L'article d'
Ahmet İnsel intitulé "
Même
pas un Crime contre l'Humanité ?" a été publié dans "Radikal"
(journal Turc) le 27 décembre 2011. (
http://www.radikal.com.tr/Radikal.aspx?aType=RadikalYazar&ArticleID=1073680&Yazar=AHMET-INSEL&CategoryID=98)
Né
à Istanbul le 13 mars 1955, Ahmet Insel a
grandi dans le quartier cosmopolite de Kurtulus dans une
famille turque, musulmane et kémaliste. Diplômé de
l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, il commence son
activité professionnelle en 1987 comme professeur adjoint au
département de l'économie dans la même Université. Il poursuit
son activité académique en tant que professeur à l'université
de Galatasaray à Istanbul au Département économie et par la
suite, en 2007, comme chef du même Département. De 1990 à
1994, il occupe le poste de Doyen du Département des affaires
économiques de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne puis, de
1994 à 1999, celui de Vice-président de la même
Université. Depuis 1994, il est coordinateur du consortium des
universités françaises pour la coopération au sein de
l'Université de Galatasaray. Figure intellectuelle, économiste
et politologue, Ahmet Insel est l'un des fondateurs de la
maison d’édition turque Iletisim. Il est depuis 1992 l'éditeur
de l'écrivain Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature. En 1975,
il lance le mensuel Birikim, une publication marxiste
indépendante, qui se transforme à partir de 1989 en périodique
de réflexion sur des questions sociopolitiques. En décembre
2008, il est l'un des quatre intellectuels turcs initiateurs
de la pétition d'excuses aux arméniens "Au nom de l’humanité,
cette conduite était un crime", cette pétition a été lancée
sur internet et signée par plus de 30000 turcs. Un mois après,
une soixantaine d'Arméniens français et canadiens répondent
"Merci aux citoyens turcs". À la suite de cette amorce de
dialogue entre Turcs et Arméniens, un livre d’entretien a été
conçu en septembre 2009 "Dialogue sur le tabou arménien", un
face à face entre Ahmet Insel et Michel Marian, l'un des
initiateurs de la réponse arménienne. (http://www.franceinter.fr/personne-ahmet-insel
et
http://www.acam-france.org/bibliographie/auteur.php?cle=marian-michel)
Même pas un Crime contre l'Humanité ?
(Ahmet İnsel)
"Il n'y a rien eu dans notre histoire qui ressemble à un
génocide. Il nous est impossible de le reconnaître." Cette
déclaration a été répétée par le premier ministre à la suite
de l'approbation par le Parlement français d'une loi relative
aux Arméniens. Cette position officielle suggère d'une part :
"Ouvrons nos archives et laissons les historiens décider", et
d'autre part, "cela n'est jamais arrivé".
La notion de génocide n'existait pas en 1915. À la place,
le terme "crime contre l'humanité" a été employé pour la
première fois dans le monde en 1915. Le 24 mai 1915, la
France, le Royaume-Uni et la Russie qui étaient en guerre
contre l'Empire Ottoman firent une déclaration commune :
"depuis à présent un mois, les populations turques et kurdes
d'Arménie massacrent les Arméniens ensemble et souvent avec
l'assistance des agents du Gouvernement Ottoman. De tels
massacres ont eu lieu autour de la mi-avril à Erzéroum, Teran,
Egin, Bitlis, Mouch, Sassoun, Zeitoun, et à travers la
Cilicie. La population entière de près de 100 villages autour
de Van a été assassinée. Le quartier arménien de Van est
assiégé par les Kurdes. En outre, le Gouvernement Ottoman a
fait subir à Istanbul des mauvais traitements à la population
arménienne inoffensive. Au regard de ces nouveaux crimes que
la Turquie commet contre l'humanité et la civilisation, les
Etats Alliés déclarent publiquement à la Sublime Porte [Bab-i
Ali] que tous les membres du Gouvernement Ottoman et ceux de
ses agents qui sont impliqués dans ces massacres seront tenus
personnellement responsables de ces crimes."
En
réponse à cela, le 27 mai, le gouvernement Union et Progrès [Ittiyat
ve Terakki] vote la loi de Déplacement et Installation [Sevk
ve Iskan], et écrit une réponse le 4 juin à la déclaration. La
réponse soutenait que "les mesures n'étaient en aucune façon
contre les Arméniens, que les Arméniens n'avaient en rien
troublé l'ordre public, et que les Arméniens ne faisaient
l'objet d'aucune mesure générale d'aucune sorte !" (https://www.facebook.com/note.php?note_id=398873850161004)
En d'autres termes, le gouvernement Union et Progrès ne
disait nullement le 4 juin, que les "Arméniens nous ont
poignardés dans le dos". Il avait cependant commencé à
s'intéresser de près aux biens abandonnés suivant le protocole
du 30 mai du Conseil Ottoman des Ministres [Meclis-i Vukela]
et l'ordonnance du 30 mai.
La
décision que le Gouvernement Ottoman avait adoptée contre ses
propres citoyens et mise en pratique de façon sanglante
(masquée en fait par la loi de déportation contre les
Arméniens ottomans) amène pour la première fois de la notion
de "crime contre l'humanité". Avant cela, la Convention de la
Haye qui avait été ratifiée en 1907 comporte le terme "crime
de guerre". Plus tard, le terme "crime contre l'humanité" a
été défini la première fois dans les statuts constitutifs des
procès de Nuremberg comme actes de massacre, annihilation,
soumission à l'esclavage, déportation... et avait été défini
une nouvelle fois en détail dans l'article 7 du Traité de
Rome, qui établissait la Cour Pénale Internationale.
En décembre 1918, des tribunaux de guerre [Divan-i Harbi
Orfi] commencèrent a être installés dans l'Empire Ottoman pour
enquêter directement sur les crimes du génocide des Arméniens.
Certains protocoles et décisions de ces tribunaux ont été
relatés dans les journaux de l'époque. Ceux-ci ont été
récemment compilés et publiés par Vahakn Dadrian et Taner
Akçam (Déportations et Assassinats, minutes des Tribunaux de
Guerre, Publications de l'Université Bilgi, 2008). Les
qualifications des procureurs dans les audiences du tribunal
principal contre l'Union et Progrès ne permettent pas l'emploi
de l'argument "de tels incidents ne ses ont jamais produits
dans notre histoire."
Dans
le cas le plus important, les faits sont décrits de la façon
suivante : "massacre, pillage de biens et d'argent, incendie
de constructions et de personnes, viols, torture, et
harcèlement indécent..." Le même constat apparaît dans
beaucoup de jugements : "comme c'est le premier devoir des
agents de l'état, les préceptes de notre Saint Islam et des
lois et décrets ottomans nous stipulent que l'honneur et la
personne des citoyens de toutes les nations sans
discrimination doivent être protégés contre les menaces et les
violations..." Par exemple, l'accusation contre Kemal, le
Gouverneur du District de Bogazliyan est très clair : "en
infraction avec le droit des personnes, dépouillé de leur
argent et de leurs valeurs toutes les personnes qui
constituaient les convois d'Arméniens émigrés par la force, y
compris les femmes et petits enfants et jeunes filles sans
défense, au mépris des exceptions prévues dans les ordres
officiels..." et "permettant que soient perpétrées des
atrocités préméditées et commises en attachant les mains des
hommes les privant de la sorte de leur droit de se défendre
eux-mêmes." (http://www.armenocide.net/armenocide/armgende.nsf/WebStart-En?OpenFrameset)
Les
décisions du tribunal de Yozgat comportent les compte rendus
de témoins et des documents qui confirment au-delà du doute
qu' "il a causé le pillage et le dépouillement et des
assassinats qui sont en rupture avec les valeurs de l'humanité
et de la civilisation et qui sont considérés comme des crimes
majeurs en regard des lois de l'Islam." En outre, le jugement
énonce : "il est établi que l'accusé estime naturel et
nécessaire que tous les Musulmans fassent des massacres contre
la nation arménienne". (http://www.armenocide.de/armenocide/armgende.nsf/(WebEditions-TR)?OpenView&Count=3000&RestrictToCategory=D%C3%AEvan-%C4%B1%20Harb-i%20%C3%96rfi%20Zab%C4%B1tlar%C4%B1) Le
gouverneur de district de Bagazliyan qui a été exécuté pour
ces crimes a été déclaré par la suite héros national !
Ne peut-on reprendre la qualification des incidents qui se
sont produits au cours de la déportation des Arméniens, telle
qu'elle était en 1919 ?
Cela non plus ne se serait-il pas passé au cours de notre
histoire ?