CHAPITRE VI
WANGENHEIM ME RACONTE COMMENT
LE KAISER DÉCIDA LA GUERRE

Cette transaction ne produisit pas partout une impression aussi pénible, entre autres à l'Ambassade allemande. Là, ce grand « succès » grisa absolument l'impressionnable Wangenheim ; puis des événements postérieurs enfiévrèrent sa furor Teutonicus.

Le Goeben et le Breslau arrivaient en Turquie presque au moment où les Allemands s'emparaient de Liège, Na-mur et autres villes limitrophes. Vint ensuite la marche rapide en France et la poussée triomphante, en apparence, sur Paris. Wangenheim, en Prussien militant qu'il était, voyait dans tout ceci la réalisation d'un rêve de quarante ans.

Les ambassades étaient encore installées dans leurs résidences d'été, sur les rives du Bosphore, où l'Allemagne occupait un somptueux édifice, avec des bureaux parfaitement organisés, un parc splendide, offert par le Sultan en personne au Gouvernement impérial. Pour un motif quelconque, mon collègue ne semblait pas se plaire dans son palais, et au contraire témoignait d'une grande prédilection pour le modeste banc de la maison du garde, qui faisait face au bâtiment principal et surplombait la rue à vingt pieds au-dessus des eaux rapides du Bosphore, siège qui en réalité était destiné au garde. Je me souviendrai toujours de l'étrange spectacle qu'il nous donna ainsi, pendant les palpitantes journées qui précédèrent la bataille de la Marne, allant et venant de son banc de pierre à l'ambassade. Tous ceux qui se rendaient de Constantinople à la banlieue nord empruntaient cette route, et même les diplomates russes et français passaient fréquemment, ignorant naturellement avec raideur l'ambassadeur triomphant sur le pas de sa porte.Je me dis parfois qu'il s'asseyait là tout exprès, pour envoyer dans leur direction la fumée de son cigare et cela me rappelle la scène du Guillaume Tell, de Schiller, dans laquelle le héros suisse, aux aguets dans un repli de terrain, son arc et ses flèches à côté de lui, attend l'approche de sa victime, Geissler:

Ici, par ce défilé profond, il faut qu'il passe; Nul autre chemin ne mène à Kussnacht. Wangenheim happait ainsi au passage ses amis - ou ceux qu'il considérait comme tels - et fêtait à sa manière les victoires allemandes. J'observai qu'il se portait à cet endroit, quand les armées germaniques étaient victorieuses ; mais apprenait-on un de leurs revers, il devenait complètement invisible. Gomme je le lui fis remarquer, son manège avait quelque rapport avec celui des marionnettes des thermomètres articulés : les poupées sortent de leur boîte quand le temps est beau, mais y rentrent à l'annonce de l'orage. Il parut apprécier ma plaisanterie, tout autant que notre cercle diplomatique.

Au début, l'atmosphère était nettement favorable à l'ambassadeur allemand. Les succès de son pays l'excitèrent a tel point qu'il en vint à commettre de réelles imprudences. Un jour, dans son exubérance, il me confia certains faits qui auront toujours, à mon avis, une grande valeur historique. Il me révéla exactement comment l'Allemagne avait agi pour précipiter la guerre, et à quel instant cela s'était passé. La communication de ce secret semble aujourd'hui une indiscrétion monstrueuse, mais rappelons-nous l'état d'esprit de Wangenheim à cette époque ; le monde entier croyait alors Paris condamné, et le représentant de Guillaume II ne dissimulait pas sa conviction que la guerre ne durerait pas plus de deux à trois mois. L'entreprise allemande se développait évidemment conformément à ce programme.

J'ai déjà mentionné que Wangenheim partit pour Berlin aussitôt après l'assassinat du Grand Duc d'Autriche ; il me révéla maintenant la cause de sa brusque absence. « J'avais été mandé à Berlin, me dit-il, pour assister à un conseil impérial qui se tint à Postdam le 5 juillet et fut présidé par le Kaiser. » Presque tous les ambassadeurs auprès d'états importants y assistaient, et lui-même avait été convoqué pour donner avec certitude tout renseignement concernant la Turquie et éclairer ses collègues sur la situation générale de cette nation, considérée déjà comme le pivot de la guerre imminente.

En me parlant des personnages présents à cette réunion, Wangenheim ne cita pas de noms, mais mentionna spécialement - les faits sont si importants que je cite ses propres termes dans son allemand même : « Die Häupter des Generalstab und der Marine » -(les chefs des états-Majors militaire et de la Marine), d'où j'ai supposé qu'il voulait parler de von Moltke et de von Tirpitz. Les grands banquiers, les directeurs des chemins de fer et les chefs de l'industrie allemande, tous ceux dont le concours était aussi nécessaire aux préparatifs de guerre de l'Allemagne que l'armée elle-même, avaient également été convoqués.

Wangenheim me raconta ensuite que le Kaiser avait solennellement posé à chacun d'eux, la question suivante : 

« Etes-vous prêt pour la guerre ? » Tous répondirent : « Oui », sauf les financiers qui demandèrent deux semaines pour négocier leurs valeurs étrangères et contracter des emprunts. A ce moment, peu de gens considéraient la tragédie de Sarajevo comme un événement susceptible de déterminer la guerre. A cette conférence, me dit Wangenheim, toutes les précautions furent prises pour empêcher qu'on en eût aucun soupçon. On décida de donner aux banquiers le temps de s'organiser pour la guerre en perspective ; puis les différents membres de cette réunion retournèrent tranquillement à leurs affaires ou partirent en vacances. Le Kaiser fît voile pour la Norvège, von Bethmann-Hollweg alla se reposer et Wangenheim rentra à Constantinople.

En me parlant de ce Conseil, mon interlocuteur admit naturellement que l'Allemagne avait précipité la guerre.Je crois qu'il était assez fier de toute cette entreprise ; fier que son pays l'eût traitée avec autant de méthode et de prévoyance, et spécialement fier d'avoir été invité à participer à une aussi importante réunion.Je me suis souvent demandé avec surprise ce qui l'avait poussé à me faire une telle confidence ; j'estime que la véritable raison en est due à son excessive vanité, à son désir de me montrer combien il était intimement associé aux conseils secrets tenus par son empereur et quel rôle il avait joué en provoquant ce conflit. Quel qu'en fût le motif, son indiscrétion eut pour résultat certain de me faire connaître les coupables de ces monstrueux crimes. Les différents livres bleu, rouge et jaune qui submergèrent l'Europe les premiers mois qui suivirent la déclaration de la guerre, et les centaines de documents publiés par la propagande allemande, afin d'innocenter le gouvernement de Berlin, n'ont jamais fait la plus légère impression sur moi. Car mes conclusions ne sont pas basées sur des soupçons ou une opinion, ou sur l'étude de données accidentelles : je n'ai pas besoin de discuter ou d'argumenter sur cette question. Je sais. Cette conspiration, qui a causé la plus grande des tragédies humaines, a été tramée par le Kaiser et sa camarilla à cette conférence de Potsdam, le 5 juillet 1914. L'un des principaux acteurs, enivré par le triomphe d'une victoire apparente, m'en conta personnellement tous les détails.

Si j'entends discuter les responsabilités de la guerre, ou que je lise les excuses maladroites ou mensongères alléguées par l'Allemagne, je n'ai qu'à me rappeler Wangenheim, tel qu'il m'apparut cet après-midi d'août, plein d'importance en me faisant son rapport sur cette assemblée historique, entre deux bouffées d'un énorme cigare. A quoi bon perdre du temps à controverser à ce sujet? Cette conférence fut tenue le 5 juillet, et l'ultimatum à la Serbie envoyé le 22 juillet, à peu près le délai de deux semaines demandé par les financiers pour effectuer leurs opérations - délai qu'ils mirent largement à profit, ainsi que peuvent l'attester les bilans des principales bourses du monde, car ils révèlent les importantes réalisations des banquiers allemands. En provoquant de sensibles baisses, ce mouvement provoqua alors quelque surprise sur les marchés ; mais l'explication de Wangenheim réfute toute espèce de doute, l'Allemagne convertissait ses valeurs en argent comptant, en prévision de la guerre.

Si quelqu'un désire contrôler la véracité de mes dires, je lui recommande d'examiner la cote de la Bourse de New-York pendant ces deux semaines historiques. Il verra qu'il y eut des courbes impressionnantes, spécialement pour les valeurs internationales. Du 5 au 22 juillet, l'Union Pacific tomba de 155 1/2 à 127 1/2, Baltimore and Ohio de 91 1/2 à 81, United States Steel de 61 à 50 1/2, Canadian Pacific de 194 à 185 1/2 et Northern Pacific de 111 3/8 à 108. A cette époque, les ardents protectionnistes rendirent responsable de cette dépréciation la loi Simmons-Underwood sur les tarifs ; tandis que d'autres critiques du Gouvernement l'attribuèrent au « Fédéral Reserve Act », - qui n'était cependant pas encore en vigueur. Et comment les agents de change de Wall Street, et autres financiers réputés, auraient-ils pu soupçonner, qu'à un conseil présidé par le Kaiser, une telle machination avait été ourdie ! Non seulement Wangenheim me communiqua tous ces détails, mais il les révéla aussi au marquis Garroni, le représentant de l'Italie à Constantinople. (L'Italie était encore l'alliée théorique de l'Allemagne.)

L'ambassadeur d'Autriche, le marquis Pallavicini, ne songeait pas à dissimuler que les Puissances centrales avaient précipité la guerre. Le 18 août, à l'occasion de l'anniversaire de François-Joseph, je fis à mon collègue ma visite de félicilation habituelle. La conversation roula naturellement sur le souverain qui entrait dans sa quatre-vingt-cinquième année. Pallavicini parla de lui avec fierté et vénération. Il me dépeignit sa clairvoyance et sa lucidité d'esprit, sa compréhension absolue des questions internationales et la surveillance personnelle qu'il exerçait sur toutes choses. Pour témoigner de la portée que François-Joseph donnait aux événements actuels, son représentant cita en exemple la présente guerre. Au mois de mai, il avait été reçu en audience par l'Empereur à Vienne. Déjà, le monarque jugeait la guerre européenne inévitable. Les Puissances centrales ne pouvaient pas considérer le traité de Bucarest comme réglant définitivement la question balkanique, et seule une guerre générale, avait déclaré l'Empereur à Pallavicini, pourrait amener une solution convenable. Le traité de Bucarest - ne l'oublions pas - termina la seconde guerre balkanique. Il répartissait les Dominions européens de la Turquie, excepté Constantinople et une faible portion de territoire alentour, entre les nations balkaniques, spécialement entre la Grèce et la Serbie. Cet accord agrandissait considérablement cette dernière nation ; il augmentait ses ressources dans une mesure telle que l'Autriche la voyait déjà devenue un nouvel état européen, assez puissant pour s'opposer à ses propres projets d'expansion, car la double monarchie maintenait sous son joug une importante population serbe en Bosnie et en Herzégovine, population dont le désir suprême était la réunion à son pays d'origine. En outre, les visées pangermaniques en Orient exigeaient l'anéantissement de la Serbie qui, tant qu'elle demeurait intacte, bloquait aux Allemands la route de l'Est. Les Austro-Allemands avaient escompté que la guerre balkanique l'exterminerait, en tant que nation ; - que la Turquie annihilerait simplement les armées du roi Pierre. Or la réalisation attendue de ce plan empêcha toute ingérence autrichienne ou allemande dans les deux précédentes guerres. Mais le résultat fut exactement l'inverse, car de ce conflit sortit une Serbie plus puissante que jamais, se dressant comme un rempart d'acier sur le chemin de l'Allemagne. La plupart des historiens conviennent que le traité de Bucarest rendit la guerre inévitable. Le témoignage du marquis Pallavicini atteste que François-Joseph lui-même partageait cette opinion. L'audience, dans laquelle l'Empereur fît cette déclaration, eut lieu au mois de mai, plus d'un mois avant l'assassinat du Grand Duc. Ainsi nous possédons l'aveu formel de l'Empereur d'Autriche que la guerre eût éclaté, indépendamment du drame de Sarajevo. Il est bien évident que ce crime servit simplement de prétexte plausible pour une guerre déjà irrévocablement décidée par les Empires centraux.

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