Y.Ternon, Mardin 1915 (RHAC IV) Livre I deuxième partie, le génocide des Arméniens de Diarbékir.

Chapitre II
Déploiement du programme à diarbékir

Le docteur Rechid consacre les deux premiers mois de son mandat de gouverneur à préparer la destruction de la population arménienne de sa province. Il accomplit là une mission qui lui a été confiée par le ministre de l’Intérieur à la suite d’une décision prise par le comité central du Comité Union et Progrès. Il pourrait pourtant avoir d’autres priorités. La guerre fait rage dans deux provinces au nord-est : l’armée russe occupe une partie du vilayet de Van et progresse dans le vilayet de Bitlis. Il pourrait recruter des soldats, renforcer les effectifs de la 3e armée qui, à peine reconstituée après le désastre de Sarikamish, cède sous la pression russe1. Bien au contraire, il fait désarmer et tuer les soldats arméniens et il arme des tribus kurdes qui ne participent pas à la guerre, bien que ce soient aussi des citoyens ottomans. Il envoie la police et les gendarmes perquisitionner des maisons de paisibles citoyens à la recherche d’un complot fictif et de caches d’armes hypothétiques, il vide les prisons des voleurs qui y sont enfermés et recrute des brigands pour constituer une milice de tueurs. Le docteur Rechid tue, pille et vole pour son profit personnel. Mais il procède méthodiquement, temps par temps, comme il en a reçu l’ordre. En deux mois, il a décapité la communauté arménienne du chef-lieu de sa province. Il a même envoyé à Constantinople des photos prouvant l’existence d’un complot arménien : celles d’une cache d’armes dès avril ; celles des cadavres des notables assassinés à Chkavtan qui, après avoir été dépouillés de leurs vêtements, ont été habillés avec des costumes turcs et coiffés de turbans. Les photographies ont été montrées au public et reproduites dans des livres et des journaux pour bien montrer que les Arméniens massacrent les Turcs. Ces photographies seront même reproduites dans la presse américaine qui dénoncera l’imposture : on y voit des femmes kurdes se lamentant sur les cadavres de leurs maris assassinés par des Arméniens2. <p.92>

Pourtant le prétexte d’une réplique à une rébellion arménienne n’est guère crédible. Les notables arméniens sont arrêtés à partir du vendredi 16 avril, alors que la révolte de Van a débuté le 13 avril et que les rafles de Constantinople auront lieu les 24 et 25 avril. Il est évident que dans ce vilayet, comme dans les autres provinces d’Anatolie orientale, un programme préétabli se déroule, selon une planification précise, et que seule varie la date de chaque étape laissée au bon vouloir des responsables de l’Ittihad dans chaque province.

à la nouvelle du massacre du premier convoi de déportés, le « haut conseil » se réunit pour la seconde fois sous la présidence de Feyzi, dans la mosquée Oulan. Y assistent les notables musulmans de Diarbékir et les unionistes, ainsi que les fonctionnaires civils et militaires. La discussion dure trois jours, elle porte sur l’organisation de la suppression des Arméniens du vilayet3. Deux points sont débattus. Le mufti Ibrahim et Kadi Nedjib demandent d’épargner les jeunes femmes et les enfants des deux sexes au-dessous de douze ans pour les convertir à l’islam. La motion est défendue par les beys kurdes. Rechid, les deux députés – Feyzi et Zulfi – ainsi que Chevki, Chérif et Véli Nedjdet, font adopter la résolution suivante : « suppression en masse des Arméniens, exception faite du beau sexe », qui est signée par tous les assistants. Le second point soumis à discussion est l’envoi à Mardin de Memdouh et de Bedreddine avec la mission d’organiser la suppression des Arméniens de la ville et du sandjak. Aucune mention n’est faite de l’extension éventuelle du processus d’anéantissement aux autres communautés chrétiennes. Il s’agit de supprimer les 3 750 familles d’Arméniens apostoliques de Diarbékir et les quelques familles d’Arméniens catholiques.

La déportation des Arméniens de Diarbékir a lieu en juin 1915. Les autorités ottomanes procèdent selon le programme défini à Constantinople et appliqué de la même manière dans toutes les provinces orientales, méthode qui évite de reproduire les incidents de 1895 où les assassins pénétraient dans les maisons et tuaient les victimes sur <p.93> place. La technique de déportation consiste à vider progressivement une ville de sa population arménienne en commençant par séparer les hommes, puis à organiser par convois le départ des femmes, des enfants et des vieillards. Au début de juin, alors que les Arméniens, terrorisés, s’enferment dans leurs maisons, les gendarmes et policiers arrêtent chaque jour 100 à 200 hommes qu’ils conduisent, les mains liées, hors de la ville, sur la route de Goeuzlé ou dans les jardins de la porte de Mardin, où ils sont exécutés à l’arme blanche. A ces hommes sont joints des ouvriers affectés aux services de voirie ou à l’administration des réquisitions militaires. Ainsi, en moins d’un mois, à l’exception de quelques hommes qui sont parvenus à fuir dans les montagnes et des vieillards, tous les adultes arméniens de sexe masculin sont assassinés.

La plupart des prêtres arméniens, apostoliques et catholiques, ont été tués avec le premier convoi et Monseigneur Tchilguidian brûlé vif dans sa prison. L’archevêque catholique, Monseigneur André Tchelebian, est encore vivant en juin. Il a d’abord versé à Rechid une somme de 4 000 livres turques pour préserver sa liberté. Il est cependant arrêté. On le garde quelque temps à la préfecture sous surveillance policière. Puis on lui ordonne de se préparer pour se rendre à Alep. Comme il manque d’argent, il demande un sursis pour en faire venir de Constantinople. On lui accorde ce sursis et, l’argent arrivé, on le lui vole. Le 18 septembre 1915, il est conduit en dehors de la ville avec deux prêtres de son diocèse. Sur le parcours, il est insulté par des femmes musulmanes, sa barbe est arrachée et il est lapidé4. Quatre religieuses de l’Immaculée Conception, ont été arrêtées en même temps que l’évêque : trois sont tuées avec les convois ; la quatrième est vendue à un riche musulman de Diarbékir5. Le révérend Hagop Andonian, pasteur de la communauté protestante, est tué avec toute sa famille, dont son gendre, Bedros Mavlian, et d’autres familles protestantes, sur la route de Karabaghtché.

Les déportations des femmes et des enfants commencent à la fin juin. Comme ailleurs, ce sont les riches familles d’industriels et de banquiers qui habitent à Diarbékir depuis des siècles, les Kazazian, Terpandjian, Yevguénian, Handamian qui reçoivent les premières l’ordre de se préparer <p.94> au départ dans les vingt-quatre heures. A l’heure fixée, des voitures leur sont envoyées. Les dames sont invitées à y déposer leurs meubles, tapis, vases et autres objets de valeur. Le premier convoi est rapidement anéantis. Les déportées sont conduites dans le village d’Ali-Pounar, à l’écart de la route de Mardin. Les tchété veulent leur faire avouer qu’elles ont caché de l’or ou de l’argent dans leurs maisons. Puis ils les conduisent hors du village et les tuent. Après cette première vague, le commandant de la gendarmerie, Ruchdi, et le chef de la milice, Chevki, ordonnent de perquisitionner chaque jour une centaine de maisons et de les vider. Pour que personne ne leur échappe, une sentinelle est postée devant chaque porte. Les femmes des notables versent des pots-de-vin, espérant retarder leur départ de quelques heures ou louer des voitures plus confortables, mais cela ne change rien à leur sort. De nombreux déportés sont envoyés dans des villages kurdes selon des accords passés au préalable entre les autorités ottomanes et les chefs kurdes. Le mufti Ibrahim, favorable à la conversion des Arméniens, propose à des familles d’apostasier pour préserver leur vie. Il obtient ainsi la conversion à l’islam de 350 familles arméniennes apostoliques, de 25 familles arméniennes catholiques et de 12 familles chaldéennes6. A chaque conversion d’une famille le mufti empoche 4 000 à 5 000 livres turques. Chaque jour la somme exigée augmente pouvant atteindre 20 000 à 25 000 livres. Mais les notables turcs de Diarbékir demandent à Rechid de déporter aussi les Arméniens islamisés. Une nuit, la plupart de ces familles sont rassemblées, déportées et tuées. 400 enfants de un à trois ans ont été recueillis dans l’école protestante. Rechid parvient à décider le Haut conseil de les tuer. Un matin, une voiture se rend devant l’école, prend la moitié des enfants et les conduit sur le pont du Tigre. Les enfants sont saisis par les pieds ou la tête et jetés dans le fleuve. L’autre moitié est conduite sur la route de Sévérèk. A cinquante kilomètres de Diarbékir, à Karabaghtché, ils sont écartelés, poignardés, découpés ou éventrés. D’autres sont lancés en l’air et embrochés, ou jetés à des chiens. Ces monstruosités sont rapportées par le docteur Ismaïl bey, inspecteur de la santé, qui ajoute que Dieu ne pardonnera jamais aux Turcs le massacre de ces petits orphelins et qu’il mettra fin à l’Empire ottoman. Pour avoir émis ces propos subversifs, il est révoqué et envoyé à Constantinople7.

En quatre mois, du début juin à la fin septembre 1915, Rechid et ses sbires ont évacué la population arménienne de Diarbékir. L’opération s’est déroulée dans l’ordre et le calme, sans autres cris que ceux des suppliciés <p.95> torturés dans les prisons, sans le tumulte qu’avait connu la ville en 1895, sans que les diplomates présents dans la région s’émeuvent – ils mentionnent à peine Diarbékir dans leurs dépêches. Le sang n’a pas coulé dans le quartier arménien, les portes n’ont pas été fracassées, les maisons ont été vidées en deux temps. Dans un premier temps, ce sont les victimes elles-mêmes qui ont emporté avec elles, souvent dans des voitures, leurs objets de valeur. Leurs assassins s’en sont emparé avant ou après les avoir exécutées. Dans un second temps, en application de la loi sur les biens abandonnés promulguée par le gouvernement ottoman le 25 mai, Rechid constitue une commission chargée de protéger ces biens, en réalité de les saisir8. Dès qu’une famille part en déportation, Ruchdi et le chef de la milice, Chevki, pénètrent dans sa maison et volent tout ce qui leur paraît précieux. Derrière eux passent les voleurs officiels de la commission qui emportent le mobilier et les objets qu’ils estiment avoir de la valeur. Le reste des biens est transporté dans la cathédrale arménienne Saint-Guiragos9 ou dans une maison voisine, ou bien vendu à la population musulmane à des prix dérisoires ou offert à des amis. Comme les acheteurs n’ont pas toujours la somme demandée, ils emportent les objets à crédit et oublient souvent ensuite de payer. Les maisons vidées sont ensuite occupées par des Turcs. Les musulmans pauvres obtiennent les maisons des Arméniens de condition modeste, les fonctionnaires et les bourgeois ottomans celles des riches Arméniens. Ainsi, la belle demeure de la famille Kazazian est saisie par le commandant de gendarmerie, celle des Minassian par Bedreddine – avant son départ pour Mardin –, celle des Terpandjian par Véli Nedjet bey celle des Kiatibian par Bederkhan Hassan bey. Le mobilier de l’église et de l’école française des sœurs est enlevé par le commissaire de police, Ressoul Haïri et par Djirdjis Agha-Zadé Keur Youssouf. Les voleurs auraient trouvé 12 000 livres turques en or dans le coffre-fort de Monsieur Terpandjian. Rechid aurait amassé plus d’un million de livres turques, Ruchdi 200 000 à 300 000 et Chevki 150 000 à 200 00010.

Il est difficile de connaître le sort des convois de déportés. Ils prennent, semble-t-il, la route de Mardin. Plusieurs sont assassinées près de Karabaghtché : la femme du député Stepan Tchiradjian, la femme du <p.96> vice-consul Haroutioun Kassabian, tuée avec ses deux filles, Rose et Virginie11. Son fils, Léon, parvient à se cacher sous des vêtements kurdes jusqu’en décembre 1917 où il est sauvé12. Les convois qui ne sont pas détruits sont signalés par les habitants de Mardin lors de leur passage et leur sort ultérieur est rapporté par des témoins. Ainsi, un convoi de 510 femmes et enfants de notables de Diarbékir est détruit à Dara, le 13 juillet. Dans ce convoi, se trouve Madame Kazazian qui préfère la mort à l’apostasie proposée par un cheikh kurde qui la convoite13.Des familles chaldéennes et syriennes catholiques sont d’abord jointes aux convois de déportés, puis, souvent trop tard pour certains, une amnistie est accordée aux chrétiens non-arméniens. Cette amnistie fournit à Rechid et Zulfi l’occasion d’extorquer à ces familles de fortes sommes en échange de la protection qu’ils feignent de leur accorder. Ainsi Monseigneur Suleïman, archevêque chaldéen, remet à Rechid 1 500 livres turques. En échange, il obtient qu’une partie de sa communauté soit envoyée dans une localité voisine, à Fischkia, pour faire une route, mais l’archevêque doit payer la nourriture des ouvriers et presque tous seront massacrés14. Au total, 34 familles chaldéennes – entre 200 et 240 personnes sont déportées et assassinées. L’archevêque syrien catholique, Monseigneur Tapal, très âgé et malade, meurt dans son lit. A peine a-t-il expiré que sa maison est livrée aux pillards qui recherchent un trésor imaginaire15. Les jacobites perdent également 26 familles – entre 150 et 180 personnes dont 70 notables. 80 jacobites ont apostasié ainsi que deux familles syriennes catholiques, les Shaqqâ et les Bâli16.

Après la déportation, il ne reste plus à Diarbékir que 1 200 Arméniens apostoliques convertis à l’islam et une petite communauté d’Arméniens catholiques. En juillet 1916, le père Rhétoré apprend qu’une centaine d’Arméniens catholiques vivent encore dans la ville, encore libres, mais privés de moyens d’existence : leurs biens ont été saisis ; ils ne trouvent plus de travail ; il est difficile de leur faire parvenir des secours et ils sont réduits à la misère17. <p.97>

suite

1) L’Empire ottoman ne dispose en février 1915 d’aucune grande unité pour reconstituer la 3e armée. Toutes ses forces sont réservées à prévenir la menace alliée dans les Détroits et, après le 25 avril, dans la presqu’île de Gallipoli. La 3e armée est donc renforcée par des recrues à peine instruites. Dès avril, les renforts ne peuvent plus parvenir par mer : la flotte russe de Sébastopol bloque les ports de Samsoun et de Trébizonde. Les communications passent donc par le chemin de fer de Bagdad, par Césarée ou par Sivas. Les effectifs sont néanmoins reconstitués, mais la qualité des recrues ne permet à la 3e armée que de maintenir une position de défense.

2) Le maquillage est prouvé dès la fin de 1916 aux états-Unis avec la publication du livre de Fa’iz el-Ghusein, Martyred Armenia, Bombay, 1916. Traduit de l’original arabe et reproduit (sans date) par Tankian Publishing Corporation, New York, Montréal, Londres. Richard Kloian, The Armenian Genocide. New Accounts from the American Press (1915-1922), Berkeley, Anto Printing, 1985, p. 165, où est reproduit le livre de Fa’iz el-Ghusein, Martyred Armenia, publié à Bombay en septembre 1916. Il existe une traduction française de ce livre : Faïez El-Ghocéin, Les Massacres en Arménie, Beyrouth, Imprimerie Doniguian, 1917 (sic). Cette fraude est également dénoncée par Thomas Mgrditchian, op. cit., pp. 74-75. Rafaël de Nogales (Four Years Beneath the Crescent, New York, Numa Lee, 1926, pp. 139-140), officier vénézuélien attaché à l’armée turque, révèle la même mise en scène de retournement des cadavres de victimes lors des massacres de Séert et de Bitlis.

3) La seule mention sur cette réunion est dans Faits et documents, op. cit., pp. 31-35. On ne peut donc être sûr ni de sa tenue, ni de son contenu. Cependant la suite des événements rend cette description plausible.

4) évêque depuis 1899, Monseigneur Tchélébian est arrêté avec les sœurs de l’Immaculée Conception, un notable arménien catholique, Amsih Sabbaghian, et quelques fidèles. Arrivé au bord du Tigre, il est enterré jusqu’au bras, la tête en dehors du sol, et lapidé. Pendant les heures de son agonie, on le force à lever la main droite pour bénir ses compagnons et on demande aux religieuses et aux fidèles qui vont être tués de venir baiser son anneau. J. Naslian, op. cit., vol. 1, pp. 314-315 ; Faits et documents, op. cit., p. 40.

5) J. Rhétoré (p. 37), précise que cette religieuse est encore dans cette maison en août 1916.

6) Ce sont les chiffres donnés par le père Rhétoré (pp. 35-36) qui commente sévèrement cette abjuration.

7) Faits et documents, op. cit., pp. 40-41 et 51-52.

8) La liste des membres de cette commission est fournie dans Faits et documents, op. cit., pp. 45-46. La « Loi sur les biens abandonnés » est une réglementation de trente quatre articles promulgué le 25 mai 1915 par le ministère de l’Intérieur. Elle réglemente la prise en charge et la gérance des biens déportés arméniens.

9) Fondée au XVIe siècle, cette cathédrale est reconstruite en 1883 à la suite d’un incendie. C’est dans l’archevêché attenant à la cathédrale que siège le conseil diocésain. La seconde église arménienne est Saint-Serge.

10) Faits et documents, op. cit., pp. 45-48.

11) Ibid., p. 41.

12) Léon Kassabian se rend ensuite au Caire. Il est l’un des deux informateurs de Thomas Mgrditchian, op. cit.

13) H. Simon, op. cit., pp. 137-138.

14) J. Rhétoré, p. 37.

15) Ibid.

16) Al qouçara [tr. B], p. 390.

17) J. Rhétoré, p. 346.

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