L'article d'
Ahmet Altan intitulé "
Génocide...
Auriez-vous aimé être un Arménien en 1915 ?" a été
publié dans "Gazetem" (journal Turc) le 9 mai 2005.
Né
1950 à Ankara, en Turquie, Ahmet Altan est
fils du journaliste et écrivain Çetin Altan. Il est lui-même
journaliste et a servi dans tous les stades de la profession,
de reporter de nuit à rédacteur en chef dans divers journaux.
En plus d'avoir écrit des colonnes dans plusieurs journaux
turcs, y compris Hürriyet, Milliyet et Radikal, Altan a
produit des émissions télévisées. Il est renvoyé de Milliyet
après avoir écrit le 17 Avril 1995 une histoire alternative de
la Turquie intitulée "Atakurd". En Septembre 2008, lorsque
Altan a publié un article intitulé "Oh, mon Frère» dédié aux
victimes du Génocide des Arméniens, il est inculpé en vertu de
l'article 301 du Code pénal turc pour "dénigrement de la
turcité". La demande en justice a été lancée par le parti
d'extrême-droite, le Parti de la grande unité (Büyük Birlik
Partisi, BBP, un parti politique de Turquie fondé en 1992,
issu par scission du Parti d'action nationaliste, MHP, le
parti d'extrême droite nationaliste. Les deux partis sont liés
aux Loups-gris. L'assassin de Hrant Dink, Ogün Samast, était
un membre d'un "Foyer d'Alperen", et très lié au responsable
local du BBP à Trabzon). Le 14 décembre 2012, Ahmet Altan,
fondateur et rédacteur en chef du quotidien Taraf a
démissionné de son poste qu'il avait depuis 2007. Avec lui,
ont démissionné son assistant éditeur, Yasemin Congar ainsi
que les chroniqueurs Murat Belge et Nese Tüzel. Le lendemain,
le chroniqueur Hadi Uluengin suit le groupe des
démissionnaires.
"Génocide... Auriez-vous aimé être un Arménien en
1915 ?" (Ahmet Altan)
J'aimerais poser une question banale, toute simple.
Auriez-vous aimé être un Arménien en 1915 ? Non, vous n'aimeriez pas.
Parce que maintenant vous savez que vous auriez été tué.
Arrêtez de discuter du nombre des victimes, de nier ou de
tenter de remplacer la souffrance par des statistiques. Personne ne nie que les Arméniens ont été tués, n'est-ce
pas ?
Ils furent peut-être 300 000, ou 500 000, ou 1 million et
demi.
J'ignore quel chiffre est le vrai, ou même si quelqu'un
connaît le chiffre réel avec précision.
Ce que je sais, c'est que derrière ces chiffres il y a la
mort et la souffrance.
Je suis aussi conscient de la manière avec laquelle nous
oublions que nous parlons d'êtres humains, quand nous
débattons avec passion de ces chiffres.
Ces chiffres ne peuvent décrire tous ces enfants, ces
femmes, ces vieillards, ces jeunes garçons et ces jeunes
filles qui furent assassinés.
Laissons de côté les chiffres et écoutons le récit d'un
seul de ces crimes. Je suis sûr que même ceux d'entre nous
qui enragent d'entendre les mots de "génocide arménien"
éprouveront de la douleur, en auront les larmes aux yeux.
Car ils réaliseront alors que nous parlons d'êtres
humains.
Quand nous entendons parler d'un enfant arraché des mains
de sa mère et jeté sur des rochers, ou d'un jeune abattu près
d'une colline, ou d'une vieille femme dont on étrangle le cou
fragile, même le plus endurci d'entre nous aura honte de dire
: "Oui, mais ces gens ont tué des Turcs."
La plupart de ces gens n'ont tué personne.
Ces gens ont été les victimes innocentes d'un gouvernement
devenu fou, animé par le crime, impitoyable mais aussi
totalement incompétent pour gouverner.
Cette folie sanglante fut une barbarie, et non quelque
chose dont nous puissions être fiers ou que nous puissions
partager.
Ce fut un carnage dont nous devrions avoir honte et, autant
que possible, éprouver de la compassion et en partager la
douleur.
Je sais ce que le mot "génocide" a d'accablant, vu
l'insistance implacable de l'argument des Arméniens
"Reconnaissez le génocide !" et du contre argument des Turcs
"Non, ce n'était pas un génocide !", alors que ces mêmes Turcs
reconnaissent la mort de centaines de milliers d'Arméniens.
Pourtant, ce mot n'est pas si important à mes yeux, même
s'il a une signification en politique et en diplomatie.
Ce qui est plus important pour moi c'est le fait que de
nombreux innocents aient été tués de manière aussi barbare.
Quand je vois l'ombre que jettent ces événements sanglants
sur le monde actuel, je vois une injustice plus grande encore
faite aux Arméniens.
Aujourd'hui, notre crime va jusqu'à interdire aux Arméniens
vivants de pleurer leurs proches et leurs parents sauvagement
assassinés.
Quel Arménien vivant en Turquie peut aujourd'hui
ouvertement pleurer et commémorer le souvenir d'une
grand-mère, d'un grand-père ou d'un oncle assassiné ?
Je n'ai rien en commun avec ce péché horrible commis jadis
par les Ittihadistes, mais le péché d'interdire que l'on
pleure ses morts, nous le partageons tous aujourd'hui.
Voulez-vous réellement commettre ce péché ?
Y a-t-il quelqu'un parmi nous qui n'ait les larmes aux yeux
à la pensée d'une famille attaquée chez elle en pleine nuit,
ou d'une petite fille laissée toute seule dans le désert lors
de ce cauchemar appelé "déportation", ou d'un grand-père à la
barbe blanche abattu ?
Que vous appeliez ou non cela un génocide, des centaines de
milliers d'êtres humains ont été assassinés.
Des centaines de milliers de vies ont été anéanties.
Le fait que quelques bandes d'Arméniens aient tué quelques
Turcs ne peut servir d'excuse pour masquer cette vérité que
des centaines de milliers d'Arméniens furent assassinés.
Tout être humain doué de conscience est capable d'éprouver
de la peine pour les Arméniens, tout comme les Turcs, tout
comme les Kurdes.
Nous devrions tous en être capables.
Des enfants sont morts; des femmes et des vieillards sont
morts.
Ils sont morts dans la douleur, les tortures, la terreur.
Leur religion ou leur race importent-elles vraiment ?
Même en ces temps horribles il y eut des Turcs qui ont
risqué leur vie pour tenter de sauver des enfants arméniens.
Nous sommes les enfants de ces sauveteurs, comme nous le
sommes des assassins.
Au lieu de justifier et de plaider au nom des assassins,
pourquoi ne rendons-nous pas hommage et ne défendons-nous pas
la compassion, l'honnêteté et le courage de ceux qui sauvèrent
des vies ?
Aujourd'hui, il ne reste plus de victimes à sauver, mais il
est une peine, une douleur que nous devons partager et
porter.
A quoi sert toute cette danse sanglante, belliqueuse,
autour d'une douleur aussi profonde ?
Oubliez les chiffres, oubliez les Arméniens, oubliez les
Turcs ! Pensez simplement à ces enfants, à ces adolescents et
à ces vieillards au cou brisé, éventrés, au corps mutilé.
Pensez à tous ces gens, un par un.
Si vous n'êtes pas ému en entendant un enfant gémir auprès
de sa mère assassinée, alors je n'ai rien à vous dire.
Ajoutez même mon nom sur la liste des "traîtres" !
Car moi, je suis prêt à partager la peine et la douleur des
Arméniens.
Car moi je crois encore que l'on peut sauver quelque chose
parmi tous ces arguments insensés et cruels, et que cela a
pour nom "l'humanité."