Vingt-six mois en Turquie, par Henri Morgenthau,
Ambassadeur des états-Unis à Constantinople
Au milieu de cette fièvre générale, Enver me proposa de visiter les Dardanelles ; il n'admettait point qu'on crût en la vulnérabilité de leurs fortifications, ni ne comprenait la panique qui régnait alors dans la ville. Il avait en personne fait l'inspection des lieux, examiné chaque canon et son emplacement ; il était convaincu que ses hommes pourraient tenir la flotte alliée en échec indéfiniment. Talaat l'avait accompagné et était revenu presque complètement tranquillisé. Il voulait que je m'en rendisse compte moi-même, convaincu que je pourrais alors apaiser les esprits surexcités. J'acceptai avec empressement, sans me demander si un ambassadeur avait le droit d'exposer sa vie aux dangers de la situation, car les navires bombardaient le détroit presque quotidiennement.
Nous partîmes donc à bord du Yuruk dans la matinée du 15. Enver nous accompagna jusqu'à Panderma, ville asiatique sur la mer de Marmara. Plusieurs autres éminents personnages se trouvaient être des nôtres : Ibrahim Bey, le ministre de la Justice, Husni Pacha, le général qui dans la Révolution des Jeunes Turcs commandait l'armée qui déposa Abdul Hamid, et le sénateur Cheriff Djafer Pacha, un Arabe, descendant direct du Prophète. Je rencontrai, en la personne de Fuad Pacha, un vieux maréchal dont la vie avait été pleine d'aventures, un compagnon infiniment sympathique ; malgré son âge, il était d'une gaieté exubérante, buvait et mangeait beaucoup, et comme Othello, pouvait conter maintes histoires d'exil, de bataille et de hasards miraculeux. Tous étaient plus âgés qu'Enver et de naissance supérieure à la sienne, et cependant ils se montraient pleins de déférence envers lui.
Enver semblait ravi de pouvoir discuter la situation. Aussitôt après le petit déjeuner, il me prit à part et m'emmena sur le pont. Le soleil brillait dans un ciel bleu foncé qu'on ne trouve nulle part ailleurs, tandis que tout était calme et silencieux autour de nous. Notre bateau était presque le seul en vue, et cette mer, à l'intérieur des terres, l'une des grandes routes commerciales du monde, n'était plus alors qu'une étendue immense et désolée ; tout enfin semblait n'être que le symbole du grand triomphe remporté en Orient par la diplomatie allemande. Depuis près de six mois, pas un seul navire de commerce russe n'avait traversé le Détroit ; tout le trafic entre la Roumanie, la Bulgarie et l'Europe, qui autrefois s'effectuait par cette mer, avait disparu depuis longtemps et le sens suprême de cette stagnation était que la Russie se trouvait bloquée et entièrement isolée de ses alliées. Fait dont la répercussion devait être si grande dans l'histoire du monde de ces trois dernières années ! Et maintenant l'Angleterre et la France voulaient remédier à cette infériorité, en s'efforçant d'unir leurs propres ressources militaires a celle de leur grande alliée de l'Est, et de rendre aux Dardanelles et à la mer de Marmara les milliers de navires qui étaient l'existence même de la Russie, en tant que puissance militaire, économique, politique, ainsi que le prouvèrent les événements ultérieurs. Nous approchions du théâtre où allait se dérouler l'une des grandes opérations de la guerre. Et tandis que nous nous promenions de long en large sur le pont, la discussion se concentra sur deux points essentiels : l'entreprise des Alliés réussirait-elle ? et rendrait-elle à la Russie son rôle de facteur important de la guerre ? Enver reparla de la « panique insensée » qui sevissait parmi toutes les classes de la population de la capitale. « Même si la Bulgarie et la Grèce se tournent contre nous, dit-il, nous défendrons Constantinople jusqu'au bout. Nous avons des canons et des munitions en quantité, des batteries installées sur la terre ferme, tandis que les Anglais et les Français sont sur mer (par conséquent instables) : enfin les avantages naturels du détroit s'opposent à une grande avance de l'ennemi. Je me soucie fort peu de ce que les autres pensent, j'ai étudié la question mieux qu'aucun d'eux et je sens que j'ai raison ; tant que je serai ministre de la Guerre, nous ne nous rendrons pas. Je me demande quel peut bien être le but de ces navires de guerre anglais et français! Supposez qu'ils forcent les Dardanelles, pénètrent dans la mer de Marmara et atteignent Constantinople, qu'en tireront-ils ? Ils peuvent, il est vrai, bombarder la ville et la détruire, mais quant à la prendre, je les en défie : ils n'ont pas de troupes à débarquer, et, à moins d'amener une armée importante, ils se trouveront pris dans un véritable piège. Ils pourront, au besoin, stationner ici deux ou trois semaines, jusqu'à épuisement de leurs provisions et alors il faudra qu'ils repartent, repassent le détroit et courent à nouveau le risque d'être anéantis. Pendant ce temps, nous aurons réparé les forts, concentré des réserves et pris toutes nos dispositions. L'aventure me semble bien risquée, en vérité ! »
Comme je l'ai déjà dit, Enver avait adopté Napoléon comme modèle ; dans cette affaire, il voyait une occasion d'en jouer le rôle. Tandis que nous arpentions le pont, il s'arrêta soudain et me regardant d'un air grave : « Je passerai à la postérité, prononça-t-il, pour avoir démontré la vulnérabilité de l'Angleterre et de sa flotte. Je veux prouver que sa marine n'est pas invincible. Je me trouvai en Angleterre quelques années avant la guerre et j'ai discuté avec plusieurs hommes influents, tels que Asquith, Churchill, Haldane, la position de leur pays, et je leur dis qu'ils n'étaient pas sur la bonne voie, car Winston Churchill déclarait que l'Angleterre pouvait se défendre avec sa marine seule et qu'elle n'avait nul besoin d'une grosse armée. A quoi je répondis, que l'existence d'un grand empire ne pouvait être assurée qu'à la condition d'avoir une armée et une marine. Je m'aperçus que sa façon de voir était l'opinion générale du pays. Je ne trouvai qu'une personne de mon avis : Lord Roberts. Churchill vient d'expédier sa flotte ici, peut-être dans l'intention de me montrer ce dont il la croit capable ; nous verrons bien. »
Il semblait qu'Enver regardât cette expédition navale comme un défi de la part de Churchill, ou comme la suite de leur discussion de Londres.
« Vous aussi, vous devriez avoir une grosse armée, continua Enver, faisant allusion aux Etats Unis. Je ne crois pas que l'Angleterre essaie de forcer les Dardanelles sur la demande de la Russie. J'ai également discuté avec Churchill la possibilité d'une guerre générale et il me demanda ce que ferait alors la Turquie, ajoutant que si nous nous mettions du côté de l'Allemagne, la flotte anglaise forcerait les Dardanelles et s'emparerait de Constantinople. Churchill n'essaie donc pas d'aider la Russie, il ne fait qu'exécuter sa menace. »
Enver parlait d'une façon convaincue et déterminée : il m'apprit que la plupart des dégâts subis par les forts extérieurs avaient été réparés et que les Turcs avaient des moyens de défense que l'ennemi ne soupçonnait pas. Il se montra plein d'amertume vis-à-vis des Anglais, les accusant de corrompre les officiers turcs et de tramer un complot contre sa propre existence. D'un autre côté, il ne manifesta pas des sentiments particulièrement tendres envers l'Allemagne. Les façons arrogantes de Wangenheim l'exaspéraient et les Turcs ne s'entendaient pas trop bien avec les officiers du Kaiser.
« Les Turcs et les Allemands, ajouta-t-il, ne s'aiment pas. Nous sommes leurs alliés parce que c'est notre intérêt. Quant à l'Allemagne, elle nous aidera tant qu'elle aura besoin de nous ; et vice versa. »
Cet entretien, où nous venions de nouer des rapports plus intimes, semblait avoir fait impression sur mon interlocuteur. Croyant sans aucun doute que lui, le grand Enver, le Napoléon de la révolution turque, s'était abaissé en discutant les affaires de son pays avec un simple ambassadeur, il voulut me faire sentir combien j'en devais être honoré, car, ainsi que je l'ai dit, un des traits saillants de son caractère était la vanité.
« Savez-vous, reprit-il, que l'Empereur d'Allemagne ne conversa jamais avec personne d'une façon aussi intime que je viens de le faire aujourd'hui avec vous ? »
Nous arrivâmes à Panderma vers 2 heures, où Enver débarqua ainsi que sa voiture, et nous repartîmes ; notre bateau n'arrivant à Gallipoli que tard dans l'après-midi, nous jetâmes l'ancre au port pour passer la nuit à bord, d'où nous entendions les canons qui bombardaient les forts ; mais ce grondement, qui rappelait la guerre et faisait songer à la mort, ne troublait guère mes hôtes turcs. C'était d'ailleurs pour eux un voyage d'agrément, survenant à propos après plusieurs mois de dur labeur ; ils se sentaient comme des écoliers en vacances extraordinaires, plaisantant, racontant des histoires, chantant les chansons les plus bizarres ou se faisant des niches les uns aux autres comme de vrais enfants.
Le vénérable Fuad, malgré ses quatre-vingt-dix ans, se révéla véritable boute-en-train, tout heureux même de servir de cible aux railleries de ses compagnons ; le « grand clou de la soirée » fut lorsque l'un d'eux lui versa un verre d'eau de Cologne à la dérobée. Le vieillard contempla un instant cette nouvelle boisson, puis y versa de l'eau. On m'apprit que la meilleure façon de reconnaître le vrai raki (la boisson populaire turque) est de le mélanger avec de l'eau, et s'il devient blanc on peut le boire sans crainte. L'eau ayant agi d'une manière analogue sur l'eau de Cologne, Fuad avala son verre sans une grimace - à la grande joie des assistants.
Nous repartîmes le lendemain matin ; nous étions presque arrivés aux Dardanelles ; à Gallipoli, nous devions prendre le bateau pour Tchanak Kalé, situé à une distance d'environ vingt-cinq milles. Cette partie du détroit n'a pas grande importance au point de vue militaire : large d'en viron deux milles, ses bords en contre-bas et marécageux ne sont animés que par quelques villages disséminés çà et là. On me dit qu'il y avait quelques anciens forts, aux canons rouilles pointés vers la mer de Marmara, dont la construction remontait au début du XIXe siècle, et avaient pour but de prévenir une irruption ennemie du côté nord. Mais je ne pus les découvrir et mes hôtes convinrent qu'ils n'avaient aucune puissance combative et que rien dans la partie nord du détroit, de la pointe Nagara à la mer de Marmara, ne pouvait offrir de résistance à une flotte moderne ; l'intérêt que j'y pris fut donc purement historique et légendaire.
L'ancienne ville de Lampsacus se retrouve dans la moderne Lapsaki, située juste en face de Gallipoli, et la pointe de Nagara est l'emplacement de l'ancien Abydos, d'où Léandre avait coutume de traverser nuitamment l'Helles-pont à la nage, pour aller retrouver Hero, exploit que répéta Lord Byron il y a un siècle environ. De cet endroit aussi, Xerxès passa d'Asie en Grèce, sur un pont de bateaux, en route pour la célèbre expédition qui devait en faire le maître du monde et je pensai que la race du héros n'était pas encore complètement éteinte ! Mais les Allemands et les Turcs, méprisant tous ces souvenirs romantiques, avaient tendu ici un câble et un barrage de mines contre les sous-marins, ainsi que des filets, expédient qui n'empêcha point des sous-marins anglais et français d'entrer dans la mer de Marmara et d'atteindre le Bosphore. Ce ne fut qu'après avoir doublé la pointe de Nagara, fameuse dans l'histoire, que les tristes rives monotones et plates firent place à un paysage plus varié. Du côté de l'Europe, les falaises descendent en pente rapide vers le courant, semblables à nos « palissades » le long de l'Hudson, tandis que je découvrais aussi les collines et les chaînes de montagnes, contre lesquelles plus tard les vaillantes armées alliées vinrent se heurter de façon si tragique. La configuration du sol, très accidentée au sud de Nagara, convenait admirablement à dissimuler des ouvrages de défense. Nous approchions maintenant du point, d'où l'on domine tout le détroit, la cité de Tchanak ou des Dardanelles, pour lui donner son nom européen et moderne.
C'était, en temps normal, un port d'environ 16.000 habitants, construit en bois, le centre d'un gros commerce de laine et autres produits, et qui, pendant des siècles, avait été une place militaire importante. Mais à cette époque, à part les soldats, la ville était déserte, le gros de la population étant passée en Anatolie. La flotte britannique, nous dit-on, l'avait bombardée, mais je n'en crus rien, une seule maison avait été touchée et sans doute par un obus perdu, destiné aux forts alentour.
Djevad Pacha, le commandant en chef turc aux Dardanelles, vint à notre rencontre et nous conduisit au quartier général. C'était un homme cultivé, aux manières agréables et affables, parlant allemand d'une façon parfaite, de sorte que je n'eus pas besoin d'interprète. Je fus très étonné de la déférence que lui témoignaient les officiers allemands, et c'était bien lui le véritable commandant en chef de ce théâtre des opérations, à qui obéissaient les généraux du Kaiser. En entrant dans son bureau, Djevad s'arrêta en face d'un débris de torpille, suspendu au milieu du hall comme un trophée :
« Voilà le coupable », dit-il, en attirant mon attention sur cet objet. C'était à peu près le moment où les journaux vantaient l'exploit d'un sous marin anglais qui, venu d'Angleterre aux Dardanelles, avait passé sous le champ de mines et torpillé le navire de guerre turc, le Messidié.
« Voilà la torpille qui coula notre vaisseau, continua Djevad, vous verrez ses épaves en descendant. »
Le premier fort que je visitai fut celui d'Anadolu Hamidié (ce qui signifie: Hamidié asiatique), situé juste en dehors de Tchanak. J'eus tout d'abord l'impression d'être en Allemagne : les officiers étaient presque tous Allemands et leurs hommes étaient occupés à élever des contreforts avec des sacs de terre, ou à renforcer les emplacements de canons. On parlait allemand et non point turc. Le colonel Wehrle prit un plaisir extrême à m'expliquer les travaux de défense, dont il était aussi fier qu'un artiste de son chef-d'oeuvre. Il me conta sa joie à la nouvelle de l'entrée en guerre de son pays ; il avait, me dit-il, consacré toute son existence aux exigences de la vie militaire et, comme la plupart de ses compatriotes, il était las des manoeuvres, de la petite guerre et autres imitations. Cependant il approchait de la cinquantaine, était passé colonel, et tremblait de peur que sa carrière ne se terminât sans de réelles expériences, quand ses rêves s'étaient enfin réalisés et maintenant il se battait contre un ennemi véritable, les Anglais, avec de vrais canons et de vrais obus ! C'était un gentleman gemütlich de Baden,aux manières douces, et parfaitement aimable, mais il était imbu de l'esprit du jour, et n'était en somme que le résultat d'une vie passée à apprendre un métier que les circonstances permettaient enfin d'exercer ; un exemple frappant du militarisme allemand et des forces qui furent les véritables causes de la guerre. Je me croyais si peu en Turquie que je le priai de m'expliquer l'absence de Turcs dans cette partie du détroit. « Vous ne me poserez pas la même question cet après-midi, me dit-il en souriant, lorsque vous passerez sur l'autre rive. »
L'emplacement de Anadolu Hamidié me parut idéal, au bord de l'eau et protégé par dix canons, au moins à ce moment, qui dominaient le détroit tout entier. Du rempart, je découvrais nettement les Dardanelles, à l'entrée desquelles, Kum Kalé, à une distance d'environ quinze milles, se détachait à l'horizon. Aucun navire de guerre n'aurait pu entrer dans ces eaux sans être immédiatement repéré par les artilleurs. Cependant, le fort en lui-même, pour un profane comme moi, n'était pas particulièrement impressionnant. Le parapet et les traverses n'étaient que de simples remparts de terre, qui sont aujourd'hui encore tels que les ont laissés les constructeurs français en 1837. On croit en général que les Allemands ont entièrement modernisé les forts des Dardanelles ; à cette époque ce n'était point encore vrai. Les canons, qui défendaient le fort Anadolu Hamidié, du type Krupp 1885, avaient plus de trente ans d'existence, ce que révélait d'ailleurs leur surface rouillée. La limite du tir n'était que de neuf milles, tandis que celle des navires de guerre ennemis était d'environ dix milles et celle du Queen Elizabeth non loin de onze. Et comme presque tous les canons des autres forts utilisables étaient analogues à ceux de Anadolu Hamidié, la flotte alliée avait donc, sur ce point, une supériorité incontestable, le Queen Elizabeth à lui seul les ayant presque tous en son pouvoir. Les stocks de munitions dans ces forts n'étaient point non plus considérables, bien que les journaux d'Europe et d'Amérique racontassent que des trains chargés de canons et d'obus venant d'Allemagne arrivaient aux Dardanelles par la Roumanie : pures inventions, démenties par des faits qui vinrent à ma connaissance après et pendant ce jour même. On avait bien amené d'Andrinople une petite quantité d'obus à « têtes rouges », sortes de projectiles inefficaces contre le blindage, emmagasinés à Hamidié à cette époque, mais qu'on pouvait utiliser seulement en cas de débarquement de troupes et qui auraient été sans effet contre les navires. Je m'attarde à propos de ce fort, car c'était le plus important des Dardanelles ; il fut plus que tout autre le point de mire du tir allié et infligea au moins 60 % des dégâts et pertes subis par les navires d'attaque. Ce fut lui encore qui, pendant le violent bombardement du 18 mars, coula le Bouvet, vaisseau de guerre français, et désempara plusieurs autres unités. Tous les officiers étaient Allemands et 85 % des hommes de service venaient de l'équipage du Goeben et du Breslau.
Remontant en automobile, nous filâmes à toute vitesse le long de la route stratégique qui mène à Dardanos, d'où nous vîmes les épaves du Messidié. La défense de Dardanos était turque, dans les mêmes proportions que celles d'Hamidié étaient allemandes. Les canons en étaient plus modernes, du modèle Krupp de 1905. Là encore se trouvait la seule batterie neuve que les Allemands eussent installée avaut l'époque de ma visite : elle comprenait plusieurs canons, pris à des navires de guerre allemands et turcs mouillés dans le Bosphore. Quelques jours avant notre inspection, la flotte alliée était entrée dans la baie d'Erenkim, et avait soumis Dardanos à un bombardement violent dont j'eus des preuves de tous côtés. Dans un rayon d'environ un demi-mille, le sol semblait avoir été entièrement battu et retourné et me rappelait les photographies des champs de bataille en France. Mais chose curieuse, les batteries elles-mêmes étaient intactes ; pas un seul canon n'avait été détruit, me dirent mes guides, par les obus ennemis.
« Après la guerre, ajouta le général Mertens, nous nous proposons de faire de ce coin un rendez-vous de touristes avec un hôtel, et nous vous vendrons des trophées de nos combats. Nous n'aurons pas besoin de faire de grandes fouilles, car la flotte anglaise est en train de nous faciliter le travail ! »
Boutade sans doute, mais qui n'était que trop vraie. Dardanos fut l'une des plus célèbres villes de l'antiquité et aux temps d'Homère faisait partie de la principauté de Priam. On y voit encore des fragments de chapiteaux et de colonnes, et les projectiles de la flotte alliée déterraient mainte relique ensevelie depuis des milliers d'années. Un de mes amis découvrit une aiguière datant peut-être du temps de Troie. Je fus frappé par la contradiction des faits : le tir de canons modernes exhumant ces témoignages d'une civilisation lointaine, non sans quelquefois les endommager.
Les généraux turcs étaient extrêmement fiers de la lutte que la batterie de Dardanos avait soutenue contre les navires anglais, et voulurent à tout prix me mener près des canons qui s'étaient rendus particulièrement utiles, les caressant avec affection.
En mon honneur, Djevad fit appeler le lieutenant Hassan, l'officier qui avait défendu cette position. C'était un petit homme, aux cheveux noirs comme du jais, aux yeux également noirs, infiniment modeste et timide en présence de ces grands personnages. Djevad lui donna une tape amicale sur la joue, tandis qu'un autre officier supérieur lui passait la main sur les cheveux : on aurait dit un chien fidèle qui vient de rendre quelque service méritoire.
« Ce sont des hommes comme vous dont on fait des héros », lui dit le général Djevad, en lui demandant de décrire ce qui s'était passé. Emu presque jusqu'aux larmes par les paroles élogieuses de ses chefs, il nous raconta lentement son histoire. « L'armée vous réserve un bel avenir », lui dit encore Djevad en le quittant.
Le bel avenir du pauvre Hassan ne se fit pas attendre, car, deux jours plus tard, lorsque la flotte alliée effectua sa plus formidable attaque, un obus tomba sur son abri qui, en s'écroulant, anéantit l'infortuné héros. Il avait prouvé qu'à ses yeux les louanges de son général compensaient amplement toutes ses souffrances passées et à venir.
Je m'étonnai de ce que la flotte alliée, en dépit de ses larges dépenses de munitions, n'eût pas été capable d'endommager l'emplacement de Dardanos. Je crus naturellement qu'un tel échec témoignait d'un tir mal réglé ; mes guides allemands m'expliquèrent que ce cas illustrait une fois de plus l'axiome bien connu qu'un vaisseau de guerre en manoeuvre rapide, tirant sur un ouvrage de défense stable, se trouve dans une position notoirement défavorable. Il y avait une autre chose encore : ils attirèrent mon attention sur l'emplacement même du fortin, perché au sommet d'une colline, dominant les navires, il semblait ne faire qu'un avec la ligne d'horizon. Dardanos n'avait pas plus de cinq tours d'acier, munie chacune d'un canon et entourée d'une tranchée sinueuse. « C'est, me dirent-ils, l'ouvrage le plus difficile au monde à toucher. On se figure le contraire parce qu'on le distingue nettement, ce n'est qu'un mirage. »
Je ne suis pas très au courant des phénomènes d'optique, mais il semble que la ligne d'horizon crée une sorte de mirage, rendant en effet cette position presque invincible. Le tir peut être bien réglé en apparence, sans que l'obus atteigne le but véritable. Et jusqu'au 18 mars, les navires avaient lancé environ quatre mille obus contre ce fort, record fantastique ; un seul avait atteint une des tours et enlevé la peinture, une autre avait été légèrement inclinée, une troisième également touchée à sa base, dont un morceau gros comme le poing s'était détaché ; mais tous les canons étaient intacts. Parmi les hommes, huit avaient été tués, dont le lieutenant Hassan, et environ quarante blessés. Là, s'arrêtaient les dégâts.
« C'est le phénomène de l'illusion optique qui a sauvé Dardanos », remarqua un des Allemands.