CHAPITRE III
LE REPRÉSENTANT PERSONNEL DU KAISER.
WANGENHEIM S'OPPOSE A LA VENTE DE VAISSEAUX DE GUERRE AMÉRICAINS A LA GRÈCE

Déjà, en mars 1914, les Allemands avaient fortement établi leur domination sur la Turquie. Liman von Sanders, arrivé en décembre 1913, jouissait d'une influence prédominante dans l'armée. A l'origine, sa nomination n'éveilla pas de sentiments particulièrement hostiles, car auparavant d'autres missions allemandes avaient été appelées en Turquie pour y instruire l'armée, notamment celle de von der Goltz ; de même une mission navale anglaise, commandée par l'amiral Limpus, s'efforçait, non sans peine, de réorganiser la flotte ottomane. Toutefois, nous nous aperçûmes vite que le mandat de von Sanders était bien différent.

En effet, dès avant l'arrivée du Général, on annonça qu'il prendrait le commandement du premier Corps d'Armée turc et que le général Bronssart de Schnellendorf serait chef d'état-Major. Ces nominations ne signifiaient rien moins que la réussite des plans du Kaiser : annexer l'armée turque aux siennes ; comme preuve du pouvoir inhérent à la charge de von Sanders, disons que le premier Corps d'Armée contrôlait pratiquement Constantinople. Ces changements dénotaient à quel point Enver Pacha avait été subjugué par le système prussien. Les représentants de l'Entente ne pouvaient naturellement pas tolérer pareil empiétement de la part de l'Allemagne. Les ambassadeurs britannique, français et russe se rendirent immédiatement chez le Grand Vizir et protestèrent, plus chaudement que poliment, contre l'élévation de von Sanders à un tel poste. Le Ministre bégaya et ânonna comme à l'ordinaire, prétendit que le fait en question n'avait aucune importance, mais finalement il retira à von Sanders ses fonctions de chef du premier Corps d'Armée pour lui confier celles d'inspecteur général. Cela n'améliorait guère la situation, cette nouvelle attribution conférant en réalité à son titulaire plus de pouvoir que la précédente.

Ainsi, en janvier 1914, sept mois avant que n'éclatât la Grande Guerre, l'Allemagne détenait la position suivante dans l'armée turque : un de ses généraux était chef d'Etat-Major, un autre Inspecteur Général, des vingtaines d'officiers avaient reçu des commandements de la plus haute importance et le politicien turc, Enver Bey, déjà alors champion déclaré de l'Allemagne, était ministre de la Guerre.

Après avoir obtenu ce triomphe diplomatique, Wangenheim obtint un congé, certes bien mérité, et Giers, l'ambassadeur russe, partit également en vacances. La baronne Wangenheim m'expliqua - car à cette époque de telles subtilités m'échappaient ! - la signification exacte de ces absences. « Celle de mon mari, dit-elle, prouve qu'aux Affaires étrangères, en Allemagne, on considère que l'épisode von Sanders est clos, clos par une victoire allemande. Le congé de Giers, continua-t-elle, témoigne que la Russie refuse d'accepter ce point de vue et que, en ce qui la concerne, l'affaire von Sanders n'est pas terminée. »

Je me rappelle avoir écrit à ma famille que, dans cette mystérieuse diplomatie des Balkans, les nations se parlaient par actes et non par mots, et je citai la version de la baronne Wangenheim, relative à ces congés diplomatiques, comme preuve à l'appui.

Un incident qui se passa dans sa propre maison nous fit voir à tous l'importance que von Sanders attachait à sa mission militaire. Le 18 février, je donnai mon premier dîner officiel. Le général von Sanders et ses deux filles figuraient au nombre des invités ; le général fut le voisin de table de ma fille Ruth, qui ne passa pas une soirée très agréable, car le Maréchal, sanglé dans son pompeux uniforme, la poitrine constellée de décorations, ne dit pas un mot de tout le repas. Il mangea silencieusement, d'un air maussade, et tous les efforts de ma fille pour entamer une conversation n'aboutirent qu'à lui arracher, de temps à autre, une monosyllabe jetée d'un ton bourru. Sa conduite fut celle d'un enfant gâté. Après le dîner, von Untius, le chargé d'affaires allemand, vint me trouver. Il paraissait fortement surexcité et quelques instant s'écoulèrent avant qu'il eût recouvré assez de calme pour s'acquitter de sa mission :

- Vous avez commis une terrible erreur, Mr. l'Ambassadeur, dit-il.

- Laquelle ? demandai-je, forcément interdit.

- Vous avez grandement offensé le maréchal von Sanders, en lui assignant une place à table de rang inférieur à celle des ministres étrangers. Il est le représentant personnel du Kaiser, et, comme tel, il doit être traité à l'égal des ambassadeurs. Il eût dû avoir la préséance sur les membres du cabinet et les ministres étrangers.

Ainsi j'avais fait un affront à l'Empereur lui-même ! C'était l'explication de l'attitude grossière de von Sanders. Fort heureusement j'étais à couvert. Je n'avais pas arrangé l'ordre de ce dîner ; j'avais envoyé la liste de mes hôtes au marquis Pallavicini, l'ambassadeur d'Autriche et doyen du corps diplomatique, une autorité indiscutée à Constantinople pour des questions aussi délicates que celle-ci. Le marquis m'avait retourné la feuille, chaque nom marqué à l'encre rouge par rang d'importance : 1, 2, 3, 4, 5, etc. Je possède encore ce document, tel qu'il me fut adressé par l'Ambassade d'Autriche et le nom du général von Sanders porte le numéro « 13 ». J'admets toutefois que la « 13e » place mettait le général bien à l'extrémité de la table.

J'expliquai la situation à von Untius et je priai M. Panfili, conseiller d'Ambassade d'Autriche, présent à ce dîner, de monter et d'éclaircir tout ceci aux yeux de son collègue offensé. Les Autrichiens et les Allemands étant alliés, il était manifeste que l'insulte (si insulte il y avait) était involontaire. Panfili expliqua que la question l'ayant embarrassé, il l'avait soumise au marquis et il apparaissait que le numéro 13 avait été désigné par l'ambassadeur lui-même pour marquer le rang de von Sanders.

L'incident n'en resta pas là ; car Wangenheim vint ensuite trouver Pallavicini et discuta l'affaire âprement. « Si Liman von Sanders représente le Kaiser, qui représentez-vous ? » protesta Pallavicini. (L'argument était juste, l'Ambassadeur étant toujours considéré comme l'alter ego de son souverain.) « Ce n'est pas l'usage, continua-t-il, qu'un souverain ait deux représentants à la même cour. »

Le marquis ne cédant pas, Wangenheim exposa la situation au Grand Vizir ; Said Halim refusant d'assumer la responsabilité d'une décision aussi importante, la contestation fut renvoyée devant le Conseil des Ministres, lequel conféra solennellement à ce sujet et rendit ce verdict : von Sanders devra avoir la préséance sur les ministres des pays étrangers, mais venir après les membres du Cabinet turc. Les plénipotentiaires étrangers protestèrent alors hautement et déclarèrent que si la préséance était jamais donnée à von Sanders dans une occasion semblable, tous en corps quitteraient la table. Non seulement von Sanders devint suprêmement impopulaire pour avoir soulevé cet incident, mais on réprouva unanimement le côté autocratique et dictatorial de son procédé. Résultat net : jamais plus le général ne fut invité à un dîner diplomatique !

Cet épisode piqua au vif l'intérêt de l'ambassadeur britannique : sir Louis Mallet. C'était heureux, disait-il, que cela ne se fût pas passé sous son toit ; autrement, les journaux eussent consacré des colonnes entières aux relations tendues de l'Angleterre et de l'Allemagne !

Somme toute, cette affaire avait une grande portée internationale. Par vanité personnelle, von Sanders avait trahi un secret d'Etat ; il n'était pas un simple chef-instructeur envoyé pour rétablir le prestige militaire ottoman ; il était exactement ce qu'il avait prétendu être, le représentant personnel du Kaiser et celui-ci l'avait choisi, absolument comme Wangenheim, pour être l'instrument de sa volonté en Turquie.

Par la suite, von Sanders me raconta, avec cette fierté que manifestent les aristocrates allemands quand ils parlent de leur souverain, que l'Empereur avait conféré deux heures avec lui le jour où il le désigna pour cette mission, et une autre heure au moment de son départ, pour lui donner ses dernières instructions. Je fis part de l'incident du dîner à mon gouvernement, comme indication de l'influence croissante de l'Allemagne en ce pays, et je présume que les autres ambassadeurs en firent autant de leur côté. L'attaché militaire américain, le major John R.-M. Taylor, qui en fut témoin, lui attribuait une extrême signification. Un mois après cet événement, lui et le capitaine Mc Cauley, commandant du Scorpion, le stationnaire américain à Constantinople, déjeunaient au Caire avec lord Kitchener, petite réunion intime ne comprenant que mes deux compatriotes, lord Kitchener, sa soeur, et un aide de camp. Le major Taylor raconta l'anecdote en question et Kitchener ne dissimula pas son intérêt.

- Qu'en pensez-vous? demanda-t-il.

- Cela veut dire selon moi, répondit le major Taylor, qu'au jour de la Grande Guerre la Turquie sera probablement l'alliée de l'Allemagne. Si elle ne l'est pas directement, je crois au moins qu'elle mobilisera au Caucase, ce qui distraira ainsi trois corps d'armée russes du théâtre européen des opérations.

- Je suis de votre avis, dit Kitchener, après avoir réfléchi un moment.

Et désormais, durant plusieurs mois, nous eûmes le spectacle de l'armée turque soumise à la tutelle de l'Allemagne. Des officiers allemands instruisaient quotidiennement les troupes, tout ceci, j'en suis convaincu aujourd'hui, en prévision de la guerre imminente. La grande revue militaire, qui eut lieu au mois de juillet, illustra brillamment les résultats obtenus. Ce fut une manifestation splendide, une cérémonie de gala. Le Sultan y assista en grande pompe ; il avait pris place sous une tente magnifiquement décorée, où il tint une petite cour, réunissant le Khédive d'Egypte, le prince héritier de Turquie, les princes du sang et le Cabinet tout entier. Nous vîmes alors que, pendant les six mois écoulés, l'armée turque avait été complètement prussianisée. Ce qui, en janvier, n'était qu'une masse de misérables en guenilles, sans discipline, paradait maintenant « au pas de l'oie » ; les hommes étaient vêtus en feldgrau et portaient même une coiffure, en forme de casque, qui rappelait vaguement la pickelhaube (casque à pointe) des Allemands. Les officiers instructeurs éprouvaient une fierté immense à ce spectacle ; et l'aspect de ces troupes, soigneusement habillées, marquant fièrement le pas et manouvrant splendidement, constituait réellement un succès digne d'éloges.

Quand le Sultan me fit mander sous sa tente, je le félicitai naturellement de l'excellente apparence de ses soldats. Il ne manifesta pas grand enthousiasme ; la perspective de la guerre ne le charmait pas, dit-il, étant un pacifiste convaincu.

Je remarquai l'absence de certains personnages de marque à cette fête allemande : celle des ambassadeurs français, britannique, russe et italien. Bompard avait bien reçu dix billets d'entrée, mais il ne las considéra pas comme une invitation. Wangenheim me confia, avec une certaine satisfaction, que les autres ambassadeurs étaient jaloux et qu'ils ne tenaient pas à voir les progrès de l'armée turque, étant donnée la nationalité de ceux à qui ils étaient dus. J'étais persuadé que mes collègues refusèrent de venir, parce qu'ils ne désiraient pas honorer une fête allemande de leur présence, et je les approuvai.

Avec le temps, j'acquis d'autres preuves de l'ingérence grandissante de l'Allemagne dans la politique turque. En juin, les relations entre la Turquie et la Grèce furent près de se rompre. Le traité de Londres (30 mai 1913) avait laissé les îles de Chio et de Mytilène en possession de cette dernière. Un simple coup d' œil sur la carte suffira pour démontrer l'importance stratégique de ces îles ; situées dans la mer Egée, tels que des gardiens vigilants, elles protègent la baie et le grand port de Smyrne, et établissent clairement que le contrôle certain de Smyrne et de toute la côte de l'Asie-Mineure, bordée par la mer Egée et par l'Archipel, ne saurait être disputé à une puissante nation militaire, qui les détiendrait de façon permanente. Les conditions ethniques de ces îles rendent semblable hypothèse souverainement dangereuse pour la Turquie, au point de vue militaire ; leur population est grecque et l'est depuis l'époque d'Homère ; la côte d'Asie-Mineure elle-même est également grecque ; plus de la moitié de la population de Smyrne, le plus grand port maritime méditerranéen de Turquie, est encore grecque, prédominance qui s'est maintenue si bien dans les industries, comme dans le commerce et la culture, que les Ottomans en parlant habituellement de cette ville l'appelaient la « giaour Ismir », « l'infidèle Smyrne ». D'ailleurs ces habitants ne cachaient pas leur attachement à la mère-patrie ; et bien que nominalement de nationalité turque, les Hellènes asiatiques soutenaient même de leurs deniers le gouvernement athénien.

En fait, les îles de la mer Egée et le continent constituaient la Graecia Irredenta. Et que la Grèce fût déterminée à les libérer, précisément comme elle avait récemment délivré la Crète, n'était pas un secret diplomatique ; si elle débarquait jamais une armée sur la côte, il n'était pas douteux que les indigènes l'accueilleraient avec enthousiasme et la seconderaient. Toutefois, depuis que l'Allemagne avait arrêté ses propres plans d'expansion en Asie-Mineure, les Grecs de cette région constituaient naturellement un obstacle à leurs aspirations, obstacle qui se dresserait comme une barrière naturelle sur la route du golfe Persique, comme d'autre part la Serbie, en Europe.

Quiconque a lu, même superficiellement, la littérature pangermanique, connaît la méthode spéciale prônée à l'égard des populations gênant l'Allemagne : c'est la déportation pure et simple. Le déplacement par force de peuples entiers, transportés d'une extrémité de l'Europe à l'autre, comme autant de troupeaux de bétail, faisait partie depuis des années des projets de conquête de l'Allemagne. Ce traitement, appliqué depuis le début de la guerre à la Belgique, à la Pologne, à la Serbie, avait été inauguré en Arménie ; là il fut, comme je le montrerai, la plus répugnante démonstration du principe même, car c'est à l'instigation de l'Allemagne que la Turquie commença à expulser ses sujets grecs d'Asie-Mineure. Trois années plus tard, l'amiral allemand Usedom, qui avait combattu aux Dardanelles, me raconta que les Allemands avaient suggéré avec instance d'éloigner ces malheureux du littoral. « Notre motif, ajouta l'amiral, était de considération essentiellement stratégique ». J'ignore si Talaat et ses associés se rendirent compte qu'ils faisaient ainsi le jeu de l'Allemagne, mais il n'y a pas le moindre doute que celle-ci ne les poussât constamment à l'accomplissement de cette tâche.

Les événements qui suivirent symbolisèrent le système adopté pour les massacres arméniens. Les fonctionnaires turcs fondirent littéralement sur leurs victimes, les rassemblèrent en troupeaux, et les conduisirent aux navires, ne leur laissant pas le temps de régler leurs affaires privées et ne se donnant pas la peine d'empêcher la séparation des membres d'une même famille. Le plan conçu était de transporter les Grecs dans les îles de cette nationalité de la mer Egée ; ces malheureux se révoltèrent naturellement contre ce traitement, et il en résulta des massacres accidentels, spécialement en Phocée où furent tuées plus de cinquante personnes.

Les Turcs exigèrent en outre de tous les établissements étrangers de Smyrne le renvoi de leurs employés grecs et leur remplacement par des musulmans. Entre autres firmes américaines, la « Singer Manufacturing Company » reçut pareilles instructions ; et bien que, sur mes prières, elle obtînt un délai de soixante jours, il lui fallut en fin de compte se soumettre. Un boycottage officiel fut entrepris contre tous les chrétiens, non seulement en Asie-Mineure, mais aussi à Constantinople ; il ne s'appliqua toutefois pas aux Juifs, qui avaient toujours été plus populaires parmi les Turcs ; les fonctionnaires insistèrent en effet pour que ceux-ci indiquassent leur nationalité et leur profession sur leurs portes, par des inscriptions telles que : « Abraham le Juif, tailleur », « Isaac le Juif, cordonnier », et ainsi de suite. Ces mesures indiquaient clairement où en était arrivé le désarroi gouvernemental, car nous voyions ici une nation ruiner délibérément ses propres sujets.

Cette manière de procéder vis-à-vis des Grecs me révolta. J'ignorais absolument à cette époque que les Allemands en fussent les instigateurs ; je la regardai comme une pure manifestation de la férocité et du chauvinisme turcs. Je connaissais bien Talaat alors, je le voyais presque chaque jour et il avait l'habitude de discuter pratiquement avec moi chaque phase des relations internationales. Je fis de vives objections contre les traitements infligés aux Grecs, je lui dis qu'ils provoqueraient une impression désastreuse à l'étranger et que les sympathies américaines en seraient affectées.

Talaat m'expliqua sa politique nationale. Ces différents blocs au sein du pays, dit-il, ont toujours conspiré contre la Turquie ; par l'hostilité de ses populations indigènes, elle a perdu province sur province : la Grèce, la Serbie, la Roumanie, la Bulgarie, la Bosnie, l'Herzégovine, l'Egypte et Tripoli. L'Empire ottoman s'est amoindri ainsi jusqu'à ce qu'il fût près de disparaître. « Pour que survive cette dernière parcelle de notre Patrie, ajouta-t-il, nous devons nous débarrasser de ces peuples étrangers ». « La Turquie aux Turcs », telle était maintenant son idée dominante. Par conséquent, il demandait que Smyrne et les îles adjacentes devinssent turques. Déjà 40.000 Grecs étaient partis, et il me pria de nouveau de demander aux maisons de commerce américaines de n'employer que des Turcs, Il m'assura que les relations, parlant de violence et d'assassinats, étaient fort exagérées et il suggéra l'envoi d'une commission d'enquête. « Ils font cette proposition pour se disculper », me dit Sir Louis Mallet, l'ambassadeur britannique. C'était exact, car en effet le rapport de cette commission fut d"un bout à l'autre une justification de la conduite turque.

Les Grecs avaient en Turquie un grand avantage sur les Arméniens ; il existait un gouvernement grec, dont la tâche naturelle était de leur assurer protection. Les Turcs savaient que ces bannissements précipiteraient une rupture avec la Grèce ; de fait, ils la souhaitaient et s'y préparaient. La nation était animée d'un tel enthousiasme qu'elle leva des fonds, au moyen de souscriptions publiques, pour acheter un dreadnought brésilien, alors en construction en Angleterre. Le gouvernement en commanda un autre aux mêmes chantiers, ainsi que plusieurs sous-marins et destroyers en France. Le but de ces préparatifs navals n'était un secret pour personne à Constantinople. Dès que ces vaisseaux lui seraient livrés, ou même seulement le dreadnought qui était presque terminé, la Turquie se proposait d'attaquer la Grèce et de reprendre les îles. Un simple bâtiment de combat moderne, tel que le Sultan Osman (nom donné par les Turcs au bateau brésilien), pourrait facilement anéantir la flotte grecque et serait maître de la mer Egée. Ce puissant navire devant être achevé et expédié d'ici peu de mois, nous prévoyions que la guerre gréco-turque éclaterait en automne. Que pourrait tenter la flotte grecque, étant donnée l'imminence de la menace ?

Telle était la situation quand, au début de juin, je reçus la visite de Djemal Pacha, ministre de la Marine, et l'un des trois hommes auxquels appartenait la prépondérance dans l'Empire turc. Il était très agité et j'ai rarement vu un homme plus anxieux qu'il ne me le parut dans cette occasion ; parlant français à mon interprète avec une animation extrême, ses favoris frissonnant du fait de son émotion, il semblait absolument hors de lui. Je savais assez de français pour comprendre ce qu'il disait et les nouvelles qu'il communiqua, (ce furent les premières dont j'eus connaissance), expliquaient suffisamment son saisissement. Le Gouvernement américain, disait-il, négocie actuellement avec la Grèce, la vente de deux vaisseaux de guerre : le Idaho et le Missisipi. Il me demandait avec instance d'intervenir pour empêcher semblable marché. Il avait une attitude implorante, me priant, suppliant d'agir en leur faveur. «Les Turcs ont toujours considéré les états-Unis comme leurs meilleurs amis, continua-t-il ; vous avez fréquemment exprimé votre désir de nous aider et c'est l'occasion de manifester vos bons sentiments. Le fait que la Grèce et la Turquie sont pratiquement à la veille de la guerre rend en réalité cette vente indigne d'un pays neutre. Pourtant, si la transaction est purement commerciale, la Turquie souhaite offrir aussi son prix. Nous paierons plus que la Grèce », ajouta-t-il. Il termina en me suppliant derechef de câbler immédiatement à mon gouvernement, pour lui soumettre l'affaire. Je le promis.

évidemment les Grecs avaient eu l'adresse de battre l'ennemi avec ses propres armes ; celui-ci avait trop impudemment manifesté son intention d'attaquer la Grèce dès qu'elle aurait reçu son dreadnought. Or les deux navires, que le gouvernement hellène cherchait à acquérir, pouvaient être mis en ligne immédiatement. L' Idaho et le Mississipi ne nous étaient pas indispensables ; ce n'étaient pas des unités de premier ordre, mais ils étaient pourtant assez puissants pour chasser toute la flotte turque de la mer Egée. Non moins évidemment, les Grecs ne se souciaient pas d'ajourner, par simple politesse, la guerre imminente jusqu'à la livraison du dreadnought brésilien; ils se proposaient d'attaquer dès la réception des vaisseaux américains. Il va de soi que le point droit invoqué par Djemal était nul. Quelque menaçante que fût la situation, la paix existait encore entre les deux pays. La Grèce avait donc aussi bien le droit d'acheter des vaisseaux de guerre aux états-Unis que la Turquie d'en commander au Brésil ou en Angleterre.

Djemal ne fut pas le seul homme d'état qui s'efforça d'empêcher cette vente ; l'ambassadeur allemand montra l'intérêt qu'il y prenait. Plusieurs jours après la visite en question, Wangenheim et moi, nous nous promenions à cheval sur les collines, au nord de Constantinople ; il commença à me parler des Grecs, contre lesquels il manifesta des sentiments de profonde antipathie ; il fit allusion aux perspectives de guerre et à la cession des vaisseaux américains. Il argumenta longuement à propos de ce dernier projet, raisonnant exactement comme Djemal, ce qui me donna à penser qu'il lui avait lui-même fait la leçon.

- Considérez quel précédent dangereux vous établiriez, me dit-il. Il n'est pas impossible que les états-Unis se trouvent un jour dans une position analogue à celle de la Turquie. Supposez que vous soyez à la veille de la guerre avec le Japon, que l'Angleterre veuille alors vendre des dreadnoughts au Japon ; comment les états-Unis apprécieraient-ils ce projet ?

Et il me fit alors une déclaration, révélant la véritable arrière-pensée de sa protestation. J'y ai repensé maintes fois ces trois dernières années. La scène est restée gravée dans mon esprit de façon ineffaçable. Nous chevauchions côte à côte, dans le silence majestueux des forêts séculaires de Belgrade : au lointain, la mer Noire scintillait sous les feux d'un soleil couchant. Soudain, Wangenheim s'arrêta. Il était grave, et me regardant fixement, il me confia :

- Je ne crois pas que les états-Unis comprennent la gravité de cette question. La vente de ces navires pourrait être la cause d'une guerre mondiale.

Cette conversation avait lieu le 13 juin : six semaines environ avant le déchaînement de la conflagration européenne. Wangenheim n'ignorait pas que l'Allemagne précipitait ses préparatifs, dans cette prévision, et il savait également que ceux-ci n'étaient pas complètement terminés. Comme tous les agents diplomatiques de son pays, des instructions précises lui intimaient de ne laisser aucune crise surgir, capable d'entraîner la guerre avant le moment choisi.

Il n'avait aucune objection contre l'expulsion des Grecs - elle faisait partie desdits préparatifs - par contre, il ne pouvait admettre que des frères de ces mêmes Grecs réussissent à prendre les armes, rompant prématurément le statu quo actuel des Balkans : cela le troublait beaucoup. Les Balkans étaient alors un volcan où le feu couvait ; ils avaient été le théâtre et la cause de deux campagnes sanglantes, sans que les autres nations de l'Europe y eussent été impliquées. Or Wangenheim savait qu'une autre guerre enflammerait tout le continent ; il savait aussi que celle-ci était imminente, mais il ne désirait pas qu'elle éclatât au moment présent et sa tâche consistait à me faire gagner quelques heures de répit à l'Allemagne. Il alla jusqu'à me demander de télégraphier personnellement au Président Wilson, pour lui expliquer la gravité de la situation et lui signaler les télégrammes adressés au département d'état, relativement à la proposition de vente. Je trouvai sa suggestion impertinente et refusai d'y souscrire.

Je conseillai à Djemal et aux autres fonctionnaires turcs, qui continuaient à insister auprès de moi, de traiter directement la question avec le Président. Ils suivirent cet avis ; néanmoins, les Grecs les devancèrent. Le 22 juin, à 2 heures, le chargé d'affaires grec à Washington et un officier de marine, le commandant Tsouklas, se rendirent chez le Président et conclurent la vente. Comme ils quittaient le cabinet de celui-ci, l'ambassadeur turc entrait, juste quinze minutes trop tard !

Je présume que Mr. Wilson consentit à cette cession, sachant que la Turquie se préparait à attaquer la Grèce et qu'en renforçant la flotte de cette nation par l' Idaho et le Mississipi, cela pourrait prévenir toute agression et par conséquent maintenir la paix en Europe.

Avec l'autorisation du Congrès, le gouvernement se dessaisit de ces bâtiments le 8 juillet 1914, par l'intermédiaire de Fred. J. Gauntlett, pour 12.535.276.098 dollars1, remit au Gouvernement Hellène. Rebaptisés sous le nom de Kilkis et de Lemnos, ils rallièrent aussitôt la flotte, dont ils devenaient les plus puissantes unités. Le peuple grec manifesta un enthousiasme délirant !

Nous venions de prendre nos quartiers d'été sur les rives du Bosphore, site enchanteur où toutes les ambassades s'installent au moment des fortes chaleurs : jamais plus beau paysage ne s'est offert à mes regards. Notre résidence était un bâtiment à trois étages, de style vaguement vénitien, adossée à un rocher abrupt dans lequel avaient été taillés plusieurs jardins-terrasses ; elle bordait presque la côte et les eaux rapides du Bosphore passaient si près d'elle, qu'assis au dehors un soir de clair de lune, nous avions l'illusion d'être sur le pont d'un bateau voguant à pleines voiles. Dans la journée le Bosphore qui, à cet endroit, ne mesurait pas plus d'un mille de large, était sillonné d'embarcations aux fraîches couleurs. Cette vision mouvementée se représente fidèlement à ma mémoire, à cause du contraste violent qu'elle devait opposer, quelques mois plus tard, par suite de la fermeture des Détroits, puis de l'entrée en guerre de la Turquie, au spectacle désolé de ce même endroit. Chaque jour, d'énormes vapeurs russes, en quittant les ports de la mer Noire pour se rendre à Smyrne, Alexandrie et autres villes, démontraient clairement l'importance de cet étroit chenal et faisaient comprendre les âpres luttes, remontant à plus de mille ans, livrées pour sa possession.

Quoi qu'il en soit, ces premiers mois d'été se passèrent dans une atmosphère de paix. Le hasard des promenades favorisait les rencontres fréquentes des ambassadeurs, des ministres et de leurs familles ; là quotidiennement, les représentants des puissances qui, ces trois dernières années, s'étaient fait, la guerre la plus sanglante de l'Histoire, se réunissaient chaque jour, tous amis en apparence, autour des mêmes tables, pour se répandre ensuite dans les galeries. Tel ambassadeur escortait gracieusement la femme d'un collègue, dont la nation était peut-être la plus grande antagoniste de la sienne. Après les repas, de petits groupes se formaient ; le Grand Vizir tenait cercle à l'improviste dans un coin, tandis que les ministres chuchotaient dans un autre et que, sous le portique, quelques diplomates discutaient la situation grecque. De leur côté, les fonctionnaires turcs jetaient en passant un coup d' œil railleur sur cette scène animée, ne se gênant pas pour critiquer tout haut dans leur propre langue, alors que l'ambassadeur russe se faufilait à travers la salle, pour s'emparer de celui avec lequel il désirait se ménager un tête-à-tête et l'entraînait furtivement dans un endroit isolé. Pendant ce temps, nos fils et nos filles, les jeunes membres du corps diplomatique et les officiers des différents stationnaires, dansant et flirtant, semblaient croire que tout ceci n'avait pour but que leur amusement ! Et pour apprécier la situation dans toute son étendue, il faut ajouter que ni le Grand Vizir, ni aucun haut dignitaire turc ne seraient sortis de chez eux sans gardes du corps ou escorte, de crainte d'être assassinés. On comprendra que, dans une atmosphère aussi vibrante, nous ayons vécu, des instants d'émotion poignante, quelle que fût d'autre part l'intensité de nos sensations. Impossible de se soustraire au courant d'électricité qui nous enveloppait ; la guerre formait presque toujours le fond de nos conversations, gravant dans nos esprits le transitoire de ces moments paisibles, frivoles presque, et nous rappelant que l'étincelle qui y mettrait fin était prête à jaillir.

Cependant, quand la crise se produisit, elle ne provoqua pas d'effet immédiat. Le 29 juin, nous apprîmes l'assassinat du Grand Duc d'Autriche et de sa femme ; la nouvelle en fut reçue avec calme ; en réalité, le coup était foudroyant et chacun sentait que quelque chose d'important était arrivé, mais pratiquement aucune impression ne se révéla.

Un jour ou deux après cette tragédie, j'eus une longue conversation avec Talaat, à propos de questions diplomatiques; il ne fit aucune allusion à ce malheur. Il me semble aujourd'hui que nous étions alors paralysés par l'émotion ; nous trouvant plus proches que personne autre du théâtre de cet événement, nous percevions plus nettement le danger de la situation. Quelques jours plus tard, nos langues semblèrent se délier, car nous commençâmes à parler, et à parler de guerre. Quand je vis von Mutius, le chargé d'affaires allemand, et Weitz, le diplomate correspondant de la Frankfurter Zeitung, ils discutèrent également le conflit imminent et ceci avec la caractéristique allemande. Quand la guerre éclatera, dirent-ils, il va de soi que les états-Unis en profiteront pour s'emparer de tout le commerce du Mexique et de l'Amérique du Sud.

Je me rendis chez Pallavicini, afin de lui exprimer mes condoléances pour la mort du Grand Duc ; il me reçut avec une solennité toute officielle, conscient de représenter la famille impériale et manifestant une douleur si personnelle qu'il semblait avoir perdu son propre fils. Je lui fis part de l'horreur que nous inspirait ce crime, à mon pays et à moi-même, et de notre sympathie pour le vieil empereur, «Ja, Ja, es ist sehr schrecklich. (Oui, oui, c'est affreux), répondit-il presque dans un soupir. La Serbie sera condamnée pour cet attentat, elle devra réparer ».

Lorsque, peu après, il me rendit ma visite, il parla, des comités nationaux, dont la formation avait été autorisée par la Serbie, et de la résolution de ce pays d'annexer la Bosnie et l'Herzégovine. Il me prévint que son Gouvernement insisterait pour la dissolution de ces organismes et l'abandon de telles prétentions, que sans doute une expédition de représailles serait faite en Serbie, afin d'empêcher le retour de semblables attentats. Ce fut le premier avis que je reçus du fameux ultimatum du 22 juillet.

Le corps diplomatique en entier assista à la messe de Requiem, célébrée à l'église Sainte-Marie, en l'honneur du Grand Duc et de sa femme, le 4 juillet. L'église se trouve dans la grande rue de Péra, tout près de l'Ambassade d'Autriche. Pour nous y rendre, nous n'avions qu'à descendre un escalier de pierre d'une quarantaine de marches. A la dernière de ces marches, des représentants de l'Ambassade, en grand uniforme et le crêpe au bras, nous attendaient et nous escortèrent jusqu'à nos places. Tous les ambassadeurs occupaient le banc d'oeuvre, fait que je n'évoque pas aujourd'hui sans une profonde émotion, car ce fut en effet notre dernière réunion ! Le service fut solennel et grandiose, je m'en souviens fidèlement en raison de son opposition avec la scène, qui suivit immédiatement cette cérémonie. Quand les prêtres, majestueux dans la splendeur de leurs vêtements sacerdotaux, eurent terminé leurs prières, nous allâmes serrer la main au représentant de François-Joseph et, retournant à nos automobiles, nqus partîmes pour l'ambassade américaine, à huit milles de distance, car en ce jour nous ne payions pas seulement notre tribut à l'héritier assassiné d'une monarchie moyenâgeuse, nous célébrions aussi le 4 juillet !

Le lieu même où se déroulèrent ces deux cérémonies symbolisait ces deux idéals nationaux. Je vois encore le groupe formé par mes collègues, descendre les marches de pierre conduisant à l'église pour offrir leur hommage au Grand Duc, puis remonter vers notre maison, joyeusement décorée, pour fêter la Déclaration de l'Indépendance. Tous les navires étrangers, retenus au port, se déployaient en ce jour sur le fleuve, ornés et pavoisés en notre honneur, et les ambassadeurs, comme les ministres, étaient venus parés de leurs insignes.

Des jardins supérieurs, nous dominions l'endroit d'où, deux mille cinq cents ans auparavant, Darius quitta l'Asie avec son armée persane : Darius, un de ces conquérants dont le type n'est pas encore complètement évanoui ! Nous pouvions également apercevoir Robert College, qui représente nos procédés de « pénétration pacifique » en Turquie. La nuit venue, nous illuminâmes les jardins avec des lampions chinois et des feux d'artifice américains, qui éclairaient les collines du Bosphore, tandis que l'étendard étoile flottait au faîte de l'ambassade. Quelle saisissante différence avec la solennité du matin, où tout rappelait l'autocratie et l'oppression ! Au delà du fleuve, à peine à un mille de distance, les contours des sombres et mélancoliques collines de l'Asie, patrie séculaire du despotisme militaire, s'empourpraient vaguement à la lueur prophétique de nos illuminations.

En examinant notre cercle, tant à l'église Sainte-Marie que plus tard à notre réception, je constatai avec surprise l'absence d'une figure familière : Wangenheim, l'allié de l'Autriche, n'était pas présent. L'intéressé lui-même m'en fournit ultérieurement l'explication ; il était parti quelques jours auparavant pour Berlin, où le Kaiser l'avait mandé afin d'assister à un Conseil impérial, qui se réunit le 5 juillet et où fut décidée la Guerre européenne.

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1) Le Congrès vota immédiatement que cet argent serait consacré à la construction d'un grand dreadnought moderne : le California.