Vingt-six mois en Turquie, par Henri Morgenthau,
Ambassadeur des états-Unis à Constantinople
Nous remontâmes en automobile pour suivre la côte et mon cicerone me fît remarquer les champs de mines qui s'étendaient au sud de Chanak, sur une distance d'environ sept milles ; là, Allemands et Turcs avaient disséminé environ quatre cents engins, la plupart fournis par les Russes eux-mêmes, souligna-t-il avec un plaisir évident. En effet, alors que chaque jour les destroyers russes les semaient à l'entrée de la mer Noire du côté du Bosphore, dans l'espoir que le courant les y entraînerait, chaque matin les dragueurs allemands et turcs remontaient le courant, les repêchaient et les plaçaient dans les Dardanelles.
La batterie d'Erenkeui avait été également soumise à un bombardement violent, mais en avait peu souffert. Différente de celle de Dardanos, elle était située au dos d'une colline, entièrement cachée à la vue. On m'apprit que pour fortifier cet endroit, les Turcs avaient été pratiquement forcés de démanteler les ouvrages du détroit intérieur, c'est-à-dire la partie qui s'étend de Chanak à la Pointe de Nagara, ce qui explique pourquoi cette fraction des Dardanelles était alors à peine protégée ; les canons qu'on y avait amenés étaient de l'ancien modèle Krupp de 1885.
Au sud d'Erenkeui,sur les collines qui bordaient la route, les Allemands avaient fait une innovation : ayant mis la main sur plusieurs obusiers Krupp de la guerre des Balkans, ils les avaient installés sur des plateformes en béton, et chaque batterie comprenait quatre ou cinq de ces emplacements, de sorte qu'en approchant je m'aperçus que plusieurs d'entre eux n'étaient pas munis de canons ; mon étonnement fut à son comble lorsque je vis un troupeau de buffles -j'en comptais environ seize- en train de porter un de ces obusiers d'une plateforme à l'autre. Cette manoeuvre faisait, semblait-il, partie du plan de défense, car dès que les obus ennemis indiquaient que le réglage du tir était juste,une paire de buffles déménageaient l'obusier de place. « Nous avons encore une meilleure ruse que celle-ci », remarqua un des officiers, en appelant un sergent qui nous mit au courant. Il avait la charge d'une sorte d'appareil, qui de loin ressemblait à un véritable canon, mais qui n'était en somme qu'une section allongée de tuyau de conduite, alors que le canon auquel il se rattachait était installé derrière une colline, hors de la vue des navires ennemis. Un fil téléphonique reliait les deux emplacements. Quand l'ordre de tirer arrivait, le canonnier de service déchargeait l'obusier, tandis que son collègue du canon camouflé mettait le feu à quelques kilos de poudre d'où s'élevait un énorme nuage de fumée noire. Tout naturellement les Anglais et les Français, à bord des navires, présumaient que les obus lancés dans leur direction provenaient de ce nuage et concentraient toute leur attention sur ce point ; et en effet le sol tout autour était littéralement bouleversé; le sergent, me dit-on, avait ainsi fait dériver plus de cinq cents coups, alors que la véritable pièce d'artillerie n'avait point encore été repérée.
D'Erenkeui, l'auto nous reconduisit au Grand Quartier du général Djavid,où nous déjeunâmes. Ensuite, mon hôte me fit monter à un poste d'observation, d'où je découvris l'étendue immense et bleue de la mer Egée et des Dardanelles ; le soleil se jouait sur les eaux clapoteuses, dont Sedd-ul-Bahr et Kum Kalé gardaient les portes. Au loin, j'aperçus les vaisseaux majestueux de l'Angleterre et de la France, se dirigeant vers l'entrée, et plus loin encore j'entrevis l'île de Tenedos qui, nous le savions, abritait une flotte encore plus puissante. Tout naturellement ce paysage raviva en moi mille souvenirs historiques et légendaires, car je doute qu'il y ait un coin au monde portant à plus de poésie et de rêverie. Mon guide turc, le général Djevad en sentit aussi le charme, car prenant un télescope qu'il pointa vers une étendue déserte, à une distance d'environ dix milles, il me dit en me passant l'instrument : « Regardez. Savez-vous ce que c'est?» Mais comme je ne pouvais mettre un nom sur cette grève sablonneuse, il reprit : « Ce sont les plaines de Troie, et la rivière qui serpente, tantôt cachée, tantôt à découvert, et que nous Turcs appelons Mendere est la Scamandre d'Homère. Derrière nous, à quelques milles d'ici, se trouve le mont Ida. » Puis regardant de nouveau du côté de la mer, au delà de l'endroit où se trouvait la flotte anglaise, il me fit voir un magnifique navire de guerre britannique, tout appareillé pour le combat, qui naviguait tranquillement comme une sentinelle de garde. « ça, dit le général Djevad,c'est l' Agamemnon; faut-il tirer? me demanda-t-il.
- Oui, à la condition de le manquer, répondis-je.
Nous déjeunâmes au Quartier Général en compagnie de l'amiral Usedom, du général Mertens et du général Pomiankowsky, l'attaché militaire autrichien à Constantinople. Tous exprimaient leur confiance absolue dans l'avenir, et en dépit des diplomates et des politiciens, ils semblaient convaincus, du moins en apparence, que les navires alliés ne passeraient pas ; ils désiraient, par-dessus tout, une autre attaque de l'ennemi. « Si nous pouvions toucher le Queen Elizabeth, dit l'un des Allemands enthousiaste, en faisant allusion au plus grand navire de la marine anglaise, mouillé au delà de l'entrée. Et le vin du Rhin émoustillant leur ardeur guerrière : « Si seulement ces s... imbéciles débarquaient des troupes! » s'exclama un autre, dont je cite les paroles textuelles. C'était en somme à qui se montrerait le plus belliqueux, sans doute par bravade, en mon honneur, car je savais pertinemment qu'ils étaient beaucoup moins rassurés sur la situation qu'ils n'en avaient l'air. Toutefois, ils déclaraient que c'était la première fois que la guerre eût fourni aux navires allemands et anglais l'occasion de se mesurer, et par conséquent ils l'accueillaient avec joie.
Après avoir visité toutes les places importantes de la côte d'Anatolie, nous gagnâmes en chaloupe la péninsule de Gallipoli, où nous faillîmes être victimes d'un fâcheux accident. En approchant de la côte, nous demandâmes au pilote s'il pouvait gouverner la chaloupe en évitant le champ des mines, mais malgré sa réponse affirmative, il s'y dirigea tout droit. Heureusement, ses compagnons s'en aperçurent à temps et nous pûmes arriver à bon port à Kilid-ul-Bahr. Les batteries de ce côté-ci étaient semblables aux autres et formaient un des principaux ouvrages de défense du détroit. Le tout semblait être en excellente condition (autant qu'un profane pût en juger !), si ce n'est que les pièces d'artillerie étaient de l'ancien modèle et que les munitions n'étaient point abondantes. Bien qu'aucune de ces pièces n'eût été détruite, les nombreux trous d'obus témoignaient d'un violent bombardement et mes hôtes turcs et allemands contemplaient ces marques évidentes de destruction,en s'extasiant sur la précision du tir allié. « Comment ont-ils bien pu régler le tir d'une façon aussi juste ?» se demandaient-ils les uns aux autres. C'était en effet d'autant plus remarquable que les obus venaient, non point des navires alliés du dehors, mais de ceux mouillés dans la mer Egée, de l'autre côté de la péninsule de Gallipoli. Les canonniers n'avaient certainement jamais vu leur objectif, devant tirer à une distance de dix milles environ par-dessus de hautes collines, et cependant plusieurs obus avaient manqué de peu les batteries de Kilid-ul-Bahr.
Au moment où je m'y trouvais, tout était calme, car on ne se battait point ce jour-là. En mon honneur, les officiers firent manouvrer l'une des batteries pour me donner une idée exacte de la conduite des Turcs pendant l'action. Aussitôt ces artilleurs virent en imagination les navires anglais s'avancer à portée de leur tir, leurs canons pointés pour anéantir les disciples du Prophète ; le clairon sonna, et chacun se précipita à sa place respective ; les uns portant des obus, les autres ouvrant la culasse du canon, ou réglant le tir, tandis que d'autres serraient des poulies et que leurs compagnons mettaient les charges en place, le tout exécuté d'une façon rapide et alerte. Sans aucun doute, leurs instructeurs s'étaient montrés des maîtres parfaits, mais il y avait chez ces hommes autre chose que l'exactitude militaire allemande, car leur visage rayonnait de ce fanatisme profond qui fait la force morale des soldats turcs. Pour un moment, ils croyaient tirer à nouveau contre l'Anglais infidèle et ils y mettaient toute leur âme ; je pouvais distinguer au milieu des cris, la voix monotone de leur chef, entonnant la prière qui, pendant treize siècles, les avait entraînés au combat : « Allah est grand, il n'y a qu'un seul Dieu et Mahomet est son Prophète. »
Contemplant ces Orientaux en délire, je lus visiblement écrit sur leur visage leur implacable aversion des Infidèles et je me rappelai ce que mes hôtes avaient dit le matin même, touchant la nécessité de ne pas mêler leurs troupes aux soldats turcs, car je suis persuadé que dans ce cas au moins, la "Guerre sainte" l'eût emporté sur l'autre et que les Turcs, oubliant leur alliance, auraient assouvi sur les Allemands leur haine des Chrétiens.
Je rentrai à Constantinople dans la soirée ; deux jours plus tard le 18 mars, la flotte alliée effectua sa plus forte offensive qui, comme tout le monde le sait, eut un résultat désastreux : la perte du Bouvet, de l'Oc éan et de l'Irrésistible, plus quatre autres navires endommagés. Des seize bâtiments engagés dans cette bataille, il y en eut sept mis hors de combat, soit temporairement, soit d'une façon définitive. Allemands et Turcs se montrèrent ostensiblement heureux de cette victoire. La police passa dans les maisons, invitant les propriétaires à pavoiser en cet honneur ; les Turcs sont si peu enclins aux démonstrations patriotiques, qu'ils ne décoreraient jamais leurs demeures sans que l'ordre n'en fût donné. En réalité, les uns et les autres, Allemands ou Turcs, attachaient beaucoup de sérieux à cette fête, car ils n'étaient pas encore convaincus de la victoire. La plupart croyait encore que la flotte alliée réussirait à passer. La seule question était de savoir, disaient-ils, si l'Entente était prête à sacrifier un nombre suffisant de navires. Wangenheim et Pallavicini eux-mêmes ne pensaient pas que l'expérience navrante du 18 mars mettrait fin au combat naval, et pendant des jours, ils attendirent le retour de la flotte ennemie, comme tous d'ailleurs, car personne ne s'imaginait que les Alliés, après cette démonstration, se considéreraient comme battus avec la perte minime de trois bâtiments. Cette tension se prolongea pendant des jours et des semaines. Mais la puissante « Armada » ne revint plus.
Dans le cas contraire aurait-elle pu vraiment s'emparer de Constantinople ? me demande-t-on sans cesse. Mon opinion de profane ne saurait être de grande valeur ; j'ai donné celle des généraux et amiraux allemands, ainsi que celle des Turcs ; presque tous croyaient au succès de l'entreprise, à l'exception d'Enver qui, à mon avis, riait pour ne pas pleurer. Je répète, qu'à ce sujet, je ne fais que reproduire les vues dos officiers alors en Turquie les mieux qualifiés, et non point les miennes.
Enver, dans notre entretien sur le pont de l' Yuruk, m'avait déclaré « qu'il avait des canons et des munitions en abondance », déclaration qui était fausse. Un simple examen de la carte indiquera pourquoi la Turquie ne recevait à cette époque, aucune munition d'Allemagne ni d'Autriche. A la vérité, elle était presque aussi isolée de ses alliés, que l'était alors la Russie. Deux lignes de chemin de fer rattachaient Constantinople à l'Allemagne. L'une passait par la Bulgarie et la Serbie ; à ce moment, la Bulgarie était neutre et eût elle-même fermé les yeux sur les transports de canons et d'obus, cette voie ne pouvait être employée, car la Serbie avait toujours le contrôle du tronçon qui va de Nich à Belgrade, n'étant pas encore envahie. L'autre ligne passait par la Roumanie, via Bucarest ; indépendante de la Serbie, elle aurait pu relier directement, si le gouvernement l'eût permis, l'usine Krupp aux Dardanelles ; et le fait que du matériel de guerre pouvait être expédié avec une telle complicité, explique peut-être les soupçons qu'on en eut. Les ministres français et anglais ne cessèrent de protester contre cette prétendue violation de la neutralité, mais leurs plaintes ne reçurent que démentis irrités. Il n'y a plus de doute maintenant que le Cabinet de Bucarest fut parfaitement honnête, et il est fort probable que les Allemands eux-mêmes inventèrent cette histoire, dans le seul but de faire croire à l'Entente que leurs réserves étaient inépuisables.
Supposons un instant que les Alliés soient revenus, par exemple, le 19 au matin; que serait-il arrivé ? Les forts manquaient incontestablement de munitions, étaient à bout de résistance, lorsque la flotte anglaise s'éloigna dans l'après-midi du 18. J'avais fait autoriser M. Georges A. Schreiner, le correspondant américain bien connu de l' Associated Press à visiter les Dardanelles. Le 18 au soir, il discuta la situation avec le général Mertens, alors Chef du Service Technique du détroit, qui avoua que les perspectives de défense étaient rien moins qu'encourageantes. « Nous nous attendons à ce que les Anglais reviennent de bonne heure demain matin et dans ce cas, il se peut que nous ne puissions tenir que quelques heures. » Le général ne s'étendit point sur le manque presque total de munitions, que M. Schreiner fut bientôt à même de constater. En effet le fort Hamidié, le plus puissant point de défense sur la côte d'Asie, n'avait plus exactement que dix-sept obus perforants, tandis que Kilid-Ul-Bahr, l'ouvrage principal du côté de l'Europe, en avait juste dix.
« Je vous conseille de vous lever à 6 heures, demain matin, poursuivit le général Mertens, et de vous rendre sur les collines d'Anatolie. C'est ce que nous allons faire. » Partout, les troupes avaient reçu l'ordre de charger les canons jusqu'au dernier obus, puis d'abandonner leur poste. Les forts, devenus impuissants, auraient certainement facilité la tâche de la flotte alliée. Le seul obstacle à l'avance aurait été le champ de mines, qui s'étendait à deux milles au nord d'Erenkeui jusqu'à Kilid-Ul-Bahr ; il est vrai que les dragueurs pouvaient déblayer la voie en quelques heures. Au nord de Tchanak, ainsi que je l'ai déjà expliqué, il y avait quelques canons, modèle 1878, inaptes à l'emploi de projectiles perforant des blindages modernes. D'autre part, au nord de la pointe de Nagara, il n'y avait que deux batteries, datant de 1835. Par conséquent, après avoir réduit au silence les forts du détroit extérieur, plus rien ne barrait la route de Constantinople, à l'exception des bâtiments de guerre allemands et turcs dont le G oben était la plus puissante unité, et il n'aurait d'ailleurs pas résisté longtemps au Queen Elizabeth .
Ainsi donc la flotte alliée aurait pu surgir devant Constantinople le 20 au matin ; que serait-il arrivé? On a beaucoup discuté sur la possibilité d'une attaque purement navale. Enver, dans l'entretien qu'il eut avec moi, l'avait nettement qualifiée d'absurde, à cause de l'insuffisance des troupes de débarquement et la plupart des critiques, formulées depuis lors, ont reposé sur ce point.
Quant à moi, je base mon opinion sur ce que la situation politique de la Turquie, à cette époque, avait d'anormal ; dans n'importe quelle autre circonstance, semblable entreprise aurait été insensée. Il faut répéter qu'il n'y avait pas alors de gouvernement établi sur une base solide ; un comité politique, comprenant quarante membres dirigé par Talaat, Enver et Djemal, avait le contrôle du gouvernement central, sans que son autorité fût reconnue dans le reste de l'Empire. En réalité, celui-ci était sur le point de s'effondrer, lorsqu'au 18 mars 1915 la flotte alliée leva le siège ; les chefs de clans, guidés par l'ambition, avaient surgi de tous côtés, guettant la chute et l'occasion de saisir leur part de l'héritage. Djemal, comme l'on sait, avait déjà pratiquement institué un régime indépendant en Syrie. De son côté, Rahmi Bey, le gouverneur général de Smyrne s'était soustrait à plusieurs reprises à l'autorité du Ministre. Dans Andrinople, Hadji Adil, un des Turcs les plus entreprenants, cherchait à se séparer de l'Empire ; l'Arabie en avait déjà presque fait autant et parmi les races asservies, il soufflait un vent de révolte, les Arméniens entre autres auraient saisi avec bonheur l'occasion d'aider les Alliés. Enfin l'état actuel des finances et de l'industrie ne rendait que trop possible un mouvement révolutionnaire. Un grand nombre de fermiers donnèrent l'exemple ; ils n'avaient pas de semences et ne voulaient à aucun prix en accepter gratuitement de la part du gouvernement, parce que, disaient-ils, dès que leurs récoltes seraient rentrées, l'armée les réquisitionnerait aussitôt. A Constantinople même, le peuple et les meilleurs éléments des classes moyennes, loin de s'opposer à l'arrivée de la flotte alliée, l'auraient accueillie avec enthousiasme ; en réalité, presque tous souhaitaient de voir les Anglais et les Français s'emparer de leur cité, afin d'être délivrés de la bande d'usurpateurs et d'Allemands détestés qui les régentaient, car la paix signifiait la fin de leurs misères. Talaat le comprit mieux que tout autre et ne voulut point courir le risque de s'enfuir précipitamment ; dans cette conjecture, il se fit octroyer deux automobiles mises sous séquestre, se procura de l'essence, des pneus de rechange, monopolisa deux chauffeurs ; tout était de la sorte prévu pour se diriger vers l'intérieur de l'Asie à la première alerte.
Mais la grande Armada alliée ne renouvela pas son attaque !
Une semaine environ après cette défaite momentanée, j'entrai par hasard à l'ambassade d'Allemagne où Wangenheim recevait un visiteur distingué, qu'il désirait me faire connaître. Je passai donc dans son cabinet particulier où je retrouvai von der Goltz Pacha, de retour de Belgique où il avait été gouverneur. Je dois avouer que, dans cette rencontre sans cérémonie, j'eus de la peine à reconnaître en lui le héros des contes qui nous venaient alors de Bruxelles. Ce matin-là, ce gentleman portant lunettes, aux manières douces, me parut assez calme et inoffensif ; il ne portait guère ses soixante-quatorze ans; tout au plus, lui en aurais-je donné soixante-cinq à cause de ses cheveux gris et de quelques rides. Il n'avait point l'aspect austère et brusque, la dignité pondérée caractéristique des Allemands de haut rang. Sa voix avait des accents profonds et harmonieux et ses manières étaient tout à fait affables et amicales. Il était en grand uniforme de Maréchal, orné de décorations étincelantes et de galons dorés, marque d'apparat qu'il expliqua - en s'excusant presque - disant qu'il venait de chez le Sultan à qui il avait remis une médaille de la part du Kaiser, et qu'en retour il était chargé de porter à son Souverain un témoignage analogue de considération, en plus d'un présent impérial de 10.000 cigarettes.
Nous nous attardâmes tous trois buvant du café, mangeant des gâteaux allemands et fumant des cigares de Berlin. Je ne parlais pas beaucoup ; mais la conversation de von der Goltz et de Wangenheim m'éclaira sur la mentalité allemande et en particulier sur l'exactitude des communiqués de Ludendorf. Dans l'affaire des Dardanelles, ce qui les intéressait le plus à ce moment, c'était l'entière franchise de l'Angleterre à annoncer ses pertes : ils ne concevaient pas que le Cabinet de Londres eût officiellement publié que trois navires avaient été coulés et quatre autres très endommagés. Pour moi, j'y voyais une nouvelle preuve de la loyauté avec 1aquelle les Anglais ne cachent pas même leurs plus mauvaises nouvelles, tactique que nous, Américains considérons la meilleure en temps de guerre! Semblables explications catégoriques dépassaient l'entendement de mes interlocuteurs ; d'après eux, l'Angleterre avait dû obéir à quelque arrière-pensée ; qu'est-ce que cela pouvait bien être?
- Es ist ausserordentlich (c'est extraordinaire) ne cessait de répéter von der Goltz.
- Es is unerh ört (c'est inouï) confirmait en écho Wangenheim étonné.
Ces savants diplomates passèrent en revue, l'un après l'autre, les différents mobiles d'une telle conduite et finalement conclurent de façon à satisfaire Machiavel lui-même. L'Angleterre, décidèrent-ils à l'unisson, n'avait en réalité aucun enthousiasme pour l'entreprise des Dardanelles, parce qu'en cas de succès elle devait céder Constantinople à la Russie, ce qui n'était point dans ses intentions. En accusant ses pertes, elle montrait à son alliée les difficultés énormes d'une tâche, en somme irréalisable ; elle lui faisait en outre comprendre qu'après une tentative aussi laborieuse, il ne fallait pas attendre d'elle de nouveaux sacrifices.
L'hiver 1915-1916 vit la fin de ce premier épisode. Entre temps, la Bulgarie se rangea aux côtés des Empires Centraux; la Serbie avait été écrasée, ce qui valut aux Allemands la possession du chemin de fer reliant Constantinople à Vienne et Berlin, sur lequel circulaient maintenant de gros canons Krupp à destination des Dardanelles. Seize grandes batteries du dernier type furent installées près de l'entrée, dominant entièrement Sedd-Ul-Bahr. Les Allemands prêtèrent aux Turcs 500 millions de marks, dont la plus grande partie fut employée à hérisser de défenses cette précieuse voie de communications ; et le détroit si peu fortifié, tel que je le vis en mars 1915, fut désormais aussi inexpugnable qu'Heligoland ; on se demandait même si toutes les flottes du monde réunies pourraient forcer les Dardanelles !