CHAPITRE XXIX
VON JAGOW, ZIMMERMAN ET LES GERMANO-AMÉRICAINS

Notre train arriva à Berlin le 3 février 1916 ; date qui mérite d'être mentionnée, car elle marquait une importante crise dans les relations allemandes et américaines. Une des premières personnes que je rencontrai fut mon vieil ami et collègue, l'ambassadeur James W. Gerard, qui m'apprit qu'il faisait ses malles et s'attendait à quitter Berlin d'un moment à l'autre, car d'après ses conjectures la rupture entre l'Allemagne et les états-Unis n'était plus qu'une question de jours, peut-être même d'heures. A cette époque, les deux pays discutaient au sujet du torpillage du Lusitania ; le gouvernement impérial se montrait disposé à faire des excuses, à payer une indemnité et à promettre de ne plus recommencer ; mais le Président et M. Lansing insistaient pour que l'Allemagne déclarât que le torpillage du Lusitania était un acte illégal, ce qui voulait dire qu'elle ne pourrait plus dorénavant pratiquer la guerre sous-marine, sans se contredire, et faire ce que son propre gouvernement avait dénoncé, comme étant contraire aux lois internationales. C'était ce que voulaient les états-Unis, et les deux pays étaient à la veille de la guerre.

- Je ne puis plus rien moi-même, dit M. Gerard ; je tiens à ce que vous voyiez Zimmerman et von Jagow et peut-être pourrez-vous faire valoir un point de vue nouveau.

Il me fut aisé de constater au cours des visites que l'on me rendit, que la situation était grave et nous était infiniment défavorable ; on nous regardait déjà comme les alliés de l'Entente, et des idées absurdes au sujet de nos relations étroites avec l'Angleterre, régnaient dans la capitale. Par exemple, on croyait que Sir Cecil Spring-Rice, l'ambassadeur anglais à Washington, assistait aux délibérations du Cabinet et était consulté sur toutes les questions de notre politique nationale.

A 3 heures, M. Gerard me conduisit au Ministère des Affaires étrangères, où nous passâmes une heure avec von Jagow. Ce dernier était un homme petit, mince et nerveux. Il fuma cigarette sur cigarette pendant notre entrevue, et nous sembla fort préoccupé ; il ne faudrait pas croire en effet que le gouvernement allemand ne prit pas au sérieux une rupture possible avec les états-Unis ; les journaux s'amusaient à nos dépens, nous insultant et riant à l'idée que l'oncle Sam déclarât la guerre. Mais je fus très impressionné par le contraste entre ces fanfaronnades de journalistes et l'anxiété de ce considérable personnage qui, lui, n'envisageait pas d'un œil indifférent la perspective de voir nos hommes et nos ressources mis au service de l'Entente, quoique la presse berlinoise en pensât.

- C'est abominable que M. Lansing veuille nous obliger à déclarer que ce torpillage fut illégal, commença le ministre. Il agit en homme de loi, imbu des principes de son métier.

- Laissez-moi vous dire la vérité, répliquai-je ; je ne crois pas, qu'aux états-Unis, on vous chicanera sur la forme de votre déclaration ; cependant il vous faudra exprimer vos regrets de façon précise, disant que vous reconnaissez vos torts et que vous ne commettrez plus semblable action. Si vous refusez, les conséquences peuvent être sérieuses.

- Nous ne pouvons pas vous satisfaire, répondit-il ; l'opinion publique en Allemagne ne le tolérerait pas, car si nous faisions la déclaration que vous réclamez, le Cabinet actuel tomberait de suite.

- Je croyais que vous aviez tout pouvoir sur l'opinion publique, repris-je; même avec quelque délai, vous pouvez certainement l'influencer et l'amener à vous approuver.

- Oui, en ce qui concerne la presse, dit von Jagow, nous en avons l'absolu contrôle, et le temps aidant nous y arriverons. Remarquez que les journaux ne peuvent pas changer d'avis sur le champ ; ils devront procéder graduellement, en deux ou trois semaines ; nous pouvons en répondre. Mais il y a des membres du Parlement dont nous ne sommes pas sûrs et dont les récriminations nous obligeraient à démissionner.

- Il me semble que vous pourriez réunir ces divers membres, leur expliquer la nécessité d'éloigner les états-Unis de la guerre, les convaincre enfin. L'ennui est que vous ne comprenez pas la manière de voir de mon pays ; que vous ne croyez pas qu'il puisse se battre, et que pour vous le Président Wilson est un idéaliste et un pacifiste, qui ne veut à aucun prix en venir aux armes. Vous commettez-là la plus grave et la plus dangereuse des erreurs ; car notre Président a deux natures bien distinctes. N'oubliez pas qu'il a du sang écossais et irlandais dans les veines. Jusqu'à présent, vous n'avez vu que le côté écossais de son tempérament, prudent, pesant chaque action, patient et endurant ; or il a aussi l'ardeur combative et le feu de l'Irlandais. Quand il a décidé quelque chose, rien ne peut l'en faire démordre et, s'il décide la guerre, il la fera de toute son âme, jusqu'au bout. Ne le provoquez pas davantage. Vous vous trompez aussi, parce que certains membres importants du Congrès, et peut-être même un membre du Cabinet, se sont prononcés en faveur de la paix ; mais un homme en décidera et c'est le Président. Il fera ce qu'il croira juste et bien, sans s'inquiéter de ce que d'autres peuvent dire ou faire.

Von Jagow m'avoua alors que je venais de l'éclairer sur le rôle du Président Wilson ; toutefois il avait encore un motif de supposer que les Etats-Unis répugneraient à la rupture :

- Que faites vous alors des Germano-Américains ? demanda-t-il.

- Je puis bien vous renseigner, appartenant moi-même à cette catégorie de citoyens. Je suis né en Allemagne où j'ai passé les neuf premières années de ma vie ; je sais apprécier ce qu'elle a de bon, entre autre j'aime sa musique et sa littérature. Mais mes parents se sont expatriés parce qu'ils vivaient sur le sol natal, mécontents et malheureux. Les états-Unis, au contraire, nous firent bon accueil et nous donnèrent un foyer où nous vécûmes heureux et prospères. Il y a des millions d'individus dans notre cas; là nous avons droit à toute initiative commerciale, à toute position sociale; et je ne crois pas qu'il y ait sur terre des gens plus satisfaits que les soi-disant Germano-Américains. (Je ne pouvais parler de mes propres sentiments, étant encore ambassadeur, mais je continuai) : Prenez mes enfants, par exemple : ils appartiennent à la seconde génération germano-américaine; toute leur sympathie, au cours de ce conflit, est allée à l'Angleterre et ses alliés ; mon fils est ici avec moi et me dit que, si l'Amérique doit combattre, il s'engagera immédiatement. Croyez-vous que beaucoup d'entre nous se mettraient de votre côté ? L'idée même en est comique ; la masse imposante de cette partie de la population est entièrement de mon avis.

- Cependant on me dit, reprit mon interlocuteur, que les Germano-Américains se soulèveront si vous nous déclarez la guerre.

- Ne vous y fiez pas, répondis-je, car le premier qui essayera sera puni de façon si prompte et si énergique que le mouvement sera arrêté net. J'estime au contraire que les honnêtes gens seront les premiers à sévir.

- Nous désirons éviter une rupture avec l'Amérique, dit von Jagow, mais il nous faut le temps de changer l'opinion publique. Il y a ici deux partis qui sont diamétralement en opposition, au sujet de la guerre sous-marine ; l'un considère qu'il faut la faire jusqu'au bout, sans s'inquiéter des conséquences, aussi bien vis-à-vis des Etats-Unis que de toute autre puissance ; l'autre, comprenant le Cabinet actuel, veut au contraire s'entendre avec votre Président. Enfin le parti militaire nous pousse, et nous obligera à démissionner si nous déclarons que le torpillage du Lusitania fut illégal ou irrégulier. Je ne doute pas que M. Wilson ne le comprenne ; nous sommes de son côté, mais nous devons être prudents. Je suppose que, puisqu'il désire maintenir de bons rapports avec l'Allemagne, il préférera que nous restions au pouvoir ; pourquoi nous contraindrait-il à abandonner notre poste à des gens qui rendraient la guerre inévitable ?

- Désirez-vous que notre gouvernement sache que votre maintien au pouvoir dépend de cette déclaration ?

- Oui certainement, répliqua-t-il ; j'aimerais à ce que vous le télégraphiiez. Dites bien que, si on nous remplace, nos successeurs prêcheront la guerre sous-marine à outrance.

Revenant à M. Wilson, il s'étonna de ce que je lui avais révélé de son caractère et de sa volonté de combattre,

- Nous le considérons comme un pacifiste, ainsi que toute votre nation ; il est loin du théâtre de la guerre, pour quelle raison se joindrait-il à nos ennemis ? Vos intérêts matériels ne sont point enjeu.

- Il y a une chose pour laquelle nous nous battrons, répliquai-je, c'est le principe moral. Il est manifeste que vous n'entendez rien à notre mentalité et ne percevez pas que, si nous hésitons, ce n'est point parce que nous craignons la guerre, c'est parce que nous voulons être absolument justes. Nous voulons d'abord recueillir toutes les preuves nécessaires. J'avoue qu'il nous répugne de nous mêler à des disputes étrangères ; or nous ferons respecter notre droit d'user de l'Océan comme il nous plaît et nous n'admettrons pas que l'Allemagne nous fixe le nombre et la destination de nos bateaux. Le peuple américain est peut-être encore jeune, mais s'il a décidé de défendre ses droits, il le fera sans souci des conséquences. Vous paraissez croire que les Américains ne prendront pas les armes pour un principe ; vous oubliez que toutes nos guerres ont été des matières de principes. Prenez par exemple la plus grande de toutes, la guerre civile de 1861 à 1865. Nous, gens du Nord, nous nous battions pour émanciper l'esclave ; pure affaire de principe, car là aussi nos intérêts matériels n'étaient point en jeu ; et ce fut une guerre acharnée, bien que nos adversaires fussent nos propres frères.

- Nous n'avons nulle envie de ne pas nous entendre avec les Etats-Unis, protesta von Jagow. La paix du monde dépend de trois nations : l'Angleterre, les Etats-Unis et l'Allemagne. Nous devrions nous unir, établir la paix et la maintenir. Je vous remercie de m'avoir éclairé ; toutefois j'ai de la peine à démêler pourquoi votre gouvernement est si intraitable vis-à-vis de mon pays et si indulgent pour l'Angleterre.

Je lui donnai alors l'explication habituelle, que chaque nation est pour nous un problème distinct, et que nous ne saurions baser notre façon d'agir avec l'Allemagne sur notre attitude vis-à-vis de l'Angleterre.

- Oh ! oui, répondit von Jagow d'une voix plaintive. Cela me rappelle deux petits garçons, jouant dans une cour. Il faut d'abord en punir un, tandis que l'autre attend son tour. Wilson va corriger l'Allemand le premier, puis quand il aura fini, il s'occupera de l'Angleterre. Cependant, conclut-il, j'aimerais que vous câbliez au Président, l'informant de ce que vous avez débattu la question avec moi et connaissez maintenant notre point de vue. Voulez-vous lui demander de ne rien faire avant de pouvoir le lui expliquer de vive voix ?

Je promis et câblai immédiatement.

A quatre heures et demie, j'avais rendez-vous pour prendre le thé chez le Dr Alexander et sa femme. Il n'y avait pas trois minutes que j'étais arrivé qu'on annonça Zimmerman. Quelle différence avec von Jagow ! Il était beaucoup plus fort, physiquement et mentalement. Il était grand, d'allure même majestueuse, impérieux, habile et franc dans ses questions, tout en restant agréable et insinuant.

Discutant le sujet des Germano-Américains, il commença par me flatter, disant que les Israélites s'étaient conduits d'une façon exemplaire en Allemagne pendant la guerre et que les Allemands leur en étaient extrêmement reconnaissants.

- Après la guerre, dit-il, on les traitera beaucoup mieux qu'on ne l'a fait jusqu'à présent !

Il m'annonça alors que von Jagow lui avait parlé de notre conversation et me demanda d'en répéter une partie, parce qu'il s'intéressait particulièrement à mes déclarations et désirait entendre sur quels faits je basais mes conclusions. Comme la plupart de ses compatriotes, il considérait l'élément allemand chez nous comme faisant presque partie de l'Allemagne.

- Etes-vous persuadé que la masse de ces gens serait fidèle aux Etats-Unis en cas de guerre? demanda-t-il ; que leurs sentiments envers la mère patrie ne seraient pas les plus forts ?

- Vous me semblez regarder nos Germano-américains comme une partie distincte de la population, répondis-je, vivant à part des autres, et sans grande relation avec la vie nationale en général. C'est une grande erreur. Vous pouvez en trouver quelques-uns çà et là qui feront beaucoup de bruit en faveur de l'Allemagne, mais je parle des millions d'Américains, de descendance allemande, qui se considèrent Américains et rien de plus. Ceux de la seconde génération, en particulier, n'aiment pas qu'on leur rappelle leurs origines, il est presque impossible de les faire parler allemand, et ils refusent d'avoir une autre langue que l'anglais ; ils ne lisent pas les journaux allemands, ni ne veulent aller dans les écoles allemandes, ils hésitent même à suivre les offices des églises luthériennes où l'on fait usage de l'allemand. Il y en a plus d'un million à New-York, où ce fut cependant toute une affaire d'acclimater un théâtre allemand ; sans doute y a-t-il quelques clubs allemands, mais leurs membres sont en nombre restreint. Ils préfèrent ceux où l'élément n'est pas exclusivement germain et il n'y a pas un cercle à New-York, même parmi les plus sélects, qui ne les acceptent selon leurs mérites. Dans la vie sociale ou politique, il y en a peu qui par leur origine même aient acquis des situations proéminentes et cependant un grand nombre de hauts personnages sont d'origine allemande. Vous ne serez donc pas les seuls à être étonnés de leur loyauté ; si nos pays se déclarent la guerre, tout le monde le sera. Autre chose : si les Etats-Unis s'en mêlent, nous nous battrons jusqu'au bout et ce sera une lutte longue et acharnée.

Après trois ans, je n'ai aucun motif de renier mes prophéties ; je me demande même parfois ce que Zimmerman en pense maintenant.

Après ces catégoriques explications, Zimmerman m'entretint de la Turquie, cherchant à découvrir si les Turcs pouvaient vraisemblablement faire une paix séparée. A brûle pourpoint je lui révélai que ces derniers ne se sentaient nullement obligés envers les Allemands, ce qui me donna l'occasion d'ajouter :

- J'ai appris à connaître les méthodes allemandes en Turquie, et je crois que ce serait une grave erreur de vouloir les appliquer aux états-Unis. J'en parle parce qu'il y a eu déjà pas mal de sabotages, ce qui éloigne encore de vous les Germano-Américains et nous rapproche de plus en plus de l'Angleterre.

- Mais le Gouvernement allemand, répliqua-t-il, n'est pas responsable de manoeuvres qu'il ignore complètement.

Je n'acceptai naturellement pas cet argument sans protester, les événements récents en ont prouvé la fausseté ; nous abordâmes ensuite d'autres questions, en particulier celle des sous-marins.

- Nous avons volontairement interné notre flotte, déclara-t-il, et nous ne pouvons rien faire même sur mer si ce n'est avec nos submersibles. Il me semble que les états-Unis commettent une grave erreur en s'opposant si énergiquement au principe de leur emploi, car vous avez une longue étendue de côtes et pouvez un jour avoir besoin d'en user. Supposez qu'une puissance européenne, ou encore le Japon vous attaque ; c'est alors que vous en sentiriez l'utilité. De plus, si vous insistez sur cette déclaration précise au sujet du Lusitania, vous allez simplement jeter notre gouvernement dans les bras du parti de Tirpitz.

Puis il revint à la situation en Turquie et ses réflexions me prouvèrent qu'il n'était pas du tout satisfait du nouvel ambassadeur, le comte Wolf-Metternich. Ce dernier n'avait pas réussi, paraît-il, à gagner la confiance des gouvernants ottomans ; il avait donné de gros sujets d'inquiétude à la Wilhelmstrasse, en adoptant envers les Arméniens une attitude bien différente de celle de Wangenheim, par ses démarches auprès de Talaat et Enver pour les empêcher d'agir, ce que Zimmerman considérait comme une grave faute, attendu que son influence à Constantinople se trouvait par là même ruinée. Il ne dissimulait d'ailleurs pas son mécontentement des manifestations humanitaires de Melternich. Je vis alors que le rôle de Wangenheim avait été en parfait accord avec les milieux officiels de Berlin et j'eus la confirmation, de la bouche la plus autorisée, que l'Allemagne avait acquiescé par son silence même à ces déportations.

Quelques jours plus tard, nous nous embarquions à Copenhague et, le 22 février 1916, je me trouvai de nouveau dans le port de New-York, dans ma Patrie.

Fin