CHAPITRE XXIV
L'ASSASSINAT D'UNE NATION

L'extermination de la race arménienne en 1915 présentait certaines difficultés qui ne s'étaient pas produites lors des massacres de 1895 et autres années. A cette époque, les Arméniens ne disposaient guère de moyens de résistance, puisque le métier militaire leur était interdit et qu'ils n'avaient même pas le droit de posséder des armes ; on sait, qu'après la victoire des révolutionnaires en 1908, la situation fut renversée et que désormais les autorités, dans la sainte ardeur de leur enthousiasme pour la liberté et l'égalité, appelèrent les Chrétiens sous les drapeaux. En conséquence, au début de 1915, chaque ville turque contenait des milliers d'Arméniens qui étaient autant de soldats exercés, munis de carabines, pistolets et autres engins de guerre; les opérations de Van révélèrent que ces hommes pouvaient faire bon usage de leurs armes. Il était aisé de prévoir qu'un massacre des Arméniens prendrait, cette fois, le caractère d'une lutte et non plus de ces boucheries de victimes sans défense, qui avaient toujours été si sympathiques aux Turcs. Pour l'accomplissement de ce dessein - l'extermination d'une race - il était nécessaire de prendre deux mesures préliminaires : réduire les soldats arméniens à l'impuissance et enlever leurs armes aux Chrétiens dans chaque ville et chaque bourg. Avant de les égorger, il fallait leur ôter tout moyen de défense.

Au début de 1915, les soldats arméniens furent soumis à un nouveau régime dans l'armée turque. Jusqu'alors, la plupart d'entre eux étaient des combattants; mais à présent, on les dépouilla de leurs armes, et ils ne furent plus que des ouvriers. Au lieu de servir leur patrie dans l'artillerie et la cavalerie, ils furent transformés en cantonniers, voire en bêtes de somme. Portant des fournitures militaires de toutes sortes sur leurs épaules, sous le poids desquelles ils chancelaient, stimulés par le fouet et la baïonnette des Turcs, ils étaient forcés de traîner dans les montagnes du Caucase leurs corps épuisés ; obligés parfois, malgré leurs charges, de tracer leur chemin dans la neige où ils enfonçaient presque jusqu'à mi-corps. Ils vivaient pour ainsi dire en plein air, dormant sur la terre nue - quand l'aiguillon incessant de leurs surveillants leur permettait de dormir ! Comme aliments, on ne leur donnait que des restes ; s'ils tombaient malades en route, on les abandonnait là où ils s'étaient laissés choir, leurs oppresseurs turcs s'arrêtant peut-être assez longtemps pour leur voler tout ce qu'ils possédaient - jusqu'à leurs vêtements. Des efforts surhumains permettaient ils à quelques-uns de ces malheureux d'arriver à destination, il n'était pas rare qu'ils fussent massacrés ensuite. Dans certains cas, on se débarrassait des soldats arméniens de façon plus sommaire encore ; en effet, cela devint maintenant un usage presque courant de les tuer de sang-froid, en application d'une unique méthode. Des escouades de 50 à 100 hommes étaient prises çà et là, les victimes enchaînées par groupes de quatre et conduites dans un lieu solitaire, à une petite distance de la ville ; soudain, le crépitement des balles remplissait l'espace, et les soldats turcs, qui avaient servi d'escorte, revenaient lugubrement au camp. Ceux qui étaient envoyés pour enterrer les corps les trouvaient presque toujours complètement nus, les Turcs les ayant, comme d'habitude, dépouillés de leurs vêtements. Dans certains cas dont j'eus connaissance, les meurtriers, par un raffinement de cruauté, avaient ajouté aux souffrances de leurs victimes en les obligeant à creuser leurs tombes avant d'être fusillées.

Je cite ici un simple épisode, contenu dans un des rapports de nos consuls, et versé aujourd'hui aux Archives des Affaires étrangères américaines. Au début de Juillet, 2.000 Arméniens amélés - nom sous lequel les Turcs désignent les soldats rabaissés à l'emploi d'ouvriers - furent renvoyés de Harpoot pour construire des routes. Les Arméniens de cette ville, comprenant la signification de cet ordre, intercédèrent auprès du gouverneur ; mais ce fonctionnaire soutint qu'il ne serait pas fait de mal à ces hommes et il pria même le missionnaire allemand, M. Ehemann, de calmer la panique, lui donnant sa parole d'honneur que les ex-soldats seraient protégés. M. Ehemann crut le gouverneur et apaisa la crainte populaire. Cependant, en réalité, la presque totalité fut exterminée et les corps de ces victimes jetés dans une fosse commune. Un petit nombre réussit, à s'échapper et c'est par lui que la nouvelle du massacre fut répandue dans le monde. Quelques jours plus tard, 2.000 autres soldats furent pareillement envoyés à Diarbekir. Le seul but, en les expédiant en rase campagne, était de pouvoir les tuer. Afin de leur rendre toute résistance ou fuite impossibles, on laissait systématiquement ces pauvres créatures mourir de faim ; des agents du gouvernement, prenant les devants sur la route, annonçaient aux Kurdes l'approche de la caravane et leur commandait de faire leur devoir. Non seulement les hommes descendaient en masses de leurs montagnes pour tomber sur ce régiment affamé et affaibli, mais les femmes venaient, armées de couteaux de boucher, afin d'acquérir « aux yeux d'Allah le mérite d'avoir tué un Chrétien ».

Ces massacres n'étaient pas des incidents isolés, j'en pourrais citer nombre d'autres tout aussi horribles que celui relaté ci-dessus ; dans tout l'Empire ottoman, un système méthodique était appliqué, en vue d'anéantir tous les hommes valides, autant pour supprimer ceux qui auraient pu créer une nouvelle génération, que pour faire de la partie la plus faible de la population une proie facile.

Si épouvantables que fussent ces massacres de soldats sans défense, ils pouvaient être considérés comme la miséricorde et la justice elles-mêmes, comparés au traitement infligé aux Arméniens soupçonnés de cacher des armes. L'apposition d'affiches dans les villages et villes commandant aux Chrétiens d'apporter leurs armes au Quartier Général les alarma grandement ; cet ordre ne s'appliquant qu'à eux et non à leurs voisins musulmans, ils comprirent le sort qui les attendait. Dans bien des cas, toutefois, le peuple persécuté obéit passivement ; les fonctionnaires turcs s'emparèrent joyeusement des carabines, qui étaient la preuve qu'une « révolution » avait été projetée, et jetèrent les victimes en prison, en les accusant de trahison. Des milliers ne livrèrent pas d'armes, simplement parce qu'ils n'en possédaient pas, tandis qu'un nombre supérieur encore refusa obstinément de s'en dessaisir, non parce qu'ils complotaient de se soulever, mais parce qu'ils se proposaient de défendre leurs propres vies et l'honneur de leurs femmes, menacé d'outrages, ils ne l'ignoraient pas. Les supplices que subirent ces récalcitrants forment un des chapitres les plus hideux de l'histoire contemporaine. Beaucoup d'entre nous s'imaginent que, depuis longtemps, la torture a cessé d'être une mesure administrative et judiciaire ; cependant je ne crois pas que les âges les plus barbares présentèrent jamais de scènes plus horribles que celles qui se déroulèrent maintenant d'un bout à l'autre de la Turquie. Les gendarmes turcs ne respectaient rien ; sous le prétexte de rechercher les armes cachées, ils saccageaient des églises, profanaient les autels et les objets du culte et se divertissaient à parodier les cérémonies chrétiennes. Ils battaient les prêtres jusqu'à ce que ceux-ci perdissent connaissance, prétextant qu'ils encourageaient la sédition. Quand ils ne pouvaient découvrir de munitions dans les églises, ils armaient parfois les évêques et les prêtres de fusils, de pistolets et d'épées, puis les traduisaient en conseil de guerre, sous l'accusation de possession d'armes prohibées par la loi, et les conduisaient ainsi dans les rues, dans le seul but de provoquer la colère fanatique de la foule. Les gendarmes ne traitaient pas mieux les femmes que les hommes. Tels cas sont enregistrés, où de malheureuses Arméniennes accusées de dissimuler des armes, furent dépouillées de leurs vêtements et fouettées avec des branches fraîchement coupées, corrections qui n'étaient même pas épargnées à celles qui allaient être mères. Les viols accompagnaient si communément ces perquisitions, qu'à l'approche de la police, les femmes et les jeunes filles arméniennes se réfugiaient dans les forêts ou les antres des montagnes.

Comme mesure préliminaire à ces opérations, les hommes robustes des villages et des villes étaient arrêtés et conduits en prison. Là, leurs bourreaux mettaient une habileté infernale à les amener à se déclarer eux-mêmes « révolutionnaires » et à révéler la cachette de leurs armes. Une pratique courante consistait à placer le prisonnier dans une pièce dont les issues étaient gardées par des Turcs. La procédure commençait souvent par la bastonnade. Cette forme de torture est assez fréquente en Orient : le bourreau frappe la plante des pieds du patient avec une mince baguette ; tout d'abord, la douleur n'est pas trop forte, mais à mesure que le supplice se poursuit avec lenteur, elle devient terrible ; les chairs gonflent, éclatent, et il n'est pas rare, qu'après avoir été soumis à pareil traitement les pieds doivent être amputés. Les gendarmes l'infligeaient à la victime jusqu'à ce qu'elle s'évanouît ; ils la ranimaient en lui jetant de l'eau au visage et recommençaient. S'ils ne réussissaient pas à faire parler le malheureux, ils avaient beaucoup d'autres moyens de persuasion ; ils lui arrachaient les sourcils et la barbe, puis les ongles; ils lui appliquaient sur la poitrine des fers rougis au feu, enlevaient les chairs avec des pinces chauffées à blanc et versaient ensuite du beurre bouillant dans les blessures. Parfois, les gendarmes clouaient les mains et les pieds du condamné sur des pièces de bois - évidemment en imitation de la crucifixion, et pendant que le martyr se tordait dans la douleur, ils lui criaient : « Dis maintenant à ton Christ de venir te secourir ! »

Ces tourments barbares - et nombre d'autres que je renonce à décrire - étaient généralement pratiqués pendant la nuit. On postait à l'entour des prisons des Turcs qui battaient du tambour et lançaient des coups de sifflet, afin que les cris perçants des victimes ne fussent pas entendus des voisins.

Dans des milliers de cas, les Arméniens torturés ainsi avaient refusé de livrer leurs armes, simplement parce qu'ils n'en possédaient pas. Toutefois, ne pouvant convaincre leurs bourreaux, ils prirent l'habitude, à leur approche, d'acheter des armes à leurs voisins turcs, afin de pouvoir les remettre et échapper à ces épouvantables représailles. Un jour, je discutai ces procédés avec Bedri Bey, le préfet de police de Constantinople. Bedri décrivit avec un plaisir répugnant les tortures infligées ; il ne cachait pas que le gouvernement en était l'instigateur et, comme tous les fonctionnaires turcs, il approuvait ce traitement de la race abhorrée. Il me raconta que les détails des opérations étaient discutés aux réunions du Comité Union et Progrès. Chaque nouvelle méthode de martyre était saluée comme une découverte magnifique, et les membres assistant régulièrement à ces conseils se perdaient en efforts pour inventer quelque chose d'original. Il me révéla ainsi qu'ils étudiaient passionnément les rapports de l'Inquisition espagnole et autres monuments classiques de torture et adoptaient toutes les suggestions qu'ils y découvraient. Bedri ne me communiqua pas le nom de celui qui remporta le prix dans ce triste concours, mais en Arménie, Djevdet Bey, le Vali de Van dont j'ai signalé plus haut l'activité, avait la réputation d'être le plus infâme parmi les bourreaux ; dans tout le pays, il reçut le sobriquet de « maréchal ferrant de Bashkalé », car ce connaisseur en cruautés avait inventé, ce qui était peut-être le chef-d'oeuvre suprême - de clouer des fers à cheval aux pieds de ses victimes !

Cependant, ces exploits ne constituèrent pas, ce que les journaux du temps dénommaient communément les « atrocités arméniennes » ; ils n'étaient que les opérations préalables de l'extermination d'une race. Les Jeunes Turcs déployèrent un génie supérieur à celui de leur prédécesseur, Abdul Hamid. L'ordre du Sultan déposé était uniquement : « tuer, tuer », alors que la démocratie ottomane imagina un plan plus parfait. Au lieu de massacrer en bloc la nation arménienne, elle résolut maintenant de la déporter. Dans la région sud et sud-est de l'Empire se trouvent le désert syrien et la vallée de la Mésopotamie. Bien qu'une partie de cette étendue ait présenté jadis l'aspect d'une civilisation florissante, après cinq siècles de domination turque, elle n'est plus aujourd'hui qu'une région inculte, triste, désolée, sans villes ni bourgs, ni animation d'aucune sorte, peuplée seulement par quelques tribus de Bédouins, sauvages et fanatiques ; seul un labeur assidu, poursuivi de nombreuses années, pourrait la transformer en un lieu habitable pour une population de quelque importance. Les chefs du gouvernement annoncèrent maintenant leur intention de réunir les 2.000.000 d'Arméniens ou plus, résidant dans les différentes parties de l'Empire, et de les conduire dans cette contrée dévastée et inhospitalière. Cette mesure, prise de bonne foi, eût déjà représenté le comble de la cruauté et de l'injustice. Les Arméniens, pour la plupart, ne sont pas agriculteurs ; ils ont surtout des aptitudes commerciales et industrielles ; quoiqu'un grand nombre d'entre eux cultivent des fermes et se louent comme bergers, beaucoup habitent les villes et les bourgs importants, et, comme je l'ai dit, constituent la force économique du pays. S'emparer de ces peuples par milliers et les envoyer dans une des régions les plus stériles de l'Asie eût été une mesure spoliatrice des plus inhumaines. En réalité les Turcs n'eurent jamais la moindre intention d'établir les Arméniens dans ce nouveau pays. Ils savaient que la grande majorité des victimes n'atteindrait pas sa destination et que la soif et l'inanition auraient raison de ceux qui y parviendraient, ou bien encore qu'ils seraient tués par les tribus mahométanes et peuplades sauvages du désert. Le but véritable de la déportation était le vol et la destruction ; elle n'était en fait qu'une nouvelle méthode d'extermination. Quand les autorités ottomanes donnèrent l'ordre de ces déportations, elles délivrèrent simplement l'arrêt de mort de toute une race ; elles le comprenaient bien ainsi et dans nos entretiens ne cherchèrent pas à s'en cacher.

Pendant le printemps et l'été de 1915, les opérations se poursuivirent. Parmi les plus grandes villes, seules Constantinople, Smyrne et Aleppo furent épargnées ; tous les autres endroits, habités par une seule famille arménienne, devinrent aussitôt le théâtre de ces tragédies indescriptibles. Rarement un Arménien, quels que fassent son éducation, sa fortune ou son rang social, fut dispensé d'obéir. Dans certains villages, des affiches furent placardées, enjoignant à toute la population arménienne de se présenter à un lieu public, à une heure déterminée - généralement, un ou deux jours d'avance - ; dans certains cas, le crieur de la ville parcourait les rues, transmettant les instructions verbalement. Dans d'autres endroits encore, pas le moindre avertissement n'était donné : les gendarmes survenaient dans une maison arménienne et ordonnaient à tous les habitants de les suivre ; ils emmenaient des femmes occupées à leurs travaux domestiques, sans leur permettre de changer de vêtements. La police tombait tout d'abord sur elles comme l'éruption du Vésuve surprit Pompéi ; elles étaient forcées d'abandonner leur lessive, les petits étaient arrachés du lit, le pain restait dans le four à moitié cuit, le repas de famille mangé en partie, les enfants enlevés de leur classe, leurs livres demeurant ouverts à la leçon du jour, les hommes étaient obligés de laisser leur charrue dans les champs et leur bétail sur le versant de la montagne. Des femmes mêmes, qui venaient d'être mères, se voyaient contraintes de se lever et de rejoindre la foule frappée de panique, leurs bébés dormant dans leur bras. C'est à peine s'il leur était possible d'attraper à la hâte un châle, une couverture, peut-être quelques miettes de nourriture ; et c'était tout ce qu'elles emportaient de leur foyer ! A leurs questions affolées : « où allons-nous ? » les gendarmes condescendaient seulement à répondre : « A l'intérieur ».

Dans certains cas, il était accordé quelques heures aux expatriés, exceptionnellement quelques jours, pour disposer de leurs biens et de leurs ustensiles de ménage ; mais la chose se réduisait naturellement à un simple vol. Ils ne pouvaient vendre qu'aux Turcs, et acheteurs comme vendeurs, sachant qu'il leur fallait liquider en un jour ou deux le produit d'entassements d'une vie entière, les prix obtenus n'atteignaient qu'une faible fraction de la valeur des objets ; des machines à coudre étaient payées un ou deux dollars, une vache se vendait un dollar, l'ameublement suffisant pour toute une maison s'en allait pour une bagatelle. Souvent défense était faite aux Arméniens de vendre et aux Turcs d'acheter, même à ces conditions dérisoires ; sous prétexte que le gouvernement se proposait de liquider leurs biens pour payer les créanciers qu'ils laisseraient inévitablement derrière eux, on mettait au garde-meuble leur mobilier ou on l'entassait sur les places publiques, puis on le livrait simplement au pillage de la population ottomane, hommes et femmes. Ou encore, les fonctionnaires informaient les Arméniens qu'ils n'avaient pas le droit de vendre leur maison, puisque leur déportation n'était que temporaire et qu'ils reviendraient après la guerre. Mais à peine avaient-ils quitté le village, que des mohadjirs mahométans - immigrants d'autres régions de la Turquie - s'installaient dans leurs habitations. On les dépouillait aussi de toutes leurs valeurs, argent, bagues, montres et bijoux pour les mettre soi-disant « en sûreté » dans les postes de police, jusqu'à leur retour; en vérité le tout était aussitôt distribué aux Turcs. Cependant tous ces vols n'étaient rien à côté des scènes horribles et angoissantes qui se déroulaient constamment.

L'extermination systématique des hommes se poursuivait : ceux, que les persécutions décrites plus haut avaient épargnés, étaient alors traités de façon plus odieuse. Avant le départ des caravanes, on avait pris l'habitude de séparer les jeunes gens de leurs familles, de les attacher ensemble par groupes de quatre et de les conduire dans les faubourgs de la ville, pour être fusillés. Ou bien on les pendait en public, sans les juger, pour le seul motif qu'ils étaient Arméniens. Les gendarmes s'en prenaient surtout à ceux qui avaient quelque éducation ou quelque influence. Je recevais sans cesse des rapports de consuls américains et de missionnaires, au sujet de ces exécutions, dont je n'oublierai jamais certains détails. A Angora, tous les hommes de quinze à soixante-dix ans furent arrêtés, liés par quatre et emmenés sur la route de Caesarea ; après avoir marché pendant cinq ou six heures, ils arrivèrent dans une vallée retirée, ou des bandes de paysans turcs les attaquèrent, armés de gourdins, marteaux, haches, faux, bêches et scies, - instruments supérieurs aux canons et pistolets, prolongeant non seulement l'agonie mais encore ne dépensant ni obus, ni poudre, déclaraient les autorités avec satisfaction. Ainsi fut exterminée toute la population mâle d'Angora, y compris tous les hommes riches et de bonne éducation, dont les corps mutilés furent abandonnés aux bêtes féroces de la vallée. Le massacre terminé, paysans et gendarmes se réunirent dans le cabaret de l'endroit, pour y comparer leurs rapports et se vanter du nombre de « giaours » que chacun d'eux avaient tué.

A Trébizonde les victimes furent embarquées sur des bateaux et expédiées dans la mer Noire, où des gendarmes les rejoignirent, les tuèrent et jetèrent leur corps à la mer. Par conséquent, lorsque l'ordre était donné aux caravanes de se mettre en route, elles ne se composaient plus que de femmes, d'enfants et de vieillards. Tous ceux qui auraient pu les secourir avaient été précédemment exécutés. Et souvent lorsque la masse des exilés s'ébranlait, le préfet de la cité leur souhaitait un ironique « bon voyage ». Avant de partir, on offrait parfois aux femmes de se convertir au mahométisme ; or, celles qui embrassaient la nouvelle religion n'étaient pas encore au bout de leurs souffrances. On les forçait à abandonner leurs enfants à un prétendu « Orphelinat mahométan » afin d'y être élevés en disciples fidèles du Prophète ; tandis qu'elles-mêmes devaient prouver la sincérité de leur conversion en renonçant à leurs maris chrétiens pour épouser des Mahométans ; toutefois si le prétendant n'était point foncièrement dévot, la nouvelle convertie était déportée malgré ses protestations de foi islamique.

Tout d'abord, le gouvernement avait paru disposé à protéger ces masses en route pour l'exil : les officiers les divisaient en convois de plusieurs centaines ou de plusieurs milliers. De temps en temps, les autorités civiles fournissaient des chars à boufs où s'entassaient les meubles que les déportés avaient pu réunir à la hâte. Un détachement de gendarmes escortait chaque convoi, en apparence pour le guider et le protéger. Des femmes, peu vêtues, portant leurs enfants sur les bras ou sur le dos, cheminaient à côté de vieillards qui marchaient clopin-clopant, aidés de leur bâton. Des enfants couraient le long du cortège, amusés par ce qui leur semblait un nouveau divertissement. çà et là quelque particulier, favorisé de la fortune, emmenait avec lui un cheval ou un âne ; parfois aussi un fermier avait pu sauver une vache ou une brebis qui s'avançait péniblement à ses côtés, tandis que tout un choix d'animaux domestiques, chiens, chats et oiseaux, complétaient ce bizarre et lamentable assemblage.

Il en partait ainsi des milliers de villes et de villages arméniens, couvrant toutes les routes dans la direction du sud, soulevant à leur passage des nuages de sable et abandonnant sur leur parcours des débris de toutes sortes : chaises, couvertures, draps, ustensiles de cuisine et autres objets encombrants.

Au départ, ces malheureux ressemblaient encore à des créatures humaines ; mais après quelques heures, lorsque la poussière du chemin avait flétri leur visage et leurs habits, et que la boue avait durci sur leurs pieds, souvent harassés de fatigue ou annihilés par la brutalité de leurs conducteurs, ils n'avaient plus l'air que d'animaux inconnus et étranges. Néanmoins pendant près de six mois, d'avril à octobre 1915, presque toutes les grandes voies d'Asie Mineure débordèrent de ces hordes d'exilés. On aurait pu les voir longeant les vallées, ou grimpant les flancs de presque toutes les montagnes, marchant et marchant encore sans savoir où, sinon que chaque sentier menait à la mort. Villages après villages, villes après villes, furent dépouillés de leur population arménienne, dans des conditions similaires. Pendant ces six mois, autant qu'on en puisse juger, environ 1.200.000 personnes furent dirigées sur le désert de Syrie. « Priez pour nous », disaient-ils en quittant les foyers que deux mille cinq cents ans auparavant leurs ancêtres avaient fondés. « Nous ne vous reverrons plus sur cette terre, mais nous vous retrouverons un jour. Priez pour nous ! » Ils avaient à peine quitté le sol natal que les supplices commençaient ; les chemins qu'ils devaient suivre n'étaient que des sentiers de mulets où se disloquait la procession, transformée en une cohue informe et confuse. Les femmes étaient séparées de leurs enfants et les maris de leurs femmes. Les vieillards restaient derrière épuisés, les pieds endoloris. D'un autre côté, les conducteurs de chars à boufs, après avoir extorqué à leurs clients leur dernier sou, les jetaient à terre, eux et leurs biens, faisaient demi tour et s'en retournaient au village, en quête de nouvelles victimes. Ainsi donc en peu de temps tous, jeunes et vieux, se trouvaient forcés de voyager à pied; et les gendarmes, que le gouvernement avait envoyés soi-disant pour protéger les exilés, se transformaient en véritables bourreaux. Ils les suivaient baïonnette au canon, éperonnant quiconque faisait mine de ralentir l'allure. Ceux qui essayaient de s'arrêter pour reprendre haleine, ou qui tombaient sur la route, brisés de fatigue, étaient brutalisés et contraints de rejoindre au plus vite la masse houleuse. Ils maltraitaient même les femmes enceintes, et si l'une d'elles, comme cela arriva plus d'une fois, accouchait le long de la route, ils l'obligeaient à se lever immédiatement et à rejoindre la caravane. D'autre part, pendant tout le voyage, il fallut sans cesse se battre contre les habitants mahométans. Des détachements de gendarmes partaient en tête, pour annoncer aux tribus Kurdes que leurs victimes approchaient et aux paysans turcs que leur désir était enfin réalisé. Le gouvernement lui-même ouvrit les prisons et relâcha les criminels, à la condition qu'ils se conduiraient en bons Mahométans à leur approche. Ainsi chaque convoi avait à défendre son existence contre plusieurs catégories d'ennemis : les gendarmes qui les escortaient, les paysans des villages turcs, les tribus kurdes et les bandes de Chétés ou brigands. Et nous ne devons pas oublier que les hommes, qui auraient pu protéger ces infortunés, avaient presque tous été tués, ou avaient dû s'enrôler comme travailleurs, et que les malheureux déportés avaient été systématiquement dépouillés de leurs armes avant l'exode forcé !

A quelques heures de marche du point de départ, les Kurdes accouraient du haut de leurs montagnes, se précipitaient sur les jeunes filles et, relevant leurs voiles, enlevaient les plus jolies ainsi que les enfants qui leur plaisaient, et pillaient sans pitié toute la caravane, volant l'argent ou dérobant les provisions, abandonnant ainsi les malheureux à la faim et à la détresse. Ils les dépouillaient de leurs vêtements et laissaient parfois hommes et femmes complètement nus. Et tandis qu'ils pillaient, tuaient et massacraient, les cris des vieillards et des femmes augmentaient l'angoisse et l'épouvante générales. Tous ceux qui échappaient aux attaques en rase campagne subissaient de nouvelles horreurs dans les villages mahométans. Là des voyous turcs tombaient sur les femmes qui, ne pouvant supporter leurs terribles épreuves, mouraient ou devenaient folles. Après une nuit passée dans un hideux campement de ce genre, les exilés (plutôt ceux qui avaient survécu !) repartaient le lendemain matin. La férocité des gendarmes semblait augmenter avec la durée du voyage, furieux de ce qu'une partie de la caravane résistât encore. Les Arméniens mouraient par centaines de faim et de soif, et même lorsqu'ils arrivaient près d'une rivière, les gendarmes, pour le plaisir de les faire souffrir, refusaient de les laisser boire. Le soleil ardent du désert dévorait leur corps à travers leurs légers vêtements ; d'autres, à force de marcher pieds nus sur le sable brûlant, tombaient inanimés par milliers, et malheur à eux ! car ils étaient tués sur place ; de sorte qu'au bout de quelques jours, la caravane n'était plus qu'une horde trébuchante de squelettes, recouverts de poussière, dévorant tout ce qu'ils trouvaient sur leur chemin, affolés par les spectacles affreux qui se déroulaient sans cesse devant leurs yeux, épuisés par toutes les maladies qu'entraînent de telles privations, et cependant obligés de marcher, et de marcher toujours, sous les coups de fouet, de massue et les baïonnettes de leurs bourreaux.

Ainsi une autre caravane s'égrenait derrière les misérables qui avait encore la force d'avancer : celle des morts et des corps sans sépulture, des vieillards et des femmes agonisantes, atteints du typhus, de la dysenterie et du choléra, des petits enfants étendus sur le dos, réclamant une, dernière fois de leurs cris plaintifs de l'eau et un peu de nourriture. Il y eut des mères qui supplièrent des étrangers de sauver leurs enfants et qui, sur un refus, les jetèrent dans des puits, ou les abandonnèrent derrière des buissons pour qu'ils puissent au moins y mourir en paix. Une troisième catégorie de retardataires était formée par les jeunes filles vendues comme esclaves, souvent pour un medjidie (environ 80 cent.) et qui, après avoir assouvi les désirs brutaux de leurs acheteurs, étaient livrées à la prostitution. Une file de campements, remplis de malades et de moribonds mêlés aux cadavres sans sépulture, ou a demi-enterrés, marquait la direction aux masses mouvantes qui avançaient. Des essaims de vautours les suivaient dans l'air, et des chiens affamés se disputaient les corps des morts.

Mais les scènes les plus horribles se déroulèrent au bord des rivières et en particulier près de l'Euphrate. Quelquefois, en traversant ce fleuve, les gendarmes y poussaient les femmes, tirant sur celles qui essayaient de fuir à la nage. Souvent aussi, elles s'y précipitaient de leur plein gré avec leurs enfants pour sauver leur honneur. « Dans la dernière semaine de juin (je cite un rapport consulaire) un certain nombre d'Arméniens d'Erzeroum furent déportés, sériés en plusieurs convois, se suivant à peu de jours d'intervalle; ils moururent en route, soit tués ou noyés. Une Mme Zaronhi, personne d'un certain âge et assez riche, ayant été jetée dans l'Euphrate, réussit à s'accrocher à une roche de la rivière, d'où elle gagna la rive et retourna à Erzeroum pour se cacher chez un ami turc. Elle raconta au prince Argoutinsky, le représentant de l'Union Urbaine russe d'Erzeroum, qu'elle frissonnait encore au souvenir des centaines d'enfants passés à la baïonnette par les Turcs et précipités dans l'Euphrate, et des hommes et des femmes entièrement dépouillés de leurs vêtements, attachés ensemble par centaines, fusillés et jetés dans le fleuve. Près de Erzinghan, ajouta-t-elle, là où l'Euphrate forme une boucle, des milliers de cadavres obstruaient à tel point le courant, que le fleuve modifia son cours sur plus de 100 mètres. »

C'est absurde de la part du gouvernement turc d'affirmer qu'il fut toujours guidé par l'intention sincère de « transporter les Arméniens dans de nouveaux foyers », et ces détails navrants ne prouvent que trop bien le but véritable d'Enver et de Talaat : l'extermination pure et simple. Combien y en eut-il de ces malheureux qui atteignirent leur destination? Les épreuves endurées par une seule caravane montrent comment une prétendue déportation se changea vite en une destruction complète. Je tiens ces renseignements directement du consul américain à Aleppo ; ils sont maintenant versés aux Archives de notre Ministère des Affaires étrangères à Washington. Le 1er juin, un convoi de 3.000 Arméniens, pour la plupart des femmes, des jeunes filles et des enfants quitta Harpoot. Suivant la coutume, le gouvernement les fit escorter par 70 gendarmes, sous la direction d'un chef turc... Bey, qui devinrent bientôt, non point leurs protecteurs, mais leurs bourreaux. A peine les déportés s'étaient-ils mis en marche que... Bey leur extorqua 400 livres, sous prétexte d'en prendre soin jusqu'à leur arrivée à Malatia ; dès qu'il les eut dépouillés de cet argent, qui aurait pu leur procurer un peu de nourriture, il disparut, les abandonnant tous à la pitié généreuse des gendarmes ! Jusqu'à Ras-ul-Ain, première station sur la ligne de Bagdad, la vie des voyageurs ne fut qu'une suite d'horreurs et de souffrances. Les policiers partirent devant, pour annoncer aux tribus sauvages des montagnes l'approche de plusieurs milliers de femmes et de jeunes filles arméniennes. Les Arabes et les Kurdes enlevèrent ces dernières, tandis que les montagnards s'attaquaient aux femmes et que l'escorte prenait aussi part à l'orgie. L'un après l'autre, les quelques hommes du convoi furent tués, Quelques femmes avaient réussi à soustraire, dans leur bouche et leur chevelure, quelque argent à la cupidité de leurs persécuteurs, et en achetèrent des chevaux que les Kurdes finirent cependant par leur voler. Deux jours après, ces derniers passèrent en revue la caravane, comptèrent les hommes qui restaient et en ayant trouvé environ 150, de quinze à quatre-vingt-dix ans, ils les emmenèrent et les massacrèrent jusqu'au dernier. Ce même jour un autre convoi, parti de Sivas, se joignit à celui de Harpoot, tous deux formant alors une agglomération de 18.000 personnes.

Un autre bey kurde prit le commandement, ce qui, à ses yeux, n'était comme pour ses collègues qu'une simple occasion de piller, d'outrager et de tuer. Ce chef de bande convoqua tous ses compagnons et les invita à faire ce qu'il leur plairait de cette masse d'exilés. Chaque jour et chaque nuit, les plus jolies filles disparaissaient ; quelquefois elles revenaient dans un état lamentable qui révélait leurs souffrances. Les traînards, que l'âge, les infirmités et la maladie empêchaient de suivre étaient massacrés sur le champ. Chaque fois qu'ils arrivaient dans un nouveau village, les vagabonds de l'endroit étaient autorisés à s'emparer des jeunes Arméniennes. Lorsque les rangs éclaircis des exilés atteignirent l'Euphrate, ils aperçurent 200 cadavres qui flottaient à la surface de l'eau ; ils avaient successivement été dépouillés de tout, sauf de quelques haillons que les Kurdes leur enlevèrent plus tard ; le convoi tout entier marcha pendant cinq jours, sans vêtements, sous le soleil brûlant du désert ; pendant cinq autres jours ils n'eurent pas un seul morceau de pain et pas une goutte d'eau ! « Des centaines tombaient morts sur la route, dit le rapport. Leur langue était noire comme du charbon et lorsqu'ils aperçurent enfin une fontaine, il s'y précipitèrent tous d'un seul coup ; mais les agents, leur barrant la route, leur défendirent de se désaltérer, car leur intention était de vendre l'eau à raison de une à trois lires la tasse et quelquefois même ils la refusaient, après avoir accepté l'argent. A un autre endroit, où il y avait des puits, quelques femmes s'y précipitèrent, n'ayant ni seau, ni corde pour puiser. Elles s'y noyèrent, ce qui n'empêcha pas leurs compagnons de boire de cette eau empoisonnée par les cadavres. Parfois aussi, quand les puits étaient peu profonds et qu'elles pouvaient y descendre et remonter, les autres se jetaient sur elles pour lécher ou sucer leurs vêtements humides et sales, tant ils avaient soif. Quelquefois les habitants des villages avaient pitié d'eux, leur donnaient de vieux morceaux de toile pour se couvrir, tandis que ceux qui avaient encore de l'argent achetaient des vêtements ; mais il y en eut qui durent marcher ainsi jusqu'à la ville d'Aleppo. Les pauvres femmes honteuses osaient à peine marcher et avançaient courbées en deux. »

Le dix-septième jour, quelques-uns seulement arrivèrent à Aleppo. Des deux convois réunissant 18.000 exilés, exactement 150 femmes et enfants parvinrent à destination. Quelques-unes des autres, les plus séduisantes, vivaient encore captives des Kurdes et des Turcs ; tout le reste était mort.

Mon seul but en insistant sur ces horribles faits est que, sans détails, les lecteurs anglais ne pourraient se faire une idée exacte de cette nation que l'on appelle la Turquie, et encore j'ai omis les éléments les plus affreux, car un récit complet des orgies sadiques, dont ces hommes et femmes arméniens furent victimes, ne saurait être publié en Amérique1. Les crimes que l'instinct le plus pervers peut imaginer, les raffinements de persécution et d'injustice que l'imagination la plus vile peut concevoir, devinrent les malheurs journaliers de ce peuple infortuné. Je suis convaincu que l'histoire universelle ne contient pas de plus affreux épisode. Les grandes persécutions des temps passés semblent presque insignifiantes à côté des souffrances endurées par la race arménienne en 1915. Le massacre des Albigeois, au début du XIIIe siècle, a toujours été regardé comme l'un des événements les plus tristes de l'histoire, car environ 60.000 personnes en furent victimes ; dans celui de la Saint-Barthélémy, environ 30.000 créatures humaines périrent ; les Vêpres Siciliennes, qui ont toujours passé pour être l'un des plus démoniaques transports de fanatisme, causèrent la mort de 8.000 personnes. On a écrit des volumes sur l'Inquisition en Espagne au temps de Torquemada et cependant, durant les dix-huit années de son omnipotence, un peu plus seulement de 8.000 hérétiques furent suppliciés. Le seul précédent dans l'histoire, qui ressemble le plus aux déportations arméniennes, semble être l'expulsion des Juifs d'Espagne par Ferdinand et Isabelle. Selon Prescott, 160.000 Juifs furent arrachés à leurs foyers et disséminés au hasard par toute l'Afrique et l'Europe. Et cependant, toutes ces persécutions ne sont rien comparées à celles des Arméniens, qui causèrent la mort d'au moins 600.000 et peut-être même 1.000.000 de personnes. Mais l'idéal qui inspira ces barbares exécutions pouvait être une excuse; elles étaient le résultat du prosélytisme et la plupart des instigateurs croyaient sincèrement qu'ils servaient fidèlement leur Créateur. Sans aucun doute, la populace turque et kurde immolait les Arméniens pour plaire au Dieu de Mahomet, elle y était poussée par leur zèle religieux; mais les hommes qui conçurent le crime avaient un tout autre but : étant presque tous athées, ne respectant pas plus le Mahométisme que le Christianisme, leur unique raison fut une question de politique d'Etat, préméditée et impitoyable.

Les Arméniens ne furent pas la seule race qui eut à souffrir de ce projet : « La Turquie aux Turcs ». Ce que je viens de raconter peut également, avec quelques modifications, s'appliquer aux Grecs et aux Syriens. En fait, les Grecs furent les premières victimes de ce projet de nationalisation; j'ai décrit comment, dans les quelques mois qui précédèrent la guerre européenne, le gouvernement ottoman commença à déporter ses sujets grecs le long de la côte d'Asie Mineure. Ces violences ne semblèrent pas intéresser beaucoup l'Europe, ni les états-Unis ; cependant, dans l'espace de trois ou quatre mois, environ 400.000 Grecs furent arrachés du littoral méditerranéen où ils avaient vécu si longtemps, et dirigés vers les îles grecques de la mer Egée. En général ces déportations méritaient ce nom, car elles ne furent pour les condamnés qu'un changement de pays effectué sans massacres. Ce fut sans doute l'indifférence du monde civilisé qui encouragea les Turcs à user plus tard de ces procédés en grand, non seulement avec les Grecs, mais encore avec les Arméniens, avec les Syriens, Nestoriens et autres peuples. Bedri Bey avoua même à un de mes secrétaires, que la méthode ayant si bien réussi pour les Grecs, on avait décidé de l'étendre aux autres races de l'Empire.

Le martyre des Grecs se déroula en deux phases, la première avant la guerre, l'autre au début de 1915. Dans la première, les opérations se limitèrent aux Grecs de la côte maritime d'Asie Mineure; dans l'autre, on s'attaqua à ceux qui vivaient en Thrace et dans les territoires environnant la mer de Marmara, les Dardanelles, le Bosphore et la côte de la Mer Noire, et qui furent envoyés, par centaines de mille, vers l'intérieur de l'Asie Mineure. Ils furent traités d'une façon presque analogue aux Arméniens. Ils furent d'abord incorporés à l'armée ottomane, formant des bataillons de travailleurs pour la construction de routes dans le Caucase et autres zones de combat. Tout comme les Arméniens, ces soldats moururent par milliers de faim, de froid ou privations. Toutes les maisons des villages furent fouillées, les unes après les autres, pour y prendre les armes cachées, et les habitants furent maltraités et torturés comme leurs compagnons arméniens. Ils eurent également à subir des réquisitions forcées, qui n'étaient qu'un pillage à peine dissimulé. Les Turcs voulurent les obliger à se convertir au Mahométisme, enlevèrent les jeunes Grecques, comme les Arméniennes, pour leurs harems, et les petits garçons pour les cacher chez des Mahométans. Ils les accusaient également de n'être pas fidèles au gouvernement ottoman de ravitailler les sous-marins anglais dans la mer de Marmara et d'espionner ; enfin de pousser la traîtrise jusqu'à attendre avec impatience le jour, où, délivrés du joug ottoman, ils retourneraient à leur véritable Patrie ! Cette dernière plainte était incontestablement fondée et il était bien naturel, qu'après avoir supporté pendant cinq siècles les pires calamités, cette race rêvât de libération. Les Turcs, comme dans le cas des Arméniens, s'armèrent donc de cette excuse, pour se défaire du peuple tout entier et le conduire par groupes, sous la prétendue protection de gendarmes turcs, vers l'intérieur, la plupart du temps à pied. Il est difficile d'évaluer le nombre exact des exilés ; les estimations varient de 200.000 à 1.000.000. Ces caravanes endurèrent de grandes privations, mais ne furent point soumises à un massacre général comme les Arméniens, ce qui explique l'ignorance du monde extérieur à cet égard. Et cependant ce semblant de considération n'était point de la pitié : les Grecs, au contraire des Arméniens, avaient un gouvernement pour qui le sort de la race était une question d'intérêt vital. A cette époque, les alliés des Allemands craignaient généralement que la Grèce ne se mît du côté de l'Entente ; l'extermination des Grecs en Asie Mineure aurait certainement provoqué un état d'esprit tel, que le roi germanophile aurait été incapable d'empêcher son pays d'entrer en guerre. Ce fut donc par pure raison d'ordre politique que les Grecs, soumis au joug turc, échappèrent aux tourments affreux qu'endurèrent les Arméniens. Mais néanmoins leurs souffrances furent grandes et constituent un autre chapitre de la longue série de crimes, dont la Turquie aura à répondre devant le monde civilisé.

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1) Voir sur cette question : Dr Johannès Lepsius, Président de la Deutsche Orient-Mission et de la Société Germano-Américaine. Le ra pport secret sur les massacres d'Arménie, publié avec une préface par René Pinon, 1 vol. in-16 ; Payot éditeur.