Vingt-six mois en Turquie, par Henri Morgenthau,
Ambassadeur des états-Unis à Constantinople
Pendant ce temps, je pénétrai, plus intimement le caractère allemand contemporain, tel que le personnifiaient Wangenheim et ses compagnons ; tout d'abord ils se révélèrent à nous sous leur jour le plus favorable, afin de s'insinuer dans nos bonnes grâces ; mais lorsque avec le temps il devint évident que l'opinion publique aux états-Unis se rangeait presque unanimement du côté des Alliés et que le gouvernement de Washington n'enfreindrait pas les lois de la neutralité pour favoriser les intérêts germaniques, leur attitude amicale se modifia et devint presque hostile.
Wangenheim, avec une fatigante répétition, invoquait un grief qui n'est que trop connu - la vente de munitions américaines aux Alliés ; je ne pouvais le rencontrer sans qu'il m'en parlât ; il me demandait constamment d'écrire au Président Wilson, le priant de mettre un embargo sur la sortie de ces marchandises ; bien entendu il ne tenait aucun compte de mon objection, à savoir qu'un tel commerce était parfaitement légitime. Lorsque la situation aux Dardanelles devint plus critique, son insistance s'accrut ; il prétendait que la plupart des obus employés par la flotte franco-britannique étaient de provenance américaine et qu'ainsi les états-Unis se joignaient défait aux ennemis de la Turquie.
Un jour, plus irrité qu'à l'ordinaire, il m'apporta un fragment d'obus, sur lequel se détachait nettement l'inscription B. S. Co. « Regardez cela ! me dit-il. Je suppose que vous connaissez la signification de ce B. S. Co. C'est la marque de fabrique de la Bethlehem Steel Company ! Quelle ne va pas être la fureur des Turcs ! Et remarquez que nous allons rendre votre gouvernement responsable de ceci. Nos preuves sont chaque jour de plus en plus nombreuses, et nous irons jusqu'à exiger de vous des indemnités pour toute mort causée par les obus américains. Si vous préveniez votre département, afin qu'il mette un terme à ces ventes, la guerre serait bientôt finie. »
Je me retranchai derrière mes arguments habituels et appelai son attention sur le fait que l'Allemagne avait fourni des armes aux Espagnols dans leur guerre contre les états-Unis ; mais tout ceci était sans objet. Il ne voyait qu'une chose, c'était que les subsides de nos industriels augmentaient les ressources de l'ennemi ; le côté légal de la situa-lion ne l'intéressait pas. Bien entendu, je refusai net d'écrire au Président à ce sujet.
Quelques jours plus tard, un long article, publié dans le Ikdam, discutait les relations turco-amérieaines ; il était dans son ensemble excessivement élogieux pour l'Amérique; loutefois son dessein véritable était d'opposer le présent au passé et de montrer, qu'en fournissant des munitions aux ennemis de la Turquie, nous risquions de compromettre l'amitié historique liant nos pays. Il était évident que ceci n'avait d'autre but que de souligner la conclusion suivante : « D'après le rapport de nos correspondants aux Dardanelles, il paraît que la plupart des obus lancés par les Anglais et les Français, durant le dernier bombardement, lurent fabriqués en Amérique. »
A cette époque, l'ambassade d'Allemagne disposait à son gré du Ikdam et en avait fait un instrument de sa propagande. Une déclaration semblable, étant donnés l'impressionnabilité et le fanatisme des Turcs, pouvait avoir les plus déplorables conséquences. Aussi abordai-je immédiatement la question avec celui que j'en rendais responsable : Wangenheim. Il protesta de son innocence, se fit blanc comme l'enfant qui vient de naître, affirmant ignorer l'affaire entière.
Je lui fis remarquer que les déclarations parues dans le Ikdam étaient presque identiques à celles qu'il m'avait faites quelques jours auparavant; que certaines expressions semblaient même un écho de sa propre conversation.
« Ou bien vous avez écrit cet article, dis-je, ou vous en avez fourni les idées maîtresses au journaliste qui l'a signé.»
Wangenheim comprit que cela ne servait à rien de nier plus longtemps, et avoua en être l'auteur.
« Eh bien ! prononça-t-il en redressant la tête, qu'allez-vous faire maintenant ? »
Cette brusque volte-face, digne du trop fameux Tweed1, me confondit et, blessé au vif, je ripostai sur le champ :
« Je vais vous dire ce que je ferai et vous n'ignorez pas que je suis homme à exécuter mes menaces. Ou bien vous renoncerez à soulever contre nous le sentiment populaire, ou j'entreprendrai une campagne anti-allemande. Vous connaissez la fragilité de votre situation ici, vous n'êtes guère aimés, tandis qu'il est de toute évidence que nous, Américains, sommes plus populaires que vous. Supposez que j'apprenne aux Turcs que vous vous servez d'eux uniquement dans votre intérêt personnel, que vous ne les considérez pas réellement comme vos alliés, mais simplement comme des pions dans le jeu que vous jouez. Voyez quel résultat vous obtenez en touchant ma corde sensible, en menaçant d'exciter contre nous des sentiments d'animosité! Vous exposez nos maisons d'éducation et nos institutions religieuses aux attaques des Turcs ; personne ne sait ce dont ceux-ci seraient capables,, s'ils étaient convaincus que leurs parents ont été tués par des balles américaines. Cessez vos intrigues immédiatement, ou dans trois semaines tous les Turcs exécreront vos compatriotes. Ce sera la guerre entre nous et je suis prêt à la soutenir. »
L'attitude de Wangenheim changea aussitôt. Il se retourna, mit sa main sur mon épaule et prit un air plus conciliant, presque affectueux.
« Allons, vous avez raison, ne nous querellons pas. Je comprends que ces attaques pourraient nuire à vos amis, les missionnaires ; je vous promets d'y mettre fin. »
A dater de ce jour, la presse turque ne se permit plus la moindre allusion malveillante contre nous, avec une soudaineté prouvant bien que les Allemands avaient appliqué ici un de leurs expédients favoris - le contrôle absolu du gouvernement sur la presse. Mais quand je pense aux complots infâmes que tramait Wangenheim à ce moment, son opposition à l'emploi de quelques obus américains par des navires de guerre anglais - s'il est vrai que ceux-ci s'en servirent, ce dont je doute fortement - semble presque grotesque.
Aux premiers jours de la guerre, il m'avait confié que son pays avait ds sérieuses raisons de forcer la Turquie à entrer dans le conflit ; il me donna cette explication tranquillement, avec nonchalance, comme étant la chose la plus naturelle du monde. Assis dans son bureau, entre deux bouffées de son gros cigare allemand, il m'exposa que le plan allemand consistait à exciter contre les chrétiens le fanatisme de la population mulsumane. Le Kaiser avait projeté de faire une véritable « Guerre Sainte » pour ruiner l'influence anglaise et française en Orient. « La Turquie en elle même ne nous importe guère; son armée est faible, et nous ne comptons pas qu'elle fera grand chose y elle se tiendra en grande partie sur la défensive. Mais la grosse affaire (sic) c'est la population musulmane. Si nous parvenons à la dresser contre les Anglais et les Russes, nous pourrons obliger ceux-ci à faire la paix. » La signification des propos de Wangenheim devint tout à fait évidente le 13 novembre, quand le Sultan publia sa déclaration de guerre ; c'était en réalité un appel à une Jihad ou « Guerre Sainte » contre les Infidèles. Bientôt après, le Sheik-ul-Islam, à son tour, convoqua le peuple musulman à se soulever et à massacrer ses oppresseurs chrétiens, concluant par ces mots : « O Musulmans ! vous qui êtes si passionnément épris de bonheur, vous qui êtes à la veille de sacrifier votre vie et vos biens pour la cause du droit et de braver les périls, groupez-vous maintenant autour du trône impérial, obéissez aux ordres du Tout-Puissant qui, dans le Koran, nous promet la béatitude dans ce monde et en l'autre, et comprenez que l'Etat est en guerre avec la Russie, l'Angleterre, la France et leurs alliés et que ces pays sont les ennemis de l'Islam. Le Commandeur des Croyants, le Calife, vous appelle sous sa bannière pour la Guerre Sainte ! »
Les chefs religieux lurent cette proclamation à leurs congrégations réunies dans les mosquées ; tous les journaux l'imprimèrent en gros caractères ; elle fut largement répandue dans les contrées de population mahométane - aux Indes, en Chine, en Perse, en Egypte, à Alger, à Tripoli, au Maroc, etc., etc.; on la communiqua aux multitudes assemblées, que l'on exhortait ensuite à l'obéissance passive. L'Ikdam, journal turc devenu propriété allemande, stimulait constamment le fanatisme populaire. « La conduite de nos ennemis, écrivait-il, a enflammé la colère divine ! Une lueur d'espoir brille à l'horizon. Vous tous, Mahométans, jeunes et vieux, hommes, femmes et enfants, faites votre devoir, afin que la lueur ne s'évanouisse pas, mais resplendisse à jamais. Que de grandes choses peuvent accomplir les hommes forts soutenus par leurs femmes et leurs enfants !... Le moment d'agir est venu. Tous, nous combattrons avec toutes nos forces, de toute notre âme, par tous les moyens, avec toute notre énergie physique et morale. Et ainsi nous assurerons la délivrance des Mahométans asservis. Alors, si Allah le veut, nous marcherons la tête haute, aux côtés des amis qui sympathisent avec le Croissant ! Allah est avec nous et le prophète nous protège. »
La proclamation du Sultan était un document officiel, ne parlant de la guerre sainte que de façon générale. Environ à la même époque, parut une brochure prodiguant aux fidèles des instructions plus précises qui, elle, ne fut pas paraphrasée publiquement dans les mosquées, mais distribuée clandestinement aux Indes, en Egypte, au Maroc, en Syrie et autres contrées ; elle était imprimée - trait significatif - en langue arabe. C'était un long document, (la traduction anglaise contient 10.000 mots) rempli de citations tirées du Koran et qui, sur un ton délirant, n'était qu'un appel à la haine des races et des religions, donnant jusqu'à un plan détaillé pour l'assassinat et l'extermination de tous les chrétiens - ceux de nationalité allemande exceptée. Quelques passages en préciseront les tendances : « O Musulmans fidèles et bien-aimés ! considérez rien qu'un instant la situation présente de la nation islamique, car si vous y pensez seulement quelques minutes, vous pleurerez longuement. La triste existence de nos frères fera couler vos larmes et vous brûlera de douleur. Voyez la grande nation indienne, habitée par des centaines de millions de Musulmans, tombée par suite de sa faiblesse et des scissions religieuses de ses habitants au pouvoir des ennemis de Dieu, les Anglais infidèles. Voyez aussi les quarante millions de Mahométans qui, à Java, gémissent sous le poids des chaînes et de l'affliction, sous la domination des Hollandais, bien que ces Infidèles leur soient inférieurs en nombre et que leur civilisation n'égale pas la nôtre. Et encore l'Egypte, le Maroc, Tunis, l'Algérie et le Soudan, qui souffrent les pires maux et endurent le joug des ennemis du Très-Haut ! Jetez les yeux sur l'immense Sibérie, sur le Turkestan, Khiva, Bokhara, le Caucase, la Crimée, Kazan, Ezferhan, Kosahastan ! Et enfin considérez la Perse, qui risque d'être morcelée ; et la ville des Califes, qui depuis des siècles résiste opiniâtrement à l'envahisseur et est maintenant à la merci de ses plus rudes assauts ! Ainsi, n'importe où se posent vos regards, vous constatez que les ennemis de la vraie religion, en particulier les Anglais, les Russes et les Français, ont asservi l'Islam et violé ses droits de toutes les manières possibles. Nous ne pouvons énumérer les insultes infligées par ces nations, qui désirent nous anéantir, en nous chassant de la surface terrestre. Cette tyrannie a dépassé les limites supportables, la coupe de nos malheurs est prête à déborder...
«En résumé les Musulmans peinent et les Infidèles en profitent, les Musulmans ont faim et souffrent, et les Infidèles se gorgent de superflu et vivent dans le luxe. L'Islamisme dégénère et rétrograde, tandis que le Christianisme progresse et triomphe ; les Musulmans sont les esclaves de leurs tout-puissants adversaires : ceci parce que les disciples de Mahomet ont négligé la loi du Koran et ignoré la guerre sainte qu'il ordonne... Mais l'heure de cette guerre , à sonné et, grâce à elle, l'empire du Croissant sera délivré à jamais de la tyrannie chrétienne ; elle s'impose à nous comme un devoir sacré. Apprenez que le sang des Infidèles peut être versé impunément - excepté celui des alliés2 que nous avons promis de protéger...
«L'extermination des misérables qui nous oppriment est une tâche sainte, qu'elle soit accomplie secrètement ou ouvertement, suivant la parole du Koran : « Prenez-les et « tuez-les où que vous les trouviez ; nous vous les livrons « et vous donnons sur eux pouvoir entier ».
« Celui qui en tuera même un seul sera récompensé par Dieu. Que chaque Musulman, dans quelque partie du monde que ce soit, jure solennellement d'abattre au moins trois ou quatre des chrétiens qui l'entourent, car ils sont les ennemis d'Allah et de la foi ! Que chacun de vous sache que sa récompense sera doublée par le Dieu qui a créé le ciel et la terre ! Celui qui obéira à cet ordre sera préservé des terreurs du Jugement dernier et assuré de la résurrection éternelle. Qui reculera devant un si petit effort pour mériter une si belle récompense ?... L'heure est venue où nous devons nous soulever en masse, l'épée d'une main, le fusil de l'autre ; nous remplirons nos poches des projectiles qui sèment le feu et la mort ; notre coeur resplendira de la lumière de l'espérance et nous élèverons nos voix, disant : « Les Indes aux Musulmans des Indes, Java aux Musulmans javanais, l'Algérie aux Musulmans algériens, le Maroc aux Musulmans marocains, Tunis aux Musulmans tunisiens, l'Egypte aux Musulmans égyptiens, Iran aux Musulmans iraniens, Turan aux Musulmans turaniens, Bokhara aux Musulmans bokhariens, le Caucase aux Musulmans caucasiens, et l'Empire ottoman aux Musulmans arabes et turcs ! »
Tout était prévu jusqu'au moindre détail pour l'exécution de cette sainte entreprise. On avait le choix entre participer à une « guerre de sentiment » - c'est-à-dire que chaque disciple du Prophète, nourrisse dans son coeur la haine de l'infidèle; ou à une « guerre par la parole » - c'est-à-dire que, par la voix et la plume, tout Musulman sème cette même haine autour de lui ; - enfin à une guerre d'action, pour combattre et tuer l'infidèle partout où il se trouverait. Cela, disait la brochure, est la « vraie guerre ». Il y aura une « petite guerre sainte » et « une grande guerre sainte » ; la première sera celle que chaque Mahométan livrera dans sa communauté à ses voisins chrétiens, et la seconde la grande lutte mondiale engagée par les Islamites des Indes, de l'Arabie, de la Turquie, de l'Afrique, contre leurs tyrans.
« La Guerre Sainte, continuait-on, revêtira trois formes; d'abord la guerre individuelle, consistant dans l'action personnelle, qui peut être faite avec les armes ordinaires, ainsi qu'un de nos coreligionnaires en usa vis-à-vis de Peter Galy, le gouverneur anglais ; ou encore comme dans le meurtre du chef de police anglais des Indes et comme dans l'assassinat d'un haut fonctionnaire, commis à la Mecque par Abi Busir (puisse-t-il plaire à Allah). » Le document citait en outre différents crimes et enjoignait aux fidèles de s'en inspirer. Il ordonnait en second lieu de constituer des « bandes » et d'aller massacrer les chrétiens ; les plus utiles seraient organisées secrètement et opéreraient de même tandis que dans la troisième méthode l'action serait confiée à des troupes régulières.
Le ton de ces différentes citations trahit assez la part de l'Allemagne, dans la rédaction de cette excitation à la révolte : on massacrera les populations qui ont courbé des Musulmans sous leur joug. Les Allemands n'ayant aucun sujet mahométan dans leurs colonies, cette clause les protégeait donc ; mais avec leur habituel égoïsme, ils exposaient leurs alliés autrichiens, puisqu'en Bosnie et Herzégovine, on trouve de nombreux adeptes du Prophète. Les Musulmans ont l'ordre de former des armées « serait-il même nécessaire d'y introduire quelques éléments étrangers », c'est-à-dire nommer des instructeurs et des officiers allemands. « Rappelez-vous (ceci avait pour but de protéger les Allemands) qu'il est contraire aux lois de combattre aucun peuple de religion différente, qui s'est uni à nous, ou n'a pas manifesté d'hostilité envers notre Calife, ou qui s'est mis sous notre protection. »
Bien entendu, Wangenheim ne m'avait pas avoué que les Allemands désiraient soulever de façon générale les Mahométans contre l'Entente; mais tout ce que j'ai cité indique clairement la source réelle de cet extraordinaire document. A l'époque où il en discuta avec moi, il semblait convaincu qu'une « Guerre Sainte » de ce genre serait le moyen le plus rapide de forcer l'Angleterre à faire la paix ; conformément à ce point de vue, c'était donc une grande offensive de paix. Implicitement, il trahissait la conviction -celle de tous les cercles officiels - que l'Allemagne avait commis une erreur en entraînant l'Angleterre dans le conflit, et il croyait évidemment aujourd'hui que, si de sourdes menées pouvaient être tramées aux Indes, en Egypte, au Soudan, l'Empire britannique se retirerait de l'action. Même si les Mahométans britanniques refusaient de se soulever, il estimait que la seule menace d'une pareille révolte pousserait l'Angleterre à abandonner à leur sort la Belgique et la France.
Le danger de répandre, parmi un peuple furieusement fanatique, une littérature aussi incendiaire, est manifeste. Je n'étais pas le seul diplomate neutre en redoutant les sérieuses conséquences. M. Tocheff, le Ministre bulgare, un des membres les plus capables de notre corps, ne dissimulait pas son inquiétude. A cette époque, la Bulgarie était neutre, et M. Tocheff avait coutume de me dire que son pays espérait le demeurer. « Les deux camps, dit-il, recherchent notre alliance, et notre politique est de les maintenir dans cette expectative. Si l'Allemagne réussit à déchaîner une « Guerre Sainte » et que des massacres en résultent, nous nous joindrons certainement à l'Entente ». Je le décidai à se rendre chez Wangenheim, pour lui répéter cette déclaration, pendant que j'exerçais une pression similaire sur Enver.
Heureusement, dès le principe la « Guerre Sainte » fit faillite. Les Mahométans de certains pays, tels que les Indes, l'Egypte, Alger, et le Maroc se savaient mieux traités, qu'ils ne pouvaient espérer l'être nulle part ailleurs ; dans leur naïveté, ils ne pouvaient comprendre l'objet d'une guerre sainte contre certains chrétiens, et en même temps l'alliance avec d'autres nations chrétiennes, telles que l'Allemagne et l'Autriche : cette contradiction rendait la proposition ridicule. Le Koran,c'est vrai; ordonne le massacre des chrétiens, mais il ne fait pas d'exception en faveur des Allemands et, dans l'esprit du fanatique mahométan, un rayah allemand est un « chien de chrétien » tout comme un Anglais ou un Français, et son assassinat un acte tout aussi méritoire. Les subtilités, suscitées par la diplomatie occidentale, lui étaient aussi étrangères que la loi de la gravitation ou l'hypothèse des nébuleuses. En négligeant d'en tenir compte, les Allemands fournirent une nouvelle preuve de leur maladresse fondamentale et de leur ignorance complète des conditions mondiales. Le seul fait tangible, qui ressorte clairement de cette croisade, c'est le désir du Kaiser de pousser à une autre Saint-Barthélemy 300.000.000 de Mahométans.
N'y eut-il alors aucune « Guerre Sainte ? » La grosse affaire de Wangenheim échoua-t-elle réellement ? Chaque fois que je pense à cette burlesque Jihad, une scène qui se déroula à l'ambassade américaine se présente à mon esprit.
Enver est assis à un bout de la table, buvant paisiblement son thé, à petites gorgées, en mangeant des gâteaux ; je lui fais vis-à-vis, engagé dans le même passe-temps pacifique. C'est le 14 novembre ; la veille, le Sultan a déclaré sa guerre sainte, il y a eu des réunions dans les mosquées et autres endroits, on y a lu la déclaration de guerre ; des discours enflammés y ont été prononcés. Enver m'assure toutefois qu'on ne fera aucun mal aux Américains ; en fait, qu'il n'y aura de massacre nulle part. Pendant qu'il parle, un de mes secrétaires entre et m'informe qu'un petit groupe manifeste contre certains établissements étrangers, qu'il a assailli un magasin autrichien qui avait imprudemment conservé son enseigne annonçant la vente de « vêtements anglais ». Je demande à Enver ce que cela signifie ; il me répond que c'est une erreur, personne ne sera inquiété. Quelques instants après son départ, je suis prévenu que la foule s'est attaquée au Bon Marché, un magasin de tissus français, et se dirige en droite ligne vers l'ambassade britannique. J'appelle immédiatement Enver au téléphone ; tout va bien, assure-t-il, il n'y aura rien à l'ambassade. Une ou deux minutes plus tard, la populace fait volte face et part pour Tokatlian, le premier restaurant de Constantinople. Le fait que le groupe est dirige par un Arménien suffit à tout expliquer. Six hommes, armés de crocs, brisent les glaces et les fenêtres, d'autres enlèvent les dessus de marbre des tables et les réduisent en miettes ; en quelques instants l'établissement est complètement saccagé.
Cette démonstration représenta la « Guerre Sainte », telle que la comprit Constantinople ! Ainsi finit misérablement la honteuse tentative allemande de soulever 300.000.000 de Mahométans contre la chrétienté ! Le Kaiser n'obtint pour tout résultat, en propageant ces théories subversives, que de faire germer dans le coeur du Musulman cette haine intense du chrétien qui est la caractéristique de son étrange et impressionnable nature, et d'allumer des passions qui se manifestèrent plus tard, lors des massacres des Arméniens et autres populations asservies.
1) Célèbre « Boss» qui représenta les intérêts de Tammany Hall, dans la ville de New-York en 1870. Son nom aux états-Unis est synonyme de corruption électorale inspire la plus juste méfiance aux citoyens intègres. N. d. T.
2) Nous voyons par là que les Allemands et les Autrichiens étaient exclus des massacres.