CHAPITRE IX
FERMETURE DES DARDANELLES
ISOLEMENT DE LA RUSSIE

Le 27 septembre, sir Louis Mallet, l'ambassadeur britannique, entra dans mon cabinet dans une évidente perturbation d'esprit. Le Khédive d'Egypte venait de me quitter et j'abordai avec ce nouveau visiteur les questions égyptiennes.

- Nous discuterons cela à un autre moment, dit-il. J'ai quelque chose de bien plus important ù vous annoncer : Ils ont fermé les Dardanelles.

Par « ils », il ne désignait point - cela va de soi - le Gouvernement Turc, seul pouvoir ayant légalement le droit de prendre cette mesure draconienne, mais les autorités actuellement souveraines en Turquie, les Allemands. Sir Louis Mallet me communiquait la nouvelle à bon droit, car cet acte était un outrage envers les états-Unis aussi bien qu'envers les Alliés. Il me demanda de l'accompagner pour faire une protestation commune. Je répondis, toutefois, qu'il vaudrait mieux que nous agissions isolément et je me dirigeai immédiatement vers le palais du Grand Vizir. Quand j'arrivai, les ministres étaient en conférence ; assis dans l'antichambre, l'éclat des voix parvenait jusqu'à moi et il m'était facile de distinguer les accents familiers de Talaat, d'Enver, de Djavid le ministre des Finances, et autres membres du Conseil. De ce que je pus surprendre à travers les minces cloisons, il ressortait clairement que ces maîtres nominaux de la Turquie étaient presque aussi surexcités que nous l'étions, sir Louis Mallet et moi-même, par la clôture des Détroits.

Le Grand Vizir sortit pour répondre à ma requête ; son aspect était pitoyable ! Cet homme qui, au moins de nom, était le plus important fonctionnaire du gouvernement, l'organe du Sultan en personne, ne donnait alors qu'une impression abjecte d'impuissance et de peur ! Il était pâle et tremblait de la tête aux pieds ; vaincu par l'émotion, il pouvait à peine parler et quand je lui demandai si l'annonce de la fermeture des Dardanelles était fondée, il balbutia, puis finalement répondit par l'affirmative.

- Vous savez que ceci signifie la guerre, dis-je ; et je protestai aussi fortement que possible au nom de mon gouvernement.

Tout le temps que nous causâmes, je pus entendre les voix fortes de Talaat et de ses collègues s'élever dans la pièce voisine. Le Grand Vizir s'excusa et retourna dans la salle. Il envoya ensuite Djavid discuter la question avec moi.

« C'est une surprise absolue pour nous, » furent les premiers mots de Djavid ; aveu significatif que le Cabinet était étranger à cette décision! Je répétai que les états-Unis ne s'y soumettraient pas ; que puisque la Turquie était en état de paix, elle n'avait pas le droit de fermer les détroits aux navires de commerce. J'ajoutai qu'un vaisseau américain, chargé de marchandises et de provisions pour l'ambassade américaine était dehors en ce moment, attendant pour entrer. Djavid suggéra que, sur mon ordre, ce navire déchargeât sa cargaison à Smyrne : le gouvernement turc, ajouta-t-il obligeamment, payera les frais de transport par voie de terre à Constantinople. Cette proposition n'était, bien entendu, qu'un subterfuge ridicule que je repoussai.

Djavid déclara alors que le Cabinet examinerait la question et, de fait, il la discutait en ce moment même. Il me fit alors l'historique de l'affaire. Un torpilleur turc avait traversé les Dardanelles et essayé d'entrer dans la mer Egée. Les navires de guerre britanniques, stationnés au dehors, hélèrent le bâtiment, l'examinèrent et constatèrent qu'il y avait à bord des marins allemands. L'amiral anglais commanda immédiatement au navire de retourner ; ceci, étant données les circonstances, il avait le droit de le faire. Weber Pacha, le général allemand qui assurait alors la garde des fortifications, sans consulter les Turcs, donna immédiatement l'ordre de clore les Détroits.

Wangenheim s'était déjà vanté auprès de moi, comme je l'ai relaté, que cela fût réalisable en trente minutes, et ses compatriotes venaient de confirmer ses paroles. Mines et filets furent descendus, les lumières des phares éteintes ; des signaux annoncèrent aux navires qu'il n'y avait « pas de passage » et l'acte le plus arbitraire que les Allemands aient jamais commis se trouva accompli. Et maintenant, je voyais ces hommes d'état turcs, qui seuls étaient les maîtres de ce mince filet d'eau, tremblant et balbutiant de peur, courant de-ci, de-là, comme des lièvres effrayés (sic), terrifiés par l'énormité du procédé allemand, mais évidemment impuissants à prendre aucune mesure décisive. J'avais certainement devant moi le tableau exact des extrémités auxquelles la brutalité germanique avait réduit les dirigeants actuels de l'Empire ottoman ; au même instant, j'évoquai la pensée du Sultan dont la signature était indispensable pour fermer légalement ces eaux, sommeillant tranquillement dans son palais, dans l'ignorance totale de cette affaire.

Bien que Djavid m'eût informé que le Conseil pouvait décréter la réouverture des Dardanelles, celui-ci ne le fit jamais ; et cette importante voie de communication resta fermée plus de quatre ans, à dater du 27 septembre 1914. Je n'étais pas sans saisir naturellement l'exacte signification de cette mesure. Le mois de septembre venait d'être fertile en désillusions pour les Allemands ; les Français avaient refoulé l'invasion et forcé les armées ennemies à se retrancher le long de l'Aisne ; les Russes avançaienttriomphalement en Galicie et avaient déjà pris Lemberg : il ne semblait pas improbable qu'ils franchissent bientôt les Carpathes, entrant en Autriche-Hongrie. En ces sombres moments, Pallavicini, l'ambassadeur autrichien, paraissait découragé et lamentable. Il me confia ses craintes pour l'avenir, me disant que le programme allemand d'une guerre courte, décisive, avait nettement échoué, et qu'il était désormais bien évident que l'Allemagne ne pourrait vaincre, - en admettant qu'elle le fît, ce qui était excessivement douteux ! - qu'après une lutte prolongée.

J'ai montré comment Wangenheim, tandis qu'il préparait l'armée et la marine turques à servir selon telle ou telle éventualité, maintenait simplement la Turquie en son pouvoir, se proposant d'employer ses forces seulement au cas où l'Allemagne ne réussirait pas à écraser la France et la Russie dès le début de la campagne. L'échec étant manifeste, il avait ordre de transformer les Turcs en alliés actifs. Jusqu'ici, cette nation de 20.000.000 d'âmes avait été un partenaire passif, tenue en réserve par Wangenheim, jusqu'à ce que le Kaiser jugeât nécessaire de lui payer le prix de sa réelle participation à la guerre. Le moment était donc arrivé où l'Allemagne en avait besoin et le signe extérieur du renversement de la situation était la fermeture des Dardanelles. Ainsi le ministre allemand avait rempli en tout point la tâche qui lui avait été assignée, et ce dernier acte était le digne couronnement d'une entreprise, au cours de laquelle il avait introduit le G oben et le Breslau dans les eaux du Bosphore. Peu d'Américains se rendent compte, même aujourd'hui, de l'influence considérable qu'eut cette mesure sur les futures opérations militaires ; cependant, le fait que la guerre a duré tant d'années et que le fardeau en a été finalement jeté sur l'Amérique est expliqué par cette fermeture des Détroits.

Car ce fut l'événement décisif qui sépara la Russie de ses Alliés, qui en moins d'un an amena sa défaite et son écroulement, qui ensuite rendit possible la révolution russe. Un simple examen de la carte révèle que cette énorme contrée ne possède que quatre accès à la mer. L'un est le passage de la Baltique, déjà fermé par la flotte allemande; un autre est Arkhangel, sur l'Océan Arctique, port gelé pendant plusieurs mois de l'année et ne se reliant au coeur de la Russie que par un long chemin de fer à voie unique ; le troisième est le port du Pacifique, Vladivostok, également obstrué par les glaces pendant trois mois, et n'aboutissant à la Russie que par le chemin de fer sibérien, courant sur une longueur de 5.000 milles ; le quatrième débouché était celui des Dardanelles, en réalité le seul praticable. C'était la porte étroite par laquelle les produits supplémentaires de 175 millions d'habitants étaient envoyés en Europe ; neuf dixièmes de toutes leurs exportations et importations avaient emprunté cette voie depuis des années. En la supprimant brusquement, l'Allemagne ruinait aussi bien la puissance économique que militaire de son ennemie ; en interceptant ses exportations de grains, elle la privait d'une arme financière essentielle à une lutte quotidienne ; enfin ce qui était peut-être plus fatal encore, elle empêchait l'Angleterre et la France de transporter sur ce théâtre des opérations assez de munitions pour refouler l'attaque allemande ; la Russie serait réduite à se rabattre sur Arkhangel et Vladivostock pour s'approvisionner. La cause de sa débâcle militaire, en 1915, est aujourd'hui bien connue ; les soldats manquèrent simplement de munitions pour combattre.

Pendant la plus grande partie de 1918 , l'Allemagne s'est épuisée, en efforts désespérés pour enfoncer un « coin » entre les armées françaises et anglaises sur le front occidental, pour séparer une alliée de l'autre et obtenir ainsi une position lui permettant d'attaquer chacune isolément ; la tentative s'est révélée impossible à réaliser, tandis que la manoeuvre qui annula le traité franco-russe en enfonçant ce « coin » entre la Russie et ses alliés occidentaux, se démontra facile ; il s'agissait simplement - comme je l'ai décrit - d'imposer sa domination à un gouvernement corrompu et dégénéré, de s'emparer, pendant que cette nation était en état de paix, de ses principaux moyens d'action, de son armée, de sa flotte, de ses ressources, puis au moment opportun d'ignorer son souverain nominal et de fermer un mince filet d'eau, d'environ 20 milles de long sur 2 ou 3 de large ! Cela ne coûta pas une seule vie humaine, ni un simple coup de canon ; pourtant, en un clin d'oil, l'Allemagne accomplit ce que n'eussent sans doute pas réalisé trois millions d'hommes combattant des forces russes bien équipées. Ce fut l'un des plus dramatiques triomphes militaires de cette guerre : il fut uniquement l'oeuvre de la propagande allemande, de la perspicacité allemande, de la diplomatie allemande.

Les jours qui suivirent cet embouteillement de la Russie, le Bosphore commença à prendre l'aspect d'un port soudain atteint par la peste. Des centaines de vaisseaux arrivaient de Russie, de Roumanie et de Bulgarie, chargés de grains,de bois de construction et autres produits,pour découvrir qu'ils ne pouvaient aller plus loin. Il n'y avait pas assez de docks pour les amarrer, aussi étaient-ils forcés de rader en plein fleuve, d'y jeter l'ancre en attendant les événements. Le Bosphore ressembla bientôt à une forêt de mâts et de cheminées fumantes, car l'encombrement devint tel qu'un canot-automobile avait peine à se frayer un chemin à travers ce chaos. Les Turcs laissaient espérer la prochaine réouverture du Détroit, et pour cette raison les navires, dont le nombre augmentait constamment, attendirent un mois environ. Puis, l'un après l'autre, ils virèrent de bord, mirent le cap sur la mer Noire et regagnèrent lugubrement leurs ports d'attache. En quelques semaines, le Bosphore et et les eaux adjacentes devinrent un désert. Le calme de cet endroit qui, pendant des années, avait été l'un des ports maritimes les plus animés du monde, n'était troublé que par le passage accidentel d'une chaloupe, ou d'une petite caïque turque, ou, de temps à autre, par un petit voilier. Et pour donner une idée exacte de ce que cela signifiait, au point de vue militaire, rappelons seulement ce que fut le front de bataille russe l'année suivante. Les paysans soutinrent le choc de l'artillerie allemande la poitrine à découvert, n'ayant ni fusils, ni canons, tandis que des montagnes de munitions inutiles s'entassaient dans les ports lointains des mers Arctique et Pacifique, faute de chemins de fer pour les amener jusqu'au terrain des opérations !

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