Vingt-six mois en Turquie, par Henri Morgenthau,
Ambassadeur des états-Unis à Constantinople
La déportation de Gallipoli donne une idée des difficultés que j'avais à surmonter pour défendre les intérêts alliés dans l'Empire ottoman. Cependant malgré ces conflits accidentels, les fonctionnaires officiels se comportaient convenablement ; ils m'avaient promis au début de traiter leurs ennemis avec justice et de leur permettre, soit de rester en Turquie et d'y poursuivre leurs occupations accoutumées, soit de quitter l'Empire. Ils estimaient apparemment qu'on les jugerait, une fois la guerre terminée, non d'après leurs procédés à l'égard de leurs propres nations asservies, mais d'après leur attitude vis-à-vis des sujets des Puissances ennemies ; si bien qu'un Français, un Anglais, ou un Italien, jouissait d'une plus grande sécurité en Turquie qu'un Arménien, un Grec, ou un Juif. Toutefois une sourde hostilité essayait souvent de l'emporter sur ce penchant humanitaire. J'ai signalé dans ma correspondance avec Washington l'existence de cet antagonisme et le rôle de Wangenheim. « L'ambassadeur allemand, écrivais-je en substance, continue à démontrer au Gouvernement ottoman l'opportunité et des mesures de répression, et de détenir comme otages les sujets des puissances belligérantes, s'opposant de façon persistante à leur départ et contrecarrant mes démarches. » De temps en temps, les fonctionnaires turcs se vengeaient sur ces malheureux, soi-disant en représailles d'un outrage (outrage imaginaire) infligé à un de leurs compatriotes en pays ennemis ; ce qui suscitait des scènes épiques, certaines tragiques, d'autres comiques, toutes mettant en lumière le vilain côté du caractère turc et des méthodes allemandes.
Un après-midi, je me trouvais chez Talaal, discutant avec lui de questions courantes, quand la sonnerie du téléphone retentit :
- Pour vous1, dit le ministre, me tendant le récepteur.
C'était un de mes secrétaires. Il m'informait que Bedri venait d'arrêter Sir Edwin Pears, de le jeter en prison et avait saisi tous ses papiers. Sir Edwin était l'un des résidents britanniques les plus connus de Constantinople; pendant quarante ans, il y avait exercé la profession d'avocat et de journaliste ; tout ce qu'il avait publié, tant dans la presse qu'en volumes, avait consacré son autorité en matière d'histoire et de politique orientales. Au début de la guerre, j'avais exigé de Talaat et de Bedri l'engagement formel qu'en aucun cas, Sir Edwin Pears - vieillard de quatre-vingts ans, aussi distingué que vénérable - et le professeur Van Millingen, de Robert College, ne seraient inquiétés. Par une singulière coïncidence, en présence de Talaat, j'apprenais que cette promesse venait d'être violée. Je me tournai aussitôt vers le ministre, et sans chercher à dissimuler mon mécontentement, lui demandai: « Est-ce ainsi que vous tenez votre parole ? N'avez-vous rien de mieux à faire que de tourmenter un vieillard respectable comme Sir Edwin Pears ? Qu'avez-vous à lui reprocher ? - Allons, allons, ne vous échauffez pas, répartit Talaat. Il n'est en prison que depuis quelques heures et je vais le faire relâcher. »
Il essaya de mander Bedri au téléphone, sans succès. Je ne connaissais que trop les artifices de Bedri ; le préfet de police désirait-il réellement répondre à un appel téléphonique, il était l'homme le plus accessible du monde ; craignait-il un ennui, les plus laborieuses recherches ne pouvaient révéler l'endroit où il se trouvait. Bedri m'ayant catégoriquement assuré que Sir Edwin ne serait pas inquiété, il préférait se dérober.
« Je resterai ici jusqu'à ce que vous ayez rejoint Bedri » dis-je alors à Talaat. Le grand Boss prit la chose avec enjouement. Nous attendîmes très longtemps, toujours en vain. Finalement, j'appelai un de mes secrétaires et lui commandai de retrouver le préfet perdu.
« Dites à Bedri, ordonnai-je, que je tiens Talaat aux arrêts dans son propre bureau, et ne le libérerai pas avant qu'il ait pu lui commander de relâcher Sir Edwin Pears. » Talaat s'amusait du côté comique de la situation : il connaissait les expédients de notre homme mieux encore que moi, et cela l'intéressait énormément de savoir si je réussirais à le découvrir. Bientôt la sonnerie du téléphone se faisait entendre, c'était Bedri. Je dis à Talaat de l'informer que je me rendais à la prison dans mon automobile pour y prendre Sir Edwin Pears.
- Je vous en prie, ne lui laissez pas faire cela, répondit Bedri. Un incident pareil me ridiculiserait et ruinerait mon influence.
- Très bien,fut ma réponse; j'attendrai jusqu'à 6 h. 15. Si le prisonnier n'est pas rendu à sa famille à ce moment, j'irai à la Préfecture de police, et j'obtiendrai son élargissement.
En retournant à l'ambassade, je m'arrêtai chez Sir Edwin Pears, et je m'efforçai de tranquilliser sa femme et sa fille.
- Si votre père n'est pas ici à 6 h. 15, dis-je à Miss Pears, je vous prie de m'en informer immédiatement.
Exactement à cette heure, Miss Pears m'avertissait par téléphone de son retour.
Le lendemain, Sir Edwin vint à l'ambassade me remercier de mes efforts en sa faveur. Il m'annonça que l'ambassadeur allemand s'était également employé à sa libération. J'en fus quelque peu surpris ; je savais que personne autre que moi n'avait eu l'occasion d'intervenir, tandis que j'attendais dans le cabinat de Talaat, car j'en aurais eu connaissance, toutes les nouvelles y aboutissant. Une demi-heure plus tard, je rencontrai Wangenheim lui-même ; il arriva inopinément à la réception de Mrs. Morgenthau. Je m'étendis sur le cas de Pears et lui demandai s'il avait eu une part quelconque à sa libération. Ma question l'étonna beaucoup.
- Quoi ? s'exclama-t-il, je vous aurais aidé à obtenir son élargissement ! Der alte Gauner ! (Le vieux coquin !) Comment ! mais c'est moi qui l'ai fait arrêter !
- Qu'avez-vous contre lui ? répliquai-je.
- En 1876, répondit Wangenheim, cet homme était pour les Russes, contre la Turquie !
Voilà jusqu'où remonte la mémoire d'un Allemand ! En 1876, Sir Edwin envoya plusieurs articles au Daily News de Londres, décrivant les massacres des Bulgares. A cette époque, on n'ajoutait pas foi en général aux récits de ces atrocités ; les lettres de Sir Edwin, en plaçant sous les yeux des nombreux peuples qui lisent l'anglais quelques-uns des faits les moins contestables, contribuèrent puissamment à l'émancipation de la Bulgarie du joug turc. Cet acte d'humanité et de politique avait valu à son auteur sa juste célébrité, et aujourd'hui, après quarante ans, l'Allemagne voulait le punir en le jetant dans une prison turque ! De nouveau les Turcs se montrèrent plus avisés que leurs alliés, car non seulement ils laissèrent Sir Edwin en liberté et lui rendirent ses papiers, niais lui permirent de retourner à Londres.
Cependant Bedri était un peu mortifié de mon heureuse intervention dans cette affaire et il résolut d'égaliser la partie. Après Sir Edwin Pears, l'avocat parlant anglais le plus distingué de Constantinople était le Dr Mizzi, un Maltais âgé de soixante-dix ans. Les membres du Gouvernement lui gardaient rancune de la publication dans le Levant Herald, journal dont il était propriétaire, d'articles critiquant le Comité Union et Progrès. La nuit même de l'épisode Pears, Bedri se rendit chez le Dr Mizzi, le chassa de son lit, l'arrêta, et le mit dans un train en partance pour Angora (Asie-Mineure) où sévissait alors une terrible épidémie de typhus; ce n'était pas un lieu de séjour pour un homme de cet âge. Le lendemain matin, quand me parvint la première rumeur de l'incident, le vieillard faisait bel et bien route pour son pays d'exil.
« Cette fois-ci, je vous ai devancé » m'annonça Bedri, en riant triomphalement. Il disait cela avec bonhomie, et semblait heureux comme un gamin. A la fin, il avait « gagné un point » sur l'ambassadeur américain, qui dormait imprudemment dans son lit, pendant que l'avocat prenait le chemin d'un camp infesté par la fièvre. La victoire de Bedri ne fut pas de longue durée. Sur ma requête, Talaat envoya le Dr Mizzi à Konia,et non à Angora. Un missionnaire américain, le Dr Dodd, y avait installé un hôpital magnifique ; je pris des mesures pour que l'exilé y eût une jolie chambre, et il y passa plusieurs mois, jouissant de la société de compagnons sympathiques, bien nourri, dans une atmosphère salubre, ayant tous les livres qu'il désirait, et une distraction sans laquelle il eût été tout à fait malheureux, un piano. Aussi pensais-je qu'en définitif la balance penchait de mon côté.
Quand les autorités anglaises arrêtèrent le Consul turc et son personnel à Salonique, les Turcs emprisonnèrent aussitôt neuf des principaux membres de la colonie française. Il fallut presque trois semaines pour les faire relâcher. Au début de janvier 1916, on apprit que les Anglais avaient maltraité des prisonniers de guerre turcs en Egypte. Bientôt après, deux Australiens, le Commandant Stoker et le lieutenant Fitzgerald, m'informèrent qu'ils avaient été enfermés pendant onze jours dans un misérable cachot humide, au Ministère de la Guerre, sans autre société que l'affreuse vermine qui y pullulait. Ces deux officiers de marine étaient venus à Constantinople en sous-marin ; ils s'étaient embarqués en Angleterre pour ce voyage audacieux, et plongeant au-dessous des mines posées dans les Dardanelles, avaient atteint la mer de Marmara, terrorisant pendant plusieurs semaines toute l'étendue de cette mer intérieure et arrêtant pratiquement toute navigation. Le sous-marin spécial sur lequel mes correspondants se trouvaient, le E 15, avait été saisi dans les Dardanelles, et son équipage et ses officiers envoyés à la prison militaire turque à Afium Kara Hissar, en Asie-Mineure. Quand parvint la nouvelle des prétendus traitements infligés en Egypte à des prisonniers turcs, on tira au sort deux captifs afin de les envoyer à Constantinople où, par représailles, ils seraient emprisonnés. Stoker et Filzgerald, étant tombés sur les mauvais numéros, avaient été enfermés onze jours dans une horrible cellule souterraine.
Je discutai immédiatement l'affaire avec Enver, et suggérai qu'un docteur et un officier neutres fissent une enquête sur le sort des Turcs en Egypte. Nous fûmes promptement avisés que les renseignements étaient faux et, qu'en réalité, les prisonniers tombés aux mains des Anglais étaient admirablement traités.
Vers cette époque, je fis une visite à Mgr Dolci, le délégué apostolique en Turquie. Il me parla par hasard d'un lieutenant Fitzgerald qui, dit-il, était prisonnier de guerre à Afium Kara Hissar.
- Je m'intéresse beaucoup à lui, me confia-t-il, parce qu'il est fiancé à la fille du ministre britannique près le Vatican. J'ai parlé à Enver à son sujet et il m'a promis qu'il jouirait d'un traitement de faveur.
- Quel est son prénom ? demandai-je. - Jeffrey.
- Il jouit effectivement d'un traitement de faveur, répondis-je. Savez-vous, qu'en ce moment même, il est dans un cachot à Constantinople ?
Mgr Dolci fut très affecté par cette nouvelle ; je le rassurai, affirmant que son protégé serait relâché d'ici peu.
- Vous comprenez que vous avez agi honteusement à l'égard de ces jeunes gens, déclarai-je maintenant à Enver,
vous devriez faire quelque chose en réparation.
- Très bien, que proposez-vous ?
Stoker et Fitzgerald étaient prisonniers de guerre et, d'après les règlements généraux, ils devraient être renvoyés dans un camp, une fois sortis de cachot. Je suggérai à Enver de les autoriser à passer huit jours à Constantinople, entièrement libres. L'idée lui plut et les officiers furent relâchés. Ils offraient un aspect lamentable, après vingt-cinq jours de cellule, sans avoir pu se baigner ou se raser, ni changer de linge, ni se procurer aucun adoucissement à leur sort. M. Philip se chargea d'eux, leur fournit tout ce qui leur manquait, et, en quelques heures, nous eûmes devant nous deux jeunes et beaux officiers de la marine britannique. Leur « permission » ne fut marquée que d'incidents agréables, bien qu'ils fussent toujours accompagnés d'un officier turc parlant anglais. Mgr Dolci, puis moi-même, nous les reçûmes à dîner : je leur fis en outre visiter le Lycée de jeunes filles. Quand vint le moment de retourner à leur camp, ils déclarèrent qu'ils passeraient volontiers un autre mois dans un cachot s'ils pouvaient jouir, une fois élargis, d'une période correspondante de liberté.
Nonobstant les événements ultérieurs, je conserverai toujours à Enver quelque gratitude pour la manière dont il traita Fitzgerald, Je lui avais raconté que le lieutenant était fiancé. « Ne trouvez-vous pas qu'il a été suffisamment puni ? demandai-je. Pourquoi ne laissez-vous pas ce jeune homme rentrer chez lui et épouser sa fiancée ? » Ma proposition éveilla le côté sentimental de la nature d'Enver. « Je le ferai, répliqua-t-il, s'il veut me donner sa parole d'honneur de ne plus combattre contre la Turquie.»
Il va de soi que Fitzgerald y consentit ; ainsi son séjour, relativement court, au cachot, eut pour résultat de lui rendre et la liberté et le bonheur. Le pauvre Stoker, n'ayant pas contracté d'engagement de ce genre, ne pouvait prétendre au même traitement de faveur ; il retourna à sa captivité d'Asie-Mineure, non sans montrer une réelle sérénité d'esprit, digne des meilleures traditions de la marine britannique.
1) En français dans le texte.