Y.Ternon, Mardin 1915 (RHAC IV), Livre I ► troisième partie, Mardin dans la guerre mondiale.
C’est le lundi 3 août que Mardin apprend que la guerre a éclaté. La plupart des gens ne savent ni qui sont les belligérants, ni qui est allié avec qui, encore moins pourquoi l’Europe est en guerre. Par contre, ils réalisent aussitôt que le gouvernement ottoman a lancé un ordre de mobilisation générale et que tous les hommes de vingt à quarante-cinq ans sont enrôlés. Peu après d’ailleurs, cet ordre s’étend aux hommes de dix-huit à cinquante ans. Les représentants des communautés chrétiennes, laïcs comme religieux, se soumettent à la décision du gouvernement et demandent à ceux qui sont concernés de répondre à l’appel de l’empire. Mais tous ne montrent pas le même empressement, les jeunes gens surtout. A quelque communauté qu’ils appartiennent, musulmans comme chrétiens, fuient le service militaire. Les autorités civiles envoient des patrouilles de soldats ramasser dans les rues tous ceux qui leur paraissent bons pour le service. Il les mettent en cordée et, lorsque la quantité requise est atteinte, ils les livrent au bureau de recrutement. Des accommodements sont cependant vite trouvés : des chefs de patrouille acceptent des pots-de-vin et des médecins militaires délivrent contre paiement des certificats d’invalidité. Les familles chrétiennes s’endettent ou vendent leurs bijoux pour que leurs hommes échappent au service. Les prêtres de tous rites et de toutes confessions sont convoqués au bureau de recrutement pour communiquer les renseignements qui figurent sur leurs registres paroissiaux : les noms et l’âge exact de leurs fidèles. Dans les villages, les soldats demandent aux maires ou aux curés de leur remettre les personnes requises pour l’armée. Souvent les maisons sont fouillées – et, déjà, pillées – et les femmes battues – et parfois violées – pour leur faire avouer où sont leurs maris ou leurs fils.
Cette insoumission massive des hommes de toutes confessions s’explique d’abord par les conditions de vie imposées aux soldats ottomans. Tous ceux qui sont recrutés dans une région éloignée de la capitale savent qu’ils ne gagneront pas leurs casernes en train ou en voiture, mais <p.106> qu’ils devront marcher à pied, de jour comme de nuit, qu’ils seront mal vêtus et mal nourris – un peu de lentilles et de haricots. D’autre part les chrétiens et les Arabes – qu’ils soient musulmans ou chrétiens – sont traditionnellement victimes de vexations et d’insultes, ce qui les incite à fuir l’incorporation.
Ainsi, dès août 1914, toutes les familles ottomanes ont un ou plusieurs membres enrôlés dans l’armée ottomane. A Mardin, presque chaque jour, un convoi de conscrits quitte la ville. Le premier convoi part le 4 août – 300 personnes, puis trois autres convois de 100 du 5 au 7. Les conscrits ont reçu l’ordre de se procurer de la nourriture pour cinq jours et marchent souvent pieds nus. Le 10 août, les deux évêques catholiques de Mardin, Monseigneur Maloyan et Monseigneur Tappouni, se rendent chez le mutessarif, Chafik bey1. Depuis le mercredi 29 juillet 1914 les représentants des deux clergés catholiques, arménien et syrien, étaient réunis à l’église des capucins où un père jésuite de passage, le père André Giustiniani, prêchait la retraite annuelle. Les deux évêques ont attendu la fin de la retraite pour rencontrer le mutessarif. Ils lui demandent de ne pas englober dans la levée les hommes de plus de quarante ans. Le gouverneur répond qu’il ne fait qu’obéir aux ordres qu’il a reçus de la capitale. Les évêques obtiennent qu’il transmette leur requête à la Sublime Porte, ce qu’il fait. La réponse arrive le mercredi 12 août : l’enrôlement est reporté pour les hommes de plus de trente ans. L’évêque jacobite, Elias Hallouli, rencontre alors l’évêque arménien pour examiner avec lui les intérêts de leurs communautés. Le 17 août, le mutessarif fait publier à travers la ville et dans les églises un ordre de recrutement pour tous les hommes de trente à quarante-cinq ans. Seuls seront dispensés ceux qui verseront dans les huit jours une somme de quarante-trois livres or. Le 10 septembre, nouveau contrordre : tous les hommes de vingt à quarante-cinq ans sont soumis à la conscription2. Devant ces volte-face successives les jeunes chrétiens fuient leurs maisons et se réfugient dans les églises et les couvents qui jouissaient jusqu’alors d’une relative immunité. Les autorités ottomanes ripostent en plaçant des soldats à l’entrée des églises pour contrôler les fidèles. Des garçons se déguisent en femmes. D’autres sont appréhendés à la sortie <p.107> de l’église Saint-Georges. Monseigneur Maloyan se rend au sérail – c’est-à-dire à la sous-préfecture – pour protester contre cette violation d’un lieu saint. Le 19 septembre, un convoi de conscrits chrétiens est emmené vers Diarbékir. Il est accompagné jusqu’à la sortie de Mardin par des femmes et des enfants en pleurs. La plupart de ces recrues sont des hommes pauvres. Ils partent pieds nus, avec quelques vêtements et un peu de nourriture. Dans les villages, les femmes vont devoir travailler à la place de leurs maris3.
Le mardi 6 octobre, le mutessarif convoque au sérail les chefs des communautés religieuses. Il leur demande de préparer à tour de rôle de la nourriture et des vêtements pour l’armée ottomane. Les responsables religieux tentent de répartir les frais entre les communautés en fonction de leur nombre et ils nomment des commissions chargées de percevoir les dons. Ainsi, les deux évêques catholiques acceptent et fixent pour chaque famille, avec leur accord, les quantités de blé, de viande, de beurre, de fruits à fournir. Le gouvernement impose en outre à chaque maison de notable de payer le prix de deux à trois mulets. Dans les églises, les curés convoquent leurs fidèles pour leur faire acheter à tour de rôle les selles et les fourrages des chevaux et des animaux de bât et ramasser les œufs pour les soldats malades. Mais les réquisitions s’intensifient en novembre – la Russie déclare la guerre à l’Empire ottoman le 2 novembre, la France et l’Angleterre le 3. Le gouvernement s’empare alors de tout ce qu’il juge nécessaire à l’armée : les draps, tous les tissus, mais aussi le cuir, le fil, le bois, le beurre, la farine et même des produits de luxe : des parfums, des broderies. Dans les maisons comme dans les souks, les soldats font main basse sur tout ce qu’ils trouvent.
Le 23 novembre 1914, le sultan et le cheïkh-ul-islam proclament le djihad et appellent les musulmans du monde entier à se soulever contre les infidèles, à constituer des bandes et à massacrer les chrétiens4. On ignore quand la nouvelle du djihad parvient à Mardin, ni quel en est l’effet exact sur les musulmans de la ville et du sandjak. Il est néanmoins certain que ce sera le principal argument utilisé pour les appeler au massacre lorsque la décision d’anéantir les Arméniens sera prise. D’autre part la prescription du djihad concerne tous les chrétiens. De ce fait, l’ordre concernant les Arméniens est spontanément étendu aux autres communautés chrétiennes.
En décembre, un nouveau mutessarif, Hilmi bey, est nommé. C’est un <p.108> libéral qui entend traiter sur un pied d’égalité tous ses sujets ottomans et qui considère la religion de chacun comme une question privée ne concernant pas l’état. Pourtant, la première attaque contre une église est portée le 5 décembre. Le père capucin, Léonard Melki, a consigné les événements de ce jour-là dans son cahier5. Douze soldats se présentent à la mission des capucins et font irruption dans l’église. Il ne reste alors que deux prêtres : le père Daniel, de nationalité italienne, un homme aveugle de quatre-vingts ans ; le père Léonard Melki, originaire de Baabdath au Liban – donc de nationalité ottomane –, âgé de trente-trois ans6. Les deux prêtres représentent la France et ils desservent le couvent, conformément aux privilèges des Capitulations. A côté de la mission se trouve la maison des sœurs franciscaines de Lons-le-Saulnier. Trois sont ottomanes, nées à Mardin, les sœurs Pacifique, Marie de l’Assomption et Agathe7. Les autres étaient françaises, mais elles avaient pu quitter Mardin après novembre, sur intervention du nonce apostolique. Les soldats fouillent d’abord les chambres du couvent, posent les scellés et barricadent les portes de la mission après avoir fait sortir les deux religieux8. Ils se sont également emparé des biens que des chrétiens avaient déposé au couvent : or, argent, pierres précieuses, tapis. Puis ils se dirigent vers la maison des sœurs. Ils les menacent, les insultent, les frappent, les font étendre par terre et les chassent après avoir fouillé et pillé le couvent. Ils posent également les scellés sur les portes des chambres. Le 5 janvier 1915, le mobilier et les ornements de l’église et de la maison des Sœurs sont vendus aux enchères. Le 9 février, les deux édifices religieux sont occupés par l’armée qui ne laisse qu’une chambre au vieux père Daniel.
Le jour de Noël 1914, arrivent au patriarcat syrien catholique de Mardin trois pères dominicains français. Ils viennent de la mission de Mossoul. A la fin de juillet 1914, les religieux français ont été appelés sous les drapeaux et ils sont partis en masse prendre le paquebot qui, de <p.109> Beyrouth, ramenait en France les citoyens français demeurant dans l’Empire ottoman. Dans les établissements d’hommes ne restent plus que quelques prêtres âgés ou invalides. Dès que l’Empire ottoman entre en guerre, la mission de Mossoul est fermée et les missionnaires sont dirigés sur Kharpout. Trois d’entre eux, le père Marie-Dominique Berré, supérieur de la maison de Mossoul, le père Jacques Rhétoré et le frère Hyacinthe Simon, ne sont pas en état de poursuivre leur voyage et ils sont autorisés à demeurer à Mardin, dans les locaux du patriarcat syrien catholique. Ils sont donc les invités de Monseigneur Tappouni.
Au début de 1915, les perquisitions se multiplient dans les maisons chrétiennes à la recherche d’insoumis et, surtout, de déserteurs. Monseigneur Maloyan et Monseigneur Tappouni se rendent une nouvelle fois au sérail pour s’entretenir avec le mutessarif et le responsable local de l’armée. Ils leur proposent de conduire eux-mêmes les recherches si les autorités leur remettent les noms des déserteurs, ce qui évitera à la police et à l’armée de terroriser les familles par des recherches inutiles. Les deux fonctionnaires acceptent et Hilmi bey se rend lui-même au patriarcat syrien, le 11 février, rencontrer les deux prélats avec lesquels il s’entretient pendant deux heures9.
En février, une agence télégraphique turque transmet une note discrète demandant à tous les citoyens ottomans de punir les traîtres à la patrie. Puis une ordonnance gouvernementale prescrit de désarmer les gendarmes et les soldats chrétiens et de les verser dans les services du train, les ambulances et les hôpitaux. De même, les employés civils chrétiens de l’administration sont licenciés : comptables, employés des postes, percepteurs, etc.10.
Le 28 mars, dimanche des Rameaux, les soldats investissent les églises de Mardin. Ils recherchent pour les enrôler les diacres jusque-là dispensés du service. Les évêques envoient aussitôt un télégramme au chef d’état-major pour le prier de dispenser les diacres puisque la Porte avait donné des ordres dans ce sens. Ils obtiennent gain de cause. Au cours de la Semaine sainte cependant, les soldats continuent à patrouiller autour des églises. Le dimanche de Pâques, Hilmi bey visite les églises et présente ses vœux aux chefs religieux : il leur souhaite courage et bonheur. Il autorise même les trois prêtres dominicains français retirés au patriarcat syrien à circuler librement en ville, alors qu’avant ils n’osaient pas quitter leur chambre11. Le mardi de Pâques une nouvelle surprenante <p.110> arrive de Constantinople : le sultan accorde à Monseigneur Maloyan, par firman, une haute décoration ottomane, El-Chahani, décoration que ni lui, ni aucun autre chrétien n’ont sollicitée. Les deux évêques syrien catholique et chaldéen, ainsi que les notables de la ville, le félicitent. Mais l’évêque arménien a d’autres préoccupations. Les nouvelles qui lui parviennent des provinces orientales de l’empire sont inquiétantes. A Mardin, le secrétaire du bureau de recrutement tourmente les chrétiens et excite les musulmans contre eux. Monseigneur Maloyan tente de l’amadouer en l’invitant à déjeuner à l’évêché, mais il n’y parvient pas. Le mardi 20 avril, le firman impérial arrive au sérail et Hilmi bey convoque le bénéficiaire ce cette récompense pour la lui remettre officiellement. On organise une cérémonie et le drapeau ottoman est hissé sur le toit de l’église arménienne.
Le 22 avril, un notable syrien catholique, Habib Terzi di Jarwé, met en garde les chrétiens : des perquisitions vont avoir lieu ; il faut faire disparaître les documents qui pourraient avoir une connotation politique ou qui sont écrits en français ou en arménien. Le lundi 26 avril, on apprend que les musulmans de Mardin tiennent des réunions nocturnes et qu’ils se rendent dans les villages kurdes pour monter les cheikhs contre les chrétiens.
Le 30 avril, des soldats perquisitionnent l’église arménienne. Ils cherchent des caches d’armes. L’évêque leur ouvre les portes. Ils ne trouvent rien, mais s’emparent du courrier, des journaux et des registres paroissiaux. Tous ces documents sont envoyés à Constantinople. Les Arméniens catholiques sont, selon les termes des Capitulations, sous protection française. Comme, depuis l’entrée en guerre de l’Empire ottoman, les intérêts français ont été confiés à l’ambassade des états-Unis à Constantinople, Monseigneur Maloyan estime nécessaire d’informer le consul américain d’Alep, Jesse Jackson, de la situation. Il lui envoie une femme, Hebbo, fille de Youssef Saour. Puis il convoque ses prêtres pour le 1er mai. Il considère qu’il est de son devoir de leur communiquer les informations qu’il a reçues des autres diocèses arméniens12. Il leur fait part de ses craintes : un nouveau massacre semble imminent. Il leur montre les signes avant-coureurs : pillage de boutiques à Diarbékir ; à Mardin, chrétiens recrutés de force, perquisitions, femmes molestées, mobilier brûlé, un chrétien tué dans le quartier musulman, l’église des Capucins fermée, les sœurs chassées de leur couvent devenu une caserne, l’église des syriens catholiques à Kalat Mara cambriolée, celle de Saint-Ephrem à Mardin aussi – on y a volé les ciboires, l’argenterie, <p.111> douze calices. Plus inquiétant encore, il leur apprend que les musulmans qui, il y a quelques mois, cherchaient à se faire dispenser du service militaire ou désertaient, s’enrôlent maintenant massivement comme volontaires, alors que les soldats chrétiens viennent d’être désarmés, qu’on les affecte à réparer des routes et qu’on demande aux chrétiens, et à eux seuls, de remettre leurs armes, même si ce sont des sabres rouillés ou de vieux fusils de chasse. Il reconnaît qu’en dépit de ces nombreuses menaces, des musulmans de Mardin viennent spontanément rassurer leurs amis chrétiens, leur rappeler qu’ils les ont aidés en 1895 et leur garantir qu’on ne leur fera pas de mal, mais cela ne suffit pas à le rassurer. Enfin, l’évêque se demande quelle signification accorder à cette décoration qu’il n’a pas demandée. Dans la nuit, il rédige son testament par lequel il transmet l’administration de son diocèse au père Ohannès Potourian [Sarian] et il désigne comme ses adjoints les pères Gabriel Katmardjian et Ignace Chahadian13. <p.112>
1) La liste officielle des mutessarif de Mardin donnée par les sources ottomanes ( S. Aydin, Mardin, p. 241) ne correspond pas aux témoignages recueillis. Mehmed Chafik bey aurait été gouverneur en 1912, Hilmi bey en 1913, puis Chafik bey, à nouveau, en 1914 et Abdi bey, quinze jours après. Le 17 juin 1915, le chef du tribunal, Edip bey, aurait occupé ce poste, avant la nomination d’Ibrahim Bedri (Bedreddine), effective le 12 septembre. Il est pourtant indiscutable qu’Hilmi est mutessarif jusqu’en mai 1915. Mais il semble que Chafik soit alors revenu à son ancien poste pour un bref moment (cf. infra).
2) Positio, pp. 89-91.
3) Ibid., p. 92.
4) Le texte de la proclamation du djihad est reproduit dans André Mandelstam, La Société des nations et les Puissances devant le problème arménien, Paris, Pedone, 1926, pp. 372-373.
5) Le père Léonard Melki a remis ses notes au père Armalé qui les a enterrées avec ses papiers dès la fin avril 1915.
6) Une biographie du père Melki a été publiée au Liban par le vice-postulateur, le père Salim Rizkallah ofm. cap. : Léonard Melki, capucin libanais. Un martyr du génocide arménien. 11 juin 1915, Baabdath el Math, Compu Type, juin 2001. Ce livre m’a été offert par Monsieur Farès Melki que je remercie ici. Le procès de béatification du père Léonard Melki a commencé en 2001. Un tribunal ecclésiastique devrait être créé dans quelques mois (renseignement fourni en octobre 2001 par Monsieur Farès Melki).
7) Les sœurs Pacifique et Agathe rentrent dans leurs familles. Seule, la sœur Marie de l’Assomption reste à Mardin dans l’évêché syrien catholique. Les membres de sa famille, eux, seront déportés et tués.
8) Le père Léonard a eu le temps de recueillir les hosties consacrées et de les mettre avec le calice en sécurité dans la maison d’un Arménien de Mardin, Hanna Marquisi. Chassé de son couvent, il dort dehors. Le lendemain, il porte le calice à l’église des syriens catholiques et y célèbre la messe.
9) Positio, p. 94.
10) H. Simon, op. cit., p. 37. L’envoi de cette note administrative est une nouvelle preuve de la date de prise de décision du génocide arménien : février 1915.
11) Al qouçara, pp. 128-130.
12) Ce discours, reconstitué par le père Rizkallah d’après le témoignage du père Armalé, est publié dans Positio, pp. 98-100.
13) Le testament de Monseigneur Maloyan est écrit en arabe. Il est traduit en français par H. Simon, op. cit., pp. 55-57. Il semble que la traduction la plus proche de l’original arabe reproduit dans Al qouçara, pp. 134-135, soit dans Positio p. 101. Reproduit également par S. Rizkallah,op. cit., pp. 87-88.