Yves Ternon, Mardin 1915, Revue d'histoire arménienne contemporaine IV (2002), pp. 1-16.
En décembre 2000 se tint à Padoue un colloque sur les Justes, dû à l’initiative de Gabriele Nissim et de Pietro Kuciukian. Les organisateurs voulaient démontrer qu’en dépit des différences qui séparent les génocides juif et arménien, ils présentent de nombreux points communs. Ainsi parmi les bourreaux comme parmi les « spectateurs » des femmes et des hommes étaient venus en aide aux victimes par simple générosité d’âme, sans chercher un quelconque bénéfice. Au cours du colloque Pietro Kuciukian nous remit, à Raymond Kévorkian et à moi, un livre rédigé en italien intitulé Una finestra sul massacro. Documenti inediti sulla strage degli armeni (1915-1916)1. Il n’était pas nécessaire de connaître cette langue pour comprendre que l’auteur, Marco Impagliazzo, reproduisait, après une longue introduction, un texte rédigé en français par un père dominicain réfugié à Mardin pendant la Guerre mondiale, le père Jacques Rhétoré, et intitulé : Les chrétiens aux bêtes ! Souvenirs de la guerre sainte proclamée par les Turcs contre les chrétiens en 1915. Une note précisait que le manuscrit se trouvait dans les archives de la bibliothèque du Saulchoir. L’introduction donnait en outre les références de deux autres documents, l’un publié au Liban, l’autre enregistré dans les archives du Ministère des Affaires étrangères, rédigés par deux autres dominicains se trouvant également à Mardin au moment des massacres. Dans mon livre sur le génocide arménien2 je mentionne en deux lignes les déportations de Mardin : « A Mardin, les notables arméniens et syriens quittent la ville en deux convois pour Diarbékir où ils n’arrivent jamais »3, ce qui, comme on le verra, est à la fois incomplet et inexact.
Il nous parut indispensable de lire le document dans sa langue. Quelques mois après je demandai à Raymond Kevorkian s’il était d’accord pour que je mène cette enquête. Il accepta bien volontiers et promit de m’aider, ce qu’il fit avec une rare efficacité. Il me fallait donc aller à la bibliothèque du Saulchoir, dont j’appris qu’elle se trouvait à Paris dans le XIIIe arrondissement et qu’elle était en France la meilleure source de documentation sur l’histoire du catholicisme. Il ne s’agissait cependant pas d’y consulter un livre mais de faire sortir un document des archives. Les entretiens téléphoniques que j’eus avec la bibliothèque me firent comprendre que la démarche ne serait pas simple. Ne parvenant pas à obtenir le responsable des archives, le père Duval, je dus lui écrire pour solliciter un entretien. Ce que je fis sans obtenir de réponse. Il me fallait une recommandation. Je demandai donc à Monseigneur Ghabroyan <p.5> dont j’avais toujours apprécié la bienveillante cordialité, de m’obtenir un rendez-vous avec le père Duval. C’est alors que les découvertes se multiplièrent et que je me trouvai dans la situation du promeneur qui, lançant rapidement des pierres à la surface d’un étang, voit les cercles produits par chaque pierre se recouper jusqu’à se confondre et délimiter une vaste surface. Mon intention initiale, en entreprenant cette démarche, était de me procurer les trois documents des pères dominicains sur Mardin. Celui du père Hyacinthe Simon était publié au Liban. Raoul Kazandjian se mit en rapport avec Monsieur Aharonian qui se le fit envoyer de Beyrouth et me l’offrit4. En fait, tout commença le jour où je rencontrai Monseigneur Ghabroyan. Tandis qu’il me proposait d’écrire au père Duval pour lui présenter ma requête, il m’apprenait que sa famille était originaire de Mardin et que l’archevêque de cette ville en 1915, Monseigneur Maloyan, devait officiellement être béatifié à la Basilique Saint-Pierre de Rome le 7 octobre 2001, dans le cycle des célébrations du 17e centenaire de la christianisation de l’Arménie. Il me remit alors un volumineux ouvrage, dont il m’avait déjà parlé par téléphone, les actes du procès en béatification d’Ignace Maloyan, huit cents pages, presque toutes écrites en français. Ainsi une partie du travail que je voulais entreprendre avait été faite par le vice-postulateur de la cause, le père Rizkallah. De nombreux textes reproduits en français avaient été traduits de l’arabe, langue vernaculaire des prêtres syriens catholiques, en particulier des sources inédites dont les dépositions de témoins directs, comme Abdo Bezer et Ibrahim Kaspo. Pourtant, dans la bibliographie très complète de cet ouvrage le texte du père Rhétoré ne figurait pas. A la fin de notre entretien, Monseigneur Ghabroyan me montra un livre polycopié qui présentait sur sa face un bref résumé en français et qui traitait également des événements de Mardin. Ce livre, me dit-il, est en arabe et il me sera difficile d’en faire établir une traduction. C’était Les calamités des chrétiens du père Ishac Armalé. L’auteur avait tenu à rester anonyme, mais son nom apparaissait dans le rapport du vice-postulateur qui avait traduit une partie de ce texte.
Je ne parvenais toujours pas à consulter le manuscrit Rhétoré. Comme je n’obtenais pas de rendez-vous avec le père Duval, Monseigneur Ghabroyan me mit en relation avec un chercheur, Monsieur Ortega, familier de la bibliothèque du Saulchoir. Celui-ci me donna rendez-vous un samedi, non à la bibliothèque, fermée ce jour-là, mais au couvent Saint-Jacques attenant. Il me proposait de rencontrer le père Irénée Dalmais dont l’érudition, m’affirma-t-il, me serait utile. Alors que nous <p.6> rencontrions dans l’entrée du couvent, un ami du père Dalmais, le Dr Melki, qui était là par hasard, se joignit à nous, dès qu’il apprit que je menais des recherches voisines des siennes. Je recueillis alors une nouvelle moisson. Le père Dalmais me remit le livre de Michel Chevalier sur les nestoriens du Hakkari, Monsieur Ortega me communiqua les éléments d’une biographie du père Rhétoré et le docteur Melki, qui possède une vaste bibliothèque sur les chrétiens d’Orient me conseilla dans le choix d’ouvrages m’initiant à cette vaste question, tout en confirmant l’importance qu’il attachait, lui qui lisait l’arabe, au livre du père Armalé qu’il considérait comme un document essentiel à la connaissance des événements survenus à Mardin en 1915.
Quelques jours après, j’avais entre les mains le précieux manuscrit Rhétoré, quelques cahiers rédigés d’une belle écriture, avec un pagination claire et de nombreux rappels indiqués avec précision. L’ensemble représentait trois cent cinquante pages que je me voyais mal recopier. Consulté pour trouver une réponse à ce problème, le frère Michel Albaric, bibliothécaire au Saulchoir, m’expliqua qu’il était impossible de sortir ce document pour le reproduire. Il ajouta que sur place, la photocopie posait de tels problèmes qu’il ne voyait qu’une personne capable de tirer une reproduction : lui-même. Huit jours plus tard, je disposai d’une photocopie du manuscrit. Le frère Albaric constata que deux cahiers manquaient. Après une brève enquête il apparut qu’ils avaient déjà disparu en 1982 lorsque le texte avait été consulté et traduit en italien.
Je ne pouvais entreprendre cette étude sur Mardin sans disposer d’une traduction du livre du père Armalé. Je demandai à Arpik Missakian, dont l’amitié n’a cessé de m’accompagner dans mes pérégrinations arméniennes, si elle entrevoyait une solution. Elle remit le livre arabe à Alexandre Beredjiklian qui traduisit les chapitres dont j’avais besoin – et qui représentaient la moitié du livre. Qu’il trouve ici l’expression de ma reconnaissance pour la gentillesse qu’il m’a témoignée et l’efficacité qu’il a montrée.
Je poursuivais ma quête de matériaux lorsque Monseigneur Ghabroyan me dit que Monsieur Beylerian avait des documents qu’il tenait à ma disposition. Je me mis aussitôt en rapport avec Arthur Beylerian pour lequel j’ai la plus grande estime et que je tiens pour l’un des chercheurs les plus compétents sur le génocide arménien. Il me remit deux articles, l’un en français publié dans une revue arménienne du Liban, le rapport du père Berré – le troisième dominicain de Mossoul présent à Mardin –, l’autre d’Ara Sarafian dont la bibliographie m’ouvrit un autre cercle. Tous les documents cités dans ce dernier article, rédigé à partir du rapport en arabe d’un prêtre chaldéen, se trouvaient à la Bibliothèque <p.7> Nubar où je pus consulter également plusieurs livres ou plaquettes qui complétèrent ma documentation. Raymond Kévorkian me permit de photocopier tous ces documents et me remit également la carte d’état-major britannique (1920) de la région de Mardin.
Mes rencontres ne s’arrêtèrent pas là. Le docteur Melki me donna les références d’un livre d’art sur le Tur Abdin publié en Autriche par une société des amis du Tur Abdin. Claire Mouradian m’apprit qu’un jeune chercheur, Sébastien de Courtois, venait de terminer à l’école pratique des Hautes études un mémoire de DEA sur la communauté syriaque orthodoxe de Mardin et du Tur Abdin. Je le rencontrai au cours d’une journée de la Société des études arméniennes où il présentait son travail et il m’en remit un exemplaire enrichi de documents annexes et de photos prises par lui à Mardin et dans le Tur Abdin. Il avait, en particulier, consulté dans les archives du ministère des Affaires étrangères les rapports du vice-consul français à Diarbékir depuis la création de ce consulat au milieu du XIXe siècle. Son aide me fut précieuse. Je tiens à lui rendre ici un hommage particulier, car il a fait dans ce champ encore non défriché un travail de pionnier et il a manifesté une grande générosité en me permettant d’en bénéficier avant qu’il n’ait publié son ouvrage. Qu’il me soit également permis de remercier Claude Mutafian qui a pris soin de relire les premiers chapitres du Livre premier et m’a fait d’utiles suggestions
Au terme de deux mois de recherches particulièrement fructueuses, avec un dernier engrangement de traductions du turc par le docteur Shabuh Gedik, obtenues par le truchement d’Alexis Govciyan, je disposai d’un ensemble de textes qui n’avaient sans doute jamais été réunis. Je les lus et les relus afin de déterminer les limites que j’entendais donner à l’ouvrage que je projetais d’écrire et d’en fixer la présentation. Après les rencontres, moments précieux d’échanges, se dressait l’obstacle du traitement de texte, instant de solitude du chercheur. <p.8>
Ces éléments disparates je devais avant de les traiter en percevoir le sens et la valeur dans le cadre que je m’étais initialement fixé : l’étude approfondie d’un épisode du génocide arménien. Pour me maintenir dans ce cadre il me fallait répondre à plusieurs questions.
Pourquoi Mardin ? Cette ville serait bien l’objet de cette étude. Elle se situait en périphérie de deux cercles – l’habitat arménien et l’habitat nestorien - et au centre d’un troisième – l’habitat jacobite. Pour examiner ces cercles qui étaient définis par trois schismes chrétiens, il me fallait remonter à l’origine de cette séparation, au Ve siècle où les « hérésies » nestorienne et monophysite – hérésies au regard de l’orthodoxie d’alors – engendrèrent trois identités : nestorienne, jacobite et arménienne. Ces divisions du christianisme s’étaient ensuite organisées autour de foyers fixes : les montagnes du Hakkari pour les nestoriens, le Tur Abdin pour les jacobites et l’Arménie historique dans sa diversité. Mardin était au cœur du monde jacobite, en périphérie des deux autres – à l’est du christianisme nestorien, au sud du peuplement arménien d’Anatolie. Mais les deux premiers schismes n’avaient engendré que des groupes confessionnels, tandis que l’Arménie avait été un royaume peu avant de refuser le concile de Chalcédoine – la chute des Arsacides est de 428 et Chalcédoine de 451 – et elle était, à travers les vicissitudes de son histoire, restée une nation, et cela faisait toute la différence. D’ailleurs la plupart des études sur les chrétiens d’Orient entretiennent la confusion en mettant à part les Arméniens. En outre, dès les croisades, s’ébauche une activité missionnaire qui tente de ramener ces parents dissidents dans le giron de l’église catholique. Cette entreprise missionnaire concernera particulièrement cette région de la Haute-Mésopotamie où fleurissent les trois schismes. Quelques siècles après, l’œuvre missionnaire, partie de Mossoul, obtient des résultats dans les plaines mais échoue dans les zones montagneuses. A la limite entre plaine et montagne, Mardin est le point où se produit la déchirure entre une église restée jacobite et une église syrienne devenue catholique. Elle est aussi une ville arménienne entièrement convertie au catholicisme à la fin du XIXe siècle. Elle contient enfin une importante communauté chaldéenne – c’est-à-dire de nestoriens convertis au catholicisme –, de telle sorte que, à l’exception des jacobites, tous les chrétiens de Mardin sont à ce moment des catholiques. Ces enjeux confessionnels qui durent depuis des siècles ne sont pas sans avoir profondément imprégné la société mardinienne. Si l’on ne précise pas, en préambule, sans conduire une étude approfondie, l’histoire de <p.9> ces confessions et si l’on ne fixe pas quelques points de sémantique, le lecteur est condamné à se perdre dans ce labyrinthe. Tel était le premier point à prendre en compte si je voulais poursuivre une étude sur Mardin.
La seconde question porte sur le contenu du génocide arménien. Certes, les événements de 1915 ont frappé Mardin et ses environs comme toutes les villes et villages d’Anatolie orientale. Le sort de Mardin ne peut être traité que dans le cadre administratif général du vilayet de Diarbékir auquel cette ville appartient. Plus largement, ce sont les trois vilayet du sud de l’Anatolie orientale qu’il convient d’examiner, car chacun d’eux est, en 1915, dirigé par un vali proche du pouvoir et qui conduit lui-même la destruction non seulement des Arméniens, mais aussi des chrétiens de sa province. Djevdet, vali de Van et beau-frère d’Enver, fait massacrer Arméniens, nestoriens et chaldéens. Mustafa Abdulhalik, vali de Bitlis et beau-frère de Talaat, massacre également tous les chrétiens, Arméniens et chaldéens. Dans le vilayet de Diarbékir, le vali, Rechid, procède différemment : il s’acharne sur les Arméniens, mais la vague criminelle s’étend inégalement aux autres communautés chrétiennes. Ainsi, à Mardin, elle frappe d’abord tous les catholiques pour se limiter aux Arméniens, mais elle épargne les jacobites, qui sont au contraire atteints dans le Tur Abdin. Pourquoi ? C’est la principale question que m’a posé la consultation de ces documents : le génocide des Arméniens fut-il, dans le sandjak de Mardin, un génocide des chrétiens d’Orient ? Pour répondre à cette seconde question il me fallait examiner les faits constituant le génocide dans l’ensemble du vilayet, et même au-delà, dans une ville comme Séert qui, n’appartenant pas administrativement au vilayet de Diarbékir, fait partie des diocèses catholiques de Mardin.
Par enchaînement, je devais aborder une troisième question : quelles circonstances ont permis de recueillir une aussi riche documentation, alors qu’elle fait défaut dans bien des villes atteintes par le génocide ? Les textes rédigés en 1915 et 1916 l’ont été par des personnes qui se trouvaient dans une sécurité toute relative certes, mais réelle, et qui étaient à même de recueillir les informations données par des rescapés, des témoins oculaires ou même des assassins. De tels intermédiaires sont, pour l’historien, aussi précieux que rares. Sans eux l’histoire d’un crime de masse reposerait sur des rapports disparates, des pièces éclatées d’un puzzle beaucoup plus difficile à reconstituer à distance. Au contraire ceux que j’appelle dans ce livre des « chroniqueurs » assemblent à chaud quelques pièces. Ils leur donnent une forme et un dessin qui faciliteront leur reconnaissance. L’histoire du génocide arménien s’est faite à partir de ces assemblages opérés en règle générale par des diplomates ou des témoins étrangers – infirmières, médecins ou missionnaires. à Mardin ce <p.10> sont presque tous des prêtres catholiques de confessions différentes qui font office de chroniqueurs. Ce fait n’est pas sans signification et sans conséquence. Dans la ville un double clivage sépare les confessions : le premier maintient la division opérée par le schisme en deux groupes, l’un demeuré dans l’« hérésie », l’autre revenu à la foi catholique ; le second, celui de l’uniatisme dans ses variantes arménienne, syrienne catholique et chaldéenne est regardé par Rome avec bienveillance. Ces chroniqueurs considèrent donc les catholiques comme des membres d’une même famille, dont les victimes prient et meurent ensemble. Les Arméniens catholiques restent proches des Arméniens apostoliques : la nation les unit. Mais les Syriens catholiques sont en conflit avec les jacobites. Ils ont rompu en se convertissant le lien qui les assemblait : la confession monophysite.
D’où une quatrième question soulevée. Ces chroniqueurs sont-ils objectifs ? Leur témoignage est-il recevable ? Il me fut bien difficile d’y répondre. J’avais l’impression en soulevant cette objection de trahir ceux qui m’avaient confié ces documents. Je n’avais certes pas manqué de dire à Monseigneur Ghabroyan que je ne partageais pas la foi des auteurs de ces textes et que je me réserverais de les commenter. Cette réserve est en fait excessive. Ces travaux sont de bonne facture. Ces religieux étaient des personnes cultivées et honnêtes, ils savaient écouter, poser les questions, résumer une situation, analyser et transcrire. Ils ne déguisaient jamais la vérité et rapportaient les faits sans les déformer, sans les filtrer. La simple confrontation de ces centaines de micro-événements recueillis séparément suffit à établir la conviction de l’authenticité de leurs écrits. Ils ont reproduit ce qu’ils ont vu et entendu. Par contre, leur commentaire porte la marque de leur appartenance et s’ils n’ont pas trahi la vérité, ils en ont déformé le sens. Sans doute ces hommes dont la vie était dévouée aux autres ressentirent une immense souffrance à partager ces récits. Ils étaient brusquement immergés dans un milieu où la vie avait perdu toute valeur. Ils voyaient dans cette tragédie la main de Dieu. En hommes de foi ils se demandaient quelle était la volonté de Dieu, pourquoi il avait imposé aux hommes de telles déchirures. Pour eux l’explication politique était simple : le gouvernement ottoman voulait éradiquer de l’empire toute présence chrétienne, tuer tous les chrétiens parce qu’il leur vouait une haine farouche. Ils voyaient dans cette explosion de violence le règlement d’un conflit permanent entre deux religions sur une terre qui pour eux, du Proche Orient à la Mésopotamie, est une terre chrétienne. L’impression qui se dégage de cet ensemble documentaire écrit pendant la Première Guerre mondiale – et du procès en béatification qui le complète – est celle d’une guerre sainte menée par les musulmans <p.11> contre les chrétiens. Comme ces chroniqueurs parlent arabe et sont des islamisants, ils ne manquent pas de rappeler qu’en agissant ainsi, les musulmans ont trahi le message de tolérance du Coran et ils commentent abondamment ce texte sacré. Cette image d’une guerre de religion est renforcée par la proposition d’apostasie faite à la plupart des victimes – et, singulièrement, par provocation, aux prêtres - – avant leur mise à mort. De ce fait, les chroniqueurs font l’apologie du martyr. Or, voir dans le génocide arménien, quel que soit le degré de son extension à d’autres communautés chrétiennes, une guerre de religion est – les historiens l’ont établi – une erreur. La cause première de ce crime est politique et idéologique. Ce sont les Jeunes-Turcs qui l’ont planifié et les Jeunes-Turcs sont des athées. Il est vrai que l’existence dans une société de différences et de dissentiments entre voisins est l’un des moyens utilisé pour obtenir un consensus dans le crime, mais il ne faut pas confondre la cause et le moyen. On ne peut pas plus accuser le Comité Union et Progrès d’avoir programmé la suppression des chrétiens de l’empire qu’on ne peut accuser les Kurdes d’avoir planifié l’extermination des Arméniens. Les premiers voulaient régler définitivement la question arménienne, les seconds furent invités à participer à la curée, ils saisirent l’offre et l’élargirent à d’autres chrétiens comme le firent aussi les musulmans d’autres communautés, Turcs et Arabes par exemple. Ces manuscrits ont été écrits en pleine guerre alors que le Comité Union et Progrès n’avait fait l’objet d’aucune analyse philosophique ou sociologique. Pour ces catholiques, les Français en particulier, ces Jeunes-Turcs sont un ramassis d’athées et les athées sont enrégimentés par une internationale diabolique, la franc-maçonnerie, à laquelle ils assimilent volontiers les partis politiques arméniens qui par leurs menées révolutionnaires auraient précipité la catastrophe. Les catholiques arméniens de Mardin, répètent-ils à l’envi, n’ont rien à voir avec ces conspirations et ces révoltes. Ce sont des gens paisibles, de bons citoyens qui travaillent et contribuent à la prospérité de leur ville, qui paient leurs impôts et remplissent leurs devoirs civiques. La ferveur de ces chroniqueurs et l’amalgame opéré par leurs commentaires ne facilitait pas une approche objective d’événements que la multiplicité des confessions rendait déjà complexe. A cela s’ajoutait une perception simpliste, presque raciste, de la société kurde. Mardin, comme Diarbékir, comme Bitlis, comme le sud du vilayet de Van était en pays kurde. Les Kurdes partageaient depuis des siècles leur montagne avec des chrétiens. L’histoire de leurs relations, celle de sédentaires – kurdes et chrétiens – et de nomades – kurdes pour la plupart – est celle d’une société « dimorphe », présente en Mésopotamie depuis la plus haute antiquité. C’est aussi celle de villages kurdes et <p.12> de villages chrétiens, d’un passé à la fois lourd de massacres et riche d’amitiés, de fidélité jurée, de dettes d’honneur, mais aussi de sang. Dans ce vilayet de Diarbékir où ils représentaient la principale communauté musulmane les Kurdes furent en 1915 les exécutants des plus basses œuvres. Le récit de leurs crimes, l’évocation de leur cruauté, de leur folie meurtrière, de leur cupidité transforme dans les écrits de ces chroniqueurs tout un peuple en une meute de loups enragés, ce qui ne permet guère d’analyser ce tissu social. D’ailleurs ces auteurs ne manquent pas de citer des cas où des Kurdes ont sauvé des chrétiens et de commenter les situations intermédiaires où, pressés par les Turcs, des aghas kurdes ont changé de camp et abandonné leurs amis chrétiens.
Il est difficile enfin, si l’on veut demeurer sur le terrain de la science, de partager la vision transcendantale de ces religieux qui interprètent ces tragédies comme l’occasion offerte à leurs fidèles d’accéder aux marches les plus élevées du trône céleste. Ils revivent dans les souffrances des victimes, des prêtres en particulier, le calvaire du Christ. Ils célèbrent l’amour de Dieu exprimé dans une ultime prière commune par celles et ceux qui se préparent à la mort. Ils exaltent le courage de ces martyrs avec la même passion qu’ils mettent à vilipender ceux ou celles qui ont eu la faiblesse d’apostasier. Loin de moi l’idée de critiquer cette attitude. Prêtres ou laïcs, ces témoins ont partagé l’horreur vécue par leurs fidèles, leurs familles, leurs amis. Toutefois, ces discours enflammés imposent – et surtout quatre-vingts ans après, alors que l’on connaît mieux la période jeune-turque (1908-1918) de l’histoire ottomane, l’histoire du parti Union et Progrès, de ses projets, de ses rêves, de ces mutations, de ses pratiques – de prendre une certaine distance dans l’examen des faits.
J’en viens donc à la cinquième et dernière question posée par le traitement de ces textes. Comment tamiser ces documents en ne conservant que l’information brute et en supprimant le commentaire inspiré par l’émotion et le préjugé ? Comment respecter le contenu tout en respectant le sens ? Je ne pouvais préserver la forme en expurgeant le commentaire – et de quel droit ? –, je ne pouvais pas non plus imposer au lecteur la répétition de situations voisines, sinon identiques, litanies de l’horreur assorties d’une apologie du martyre. Je ne pouvais occulter le fait – trop souvent absent de ces textes – que tous les Arméniens apostoliques du vilayet de Diarbékir avaient été assassinés et laisser l’impression que les victimes de Mardin avaient été tuées parce qu’elles étaient catholiques. Je devais intéresser le lecteur, restituer à son intention l’histoire la plus exacte possible de la destruction de ces communautés en lui permettant à tout moment de se situer dans l’espace et dans le temps. Pour parvenir à une meilleure approche de la réalité, il me parut opportun <p.13> de séparer le travail de reconstitution historique du récit individuel. Je décidai de diviser l’ouvrage en deux livres : le premier serait une étude historique faite à partir du dépouillement des textes ; le second une anthologie de ces textes ordonnée en récits, chacun d’eux référencé dans le premier livre. Cette seconde partie correspondrait à des coupes faites dans une pièce anatomique pour les examiner ensuite au microscope avec un grossissement qui ramène à l’unité cellulaire. En procédant ainsi on obtiendrait deux plans de vision : le premier à l’œil nu, englobant le second, plus précis mais qui ne prend de sens que par référence au niveau et au plan de coupe. Le premier livre peut être comparé à un corps livré à la sagacité et à la patience du légiste qui, pour rédiger son rapport doit connaître le normal avant de déceler l’anormal. Une telle « autopsie » d’une destruction, pour reprendre le mot si souvent employé par les historiens du meurtre de masse, procède par approches successives, autant de paliers de reconnaissance, d’autant plus nombreux que le cas est plus complexe. Dans le cas de Mardin, chaque pièce de cette mosaïque sociale a son histoire, sa structure ; elle a été modifiée pour être mieux ajustée dans le temps et dans l’espace. Comment parler de Mardin sans évoquer les villes et villages du sandjak ? Comment parler de la société chrétienne de cette ville sans expliquer comment elle s’est constituée et pourquoi elle est différente de celle de Diarbékir ? Peut-on parler de jacobites et de chaldéens sans en définir l’identité et sans en retracer l’itinéraire ? Je ne le pense pas. C’est pourquoi le récit du génocide à Mardin en 1915 est précédé d’une longue étude historique.
Ce livre – dédoublé – est un essai d’approche d’une vérité qui n’est jamais absolue. On peut parvenir à restituer des faits, à décrire des meurtres, à nommer les acteurs – pour faire sortir de l’anonymat quelques victimes, une liste annexe donne un nom aux morts de Mardin –, mais une part d’incertitude demeure, celle qui fait de l’historien un chercheur modeste. <p.14>
Le livre du père Ishac Armalé – qui deviendra Monseigneur Armalé – ne porte ni date [il a été publié en 1919 et on ne dispose que d’un offset], ni nom d’auteur, ni lieu d’impression. C’est un gros volume de cinq cents pages écrit en arabe, avec, à la fin du volume – au début pour le lecteur français – un résumé en français, sous forme d’adresse au lecteur. Il est intitulé Al qouçara fi nakabaat al naçara [l’orthographe, au dire de Salim Razkallah, est déficiente : on devrait écrire Al qouçara et non Al Quoçara], en français Les calamités des chrétiens. Ce document est, pour certains épisodes du génocide arménien dans le sandjak de Mardin, la source unique. Prêtre servant de la cathédrale syrienne catholique, le père Armalé a noté jour après jour d’août 1914 à l’automne 1915 les faits qu’il parvenait à connaître. Il a également inclus dans son livre des documents qui lui avaient été confiés par des personnes disparues dans les déportations. Ce livre n’est pas traduit en français, mais une traduction de quelques pages figure dans la partie « Documents » de Positio, tandis que de nombreuses citations sont faites dans le récit de Positio. Il sera mentionné Positio, p… ou Al qouçara, p… [la référence porte alors sur la pagination du livre et non plus sur celle de Positio]. Par <p.15> ailleurs, je dois à l’obligeance d’Alexandre Beredjiklian, la traduction d’autres chapitres de ce livre. Ces traductions seront référencées : Al qouçara [tr. B], p…
Le manuscrit du père Rhétoré, Les chrétiens aux bêtes ! Souvenirs de la guerre sainte proclamée par les Turcs contre les chrétiens en 1915, se trouve à la bibliothèque du Saulchoir. L’original ne peut plus, désormais, être consulté, car il est trop fragile. Le frère Albaric qui a eu l’obligeance de le photocopier à mon intention, m’a demandé de le faire savoir. Une de ces photocopies se trouve dorénavant à la Bibliothèque Nubar ; une autre à la Bibliothèque du Saulchoir. Ce texte est rédigé dans un excellent français et il est parfaitement lisible. Il est référencé selon la pagination très rigoureuse de son auteur : J. Rhétoré, p… Une traduction italienne, précédée d’une longue introduction, a été publiée à Milan en mai 2000 : Marco Impagliazzo, Una finestra sul massacro. Documenti inediti sulla strage degli Armeni (1915-1916), Guerini i associati. Le manuscrit fut consulté au Saulchoir en 1982, puis traduit en italien. C’est cette traduction qu’a reproduite l’auteur. Il est à noter que les deux chapitres actuellement manquants du manuscrit Rhétoré avaient déjà disparu en 1982.
Le manuscrit du frère Simon se trouve également à la Bibliothèque du Saulchoir. Il est, lui, accessible. Le père Rhétoré a accolé à la première page de ses souvenirs, la table des matières du manuscrit Simon. Ce texte a été publié ultérieurement : P. Hyacinthe Simon, Mardine, la ville héroïque. Autel et tombeau de l’Arménie (Asie Mineure) durant les massacres de 1915, Maison Naaman pour la culture, Jounieh, Liban. Les références porteront donc sur ce livre : H. Simon, op. cit., p…
Le rapport du troisième père dominicain présent à Mardin pendant les massacres figure en partie dans Les Mémoires de M gr Jean Naslian, évêque de Trébizonde, sur les événements politico-religieux en Proche-Orient de 1914 à 1928 (Imprimerie mekhitariste, Vienne, 1951, 2 vol.) [référencé J. Naslian, op. cit., p…] et dans Positio. Il peut être consulté dans les archives du ministère des Affaires étrangères : Levant 1918-1929, Arménie, vol. I-II. Ce document n’a pas échappé à la sagacité d’Arthur Beylerian qui l’a publié en français – avec une introduction et des notes en arménien – : Père Marie-Dominique Berré (Arthur Beylerian, éd.), « Massacres de Mardin », Haigazian Armenological Review, vol. 17, Beyrouth, 1997, pp. 81-106. Il sera référencé : A. Beylerian, art. cit., p…
L’article d’Ara Sarafian, « The Disasters of Mardin during the Persecutions of the Christians, Especially the Armenians, 1915 », Haigazian Armenological Review, vol. 18, Beyrouth, 1998 (que m’a remis Monsieur Beylerian) comprend le résumé anglais d’un texte arabe publié à la suite. J’ai utilisé le texte anglais sous la référence : A. Sarafian, art. cit., p… Le texte arabe annexé à l’article a été traduit en français à mon intention par Alexandre Beredjiklian. Il est référencé : A. Sarafian, art. cit., [tr. B] p…
Le mémoire de DEA de Sébastien de Courtois présenté en juin 2001 à l’école pratique des Hautes études [ IVe section, sciences historiques et philologiques] est intitulé : Une communauté syriaque en péril à la fin de l’Empire ottoman, Diarbékir, Mardin et le Tur Abdin (1880-1919). Il porte donc, comme mon livre, sur la longue durée. Je l’ai utilisé à maintes reprises pour vérifier le recoupement. <p.16> Il est ma source unique sur les rapports du vice-consul de Diarbékir pendant la période 1880-1914, documents que Sébastien de Courtois a consulté dans les archives du MAE. Ce chercheur m’a également remis de nombreuses photocopies de documents que je mentionnerai dans les notes en citant cette source. Le mémoire est référencé : S. de Courtois, mém. cit., p… ;
Un livre paru récemment en Turquie : Suavi Aydin – Kudret Emiroglu – Oktay Özel – Süha ünsal, Mardin. Asiret-Cemaat-Devlet, Istanbul, Tarim Vakfi, 2001, est sans doute une pièce essentielle du puzzle permettant de reconstituer l’histoire de Mardin. Je n’ai malheureusement pu en faire traduire que quelques chapitres, en particulier celui concernant Mardin pendant la période jeune-turque. La traduction était ardue, même pour l’érudit qui l’a faite, le docteur Shabuh Gedik, car les documents rapportés sont en osmanli. Sans la confrontation du point de vue turc et de la documentation très chrétienne que j’ai assemblée, cette étude est incomplète. Je laisse à d’autres chercheurs le soin de parfaire ce travail. Le livre est référencé : S. Aydin, Mardin, p…
Les autres références figurent dans les notes ou sont commentées dans le cours du récit.
L’orthographe des noms propres pose un problème insoluble. En effet, la plupart de ces noms ne figurent que dans un – tout au plus deux ou trois – documents. Ces textes sont traduits de l’arabe en français ou en anglais et les orthographes varient selon les traducteurs et d’une langue à l’autre. J’ai d’abord transcris ces noms tels qu’ils figurent dans la traduction disponible ou tels qu’ils figurent dans une autre traduction à l’orthographe plus probable, et j’ai soumis le texte à la compétence de Raymond Kévorkian qui a unifié les orthographes. Il doit cependant arriver que la même voyelle, la même consonne ou la même diphtongue soit transcrite différemment du fait d’une succession de traductions.
Résidence des missionnaires capucins à Mardin.
Carte postale ancienne (coll. M. Paboudjian). <p.17>
1) Marco Impagliazzo, op. cit.
2) Yves Ternon, Les Arméniens. Histoire d’un génocide, Paris, Seuil, 1996.
3) Ibid., p. 273.
4) Monseigneur Ghabroyan m’en remit également un exemplaire.