes et des Tcherkesses. Pillages, meurtres,
viols se succédaient à un rythme tel que certains d'entre eux avaient dû
chercher refuge dans le Caucase. Le vali de Van, Djevded bey, beau-frère
d'Enver pacha, promit qu'il allait mettre fin à cette situation et punir
les responsables. Il invita chez lui les principaux chefs arméniens, dont
le député de Van, Vramian, sous prétexte de discuter avec eux des
modalités à prendre pour assurer le maintien de l'ordre. En fait, il les
fit assassiner en route. C'est alors que se produisirent les événements de
Van. C'était une ville de 50.000 habitants dont les 3/5 étaient des
Arméniens. Le mardi 20 avril vers 6 heures du soir, quelques soldats turcs
tentèrent de se saisir d'une jeune fille pour l'importuner. Des soldats
arméniens, chargés de la sécurité de la ville, voulurent s'interposer et
furent abattus. Ce fut le signal des hostilités. Les troupes turques
ouvrirent le feu sur la ville, tandis que les habitants organisaient la
résistance. Le siège commençait. Pendant les quinze jours qui suivirent,
Djevded bey donna à ses hommes l'ordre d'attaquer les villages des
environs. 258 furent pillés et ravagés, environ 26000 Arméniens massacrés,
les maisons brûlées. 10000 réfugiés affluèrent vers Van, et Djevded les
laissa entrer afin d'accroître, par leur nombre, la famine. La ville fut
alors soumise à un pilonnage intensif de l'artillerie turque. A
l'intérieur, malgré quelques actions d'éclat, comme la prise de la
caserne, les Arméniens se trouvaient à bout de force et de munitions. Or,
pendant ce temps, les troupes russes continuaient leur progression sur le
territoire ottoman. Le 19 mai elles entrèrent à Van, mettant fin à un
siège de trente jours. La région fut occupée jusqu'au 31 juillet, date à
laquelle une contre-offensive turque les contraignit au repli. Craignant
une vengeance des Turcs sur les chrétiens, le général russe Nicoaliev
décida d'emmener les Arméniens avec lui. Les 200 000 personnes qui
arrivèrent ainsi au Caucase furent parmi les rares survivants qui
échappèrent au génocide arménien.
Les accusations portées par les Turcs au sujet des événements de Van
apparaissaient donc comme totalement falsifiées. Les Arméniens n'étaient
nullement avec les Russes, et la prétendue révolte fut un acte de légitime
défense. L'occupation de la ville par les Russes n'était pas liée au sort
des Arméniens, mais simplement une étape dans leurs opérations contre le
nord de la Perse et la région de Van. Quant aux massacres, on vient de
voir qui en étaient les auteurs.
En outre, les accusations d'entente avec la Russie lancées contre le parti
Dashnak sont complètement absurdes et en contradiction avec les faits,
puisque le parti Dashnak fut un des soutiens les plus actifs des Jeunes
Turcs au moment de la révolution de 1908 à Constantinople.
En effet, ainsi que le prouvent le congrès d'Erzeroum et le bulletin
intérieur du parti, il n'était pas un Arménien vivant dans l'empire qui
concevait une indépendance de leur nation. Si les partis arméniens ont
engagé une lutte, c'était uniquement celle qu'ils menaient contre le
sultan pour faire cesser l'état de quasi-esclavage et de sous citoyenneté
dans lesquels celui-ci les maintenait.
En outre, il faut rappeler que le parti Dashnak avait pris naissance à
Tiflis, en Géorgie, pour lutter contre les persécutions du tsar. Les
Arméniens étaient parfaitement conscients qu'une annexion par la Russie
constituerait pour eux un danger de mort.
Ainsi que le rappelait J. Lepsius en 1916 :
Le peuple, qui compte en Turquie environ deux millions et en Russie près
de 1 million 3/4 d'âmes, ne peut compter sur une autonomie ni en Turquie
ni en Russie. Il doit donc profiter des avantages d'un équilibre entre ces
deux pays pour protéger son caractère national qui serait mis en péril par
une complète annexion à la Russie. Aucune nation n'est aussi intéressée à
l'existence de la Turquie que la nation arménienne, car ce n'est que dans
une union avec un plus grand État qu'elle pourrait acquérir quelque
importance économique et quelque culture intellectuelle, en supposant
qu'on lui assure des conditions d'existence normales. Les Arméniens
devraient inventer une Turquie si elle n'existait déjà pour y trouver un
appui contre l'expansion russe.
Seul le parti Hintchak, d'inspiration très anti-ottomane, préconisait le
soulèvement contre le gouvernement Jeunes Turcs. Mais même l'Hintchak de
Turquie, qui ne comptait que quelques membres sans influence, s'était
désolidarisé de ses camarades étrangers sur ce point.
Cela dit, lorsque les Turcs affirment que des Arméniens ont attaqué
l'armée turque, ils n'ont pas tort. Ils oublient simplement de préciser
qu'il s'agissait d'Arméniens de Russie, celle-ci abritant, rappelons-le,
elle aussi une importante minorité arménienne. Ces Arméniens de Russie
avaient à l'égard du tsar les mêmes obligations de loyauté que les
Arméniens de l'Empire ottoman à l'égard du gouvernement turc. Ces attaques
ne doivent pas être imputées aux Arméniens seuls, mais à l'armée russe. On
doit aussi rappeler qu'il y avait dans l'armée du tsar des soldats
musulmans.
La Sublime Porte a-t-elle accusé les musulmans de l'empire de trahir leur
patrie ?
A propos de toutes ces accusations, voici ce qu'en dit Harry Stuermer, le
correspondant à Constantinople de la Gazette de Cologne :
C'était seulement par une pareille falsification que le gouvernement
pouvait atteindre son but : extirper toute la race arménienne, suivant un
système soigneusement prémédité. En trompant de la sorte
consciencieusement l'opinion du monde entier – ou plutôt en essayant de la
tromper ! –, le gouvernement de Talaat et d'Enver inventait, et même
commandait des conspirations locales, faisait toutes les connexions, pour
pouvoir ensuite en toute tranquillité poursuivre pendant des mois sa
campagne d'extermination contre ce peuple. Par une série d'articles
officieux dans les journaux du Comité Jeunes Turcs il tâchait de persuader
la population que tous les Arméniens étaient des conspirateurs dangereux
qui, soutenus par l'or russe et anglais et par des bombes et armes à feu
fournies par les deux Puissances, devraient faire un carnage affreux parmi
les Turcs...
Finalement, les allégations turques concernant une prétendue trahison des
Arméniens sont une éloquente illustration du dicton :
– Quand on veut noyer son chien, on l'accuse de la rage!
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LE PROCÈS DES UNIONISTES
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En
1917.
Sous la conduite du colonel Lawrence, les bédouins d'Arabie se sont
soulevés contre les Turcs, ouvrant ainsi la voie aux troupes anglaises du
général Allenby qui entrent dans Bagdad au mois de mars et à Jérusalem le
10 décembre.
La révolution russe avait donné un court répit au gouvernement de
Constantinople, mais en octobre 1918, tout est fini. Le 30, la Turquie
capitule, et dans la nuit du 1er au 2 novembre, les principaux dirigeants
du comité Union et Progrès,
Talaat,
Enver et
Djemal s'enfuient à Berlin.
Le nouveau gouvernement décide, dès le mois d'avril 1919, de traduire
devant la cour martiale les responsables de quatre ans de guerre et de
massacres. Il leur est en particulier reproché d'avoir formé, à l'aide de
criminels élargis de prison, une organisation secrète paramilitaire,
l'Organisation Spéciale, chargée notamment d'anéantir les citoyens de
l'Empire d'origine arménienne. Talaat, Enver et Djemal sont condamnés à
mort par contumace. L'acte d'accusation et les attendus du jugement
constituent la première reconnaissance turque du génocide arménien.
Pourtant, certaines personnalités turques jugèrent les sanctions bien
insuffisantes : seul un nombre restreint de criminels de second ordre
ayant été réellement atteint.
L'une de ces personnalités écrivait le 28 janvier 1919, dans le journal
Sabah :
Il y a quatre ou cinq ans, un crime unique dans l'Histoire, un crime qui
fait frémir le monde, se commet dans le pays. Vu la mesure et l'étendue
immense du crime, les auteurs ne sont pas cinq ou dix personnes, mais des
centaines de mille. Si les massacrés, au lieu de 600.000, n'étaient que
300.000, même 100.000, seulement cent, cinq cents ou même mille criminels
n'auraient pas été suffisants pour exterminer tant de personnes. Il est
déjà un fait prouvé que cette tragédie fut projetée sur la décision et
l'ordonnance du Comité central de l'lttihad. Après que le programme du
crime fut arrêté par des formations spéciales, par quelques ministères et
quelques ministres, il fut régulièrement mis à exécution par les préfets
et les préfectures (c'est-à-dire par les fonctionnaires des préfectures,
les gendarmes, le peuple). Or n'est-ce point une ironie de la justice que
de laisser de côté une foule de grands et petits criminels et de n'arrêter
que les préfets de Diarbékir, de Sivas et de Kharpout (qui ne furent
d'ailleurs jamais jugés). Et quelques fonctionnaires plus ou moins
importants ?
Celui qui avait signé ces lignes s'appelait Ali Kemal bey.
Il était ministre de l'Intérieur!
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CONTRADICTIONS
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Si
on compare les versions turques successives des événements de 1915, on est
obligé de constater qu'elles ne concordent guère :
-
Au mois de janvier 1915, Enver exprime ses remerciements envers la
population arménienne pour sa loyauté à l'égard du gouvernement.
-
Au mois de juin 1915, le gouvernement nie l'existence de la moindre
mesure contre les Arméniens, en affirmant à nouveau qu'ils n'ont rien fait
qui puisse troubler l'ordre et la tranquillité publiques.
-
En 1916, le gouvernement prétend que les Arméniens ont été déportés
parce qu'en avril1915 ils ont massacré la population de villages turcs.
-
1919, le gouvernement turc reconnaît qu'un génocide a réellement eu lieu
et en accuse les responsables du comité Union et Progrès.
-
Aujourd'hui, les Turcs nient les
massacres, mais avouent des déplacements effectués dans les meilleures
conditions sous la protection de l'armée, mouvements nécessités par
l'attitude anti-turque des Arméniens, et ne reconnaissent à ceux-ci
qu'un nombre de victimes exactement proportionnel à celui occasionné
par l'état de guerre sur l'ensemble de la population.
Face aux accusations arméniennes, précises, appuyées sur d'innombrables
récits de survivants, d'observateurs étrangers, de diplomates, de
journalistes et de fonctionnaires turcs, témoignages qui concordent tous
exactement, la Turquie n'oppose qu'un tissu de contradictions. Celle-ci
justifie cette situation par le fait que les Arméniens organisent leur
propagande» depuis soixante ans, alors qu'elle-même, s'estimant innocente,
ne s'est jamais préoccupée de sa défense.
Cette explication est-elle convaincante ?
▲
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L'APPEL AU MEURTRE
|
Le
fanatisme religieux, les haines ancestrales, les jalousies suscitées par
leurs intolérables réussites furent les mobiles essentiels de
l'extermination des Arméniens. Le chrétien était, on le sait, le bouc
émissaire traditionnel du musulman turc. Toutes ces raisons n'expliquent
pas pourtant la soudaineté et l'ampleur des massacres. D'autant que
l'élimination des Arméniens, qui constituaient la force économique de la
Turquie, a ruiné le pays.
A quelle incroyable impulsion l'Empire ottoman a-t-il cédé pour accomplir
un acte aussi suicidaire qu'assassin ?
Le massacre des Arméniens n'aurait certainement jamais atteint cette
ampleur s'il n'avait bénéficié du coup de pouce plus ou moins volontaire
de la diplomatie allemande.
Le kaiser ne se faisait guère d'illusion sur la valeur réelle de l'entrée
en guerre de la Turquie à ses côtés. Celle-ci ne disposait que d'une armée
médiocre et devrait se contenter d'adopter une attitude défensive. En
revanche, le calife ottoman étant le chef spirituel de l'islam, son
autorité sur l'ensemble des musulmans méritait toute son attention. Le
calcul était simple:
Les colonies françaises et anglaises comprenaient une importante
population mahométane, ainsi que l'empire russe, notamment dans les
régions du Turkménistan et du Caucase. Il suffisait alors de donner à
l'entrée en guerre de la Turquie l'apparence d'une « guerre sainte »
contre les chrétiens pour pousser les musulmans de France, d'Angleterre et
de Russie à se révolter contre l'occupant. Et ruiner l'influence des
nations de l'Entente en Orient.
Cette manœuvre de subversion visait surtout l'Angleterre, dont les
Allemands avaient toujours regretté l'entrée dans le conflit. Le kaiser
pensait que la menace d'un soulèvement des musulmans des Indes, d'Égypte,
du Soudan suffirait à inciter le gouvernement britannique à se retirer de
la guerre. Effectivement, c'est en sa qualité de « Commandeur des Croyants
» que le sultan promulgua un ordre de mobilisation qui fut rédigé comme un
véritable appel à la «
djihad ». Simultanément, une brochure imprimée en
arabe par les soins des services allemands était distribuée
clandestinement en Inde, en Égypte, en Algérie, au Maroc, en Syrie, en
Tunisie. Sur le ton du fanatisme le plus délirant, elle appelait à la
haine raciale et à l'extermination de tous les chrétiens – exception faite
de ceux de nationalité allemande.
... les musulmans peinent et les infidèles en profitent, les musulmans ont
faim et souffrent, et les infidèles se gorgent de superflu et vivent dans
le luxe. L'islamisme dégénère et rétrograde, tandis que le christianisme
progresse et triomphe ; les musulmans sont les esclaves de leurs
tout-puissants adversaires : ceci parce que les disciples de Mahomet ont
négligé la foi du Coran et ignoré la guerre sainte qu'il ordonne ... mais
l'heure de cette guerre a sonné et, grâce à elle, l'Empire du Croissant
sera délivré à jamais de la tyrannie chrétienne. Elle s'impose à nous
comme un devoir sacré. Apprenez que le sang des infidèles peut être versé
impunément –- excepté celui des alliés que nous avons promis de protéger
...
L'extermination des misérables qui nous oppriment est une tâche sainte,
qu'elle soit accomplie secrètement ou ouvertement, suivant la parole du
Coran : « Prenez-les et tuez-les où que vous les trouviez ; nous vous les
livrons et vous donnons sur eux pouvoir entier. »
Celui qui en tuera même un seul sera récompensé par Dieu.
Que chaque musulman, dans quelque partie du monde que ce soit, jure
solennellement d'abattre au moins trois ou quatre des chrétiens qui
l'entourent car ils sont les ennemis d'Allah et de la foi !
... nous élèverons nos voix, disant : « Les Indes aux musulmans des Indes,
Java aux musulmans javanais, l'Algérie aux musulmans algériens, le Maroc
aux musulmans marocains, Tunis aux musulmans tunisiens, l'Égypte aux
musulmans égyptiens, l'Iran aux musulmans iraniens, Touran aux musulmans
touraniens, Bokhara aux musulmans bokhariens, le Caucase aux musulmans
caucasiens, et l'Empire ottoman aux musulmans arabes et turcs ! »
Les résultats de ce plan machiavélique furent catastrophiques. L'appel à
la guerre sainte n'eut aucune influence sur les musulmans non turcs. Les
Allemands avaient simplement oublié que les Arabes avaient eux aussi été
colonisés par les Turcs et ne rêvaient que d'une chose : se libérer du
joug ottoman. Si le sultan s'était rangé du côté de l'Allemagne, Hussein,
le chérif de La Mecque, dont l'autorité en tant que gardien des lieux
saints était au moins aussi grande, choisit l'autre camp. En outre, si le
Coran ordonnait effectivement le massacre des chrétiens, il ne faisait pas
exception pour les chrétiens allemands, fussent-ils alliés de la Turquie.
Si bien qu'Hussein, sur les conseils du colonel anglais Lawrence,
déclencha lui aussi une «guerre sainte », mais contre les Turcs et leur
alliance avec des infidèles. Finalement, l'appel au meurtre se révéla une
arme à double tranchant, et chacun des belligérants finit par disposer de
son propre « cheval de Troie » dans le camp adverse.
En revanche, la mobilisation religieuse déclenchée par cette opération fut
récupérée par le gouvernement Jeunes Turcs qui la canalisa contre les
chrétiens de l'Empire.
Et c'est sur l'impulsion donnée par la malheureuse initiative allemande
que débuta le massacre des Arméniens. Dépassé par l'horreur, pris à partie
par l'opinion publique, le kaiser esquissa bien quelques tentatives en vue
d'enrayer la machine.
Mais celle-ci avait pris un tel élan qu'on ne pouvait la freiner sans
risquer de mettre en péril l'alliance avec la Sublime Porte. Aussi,
choisit-il de fermer les yeux et de laisser faire. Deux ou trois vagues
protestations officielles suffiraient à se disculper plus tard.
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