RHAC III Partie II : La légion d'Orient, le mandat français et l'expulsion des Arméniens (1916-1929).

La Légion d’Orient et le mandat français en Cilicie
(1916-1921)

Quand on pense aux Arméniens pendant la Grande Guerre, on fait immédiatement référence au génocide, mais on a tendance à oublier l’important rôle militaire qu’ils jouèrent. Le peuple arménien, principalement disséminé entre les Empires ottoman et russe, n’y participa pas en tant qu’état organisé, mais en tant qu’élément des pays susmentionnés. Néanmoins, il se comporta loyalement vis-à-vis des pouvoirs en place. Il combattit aussi bien sur le front occidental qu’oriental, dans les rangs de l’armée russe, à laquelle il fournit un contingent de 180 000 hommes, nonobstant les volontaires du Caucase1. La participation arménienne ne se limita pas à cette seule contribution. Si on connaît relativement bien ces événements, on ignore trop souvent la part prise par les Arméniens des communautés installées dans le reste du monde, au sein d’une unité particulière, la Légion d’Orient. Cette dernière répondait aux besoins conjoncturels de la France d’affirmer sa présence au Levant, et notamment en Cilicie. Elle s’est concrétisée grâce à la Légion d’Orient, qui est méconnue. Mais la création de ce corps correspondait aussi à la volonté des dirigeants arméniens de participer à la libération nationale et d’affirmer ainsi la présence arménienne aux côtés de l’Entente pour faire entendre sa voix à la fin de la guerre.

Au cours de la Première Guerre mondiale, l’enrôlement d’étrangers de la même origine dans des unités distinctes d’armées nationales était une pratique courante depuis quelques décennies. L’enrôlement des étrangers venus se placer volontairement sous les drapeaux des belligérants se généralisa toutefois pendant la Grande Guerre en raison de sa durée et de sa dimension mondiale. Dans le cas de la France, le nombre des volontaires étrangers incorporés dans la Légion étrangère se montait, au 1er avril 1915, à 32.000. Bien que placées sous l’autorité du haut commandement français, plusieurs de ces unités, telles que les armées polonaise et tchécoslovaque, combattirent sous leurs propres drapeaux, tandis que d’autres servirent sous le drapeau français, comme les bataillons de volontaires russes et la Légion transylvaine. Le dernier cas de figure concerne les ressortissants de pays encore neutres qui entrèrent aux côtés de la France dans la Légion garibaldienne et l’escadrille Lafayette, respectivement composées de volontaires italiens et américains2.

Si les circonstances de la création et de l’existence des unités précitées nous sont relativement bien connues, celles concernant la Légion d’Orient reste à éclairer. L’historiographie française est pour le moins sommaire quant aux destinées de cette unité. Il n’existe, en effet, aucun ouvrage spécifique consacré à la Légion d’Orient. Il n’y a que deux articles anciens sur le sujet, qui ne sont en fait que deux témoignages d’anciens officiers français de ce corps3. Nous espérons combler cette lacune à partir de la documentation des archives des ministères français des Affaires étrangères et de la Défense, ainsi que des archives de la Délégation nationale arménienne, conservées à la Bibliothèque Nubar de l’U.G.A.B., à Paris. Le colonel Sami Rihana4 s’étant déjà penché sur la participation des Syriens et des Libanais au sein de ce corps, dans le cadre d’une étude consacrée à la formation de l’armée libanaise, notre étude sera donc axée sur celle des Arméniens, entre septembre 1915 et septembre 1920.

Ce travail est divisée en trois parties. La première période, qui s’étale de septembre 1915 à novembre 1916, est cruciale. Elle correspond aux étapes constitutives de la Légion d’Orient. La deuxième étape va de novembre 1916 à octobre 1918. Elle est consacrée à l’organisation de la Légion d’Orient. C’est au cours de cette phase qu’Arméniens et Français unirent leurs efforts pour contribuer à la création de la Légion d’Orient. La formation de cette unité devant constituer l’embryon de la future armée arménienne, s’inscrit dans la perspective de la renaissance d’un état arménien. Il n’était pas possible d’espérer une meilleure issue. En effet, elle s’apprêtait à combattre sur le sol même où le dernier état arménien était tombé en 1375. La troisième phase s’étendant d’octobre 1918 à septembre 1920, constitue le temps de la désillusion. Dès l’armistice de Moudros, la collaboration franco-arménienne laissa rapidement place à une méfiance, voire à une défiance mutuelle. A travers cette deuxième période de l’histoire de la Légion d’Orient, se jouait en filigrane l’avenir du règlement de la question arménienne et des relations franco-arméniennes. L’une comme l’autre étaient indissociables.

Les étapes constitutives de la Légion d’Orient

Entré en guerre en novembre 1914 aux côtés des Empires Centraux, le gouvernement jeune turc profita de la focalisation sur les événements européens pour mettre à exécution son plan, c’est-à-dire l’annihilation totale et définitive des Arméniens vivant sous sa domination. Plus d’un million d’Arméniens périrent dans des conditions particulièrement atroces de 1915 à 1916, sans compter les victimes des régimes hamidien et kémaliste. Dans plusieurs cas, les Arméniens tentèrent de s’opposer les armes à la main au sort qui les attendait. L’épopée du Djébel Moussa constitua, avec le mouvement d’autodéfense de Van, le seul épisode heureux d’une résistance armée. Les Djébéliotes étaient de véritables miraculés.

L’histoire commença donc au Moussa Dagh, Mont-Moïse ou Djébel Moussa, qui domine la pointe nord de la baie d’Antioche, appartenant au vilayet d’Alep. Jusqu’à sa destitution survenue le 21 juin 1915 sur ordre de Talaat bey, ministre de l’Intérieur, qui lui reprochait sa modération, le vali, Djélal bey, parvint à protéger les Arméniens de toute mesure de déportation. Grâce à cette protection, les huit villages de Vakif, Razer, Yoghoun-Olouk, Kabousi, Hadji-Habibli, Bithias, Eukus-Keupreu, Kabakli, répartis sur une surface d’environ quinze kilomètres carrés avaient été jusqu’alors épargnés. Ces populations, qui formaient l’avant-poste méridional du peuple arménien vers le monde arabe, ne reçurent l’ordre de départ qu’à une date relativement tardive, le 30 juillet. Un délai supplémentaire leur fut accordé jusqu’au 5 août. Quand il leur fut intimé de partir, les villageois du Djébel Moussa, qui avaient été témoins depuis plusieurs mois de la déportation de leurs coreligionnaires, savaient à quoi s’attendre. Ils se résolurent donc à prendre les armes pour tenter l’impossible. Par un heureux concours de circonstances, le croiseur français Guichen, commandé par le capitaine de frégate Brisson, en mission au nord d’Antioche en application du blocus des côtes ottomanes, aperçut des signaux à terre. Mis au courant de la situation, le vice-amiral Dartige du Fournet, commandant en chef de la 1er armée navale, ordonna l’évacuation des Arméniens, qui s’effectua les 12 et 13 septembre 1915. Après d’âpres négociations, les 4.083 survivants trouvèrent refuge dans un camp de concentration à Port-Saïd, administré par l’autorité militaire britannique.

Dans les semaines qui suivirent leur arrivée, les dirigeants anglais et français se préoccupèrent de l’utilisation possible des hommes valides de Port-Saïd. Le gouvernement français pensa les employer comme débardeurs à la base de Moudros mais le général Galliéni, ministre de la Guerre, y renonça en raison de leur manque d’aptitude à cet emploi et surtout de leur volonté de servir comme combattants sous le drapeau français par reconnaissance. Dans cette optique, le général Maxwell, commandant en chef des armées britanniques en égypte, proposa, dès septembre 1915, de constituer une légion arménienne avec les Djébéliotes en état de porter les armes, auxquels seraient adjoints 500 volontaires arméniens d’Amérique pour des coups de main et des incursions dans la région d’Alexandrette, afin d’assurer la sécurité de l’ égypte5. Dans le même temps, l’ Intelligence Office envisageait de les employer pour effectuer un coup de main contre le chemin de fer de Bagdad pour isoler la Syrie de l’Anatolie6.

Boghos Nubar pacha, président de la Délégation nationale arménienne en charge depuis avril 1915 de toutes les affaires arméniennes, repoussa catégoriquement ces projets, qui auraient constitué une grave imprudence, redoutant que les Jeunes Turcs ne trouvent là un prétexte à des représailles. Il fut fortifié dans son opinion par une communication du patriarche arménien de Constantinople, Mgr Zaven, adressée à toutes les colonies arméniennes à l’étranger, qui attirait l’attention de ses compatriotes sur les dangers encourus par les Arméniens survivants par tout acte pouvant causer de nouveaux malheurs. Il leur recommandait, instamment, de s’abstenir de toute action politique, aussi bien par écrit qu’oralement et de toute manifestation quelconque7. Boghos Nubar pacha écarta donc toute idée de corps arménien et préconisa l’enrôlement des Arméniens désireux de prendre les armes, sous les drapeaux alliés dans des troupes régulières. Le général Roques, nouveau ministre de la Guerre, repoussa cette demande car la loi du 16 août 1915 interdisait pendant toute la durée de la guerre et sur tout le territoire français les engagements dans l’armée française des citoyens de pays en guerre avec la France ou ses alliés8. C’est la raison qui poussa 400 des 4 000 membres de la colonie arménienne de France à s’engager volontairement dans les rangs de la Légion étrangère9.

Cette affaire rebondit en juillet 1916 après l’accord Sykes-Picot définissant la politique moyen-orientale future de la France et de la Grande-Bretagne. Le général Roques fit connaître au ministère de la Marine, suite aux projets de révolte en Syrie, son désir de recruter des Arméniens d’ égypte et de l’Inde désireux de participer à la libération de leur pays sous le drapeau français. Des négociations s’engagèrent entre les gouvernements français et britannique en juillet-août 1916. Le général Clayton, directeur de l’ Intelligence Office au Caire, suggéra à Paul Cambon, ambassadeur de France à Londres, la création d’un corps arménien à Chypre, en vue de collaborer à la libération de leur patrie sous l’égide de la France et de soutenir l’action française au Moyen-Orient10. Le diplomate transmit cette proposition à Briand et aux autorités militaires françaises, qui se déclarèrent en sa faveur. Cette initiative reçut également l’agrément de la Délégation nationale arménienne, car les considérations d’ordre humanitaire étaient désormais mises de côté, l’extermination ayant été poussée à ses dernières limites.

Sur décision du général Roques, la Légion d’Orient fut officiellement créée le 15 novembre 1916. Mais avant de donner son aval, le ministre de la Guerre décida, le 21 septembre 1916, d’envoyer une mission d’enquête11 auprès des autorités britanniques d’ égypte et de Chypre, dirigée par le chef de bataillon Ferdinand Romieu, qui mena ses investigations à Alexandrie puis au Caire, en septembre-octobre 1916. Cette enquête portait sur la possibilité d’établir à Chypre un camp militaire arménien et sur les exigences à réaliser pour un premier groupement d’environ 500 hommes, constitué par les Arméniens réfugiés en égypte et les prisonniers de guerre internés au camp de Summer Poor, près de Bombay12. Ce projet d’organisation fut conduit à étudier l’opportunité d’enrôler également des Syriens et tous autres sujets ottomans résidant en égypte, désireux de combattre contre les Turcs.

L’Organisation de la Légion d’Orient

Elle fut déterminée par l’ Instruction sur l’organisation de la Légion d’Orient n° 7.549-9/1113, publiée le 26 novembre 1916. La dénomination de Légion d’Orient fut adoptée sur proposition de la Délégation nationale arménienne par précaution contre des représailles éventuelles et pour répondre à la volonté des Syriens d’incorporer cette unité, afin de combattre la Turquie. De même, on employa l’expression volontaire d’origine ottomane à la place des termes Arménien et Syrien. Le recrutement s’opéra par voie d’engagement volontaire.

La composition de ce corps, initialement prévue pour les Arméniens, fut élargie aux Syriens, qui, d’après le général Roques, demandaient à combattre la Turquie14. Cette décision allait à l’encontre des impressions du commandant Romieu, qui n’avait pas constaté chez les Syriens d’ égypte un désir réel de combattre. La Légion d’Orient fut composée de trois peuples différents : les Arméniens, les Libanais et les Syriens chrétiens. Il fallut attendre la chute du régime arabe de Damas, en juillet 1920, pour voir les musulmans s’enrôler dans la Légion Syrienne.

Au déclenchement de la guerre, la législation française ne comportait aucune disposition particulière relative à l’incorporation des volontaires étrangers. Il était uniquement prévu de les engager dans la Légion étrangère et pour une durée de cinq ans. Afin de pouvoir les incorporer pour la durée de la guerre, un décret fut adopté dans ce sens, le 3 août 1914. Mais l’enrôlement des Arméniens et des Syriens, sujets ottomans, dans la Légion étrangère se heurta à un nouvel obstacle car la loi du 16 août 1915 interdisait « pendant toute la durée de la guerre actuelle, et sur toute l’étendue du territoire français, les engagements dans l’armée française, au titre de la Légion étrangère des nationaux appartenant à des états en guerre avec la France ou ses alliés »15. Il semblerait que le gouvernement français ait voulu contourner cette difficulté en enrôlant les Arméniens et les Syriens en qualité d’auxiliaires. Les volontaires s’engageaient donc à servir au sein de cette troupe, pour toute la durée de la guerre. Après la guerre, le 4 novembre 1918, le général Hamelin, commandant du D.F.P.S. (Détachement français de Palestine-Syrie), proposa à Clemenceau de transformer les engagements conclus pour la durée de la guerre, en engagements à terme fixe (un an, deux ans, etc.). Le président du Conseil approuva ce rectificatif aux statuts de la Légion d’Orient, sous réserve du consentement des intéressés.

Le statut juridique de ces volontaires considérés comme auxiliaires était imprécis. La situation de ces Arméniens et de ces Syriens ne correspondait pas aux termes de la loi du 27 juillet 1872 qui dispensaient de service des jeunes gens dans l’armée active pour une cause quelconque pour les intégrer dans les services auxiliaires (fabrication et entretien du matériel, travaux des fortifications, des voies ferrées, des télégraphes, des hôpitaux et ambulances, etc.). Les soldats de la Légion d’Orient étaient clairement recrutés pour combattre. D’ailleurs l’acte d’engagement des légionnaires le spécifiait expressément : « Lequel [...] a déclaré après avoir pris connaissance des conditions du service de la Légion d’Orient fixées par l’Instruction Ministérielle N° 7.966-9/II du 26 novembre 1916 vouloir s’engager pour la durée de la guerre dans la Légion d’Orient, en vue de combattre contre la Turquie sous le drapeau français »16. Les Arméniens brûlaient du désir de se battre au plus tôt contre les Turcs et de venger le martyre de leurs compatriotes. En conséquence, personne ne porta la moindre attention à ces aspects juridiques qui allaient resurgir après la guerre et empoisonner les relations franco-arméniennes.

La décision ministérielle du 15 novembre 1916 instituant la Légion d’Orient spécifiait dans son article 3 qu’une « instruction spéciale fixera leurs allocations, qui seront en principe équivalentes à celles du soldat français »17. Or l’instruction n° 7.966-9/11 du 26 novembre 1916 passait sous silence les allocations telles que le droit à la pension, allocations familiales, etc., alors qu’elle déterminait celles relatives aux soldes et aux vivres. Devant ce manque de clarté du statut juridique de l’auxiliaire, une nouvelle instruction fut adoptée le 11 octobre 1917 : « Les légionnaires servent en qualité d’auxiliaires ; ils ne sont pas incorporés dans l’armée française. Il en résulte : que les volontaires de la Légion d’Orient n’ont droit ni aux pensions de retraite, ni aux gratifications de réforme ; que le droit à la pension n’existe pas pour les veuves et orphelins ; qu’il n’est pas attribué à leurs familles lorsqu’elles sont nécessiteuses, les allocations prévues pour celles des militaires français »18.

Ce règlement ne se justifiait aucunement, car il est impossible de nier que le légionnaire ne fût pas incorporé dans l’armée française puisqu’en signant l’acte d’engagement l’intéressé s’engageait à deux reprises vis-à-vis de la France à « combattre contre la Turquie sous le drapeau français » et à « servir avec honneur et fidélité sous le drapeau français ». Cependant, à la demande du commandant Romieu, le gouvernement français décida d’indemniser, à dater du 1er juillet 1917, les légionnaires qui « perdraient ou verraient diminuer au service leurs facultés de travail et à secourir les familles des légionnaires les plus nécessiteuses »19. Il était également prévu d’aider les familles des légionnaires tués à l’ennemi ou morts des suites de blessures reçues ou de maladies contractées dans le service. Mais les secours alloués aux légionnaires étaient loin d’égaler ceux accordés aux autres militaires étrangers ayant servi dans l’armée française pendant la Grande Guerre. Pour pallier le paiement partiel de l’allocation familiale accordée, il semblerait que les Unions nationales arméniennes d’ égypte et d’Amérique aient été amenées à combler la différence et que l’engagement d’une pension de retraite pour les incidents survenus par suite de service n’ait pas été suivi d’effet20. A la suite de réclamations syriennes, le lieutenant-colonel Romieu, promu à ce grade à titre définitif le 15 février 1918, fit savoir que l’attribution de cette aide n’était pas un droit. Malgré ces avancées, Boghos Nubar pacha estimait que la modicité de ces prestations était de nature à freiner l’élan patriotique.

Les conditions de résiliation des engagements constitue une autre spécificité du statut d’auxiliaire. Ce statut juridique préjudiciable au légionnaire laissait place à la libre appréciation des autorités civile et militaire françaises. Cette disposition permettait également le licenciement de la Légion d’Orient lorsque les circonstances politiques l’exigeraient. C’est d’ailleurs ce qui se produisit lors de la dissolution définitive de ce corps. Le chef de corps était habilité à prononcer une résiliation individuelle ou collective, soit en cas de licenciement de la Légion d’Orient, soit par mesure disciplinaire, soit pour inaptitude physique. Ainsi à l’origine, un certain nombre d’hommes du Djébel Moussa d’une aptitude physique jugée relative avaient été engagés surtout en vue des travaux d’installation du camp de Chypre. L’avancée des travaux, la mise à disposition de tentes marabouts et l’arrivée de nouveaux contingents de bonne constitution conduisirent le commandant Romieu à résilier de nombreux engagements pour ne conserver que les meilleurs éléments. Un grand nombre d’ouvriers du Djébel Moussa demandèrent progressivement et obtinrent leur résiliation avec un certificat de bonne conduite. Les résiliations atteignaient un pourcentage élevé. Rien que pour le mois de décembre 1917, sur 182 arrivées 54 furent résiliées, soit pratiquement 30 %21.

Cette unité était « destinée à des opérations éventuelles en Turquie d’Asie »22. En 1918, Clemenceau leva l’interdiction des engagements de nationaux ennemis, permettant ainsi aux prisonniers arméniens des armées turques et bulgares, détenus en France, de contracter un engagement pour la Légion d’Orient. Sur les recommandations du commandant Romieu, les recrues furent réparties dans des unités distinctes d’après leur race et leur religion23, afin d’éviter tout risque de conflit. En effet, les populations d’Orient avaient pris l’habitude de vivre en groupes ethniques très fermés, parfois hostiles même aux groupes voisins.

Après négociations, le gouvernement anglais donna son approbation le 13 septembre pour l’installation du camp à Chypre. Bien que ce choix fût formellement signifié par Londres aux autorités anglaises d’ égypte, leur accord ne fut pas donné sans objections, ni réserves, ni arrière-pensées. Elles semblaient redouter la propagande française parmi les Egyptiens, notamment auprès des Syriens. Après maintes réticences, le haut-commissaire de Chypre, sir John Clausen, donna aussi son autorisation pour l’installation du camp sur son territoire. Sur les indications du haut-commissaire britannique et sous la direction d’un fonctionnaire bien informé des ressources insulaires, le choix du commandant Romieu se porta sur Monarga, sis à 24 kilomètres au nord de Famagouste, loin des éléments grec et turc de l’île pour éviter tout heurt. Par contre, il s’opposa formellement au transfert du camp de Port-Saïd à Chypre. L’installation du camp, débutée dès le 2 décembre, fut l’œuvre d’un détachement d’une cinquantaine de réfugiés arméniens, composés surtout de gens de métier, sous les ordres de l’officier-interprète Guillaume de Jerphanion24. Au 1er janvier suivant, le camp était prêt à recevoir les recrues. Aussitôt, les envois des contingents se suivirent à intervalles rapprochés. Au fur et à mesure de l’augmentation des effectifs, la Légion d’Orient compta trois camps à Chypre à proximité de Monarga, en raison de la dispersion des points d’eau. Le premier camp, situé au centre, construit par les engagés du Djébel Moussa, portait le nom de Camp Souédié. Le second au nord, appelé Camp de Monarga, qui englobait le village de Monarga entièrement vidé de sa population civile, fut réservé à l’état-major, aux officiers, aux bureaux et à la cantine du 2e bataillon. Le camp des Syriens, dénommé Camp du nom du nouveau puits, fut établi auprès d’un puits d’eau douce creusé au printemps 1917 pour accroître les ressources en eau de la Légion d’Orient. En effet, l’approvisionnement en eau de ces camps constitua le point noir.

En raison de frictions qui tournèrent en rixes, en août 1917, la compagnie syrienne fut éloignée des compagnies arméniennes. Elle fut, dans un premier temps, envoyée dans le bivouac d’Akanthou, sis à 25 kilomètres de Monarga, pour procéder à des exercices et des tirs de combat. A la suite de plusieurs cas d’indiscipline, dont le dernier se caractérisa par un appel à la rébellion des légionnaires syriens, la compagnie syrienne fut installée dans un nouveau camp à 1.400 mètres environ du premier camp arménien, vers Monarga.

Le chef de bataillon d’infanterie Romieu, particulièrement au fait de la mentalité orientale25 et qui avait mené la mission exploratoire susmentionnée en égypte, reçut tout naturellement le commandement de cette unité.

La Légion d’Orient fut encadrée par des officiers et des sous-officiers français, ou servant à titre d’étranger, auxquels furent adjoints des cadres auxiliaires choisis parmi les légionnaires, avec la possibilité d’accéder aux différents grades jusqu’à celui de capitaine inclusivement.

Le cadre légal était fixé mais le plus difficile, c’est-à-dire le recrutement, restait à faire. Son déroulement était lui aussi, défini par avance. Les personnes qui désiraient contracter un engagement volontaire devaient se conformer à plusieurs conditions. La première concernait l’aptitude physique. Un contrôle médical était prévu dans une ville différente selon le lieu de départ. Les volontaires venant d’Amérique sur la France devaient se présenter au bureau de la place du port de débarquement (Le Havre, Bordeaux ou Marseille), porteurs d’une attestation d’un consul de France du pays où ils résidaient en dernier lieu, justifiant de leur honorabilité, ou à défaut, une pièce analogue émanant du président de l’un des comités arméniens et syriens accrédités auprès du gouvernement français26. En novembre 1917, Boghos Nubar pacha donna des instructions à Mihran Sevalsky, président de l’Union nationale d’Amérique à Boston et représentant de la Délégation nationale arménienne, allant dans le sens indiqué. Les volontaires, qui se rendaient en France, devaient être munis de papiers émanant de lui. Les volontaires résidant en France devaient se conformer aux mêmes règles de moralité et présenter à cet effet un certificat de bonne vie et de mœurs. Ceux qui résidaient en France devaient se présenter, soit à la place de Paris, soit dans l’un des ports susmentionnés, tandis que ceux qui provenaient d’Orient devaient se rendre, soit au consulat de France à Port-Saïd, soit au bureau de commandement de la Légion d’Orient à Chypre.

Un problème se posa très rapidement pour les candidats venant d’Amérique. La sélection était très rigoureuse et de nombreuses candidatures furent rejetées. Pour éviter toute désillusion et des frais de rapatriement imputés aux comités arméniens et syriens, le ministre de la Guerre, Paul Painlevé, décida, le 8 novembre 1917, que les volontaires recrutés en Amérique seraient, dorénavant, embarqués sur les paquebots français à destination de la métropole sur réquisitions délivrées par les agents consulaires français. Mais ce départ était subordonné au résultat d’une visite médicale éliminatoire très sévère au consulat de France du port d’embarquement les reconnaissant aptes au service armé27. Cependant, il arrivait que des volontaires reconnus aptes sur le lieu d’embarquement fussent déclarés inaptes à leur arrivée. Ce fut notamment le cas, en janvier 1919, pour 6 de 23 nouvelles recrues originaires d’Argentine. Aussi, Sahatdjian, président de l’Union nationale arménienne de Marseille, suggéra vainement de leur faire passer une seconde visite en avançant le fait que le service dans le Levant ne demanderait pas la même endurance que pour un soldat de tranchée. Mais il s’agissait surtout d’éviter les frais de séjour en France et de retour qui incombaient aux comités arméniens en cas de rejet des candidatures.

Les candidats reconnus inaptes au service armé pouvaient, sur leur demande, soit être rapatriés dans leur pays de provenance, soit être employés en France dans les usines de guerre ou aux travaux agricoles. Ainsi, le commandant Romieu résilia les engagements de six jeunes djébéliotes, qui n’étaient ni malades, ni mauvais sujets, mais trop jeunes ou de complexion trop faible pour supporter les fatigues de la vie militaire28. En effet, aucune condition d’âge n’était requise par l’instruction du 26 novembre 1916.

Le commandant Romieu refusa également l’intégration de plusieurs personnalités venant d’Amérique les jugeant « encombrantes et funestes »29. Il s’agissait en l’occurrence d’un jeune évêque querelleur, et de deux publicistes influents. A la suite de cette affaire, Clemenceau donna l’ordre au lieutenant-colonel Romieu de n’accepter, à l’avenir, aucun engagement à la Légion d’Orient de sujets arméniens ou syriens ayant occupé un rang très élevé dans la vie civile, sans avoir préalablement obtenu son autorisation30.

Après avoir satisfait à ces conditions, le recrutement à proprement parler pouvait commencer. Le commandant Romieu put compter sur la coopération des Arméniens de tous les partis ; ce qui n’était pas une mince victoire. Pour la circonstance, tous les dirigeants arméniens mirent fin à leurs dissensions en faisant l’union sacrée. Le commandant Romieu résuma l’opinion générale du parti Ramgavar et du Conseil national arménien d’ égypte en ces termes : « L’intérêt national arménien a tout à gagner de l’aide de la France et il y a lieu de seconder ses efforts, non seulement pour l’organisation des réfugiés du Djebel Moussa, qui lui appartiennent depuis leur sauvetage, mais aussi pour l’enrôlement d’autres volontaires arméniens »31. Si les comités Hentchak et Dachnak adhéraient pleinement à la collaboration arméno-française, ils déploraient cependant la modération des deux formations précitées à l’égard du pouvoir turc. Pour preuve de leur réconciliation, ils créèrent un Comité d’union où tous les courants politiques étaient représentés. Mais il n’y avait qu’un point commun entre eux : la haine du Turc.

Les comités arméniens et syriens d’ égypte offrirent au commandant Romieu de faire appel à leurs coreligionnaires d’Amérique plus nombreux que ceux d’ égypte. Ainsi trois délégués recruteurs arméniens, MM. Ardavast Hanemian, Stépan Sabahgulian et Mihran Damadian, représentant respectivement la Fédération Révolutionnaire Arménienne, le Hentchak et le Ramgavar, partirent en janvier 1917, en Amérique du Nord, pour organiser le courant d’enrôlement vers Chypre32. La feuille d’engagement, rédigée en français et en arménien, fournie par les recruteurs étaient en deux parties. La première était une fiche de signalement et la seconde un engagement solennel : « Je soussigné... affirme m’engager, par mon libre vouloir, dans l’armée française, au service de la cause nationale et de la libération arménienne, et je jure solennellement de rester fidèle à mon serment, de me soumettre à toutes les lois militaires et, d’obéir sans conditions aux ordres des officiers et, de toute manière, garder très haut l’honneur de la nation et le nom de volontaire arménien, en sacrifiant jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour le salut de la Patrie »33.

Les comités assurèrent le transport en France des volontaires recrutés en Amérique, et le transport à Port-Saïd de ceux provenant d’ égypte ou des Indes. En contrepartie, le gouvernement français s’engagea à rembourser aux comités les frais de voyage des volontaires reconnus aptes pour le service et définitivement engagés.

La Légion d’Orient commença à se constituer en décembre 1916. Le dépôt des réfugiés arméniens de Port-Saïd fournit un premier contingent de 400 à 500 volontaires, rejoints par une centaine d’Arméniens de la colonie arménienne d’ égypte, au cours des mois de janvier et de février 1917. L’amalgame de ces deux éléments constitua deux compagnies (1er et 3e ).

En novembre 1916, les responsables arméniens s’étaient engagés à réunir, dans un délai de deux mois environ, 2 000 enrôlements, dont 1500 en Amérique et 500 en égypte, y compris les prisonniers de l’Inde, non compris les 500 mobilisables du camp de Port-Saïd34. Certains des prisonniers recrutés dans les camps d’ égypte avaient jusqu’à huit ans de service. Des commissions furent spécialement envoyées dans les camps anglais (Héliopolis, Suez, etc.) pour recruter parmi les prisonniers de guerre arméniens. La prévision de 2 000 recrues parut exagérée au général Roques, mais les résultats dépassèrent toutes les attentes. Le 10 mars 1917, tous les prisonniers de Summer Poor arrivèrent en un seul groupe de 236 hommes, pour former avec quelques autres prisonniers de guerre faits au Sinaï, la 2e compagnie. L’ensemble de ces éléments constitua le 1er bataillon, soit trois compagnies d’infanterie et une compagnie de mitrailleuses.

La première phase du recrutement était close au 1er juin. Il marqua un temps d’arrêt au cours des mois de juin et de juillet, avec un effectif qui se maintint à 1 400 hommes. A la fin de juillet 1917, les premiers contingents arméniens arrivèrent d’Amérique. Quatre nouvelles compagnies arméniennes, dont une de mitrailleuses, furent rapidement formées d’août à octobre. Elles constituèrent le 2e bataillon. Les contingents venus d’Amérique d’octobre 1917 à janvier 1918 furent constitués en trois compagnies de dépôt. Malgré les difficultés, 1 700 engagés étaient débarqués et inscrits au début de 1918. L’entrée en guerre des états-Unis contre l’Allemagne, le 2 avril 1917, arrêta net le mouvement, le gouvernement américain interdisant dès lors les départs conformément au World War Act assujettissant au service militaire les étrangers ayant déclaré leur intention de devenir citoyens des états-Unis.

En vue de l’utilisation éventuelle de la Légion d’Orient, le ministère de la Guerre demanda, en septembre 1917, de former un régiment de marche à deux bataillons, comprenant chacun trois compagnies d’infanterie, plus une compagnie de mitrailleuses à quatre sections35.

Dans le même laps de temps, environ 200 volontaires arabes originaires de Turquie d’Asie et quelques émigrés venus d’Amérique formèrent la 23e compagnie, composée de 250 hommes. La compagnie syrienne fut envoyée en Palestine au début de 1918.

Le reste, joint à quelques centaines de prisonniers de guerre capturés par les Anglais à la fin de 1917, lors de l’avance en Palestine, constitua le 3e bataillon, créé à Chypre depuis le 1er mai, sans compter deux compagnies de dépôt. En juillet 1917, la Légion d’Orient comptait sept compagnies, dont six arméniennes et une syrienne de 250 soldats chacune. Les quatre premières compagnies formaient un bataillon. Un an plus tard, elle comptait trois bataillons arméniens, plus un peloton servant deux canons de 37 mm, soit 58 officiers et 4 360 soldats dont 288 Français.

Le commandant Romieu disposait, au début, d’un capitaine, de deux lieutenants et d’un officier d’administration36. C’était en deçà des besoins exprimés par cet officier puisqu’il estimait à trois le nombre de lieutenants nécessaire. Cette insuffisance chronique d’encadrement ne se démentit à aucun moment, et prit même de l’ampleur.

Les principales sources de recrutement furent respectivement la diaspora américaine, provenant essentiellement des états de l’Est des états-Unis, les réfugiés du camp de Port-Saïd, la communauté d’ égypte et les prisonniers ou déserteurs de l’armée ottomane détenus aux Indes par les Britanniques.

Ce recrutement ne se fit pas sans risque et il rencontra de nombreuses difficultés sur son chemin. Pour les éviter, le général Roques adopta plusieurs dispositions, afin de ne pas susciter de tensions d’ordre diplomatique. En premier lieu, il recommanda que la campagne de recrutement fût menée par des comités arméniens et syriens, sans aucune immixtion des agents consulaires ou diplomatiques français. Il recommanda en outre, pour ne pas attirer l’attention des puissances ennemies et pour ne pas les inciter à des représailles contre les Arméniens et Syriens restés dans l’Empire ottoman, que la campagne fût menée avec la plus extrême prudence et autant que possible sans propagande aucune37.

Les états-Unis regroupaient la principale communauté arménienne du monde et par voie de conséquence la source de recrutement la plus importante. La Délégation nationale arménienne s’opposa aux envois massifs qui ne passeraient pas inaperçus38. Faisant suite à cette recommandation, les candidats partirent par petits groupes sur des lignes régulières en invoquant des raisons familiales ou professionnelles. Le mouvement d’engagement des volontaires arméniens originaires des états-Unis se tarit au début de l’année 1918. En effet, la procédure employée nécessita beaucoup de temps. Lassés d’attendre et se sentant oubliés, 4 à 5 000 Arméniens s’engagèrent dans l’armée fédérale américaine. Les trois recruteurs arméniens partis en Amérique du Nord firent remarquer qu’il restait encore les contingents arméniens des villes du centre, de l’Ouest et surtout l’importante colonie de Californie, surnommée Nouvelle Arménie.

L’interruption du recrutement était uniquement due au défaut de moyens de transport d’Amérique en France. Il semblerait que les places disponibles à bord des Vapeurs de la Compagnie Transatlantique aient été réservées exclusivement, depuis janvier 1918, aux seuls volontaires grecs et polonais d’Amérique. Pour hâter le transport, Jean Gout, sous-directeur d’Asie au Quai d’Orsay, proposa, en octobre 1917, d’affréter un paquebot spécial d’une capacité minimale de 1 200 places, dans un délai imparti d’un mois. Le comité arménien d’Amérique, qui n’était pas alors en mesure de réunir un nombre suffisant de volontaires en un laps de temps aussi court, se vit contraint de décliner cette offre.

Ce défaut de moyens de transport ne se limitait pas dans le seul sens états-Unis-France ; il affectait également l’acheminement des volontaires se rendant de France à Port-Saïd. Ainsi la Compagnie des Messageries Maritimes assurant cette liaison n’avait accordé que 250 places aux légionnaires arméniens et français, alors que le nombre de places nécessaire était de 320.

J. Jusserand, ambassadeur de France à Washington, était opposé à cette campagne de recrutement qui enfreignait la législation américaine. Il redoutait surtout un incident diplomatique, les états-Unis étant encore neutres. Leur entrée en guerre contre l’Allemagne le 2 avril 1917 ne régla pas le problème, car ils n’étaient pas en conflit avec la Turquie.

En raison de l’intérêt à augmenter les effectifs de la Légion d’Orient et fort du soutien de Boghos Nubar pacha, François Georges-Picot, nommé « Haut-commissaire de France en Syrie et en Arménie » en avril 1917, proposa alors à Stéphen Pichon, ministre français des Affaires étrangères, de tenter d’obtenir du gouvernement américain qu’il consentît à libérer les 4 000 Arméniens qui, faute de moyens de transport, s’étaient engagés dans les rangs de l’armée américaine, et à les autorisée à rejoindre leurs coreligionnaires de Chypre39. Après acceptation par le ministre, Jusserand transmit cette suggestion à Frank L. Polk, secrétaire d’ état adjoint américain, qui la repoussa en arguant du fait que les états-Unis n’étaient pas en guerre avec la Turquie et que le gouvernement fédéral ne procéderait à aucun acte de caractère hostile à son encontre. Il se montra d’accord pour laisser partir pour la Légion d’Orient, les Arméniens résidant aux états-Unis40, mais opposa un refus catégorique à les encourager publiquement, ou à libérer ceux qui s’étaient légalement incorporés dans l’armée américaine pour leur permettre d’aller combattre la Turquie41.

La principale source de recrutement s’étant tarie, il ne restait plus pour alimenter la Légion d’Orient que les soldats arméniens capturés par les Anglais sur les fronts de Turquie d’Asie. Malgré l’accord de principe, obtenu dès le mois de janvier 1917, les autorités anglaises firent preuve de mauvaise volonté à les libérer craignant l’immixtion de la France en Mésopotamie, zone dévolue à la Grande-Bretagne selon l’accord Sykes-Picot. Le commandant Sciard, détaché auprès du commandement des forces britanniques en Mésopotamie, parvint à trouver 600 recrues, sans compter l’arrivée inopinée de volontaires arméniens originaires d’Argentine. Le gouvernement français décida d’employer les candidats du commandant Sciard en vue de la formation d’une armée nationale arménienne, devant intégrer les contingents arméniens du Caucase et de la Perse, sous l’autorité britannique42.

La politique a constitué un facteur prédominant à la formation, puis au cours de l’existence et enfin lors de la dissolution de la Légion d’Orient. Cette unité allait tant dans le sens des intérêts des puissances alliées, notamment de la France, que des intérêts arméniens, avec pourtant des objectifs différents mais apparemment compatibles. Les missions assignées à la Légion d’Orient étaient d’ordre militaire et politique. La formation de ce corps fut d’abord l’occasion attendue par les autorités militaires anglaise et française d’éloigner du camp de concentration tous les hommes en état de porter les armes et de les soustraire à l’oisiveté dans laquelle ils vivaient. Ils craignaient aussi des débordements éventuels dûs à la présence massive de femmes et de jeunes filles, que les forces de police, considérablement réduites, auraient été impuissantes à réprimer.

La France, qui avait fort à faire sur son propre sol, ne disposait que de peu de troupes pour le front oriental. La création de ce corps était donc une aubaine et une force d’appoint non négligeable. Le choix de son installation à Chypre n’était pas dû au hasard. En effet, le groupement d’un corps arménien à proximité du golfe d’Alexandrette, point de jonction des lignes de communication turques vers le Caucase, la Mésopotamie, la Syrie et le Hedjaz, maintiendrait probablement, dans le nord de la Syrie, une partie importante des forces ottomanes d’Asie Mineure43. Briand pensait que la présence à Chypre de la Légion d’Orient constituerait une menace contre la Turquie, qui l’empêcherait de porter toutes ses forces pour mater la révolte du chérif de La Mecque44. Cette menace devait aussi avoir pour effet d’inciter les Turcs à augmenter les moyens de défense de la Cilicie en dégarnissant d’autres régions. Le général Joffre, dans une dépêche à l’intention du ministre de la Guerre, le général Roques, estimait que cette unité devait être prête à exploiter toutes les situations politiques possibles mettant l’Empire ottoman aux prises avec des difficultés insurmontables dans cette région, et notamment à exploiter les progrès de l’insurrection arabe. La Légion d’Orient devait être en mesure d’appuyer la révolte de tous les peuples désirant se soustraire au joug turc.

La seconde mission de ce corps était d’ordre purement politique. La France avait intérêt à affirmer sa présence à proximité du territoire sur lequel elle entendait faire valoir ses droits. En outre, en cas de succès de la rébellion arabe, le gouvernement français entendait prendre en main l’organisation de la Syrie du nord grâce à un corps discipliné et encadré par des officiers français, en l’occurrence la Légion d’Orient, afin d’empêcher la création de principautés indépendantes45.

La France comptait bien faire prévaloir la situation privilégiée qui était sienne avant-guerre. Sa longue présence et ses droits matériels et moraux plaidaient en sa faveur : plus de 100 établissements caritatifs (hôpitaux, orphelinats, asiles, dispensaires) ; 220 établissements scolaires avec 52 000 élèves en 1913, en Syrie, en Palestine et en Cilicie ; aménagement du port de Beyrouth et électrification de la ville ; construction des lignes de chemin de fer Damas-Beyrouth, Aley-Rayak, etc. La France avait, en outre, participé à la construction de 7 000 kilomètres de routes et de 800 autres de chemins de fer. Elle occupait la première place des relations commerciales avec la Syrie46.

La Légion d’Orient servait tant les intérêts français que la cause arménienne. En premier lieu, les rescapés du Djébel Moussa voulaient démontrer leur reconnaissance pour leur sauvetage en s’engageant sous le drapeau français. Sur un plan strictement politique, Boghos Nubar pacha eut plusieurs entrevues avec François Georges-Picot, détaché à l’ambassade de France à Londres. Au cours du premier entretien qui eut lieu le 24 octobre 1916, il lui fut déclaré qu’une convention avait été passée entre la France, la Grande-Bretagne et la Russie, au sujet du démembrement éventuel de l’Empire ottoman. Il s’agissait de l’accord Sykes-Picot, du nom des négociateurs respectifs de l’Angleterre et de la France, signé les 9 et 16 mai 1916, auquel la Russie et l’Italie donnèrent ultérieurement leur approbation. En vertu de cette convention, la France devait recevoir la Syrie, et les vilayets de Diarbékir, de Kharpout et d’Adana. Au cours de cette entrevue et de la suivante survenue le 27 octobre, il fut question des volontaires arméniens. Georges-Picot fit part du désir de son gouvernement de voir les Arméniens prendre une part active à la guerre, en fournissant des recrues pour la Légion d’Orient, qui allait être organisée prochainement. Le diplomate français mit en exergue les titres et la bienveillance de la France et de la Grande-Bretagne qui en résulteraient pour l’Arménie. En échange du concours arménien, Georges-Picot s’engagea à prendre les précautions nécessaires pour ne pas susciter de vengeances turques sur les quelques Arméniens encore présents en Turquie, et promit, d’autre part, que les aspirations nationales arméniennes seraient satisfaites, c’est-à-dire que les trois vilayets méridionaux dévolus à la France recevraient une autonomie distincte et séparée de la Syrie. Cette autonomie, placée sous la protection de la France, et avec un dirigeant français, devrait être des plus larges. A la suite de cet accord, il fut convenu que Boghos Nubar pacha enverrait en égypte, à son fils Arakel bey, un télégramme pour donner des instructions conformes à ce qui venait d’être convenu, engageant ses coreligionnaires à s’enrôler. Le dirigeant arménien s’exécuta de bonne grâce en prenant soin de spécifier que les aspirations nationales arméniennes seraient satisfaites. Afin de donner une sanction officielle aux engagements pris par le gouvernement français, il fut décidé de transmettre ce document au Quai d’Orsay, qui, à son tour, le remettrait à Arakel bey47. Par suite, la mission française alors présente en égypte, sous la direction du commandant Romieu, parvint à un accord avec les chefs des principales organisations arméniennes, aux termes duquel il était convenu que la constitution de la Légion d’Orient avait pour but de créer de nouveaux titres à la réalisation des revendications nationales arméniennes en participant à la libération de la Cilicie. Il était également convenu que les légionnaires arméniens ne combattraient qu’en Cilicie contre la Turquie et que la Légion d’Orient formerait le noyau de la future armée arménienne48.

Les volontaires arméniens s’engagèrent avec enthousiasme, dans l’espoir de contribuer à la libération de leur patrie aux côtés des Alliés. Ils voulaient en découdre avec les Turcs, surtout les réfugiés de Port-Saïd. Tous exprimaient le désir de combattre sous le drapeau français et de s’en montrer dignes. Les délégués arméniens partirent dans les comités en expliquant que le but de la Légion d’Orient était de constituer une petite armée arménienne devant verser son sang sur le sol de la Cilicie, à l’instar des contingents de volontaires formés au Caucase, qui se battaient sur le sol de la Grande Arménie, et ce pour faire valoir, le jour du règlement de la paix, les prétentions nationales arméniennes sur la Grande et la Petite Arménie.

Les termes de l’emploi des légionnaires arméniens étaient très précis, mais ils furent néanmoins remis en question. Il y eut, dès le début, ambiguïté sur l’affectation éventuelle de la Légion d’Orient. L’instruction ministérielle du 26 novembre 1916 porte effectivement la mention vague de Turquie d’Asie, mais selon Léon Meguerditchian, représentant de Boghos Nubar pacha à Alexandrie, cette imprécision était délibérée, par entente tacite avec le commandant Romieu49.

Dans les rapports entre le commandant Romieu et les responsables arméniens, « il avait été clairement établi que les volontaires seraient recrutés pour combattre uniquement sur le front arménien »50 et ce ne fut qu’à cette condition sine qua non qu’ils œuvrèrent en faveur de l’enrôlement dans la Légion d’Orient.

Cette source de discorde latente éclata quand le général Bailloud, inspecteur général des troupes françaises en égypte, fit en substance, lors d’une inspection de la Légion d’Orient, en juillet 1917, une déclaration suivant laquelle une expédition au nord de la Syrie n’était plus envisagée et que, par suite, elle serait incorporée à un corps expéditionnaire français, qui opérerait en Palestine aux côtés de l’armée anglaise51. Ces propos jetèrent le trouble au sein des légionnaires arméniens, qui ne s’étaient engagés qu’après avoir reçu l’assurance formelle de ne se battre qu’en Cilicie. Les comités, qui avaient pris cet engagement, se trouvèrent en fort mauvaise posture, tant vis-à-vis des volontaires que de leurs parents et alliés. Venu s’entretenir pour dissiper ce malentendu, Gout fit savoir à Boghos Nubar pacha que le gouvernement désapprouvait la décision du ministère de la Guerre et ne comptait employer la Légion d’Orient que dans la Syrie proprement dite, c’est-à-dire au nord de la Palestine, quand elle pourrait utilement coopérer à la libération des régions où vivent Arméniens et Syriens formant les éléments de la Légion52. Clemenceau intervint également en demandant au lieutenant-colonel Romieu de rasséréner les légionnaires arméniens en faisant connaître qu’aucun projet de ce genre n’avait été envisagé par le gouvernement. Il devait également rappeler aux Arméniens qu’ils étaient destinés à coopérer, éventuellement, à la libération des régions habitées par leurs compatriotes et, par suite, à être employés sur les côtes d’Asie Mineure à l’exclusion de la Palestine53. Si le front de Palestine était exclu, le gouvernement français entendait rester libre de choisir les points de débarquement et des opérations militaires qu’il était impossible de désigner d’avance. La Délégation nationale arménienne était confrontée à un dilemme, soit demander la dispersion de la Légion d’Orient, ce qui aurait été contraire aux intérêts arméniens, soit se conformer au nouvel état de choses. En attendant de clarifier la situation, elle opta pour une position médiane et décida donc, le 1er octobre, de décourager les engagements et les envois de volontaires si le gouvernement français persistait dans son intention d’utiliser les volontaires ailleurs qu’en Arménie54.

à la suite de cet incident, et en raison des responsabilités en jeu, la Délégation nationale arménienne recommanda aux recruteurs de prévenir les volontaires désireux de contracter un engagement pour la Légion d’Orient qu’ils ne combattraient pas uniquement en Cilicie mais aussi et, au besoin, sur d’autres fronts en dépit des déclarations formelles des officiers français aux délégués arméniens d’ égypte. En ne le faisant pas, ils auraient porté une lourde responsabilité dans les actes d’insoumission auxquels les volontaires pourraient se laissaient entraîner le jour où, recevant l’ordre d’aller combattre sur un autre front, ils se seraient sentis trahis dans leur attente.

Mais avant de livrer bataille, les recrues durent s’entraîner comme les autres soldats servant sous les drapeaux français. Dans l’éventualité de coups de main, les officiers anglais chargés du camp avait commencé à entraîner un certain nombre d’hommes au lancement de bombes et au maniement des explosifs. Sur ces entrefaites, au début d’octobre 1915, le gouvernement français fit reconnaître par le gouvernement anglais son droit exclusif à utiliser les services des réfugiés arméniens. Le 10 novembre, le colonel Elgood, commandant supérieur à Port-Saïd, renonça à les employer, soit pour former des bandes d’irréguliers, soit comme travailleurs auxiliaires.

Le 1er décembre, le vice-amiral Moreau, commandant la 3e escadre, prescrivit l’instruction militaire des hommes valides pour combattre l’oisiveté des hommes valides de Port-Saïd, qui se considéraient comme les soldats de la communauté. Dès le lendemain, un groupe de 60 volontaires fut sélectionné, et l’instruction sans arme fut immédiatement commencée. Le nombre des volontaires s’éleva jusqu’à 140, mais dont une soixantaine seulement venait régulièrement aux exercices. Les autres étaient hésitants, et même après s’être fait inscrire, quittaient le camp dès qu’ils trouvaient en dehors un travail rémunérateur. L’autorité militaire anglaise ne facilitait d’ailleurs pas la tâche en les invitant à travailler à la manutention des approvisionnements de l’armée, et en leur allouant pour cet emploi une solde de 1franc 50 par jour, tandis que ceux qui venaient à l’exercice ne touchaient rien, et ne recevaient au camp qu’une nourriture insuffisante55. Le 20 février 1916, l’autorité militaire anglaise prit des mesures pour modifier cet état de choses : interdiction pour les volontaires inscrits d’accepter un travail en dehors du camp et exemption pour ceux-ci des corvées extérieures. Ces mesures ne parvinrent pas à accroître le nombre des inscriptions, mais elles stabilisèrent au moins l’effectif des sections en cours d’instruction. En dépit de ces conditions défavorables, il fut finalement possible de faire une instruction suivie pour deux contingents successifs comprenant au total douze escouades, soit 208 hommes. L’instruction de chacun de ces contingents dura un peu plus de deux mois. Celle du premier contingent se termina le 15 mars et celle du deuxième le 12 mai 1916. L’instruction donnée aux volontaires comportait l’école du soldat et l’école de section, l’instruction du tireur, l’utilisation du terrain dans différentes situations militaires, des notions de sûreté en station et en marche et une formation pour huit armuriers56.

Le lieutenant de vaisseau Giraud, à qui incomba cette mission, porta le jugement suivant sur les volontaires arméniens : « L’ensemble du contingent de volontaires arméniens constitue une troupe d’une intelligence moyenne remarquable, trop intelligente peut-être pour être parfaitement disciplinée. La stricte discipline militaire ne cadre pas avec le caractère arménien. Cependant la plupart des chefs de demi sections et d’escouades que j’ai choisis ont acquis sur leurs camarades une très réelle autorité. [...] Leur résistance physique leur permet d’obtenir d’excellents résultats »57.

Cet essai fut une réussite totale et ils furent jugés « aptes et intelligents »58 par le colonel Brémond, chef de la mission militaire française en égypte. Les recrues arméniennes s’attirèrent tous les éloges : « J’ajouterai [...] que, contrastant heureusement avec celle des Syriens, l’attitude des Arméniens est de nature à nous donner satisfaction : ceux qui s’engagent dans la Légion d’Orient sont relativement nombreux et méritent les éloges de leurs chefs : ceux qui restent font preuve d’un très bon état d’esprit : leurs divers groupes et fractions se sont unis et, ce qui est plus remarquable encore, restent unis »59. Le général Bailloud émit, quant à la valeur de ces recrues, la classification suivante : « Les éléments les meilleurs sont les Arméniens, anciens soldats de l’armée turque, faits prisonniers en Mésopotamie ou ayant déserté ; viennent ensuite les Arméniens du Djebel Moussa, les Arméniens arrivés d’Amérique, puis les Syriens »60. Si leur instruction n’avait pas été probante, la Légion d’Orient n’aurait probablement pas vu le jour. Ces hommes furent bientôt rejoints par d’autres volontaires issus de la diaspora, une fois la Légion d’Orient constituée. Ce résultat fut le fruit du commandant Romieu, qui, grâce à son entrain, à sa perspicacité et à sa persévérance, put prendre l’ascendant et rétablir l’unité des Arméniens. Les dirigeants arméniens félicitèrent également cet officier pour s’être acquitté d’une manière aussi remarquable de la délicate mission qui lui avait été confiée.

Une fois sa formation terminée, la Légion d’Orient put entrer en action. Au printemps 1918, la Légion d’Orient fut appelée à combattre sur le front de Palestine et incorporée au D.F.P.S., commandé par le colonel de Piépape, en dépit de l’entente intervenue le 12 août 1916, entre les ministères français des Affaires étrangères et de la Marine mettant cette unité à la disposition du commandant la division navale de Syrie, le contre-amiral de Spitz, pour appuyer les mouvements insurrectionnels possibles parmi les populations d’Asie Mineure. Cette décision abrogeait la disposition de l’instruction du 26 novembre 1916, qui laissait l’emploi de la Légion d’Orient au commandant de la division navale de Syrie.

N’ayant pu utiliser ce corps dans les conditions prévues puisqu’aucune intervention sur les côtes d’Asie Mineure ne fut entreprise, Clemenceau décida de porter l’action militaire française dans le Levant et de renforcer le D.F.P.S. en envoyant tous les éléments mobilisables de ce corps constitué en un régiment de marche à deux bataillons arméniens et une compagnie syrienne, et ultérieurement un 3e bataillon arménien en voie d’organisation à Chypre61. A ce moment là, le 1er bataillon avait près d’un an et demi d’instruction, le 2e bataillon près de 8 mois tandis que le 3e bataillon se constituait à peine.

Jusque-là, la Légion d’Orient avait été utilisée pour exécuter des incursions sur les côtes turques, pour détruire les voies de communications et pour assurer les garnisons des petites îles de Castellorizo et de Rouad62. Le 1er mars 1917, un peloton d’infanterie composé d’Arméniens fut envoyé à Castellorizo, petite île au sud de la Turquie. Le 7 janvier 1918, la garnison syrienne de Rouad, île située face aux côtes syriennes, fut remplacée par une section arménienne. Ce contingent, qui comprenait beaucoup de jeunes recrues dépourvues d’instruction militaire, ne donna pas satisfaction.

En mai 1918, les deux premiers bataillons furent transportés en égypte, au camp de Ferry Post, près d’Ismaïlia, tandis que le 3e bataillon et les compagnies de dépôt sous les ordres du commandant Chesnet restèrent à Chypre. Du 10 au 13 juillet, la Légion d’Orient rejoignit le détachement français à Medjel (Palestine), en arrière du front britannique. Le général Allenby procéda à une inspection de l’instruction, au cours de manœuvres combinées, et décida l’entrée en ligne du D.F.P.S., fort de 5 000 hommes.

Au cours de l’été 1918, le général Allenby, à la tête d’un corps expéditionnaire, décida de reprendre l’offensive en Palestine. Bien que d’une manière modeste, le gouvernement français décida d’y participer en dépêchant le D.F.P.S., sous le commandement du colonel de Piépape.

Le 31 août 1918, le D.F.P.S. entra en action dans le secteur de Rafat, en Palestine. L’offensive générale débuta le 19 septembre 1918 sur le front de l’Arara, position fortifiée et observatoire important. En face des troupes françaises, sur les positions de l’Arara, étaient en ligne les 701e, 702e, et 703e bataillons allemands63, qui formaient le noyau le plus solide de l’armée ennemie, commandés par le colonel von Oppen. Un bataillon arménien de la Légion d’Orient commandé par le lieutenant-colonel Romieu, tenait le côté droit du dispositif français, tandis qu’un régiment de tirailleurs algériens, sous la direction du lieutenant-colonel Régnier, occupait le flanc gauche. Le centre était tenu par un détachement à pied du 4e spahis, la compagnie syrienne et quatre sections de mitrailleuses64. Le deuxième bataillon arménien se tenait en réserve.

La veille de l’offensive, le 1er bataillon avait entrepris des manœuvres préparatoires. Le lendemain, le 2e bataillon de la Légion d’Orient emporta la croupe 26 après cinq heures de combat, malgré les tirs d’artillerie et de mitrailleuses allemandes. Les bataillons de tirailleurs s’illustrèrent également en prenant deux positions en moins d’une heure. L’opération se poursuivit le lendemain par la prise, en moins d’une heure, du sommet de l’Arara, par le 1er bataillon.

Au total, le détachement français captura 212 prisonniers, dont seize officiers. Pour leur baptême du feu, les légionnaires arméniens tinrent le rôle ingrat de fixer un point fort de l’ennemi pour permettre le mouvement. Ils y ont fait preuve de réelles qualités, attestées par les pertes mêmes qu’ils ont subies : vingt-deux morts, quatre vingt-trois blessés et quatre disparus65.

La Légion d’Orient fut félicitée pour son comportement, dans un communiqué officiel publié le 20 septembre 1918 : « L’Agence diplomatique de France en égypte est fière de pouvoir rendre un hommage d’admiration aux Arméniens et aux Syriens qui viennent de donner, dans les rangs de l’armée française, la mesure de leur patriotisme et de leur valeur militaire »66. Le 20 septembre 1918, le lieutenant-colonel Romieu rendit un vibrant hommage aux funérailles des soldats et gradés, tombés au champ d’honneur : « Au nom de tous les chefs, gradés et soldats du secteur de droite, je salue nos morts Arméniens du combat d’hier. Ils sont tombés sur cette position où nous venons faire un poignant pèlerinage, où nous avons évoqué aussi, devant l’horizon libéré à perte de vue, le prodigieux résultat de la victoire. Le bataillon a abordé cette position d’un bel élan inopiné ; il s’y est maintenu sous les rafales de l’Arara, dont les Allemands avaient fait le pivot puissant de la résistance turque dans le secteur où elle vient d’être brisée. [...] Jamais la ténacité de votre race - qui a fait votre survivance à travers des siècles d’épreuves - n’a eu plus bel emploi. [...] Tous méritent la Croix de guerre, tous sont les patrons, les saints de la Légion d’Orient. Dormez dans votre gloire, vous avez ouvert la route de la justice et au droit chassés de ces régions depuis des siècles. Nous saurons être dignes de vous, pour que cette réparation soit complète et durable. J’en fais le serment sur votre tombe, devant ce cimetière dont nous ferons un monument de gloire et que nous appellerons le cimetière de l’Arara, pour réunir dans ce nom le souvenir de nos morts, de leur sacrifice, de leur victoire, et de l’horizon qu’elle ouvre aux aspirations nationales de leurs compatriotes »67. Le 12 octobre, le général Allenby présenta, à son tour, ses félicitations à Boghos Nubar pacha : « Je suis fier d’avoir eu un contingent arménien sous mon commandement. Ils ont combattu très brillamment et ont pris une grande part à la victoire »68.

Les défaites subies en Palestine n’étaient qu’une menace lointaine, mais avec l’effondrement du front bulgare69, à la mi-septembre, le danger apparut soudainement proche. Il ne s’agissait plus d’une province éloignée qui était menacée mais de Constantinople, le cœur même de l’Empire. Le cabinet turc prit conscience de la gravité de la situation. Le gouvernement jeune turc, dont l’autorité était déjà fortement ébranlée depuis plusieurs mois, fut incapable de faire face et dut remettre sa démission le 8 octobre. Le maréchal Izzet pacha, opposant au régime précédent et qui avait désapprouvé l’entrée en guerre de la Turquie en 1914, prit la tête du nouveau gouvernement, le 14 octobre. Son seul souci fut d’éviter l’effondrement en obtenant un armistice séparé avant la reddition allemande, dans l’espoir que les Alliés, pour prix de sa défection, feraient à l’Empire ottoman des conditions plus clémentes. Après avoir vainement tenté d’entrer en contact avec le général Franchet d’Esperey, commandant en chef de l’armée interalliée dans les Balkans, les Turcs traitèrent avec la Grande-Bretagne, qui entreprit une véritable course à l’armistice pour contrecarrer les initiatives françaises. Ainsi, passant outre au projet soumis par l’amiral français Gauchet, commandant en chef des forces navales alliées, à l’approbation des Alliés dès le début du mois d’octobre, la Grande-Bretagne autorisa le vice-amiral Arthur Calthorpe, commandant en chef des forces navales britanniques, qui avait reçu l’offre turque, à négocier. Il n’était pas accrédité par le consentement commun des gouvernements alliés, et n’avait donc aucun mandat pour traiter directement avec les Turcs. Le vice-amiral français Amet, commandant des forces alliées en mer Egée, qui se trouvait sur place, ne fut même pas admis à prendre part aux pourparlers. Faisant fi des remontrances françaises, la Grande-Bretagne signa un armistice le 30 octobre 1918, à Moudros70, alors que le gouvernement français était en train d’en étudier les termes. Cette attitude laissait préfigurer les relations franco-britanniques qui allaient suivre au Moyen-Orient.

La France était néanmoins bien décidée à faire prévaloir ses droits reconnus par l’accord Sykes-Picot, en dépit de la mainmise militaire anglaise, hormis le petit contingent de la Légion d’Orient, sur le Moyen-Orient ottoman jusqu’aux abords du plateau anatolien. Le télégramme suivant de Pichon ne laissait planer aucun doute sur les intentions françaises : « Nous avons dans leur Empire des droits incontestables à sauvegarder ; nous en avons en Syrie, dans le Liban, en Cilicie, en Palestine. Ils sont fondés sur des titres historiques, sur des accords, sur des contrats. Ils sont fondés aussi sur les aspirations et les vœux des populations qui depuis longtemps sont nos clients. Nous nous attachons de la façon la plus ferme à les faire valoir. Certes, nous reconnaissons la liberté complète de la Conférence et son droit à donner aux accords qui auront été précédemment passés telle conclusion qu’il appartiendra. Mais nous considérons que cet accord, établi entre l’Angleterre et nous, et les droits qui nous ont été reconnus et dont nous demandons la consécration à la Conférence, sont des droits dès à présent acquis. Nous ne pouvons nous désintéresser non plus du sort de la malheureuse Arménie que nous sommes amenés à protéger contre le retour possible des pires calamités »71.

L’historiographie d’après-guerre de cette contrée distingue deux périodes : l’occupation franco-anglaise jusqu’en septembre 1919, puis l’administration française.

La désillusion

Cette désillusion fut précédée d’une étape clé : celle de la prise en main de la Cilicie par la Légion d’Orient. L’histoire de cette région se confondit avec celle de cette unité. L’armistice de Moudros imposait à la Turquie la démobilisation immédiate de ses troupes, non indispensables au maintien de l’ordre intérieur et à la surveillance des frontières. Toutes les garnisons du Hedjaz, de l’Assir, du Yémen, de la Syrie et de la Mésopotamie devaient se rendre au commandement allié le plus proche, tandis que les troupes de Cilicie devaient se retirer. Les forces alliées occupaient militairement le système des tunnels du Taurus et plaçaient des officiers pour contrôler les chemins de fer ottomans encore sous le contrôle turc. L’exécution de ces clauses fut réglée par le haut quartier général, à la date du 28 novembre 1918 ; toutes les troupes turques devaient s’être retirées avant : 1) le 13 décembre à l’ouest de Djihoun ; 2) le 17 décembre à l’ouest de Seïhoun et au nord de la voie ferrée Adana-Tarse ; 3) le 21 décembre à l’ouest de Bozanti72. Toute troupe qui n’aurait point opéré sa retraite dans les délais prescrits serait faite prisonnière.

En préalable à ces décisions, le gouvernement français avait estimé placer un officier de haut rang à même de comprendre les populations autochtones et pour lui conférer une plus grande autorité auprès du commandement britannique. Le 30 septembre, le général Jules Hamelin, qui avait dirigé de 1912 à 1918 la section d’Afrique au ministère de la Guerre, fut désigné pour commander le D.F.P.S. ; il débarqua à Beyrouth le 28 octobre 1918. Le 10 janvier 1919, sur proposition du général Hamelin qui estimait que l’appellation D.F.P.S. ne convenait plus à la situation, Clemenceau décida de la modifier en Troupes françaises du Levant (T.F.L.).

Le 15 novembre, il avertit Clemenceau de son intention de procéder à l’occupation de la Cilicie, sise en zone bleue, ainsi que le système des tunnels du Taurus par les unités arméniennes de la Légion d’Orient. Cinq jours plus tard, sans attendre la réponse de Paris, qui ne vint d’ailleurs jamais, le général Hamelin, muni de l’autorisation du général Allenby, ordonna l’embarquement des bataillons arméniens. En raison de l’insuffisance des bâtiments français, le commandement anglais mit à la disposition de l’autorité militaire française, les vaisseaux nécessaires. L’opération, débutée le 21 novembre, ne prit fin que le 29 décembre. Le 1er bataillon fut dirigé vers Alexandrette sur des navires français, le Saint-Brieuc et le croiseur Lavoisier, et anglais, le Tagus. Les 2e et 3e bataillons, à bord du Camberra et de l’ Ekaterinoslaw, furent débarqués à Mersine. Il s’agissait de répartir la Légion d’Orient dans toute la Cilicie pour la soumettre au contrôle allié. En effet, le 5 décembre, le général britannique Edward Bulfin, commandant le 21e corps d’armée, avait demandé au général Hamelin s’il pouvait se charger de la surveillance de la retraite turque. Le même jour, le général Hamelin accepta cette mission en déplorant la dérision des effectifs français qui ne lui permettaient pas d’imposer, le cas échéant, la volonté des Alliés. Le talonnage de l’armée turque échut donc à la Légion d’Orient. Le général Hamelin anticipa l’ordre ministériel du 18 décembre de concentrer les unités arméniennes de la Légion d’Orient en Cilicie comme troupes d’occupation de cette région, car il avait arrêté son plan depuis une semaine. L’occupation d’Alexandrette fut accomplie par le 1er bataillon, sous les ordres du capitaine Rubin, remplaçant le commandant Jolly. Le 5 décembre, il reçut l’ordre de poursuivre sa progression pour occuper Payas et Deurt-Yöl, sans entrer en conflit armé avec les troupes turques. En dépit des maigres ressources en vivres et en moyens de transport qui avaient été razziées par l’armée turque en retraite et en l’absence de routes carrossables, cette mission était néanmoins accomplie le 11 décembre. A cette date, le général Hamelin arrêta son plan d’occupation. Le 1er bataillon stationna une compagnie à Deurt-Yöl, une à Toprak-Kalé et une à Islahié. Le 2e bataillon laissa une compagnie à Adana, une autre à Missis et une troisième à Hamidié. Le 3e bataillon, qui avait été transporté d’urgence de Chypre à Beyrouth le 17 octobre, détacha une compagnie à Tarse, une à Bozanti et la dernière à Mersine. Ce dernier bataillon, créé le 1er mai 1918, n’avait put prendre part à l’offensive victorieuse de septembre 1918. L’état-major de la Légion d’Orient fut établi à Adana.

Le lieutenant-colonel Romieu cumula les fonctions de commandant de la Légion d’Orient, des troupes d’occupation de Cilicie et de chef de l’administration. Le déploiement français en Cilicie prit fin près de trois mois après le déclenchement de l’offensive de l’ Egyptian Expeditionary Force sur le front de Palestine.

Dès l’arrivée de la Légion d’Orient à Beyrouth, les demandes d’engagement affluèrent. A la fin du mois d’octobre, il restait encore 800 Arméniens au dépôt de Chypre sans compter 750 volontaires arméniens, anciens soldats de l’armée turque, recrutés à Damas, depuis le 12 octobre. Le 31 octobre, ils arrivèrent à Beyrouth dans le plus complet dénuement pour constituer le 10 novembre seulement, la 10e compagnie. L’encadrement, prélevé des autres bataillons, ne comptait qu’un officier et quatre sergents-chefs de sections comprenant 200 hommes chacune. Le 2 décembre, 86 nouveaux volontaires, recrutés dans des conditions analogues, incorporèrent cette unité, qui ne fut pourvue d’effets que trois semaines plus tard, faute de ressources. Face à cet afflux de candidats, le général Hamelin projeta de former un quatrième puis un cinquième bataillon arménien, mais dut y renoncer en raison des difficultés de ravitailler Beyrouth. Ce fut pour la même raison qu’il suspendit, fin octobre, le transfert, alors prévu, à Beyrouth, du dépôt de Chypre. Le 4e bataillon arménien ne vit le jour qu’à la fin décembre, par l’incorporation du dépôt de Chypre enfin transféré à Beyrouth et par l’adjonction de la 10e compagnie. Faute de cadres et d’instruction, ce bataillon, qui ne constituait encore qu’une masse informe, n’était pas opérationnel. Courant janvier, il s’embarqua néanmoins pour Alexandrette. En dépit des carences évoquées, le 4e bataillon quitta Beyrouth, le 28 décembre, pour Alexandrette.

Il fut aussi envisagé de former plusieurs unités spéciales. Ainsi en janvier 1919, le colonel Brémond suggéra à Georges-Picot de constituer un escadron de cavalerie, et d’envoyer, en conséquence, les cadres nécessaires (un officier, un sous-officier et 4 à 5 cavaliers français)73. Le général Hamelin repoussa cette idée en arguant de la pénurie des T.F.L. en cadres spéciaux à envoyer en Cilicie. Pour la même raison, il avait suspendu le projet de constitution d’une compagnie de sapeurs auxiliaires de chemins de fer pour assurer le fonctionnement des voies ferrées. A la suite d’une demande du ministère de la Guerre, en mars 1919, sur la possibilité de recourir à des sapeurs arméniens, le général Hamelin se proposa de reprendre la constitution, à la Légion Arménienne, d’une compagnie de sapeurs auxiliaires, interrompue par la compression des effectifs, consécutive aux désordres de février 191974. Mais cette proposition, comme celles de la constitution d’une batterie de 75 ou d’une compagnie de génie75, ne reçut aucune suite faute d’encadrement, et surtout en raison du contexte politique et militaire de la Cilicie.

Le général Hamelin considérait les 2e et 3e bataillons comme de bonnes unités alors que le 1er bataillon manquait selon lui de discipline. Ce constat est pour le moins surprenant, car le 3e bataillon, fraîchement constitué, comptait au 3 juillet 1918 un déficit de deux lieutenants ou sous-lieutenants nécessaires pour l’encadrement76, et manquait encore d’instruction. Il espérait quand même y remédier dès qu’il aurait reçu les cadres français demandés depuis son entrée en fonction.

Le 3 janvier 1919, le ministère français des Affaires étrangères fut saisi d’une demande arménienne de subdivision de la Légion d’Orient en une Légion Arménienne et une Légion Syrienne. Il ne s’agissait pas à proprement parler d’une idée nouvelle. L’Union nationale arménienne d’ égypte avait suggéré, à la séance du 12 août 1917, que les légionnaires arméniens fussent incorporés dans des unités distinctes des Syriens. Avec la fin de la guerre, cette appellation n’avait plus de raison d’être. Après avis favorables des autorités civile et militaire françaises du Levant, en l’occurrence Georges-Picot et le général Hamelin, le dédoublement fut adopté le 18 janvier77. Cette mesure entra en application à compter du 1er avril 1919.

Le ministère de la Guerre donna son consentement à cette requête en raison des difficultés du « maintien en bonne intelligence, dans une même unité, des éléments arméniens et syriens, très dissemblables par la race, la mentalité et les habitudes de vie »78. Cette séparation apparut d’autant plus souhaitable, au ministère de la Guerre, que les contingents arméniens et syriens allaient être séparés par leurs zones naturelles d’opérations, la Syrie pour les premiers et l’Arménie pour les seconds. Ces nouvelles formations furent régies par un statut identique à celui qui avait été établi pour la Légion d’Orient.

Comme le soulignait également cette note, les volontaires recrutés jusqu’en octobre 1918 furent presque uniquement des Arméniens. Il fallut attendre l’établissement de la France en Syrie pour que les Syriens s’engagent en plus grand nombre. Un cinquième bataillon syrien fut donc constitué à Beyrouth, à dater du 16 décembre 1918, comprenant un état-major, une section hors rang, et quatre compagnies de fusiliers.

Le lieutenant-colonel Romieu conserva le commandement de la Légion Arménienne. Au 10 décembre 1918, elle comptait quatre bataillons d’infanterie avec l’état-major du régiment de marche, un peloton de deux canons de 37 mm, une compagnie de génie en formation, soit cinquante officiers et 3 660 hommes dont 288 Français. Il y avait, en outre, huit officiers et 700 hommes au dépôt de Chypre. Les 21e et 23e compagnies syriennes destinées à rester en Syrie comptaient cinq officiers et 546 hommes. Seulement cinquante-quatre des soixante-trois officiers étaient présents, alors que l’encadrement aurait dû en comporter réglementairement 96.

Le général Hamelin était conscient des risques encourus. Ainsi le 4 janvier 1919, il soulignait les carences de la Légion Arménienne et la fragilité de l’occupation de la Cilicie : « Les bataillons sont partis à peine encadrés — un officier par compagnie, le dépôt avec deux officiers pour 800 hommes — sans cavalerie, sans artillerie, sans services des subsistances, sans formation sanitaire. J’allais couvrir la Cilicie de postes constitués en soldats arméniens brûlant du désir de se venger des exactions subies depuis tant d’années et les mettre en contact avec la population et la soldatesque turques sur le théâtre même des ravages commis par les Ottomans, notamment à Adana en 1909. Il fallait une discipline de fer pour les obliger à se conduire en soldats français et je ne disposais même pas d’un bataillon français pour forcer leur obéissance en cas de déchaînement de la réaction arménienne et pour rétablir l’ordre en cas de troubles graves encore possibles. Dans de telles conditions, je dois m’estimer très heureux d’avoir réussi par intimidation et sans incident grave à amener les autorités militaires et administratives de Cilicie à se soumettre à l’occupation française »79.

La prise de possession de la Cilicie fut entravée par les premières menées turques qui contribuèrent à fragiliser l’occupation alliée tout en imputant la responsabilité aux militaires arméniens. Les Turcs redoutaient les Arméniens altérés de vengeance. Ils s’attendaient à des représailles d’autant plus impitoyables qu’ils voyaient débarquer, non pas des soldats français, mais des légionnaires arméniens, qualifiés de « bandes arméniennes ». Les premières plaintes débutèrent dès le 30 novembre 1918 à Alexandrette. Le kaïmakam se plaignit des « actes de terrorisme » commis à l’encontre de la population musulmane par la Légion d’Orient sous prétexte de libérer des femmes opprimées. En effet, des Arméniennes, restées au service de Turcs, avaient été délivrées de gré ou de force. D’autre part, sur les 1 950 Arméniens que comptait la ville en 191480, presque tous avaient été déportés, et leurs biens se trouvaient en possession des musulmans (Turcs, Arabes ou Syriens). De retour comme soldats ou comme habitants, les Arméniens étaient enclins à les expulser.

Par ailleurs, les autorités turques attribuèrent la responsabilité des incidents qui se produisirent les 12 et 16 décembre 1918 à Beylan et à Deurt-Yöl aux seuls légionnaires arméniens. Dans la première localité, deux légionnaires arméniens, qui s’étaient mis en devoir de libérer une jeune arménienne, furent incarcérés, provoquant une réaction immédiate de leurs camarades. Ils refusèrent tous de marcher. Une semaine auparavant, un autochtone avait été retrouvé assassiné. Les soupçons se portèrent sur les légionnaires mais sans apporter de preuve. De même, le gouvernement et le commandement turcs accusèrent les soldats arméniens d’avoir envahi et pillé la ville de Deurt-Yöl ainsi que la maison de l’ancien kaïmakam Medjah ; maison qui était au demeurant arménienne. Il fut rapidement établi que ces informations faisaient partie d’une campagne de fausses nouvelles. Les habitants de la région de Payas désignèrent, à tort, les soldats arméniens comme les responsables de plusieurs vols. Ils avaient été confondus avec des déserteurs de l’armée turque. Mais selon le capitaine Gustave Gautherot, chef du 3e bureau chargé des opérations militaires, les informations divulguées mettant en cause la Légion d’Orient faisaient partie d’une campagne de désinformation. L’indiscipline des légionnaires se bornait jusque-là à des actes individuels et à une excitation qui pouvait être encore contenue81.

Le général Hamelin se rendit dans la province d’Adana, du 20 au 23 décembre 1918, pour tenter de dissiper les préventions, interdire les conflits, faire comprendre ce qu’était la paix française et « surtout ne point permettre aux légionnaires de favoriser par leurs sévices les manœuvres du haut commandement turc qui, soutenu par Constantinople, entendait garder en Cilicie des intelligences et y entretenir, sous une forme déguisée, de véritables contingents de guerre intestine »82. Il jugea la situation très préoccupante : «  Lorsque la 2e armée turque (général Nehad pacha) a évacué la Cilicie, de nombreuses armes ont été laissées dans les villages. D’autre part, de très nombreux déserteurs et démobilisés parcourent isolément en armes la Cilicie. On en rencontre sur toutes les routes et dans toutes les gares. Sans ressources, ils se rendent dans les villages vidés de leurs habitants arméniens par des déportations, la mobilisation et les massacres et prennent possession des maisons et biens arméniens. Soutenus par la gendarmerie et les fonctionnaires turcs, il est à prévoir qu’ils recevront à coups de fusil les exilés arméniens qui commencent à rentrer. Ils vont être incités à cette attitude par une proclamation envoyée de Konia par le général Nehad pacha aux autorités administratives, les exhortant à constituer dans les villes et villages des Unions Islamiques qui doivent s’organiser pour la défense des musulmans. On sait ce que veut dire cette défense. L’évêque arménien de Marach a signalé le danger à Monsieur Georges-Picot, de passage à Adana, le 22 décembre. Avec tous les Arméniens de Cilicie, il craint que le premier coup de fusil soit le signal d’un massacre général. [...] Les autorités militaires et administratives de la Cilicie qui ont persécuté et spolié les Arméniens pendant la guerre ne peuvent croire que l’occupation du pays par les Alliés n’ait pour conséquence d’entraîner des sanctions contre eux. Ceci explique : a) l’attitude soumise et obséquieuse des autorités administratives et en particulier du vali d’Adana, Nazim pacha, au passage du général Hamelin. b) la crainte qu’ils expriment tous de l’arrivée de soldats arméniens dans le pays et leurs efforts pour les représenter comme un danger pour la sécurité des Turcs. c) les accusations contre les civils arméniens qui se prépareraient à des représailles, dans l’espoir de rejeter sur eux la responsabilité des massacres prévus. d) la formation de l’Union Islamique. e) les accusations, dénonciations et calomnies adressées par les autorités administratives turques contre les bandes arméniennes alors que le vali d’Adana lui-même a reconnu la correction des militaires de la Légion d’Orient. En résumé, j’ai presque la certitude que le général Nehad pacha organise l’armement des populations turques de Cilicie et y reforme par tous les moyens, des forces militaires, qui seront mobilisées au premier signal. Cette impression concorde avec le fait qu’à la suite de l’attitude soumise aux Alliés de Nazim pacha, celui-ci vient d’être remplacé, comme vali d’Adana, par le général Nehad pacha lui-même commandant la 2e armée, dont l’arrivée à Adana était déjà annoncée le 21 décembre »83.

Le jour même de son arrivée, le général Hamelin reçut une protestation contre l’arrivée des troupes françaises : « Article I. L’Occupation de la Cilicie non seulement n’existe pas dans les conditions de l’armistice, mais encore il n’en a pas été parlé dans l’entretien que nous avons eu avec le commandant en chef des forces anglaises en Syrie. Par conséquent, nous protestons contre l’intention d’occuper Adana »84. Ce même document demandait en outre de ne pas envoyer de troupes au nord de la ligne Adana-Tarse avant le 27 décembre, pour éviter des incidents entre l’armée française et les convois turcs qui encombraient encore les tunnels du Taurus à l’est de Bozanti (article 5). C’était au demeurant inexact, car l’armistice de Moudros stipulait l’occupation par les Alliés du système des tunnels du Taurus (article 10), le contrôle des chemins de fer (article 15), le retrait des troupes turques de Cilicie (article 16) et le contrôle des chemins de fer par les Alliés impliquant de fait l’occupation de la Cilicie par les puissances de l’Entente. Il avait également fait savoir au lieutenant-colonel Romieu, par l’intermédiaire du major Tewfik, agent de liaison, que le débarquement des soldats arméniens serait le signal de massacres. Nehad pacha était d’autant plus sûr du massacre, qu’il avait lui-même créé les conditions nécessaires à ce massacre. Non seulement il avait reconstitué les forces militaires de son armée en transformant ses hommes démobilisés en gendarmes ou soldats affectés à la garde du Bagdadbahn, et en armant la population civile, mais il avait également donné un programme politique, avec la bénédiction de Constantinople. Investi de pouvoirs administratifs et grâce aux dispositions précitées, il envoya, en toute impunité, aux autorités administratives une proclamation les exhortant à constituer dans les villes et les villages des Unions Islamiques chargées de la défense des musulmans, « défense » dont la méthode était basée sur la provocation et la calomnie. Les « bandes arméniennes » étaient d’ores et déjà accusées de tous les méfaits, alors que l’attitude de la Légion d’Orient avait été jusque-là irréprochable. Les civils arméniens étaient censés préparer des représailles contre les Turcs, alors que c’était précisément l’inverse. Il aurait été ainsi facile de rejeter sur les victimes les responsabilités des véritables auteurs.

Georges-Picot confirma le mauvais état d’esprit des fonctionnaires turcs demeurés en place, lors de son voyage en Cilicie, en décembre 1918. Les mêmes fonctionnaires ottomans cherchaient « à ébranler l’autorité de nos officiers multipliant à tout propos les dénonciations au commandant en chef et en entravant de toutes les manières par leur mauvaise volonté, l’exécution des ordres donnés »85.

A son retour à Beyrouth, le général Hamelin soumit au commandement britannique les mesures indispensables à prendre. En tout premier lieu, il demanda l’annulation de la nomination de Nehad pacha comme vali d’Adana. En effet, ce personnage, éminent représentant du Comité Union et Progrès, avait été désigné par le gouvernement ottoman pour remplacer le gouverneur Nazim bey, jugé trop docile aux Alliés. Il signifia aux autorités militaires turques, qui cherchaient à gagner du temps, la saisie du matériel de guerre n’ayant pas encore franchi Bozanti le 26 décembre. En accord avec le colonel Newcombe, il limita le nombre des soldats garde-voie, fit dresser la liste du personnel indispensable et ordonna le désarmement de tous ceux qui n’auraient pas reçu une autorisation de port d’armes. Il préconisa également la réorganisation de la gendarmerie, proportionnellement à la population arménienne et turque de chaque caza86. Il insista également pour que la population civile, les troupes isolées et les gendarmes non autorisés fussent désarmés. En raison d’un manque d’effectifs, il ne fut point possible de rechercher, ni d’enlever les dépôts d’armes laissées par la 2e armée turque dans la plupart des villages, au cours de son repli. En dernier lieu, il suggéra l’arrestation de tous les militaires turcs en Cilicie ne pouvant justifier de leur mise en route sur leur domicile. Toutes ces mesures furent intégralement approuvées. Le 28 décembre, le gouvernement ottoman fut averti que Nehad pacha était persona non grata en Cilicie. Trois jours plus tard, la Sublime Porte annonça la nomination d’Ali Ghalib bey comme vali d’Adana87.

Les heurts étaient inéluctables entre « les malheureux exilés arméniens qui commençaient à rentrer, et les démobilisés, les déserteurs, les vagabonds de toutes espèces qui, se rendant dans les villages vidés de leurs habitants arméniens par la guerre, les déportations et les massacres, y prenaient possession des maisons et des biens arméniens. Il suffisait que la gendarmerie et les fonctionnaires turcs soutinssent les usurpateurs pour que partissent les coups de fusil attendus par Nehad pacha »88. Grâce à la toile tissée par Nehad pacha, la Cilicie était devenue une véritable poudrière prête à exploser à tout instant. L’occupation anglo-française de la Cilicie s’accompagna d’accrochages au cours desquels les bataillons arméniens étaient en première ligne. Les Arabes et les Turcs étaient décidés à ne pas faciliter la tâche de leurs ennemis. La Légion d’Orient fut impliquée dans toute une série d’incidents où elle fut mise en cause.

L’échauffourée du 18 novembre 1918 survenue à Beyrouth, au lendemain de l’arrivée de l’émir Fayçal dans cette ville, en constitua le prélude. Les légionnaires furent l’objet de railleries et de vexations de la part des agents chérifiens dans divers cafés de la ville. A la suite de discussions entre des légionnaires arméniens et des commerçants qui refusaient d’accepter en paiement des billets de banque français, une rixe éclata avec des échanges de coups de feu entre les gendarmes arabes et les soldats arméniens. On déplora au total quatre tués, dont deux gendarmes arabes, et seize blessés, dont quatre légionnaires et deux civils. Ces pertes légères tendaient à prouver qu’il n’y avait eu aucun massacre délibéré alors que plusieurs milliers de cartouches avaient été tirées parmi une foule compacte. Au-delà de cette bagarre qui n’avait en elle-même qu’une importance relative, le nœud du problème résidait dans l’animosité entre les contingents arméniens et les éléments arabes et turcs, et dans le mécontentement de la population chrétienne suscitée par le maintien de la police et de la gendarmerie musulmanes. Pour ne pas s’aliéner la sympathie des musulmans de Syrie, qui pensaient qu’après avoir débarqué en 1860 pour les refouler au profit des maronites, la France venait maintenant les narguer avec des soldats choisis parmi les populations qu’ils avaient persécutées, pour éviter de provoquer de nouveaux incidents, les bataillons arméniens furent retirés de Beyrouth, et concentrés dans la région de Ghazir-Djouniyé, à 25 kilomètres au nord-est de Beyrouth, avant d’être transportés à Alexandrette et Mersine. Il était urgent de les éloigner des grands centres urbains de Syrie et du Liban pour les affecter à l’occupation du territoire auquel ils étaient destinés.

Dans la nuit du 29 au 30 décembre, l’ex- kaïmakam de Deurt-Yöl présida à Ojakli89 une réunion clandestine pour armer les Jeunes Turcs des environs de Deurt-Yöl, et constituer ainsi une gendarmerie qui pourrait s’opposer à l’occupation militaire française et tenir en échec la population arménienne de Deurt-Yöl. Il était, en outre, prévu de demander des armes aux autorités ottomanes, comme cela avait été fait pour Osmanié, où des armes envoyées d’Adana avaient été distribuées à la population90. Le plan d’action turc entra en application dès le 1er janvier 1919. Sans aucune provocation de leur part, quatre légionnaires désarmés furent assaillis et blessés par des civils turcs. Avertis, quinze légionnaires se rendirent à Kara Kissé, située dans les environs de Deurt-Yöl, pour venger leurs camarades et tuèrent sept autochtones. Le même jour, une sentinelle abattit, après les sommations d’usage, un des deux témoins turcs de la riposte arménienne. Suite à ces événements, les Arméniens de Deurt-Yöl et de sa région furent soumis à un véritable siège du 2 au 12 janvier. De multiples autres accrochages91 mirent face à face Arméniens et Turcs jusqu’au 12 janvier, date à laquelle on évaluait à 3 000 le nombre d’hommes en armes circulant entre Payas et Osmanié. Tous les fonctionnaires et notables s’étaient enfuis. Il fallut attendre des secours terrestre et maritime venus d’Alexandrette pour rétablir l’ordre.

Des sanctions disciplinaires furent prises à l’encontre des responsables. Du côté turc, seul le kaïmakam fut remplacé par le colonel Hourchess bey, connu pour sa tolérance envers les Arméniens durant le génocide. Le lieutenant-colonel Romieu se prononça en faveur de l’épuration des bataillons arméniens pour arrêter la propagation des désordres en l’absence d’un conseil de guerre ne pouvant se prononcer rapidement. Les mesures de répression n’étaient que théoriques et la résiliation était considérée comme inapplicable. Il estimait que les peines de prison étaient inefficaces contre la mentalité arménienne. Néanmoins, du 19 décembre 1918 au 14 janvier 1919, quelques 450 jours de prison furent infligés à des légionnaires arméniens. Comme l’avait supputé le lieutenant-colonel Romieu, ces mesures disciplinaires n’étaient non seulement pas de nature à calmer l’ébullition de la Légion d’Orient, mais allèrent à l’encontre du but recherché. Les conjurés avaient atteint leurs buts. Dès lors, les désertions et les actes de brigandage du fait des légionnaires arméniens se multiplièrent. Ils fournirent ainsi des arguments aux ennemis des « bandes arméniennes ». Les premières sanctions du conseil de guerre ne tombèrent que le 19 février 1919 à l’encontre des légionnaires impliqués dans les événements de Deurt-Yöl : une condamnation à un an de prison avec sursis, cinq à six mois de prison dont un avec sursis, trois à deux mois et quatre acquittements. Par contre, aucune poursuite ni arrestation ne furent engagées contre les instigateurs et les assiégeants turcs. D’autre part, des bandes sillonnaient désormais le pays à l’affût de mauvais coups (pillards, déserteurs, démobilisés errants).

Le 24 février, le colonel Brémond adressa au général Allenby un relevé des principaux actes de banditisme imputés aux légionnaires arméniens pour la période allant du 21 janvier au 15 février 1919. On relève vingt-sept cas de vols, enlèvements, attaques à mains armées, dont la moitié avaient eu lieu à Adana, les autres à Bozanti, Missis et Islahié. Les agressions s’étaient principalement produites dans les gares, où de nombreux voyageurs turcs avaient été détroussés. Mais comme le fit remarquer le colonel Brémond, il convient de faire la part de l’exagération, voire de la calomnie, car ces imputations étaient extraites d’un rapport du vali d’Adana et des rapports quotidiens de la police. Il n’en demeure pas moins que la participation de soldats arméniens à des faits de banditisme était avérée92.

L’incident le plus grave restait encore à venir. Il allait survenir les 16 et 17 février à Alexandrette, où cantonnaient les 10e et 13e compagnies du 4e bataillon arménien. Ces unités, composées d’éléments recrutés à Damas, n’avaient qu’un mois de discipline militaire. Leurs gradés, nommés à la hâte, étaient encore dépourvus d’instruction militaire. Soldats comme gradés étaient portés à épouser les querelles de leurs compatriotes face au spectacle de misère offert par les rapatriés, venus d’Alep et se dirigeant vers la Cilicie. Georges-Picot avait remarqué que les tirailleurs musulmans, cadres y compris, méprisaient les légionnaires. Ils étaient enclins aux querelles avec les soldats arméniens. De leur côté, les légionnaires n’attendaient qu’une occasion pour en découdre. Une première collision fut évitée de justesse, le 2 février, grâce aux élèves-officiers arméniens, à la suite d’une rixe chez des prostituées. L’incident suivant déchaîna les passions. Le dimanche 16 février, une dispute éclata dans la salle d’un café-concert entre les unités antagonistes. Après un échange de coups de revolvers, les combattants rejoignirent leurs casernes, les tirailleurs pour s’y mettre à l’abri et les légionnaires pour appeler leurs camarades à la rescousse. Un coup de feu tiré sur une patrouille arménienne venue rétablir l’ordre, d’une maison appartenant à un musulman qui avait pris part aux déportations et qui accueillait chez lui des tirailleurs, déclencha le véritable signal du soulèvement. Tous les légionnaires présents affirmèrent que le meurtrier était un civil. La nouvelle du meurtre provoqua l’effervescence des militaires arméniens. Les quatreseuls gradés du bataillon aidés de plusieurs gradés auxiliaires parvinrent à endiguer la généralisation de l’émeute. Mais une centaine de légionnaires insensibles aux ordres et aux appels au calme se répandirent dans la ville à la recherche de tirailleurs et se livrèrent au pillage ; la majeure partie des légionnaires fut néanmoins maintenue dans la caserne. L’état de siège fut proclamé par voie d’affiches, les troupes consignées et les issues du port d’Alexandrette étroitement gardées. Le 4e bataillon fut entièrement désarmé, sous la menace de plusieurs navires de guerre français prêts à ouvrir le feu en cas de résistance de la part des légionnaires. Le désarmement s’opérait dans les meilleures conditions quand survint une sanglante rencontre. Des légionnaires en armes se rendaient à la caserne pour livrer leurs armes lorsqu’ils furent arrêtés par des tirailleurs commandés par le sous-lieutenant Morisson qui leur demanda de déposer leurs armes. Les Arméniens s’exécutèrent « mais l’un d’eux fit le geste de se précipiter sur l’officier ; d’autres témoins affirment qu’il tenta de lui arracher son arme et qu’il y eut corps à corps ; le s/lt Morisson, se croyant en état de légitime défense et faisant preuve en tout cas du plus déplorable manque évident de sang froid, tira trois coups de feu qui abattirent trois Arméniens. Les tirailleurs du poste l’imitèrent, abattirent plusieurs des Arméniens qui restaient, désarmés, devant eux, puis se mirent à la poursuite des survivants qui s’éparpillaient. Il y eut au total huit tués et sept blessés, dont quatre mortellement. Les témoins civils et militaires rapporta le cdt Multrier, appellent ce massacre un assassinat. Les 12 victimes expiatoires furent enterrées de nuit, sans honneurs, tandis que deux tirailleurs, qui s’étaient tués accidentellement, eurent des obsèques solennellement suivies par la population musulmane. Ajoutons à la charge des tirailleurs que certains d’entre eux perquisitionnèrent arbitrairement dans le quartier arménien et y commirent des violences sur les femmes auxquelles ils dérobèrent de menus bijoux. Cette façon d’agir en vainqueurs enlevait assurément de sa pureté au triomphe de l’ordre »93.

Une plainte en conseil de guerre fut, par la suite, déposée contre le sous-lieutenant Morisson, qui bénéficia d’une ordonnance de non-lieu. Comme il en avait le droit, le lieutenant-colonel Romieu plaida la cause de ses légionnaires qu’il connaissait mieux que quiconque. Il se prononça une nouvelle fois en faveur de l’élimination des coupables qui constituaient une minorité, mais réprouva la manière forte que rien ne justifiait. La thèse d’un complot antiarménien orchestré par des officiers jeunes turcs pour surexciter le fanatisme musulman fut soulevée mais fautes d’aveux ou de preuves, elle ne reçut aucune confirmation. Le conseil de guerre présidé par le capitaine de corvette David Beauregard ne condamna en fin de compte que sept légionnaires, dont un à 15 ans de travaux forcés, deux à dix ans et deux à huit ans de la même peine, un à cinq ans de prison et un autre à un an. En outre, deux tirailleurs furent condamnés à un an et six mois de prison, et dix civils à des peines allant de deux ans à un mois de prison94. Outre ces condamnations, les légionnaires du 4e bataillon furent divisés en deux catégories : 1) Ceux qui, au nombre de 400, étaient considérés comme innocents et furent destinés à être répartis dans les trois autres bataillons. Ces éléments ne furent pourtant pas conservés, car les 11e et 12e compagnies furent dissoutes en mars-avril 1919. 2) Les 400 autres légionnaires constituèrent une compagnie de dépôt95 désarmée et envoyée à Port-Saïd. Paradoxalement, elle fut ramenée à Mersine, en juin suivant. Faut-il voir dans cette décision non pas une sanction juridique par mesure disciplinaire, comme le prévoyait l’instruction ministérielle du 26 novembre 1916, mais une motivation politique, suite aux revendications arméniennes exprimées le 12 février 1919 à la conférence de la paix vis-à-vis de la Cilicie et qui mécontentèrent le gouvernement français ?

Après plus d’un mois d’hésitation, le commandement anglais adopta les propositions du général Hamelin au sujet de la destination à donner aux légionnaires arméniens dont l’engagement venait d’être résilié par mesure disciplinaire. Les Arméniens originaires de France et d’Amérique allaient être dirigés sur Marseille, alors que les prisonniers de l’armée britannique allaient être réintégrés dans les dépôts des prisonniers de l’armée britannique et dans les camps de réfugiés arméniens d’ égypte pour ceux qui en provenaient. Les légionnaires originaires de Cilicie et d’Arménie devaient être libérés par petits groupes tandis que les indésirables devaient être versés dans les camps de réfugiés d’ égypte96.

La dissolution du 4e bataillon conduisit à la réorganisation du régiment de marche de la Légion Arménienne, à partir du 1er avril 1919, en raison de la dispersion des unités. Il ne subsistait plus que trois bataillons respectivement composés d’une compagnie d’infanterie et d’une compagnie de mitrailleuses. Il y avait aussi une compagnie de dépôt commandée par le capitaine Ginoves et le peloton de 37 mm rattaché à la 2e compagnie de mitrailleuses du 2e bataillon97.

Le lieutenant-colonel Romieu fut remplacé par le chef de bataillon Pauget. Le colonel Flye Sainte Marie lui succéda en juin 1919. Le 8 avril 1920, le commandant Beaujard prit le commandement de la Légion Arménienne en remplacement du colonel Flye Sainte Marie.

La relève des bataillons arméniens par la 19e brigade d’infanterie indienne, commencée le 18 février, ne fut pas la conséquence des troubles de Deurt-Yöl et d’Alexandrette, puisque le premier ordre de relève remontait au 5 janvier. Les motifs invoqués étaient, d’une part, la nécessité de désarmer la population de la Cilicie en présence de l’attitude hostile des Turcs, et d’autre part, les inconvénients de confier cette mission aux militaires arméniens. Le général Hamelin déplora l’absence d’un bataillon français en Cilicie qui aurait suffi à maintenir l’ordre, et interdit au commandement anglais d’arguer de l’inopportunité d’employer des soldats arméniens pour assurer l’ordre : « 5) J’ai tout fait pour occuper, le premier, la Cilicie avec des troupes françaises, et j’ai réussi à l’occuper en totalité malgré l’absence de tous moyens, mais je ne puis, aujourd’hui, que m’incliner devant les ordres du général en chef, si pénible que soit cette évacuation pour notre amour-propre national »98. Cette substitution aurait pu être évitée si un accord était intervenu à la suite de la séance du 5 février 1919 du conseil supérieur de la guerre, qui détermina la répartition entre les puissances de l’Entente des territoires occupés de l’Empire ottoman et de la Transcaucasie. L’occupation de la Syrie, moins la Palestine, et de la Cilicie, y compris le chemin de fer Adana-Alep-Homs, incombèrent à la France. Les forces nécessaires étaient estimées à deux divisions d’infanterie et une brigade de cavalerie. Mais cette décision était subordonnée à un accord politique entre les différents gouvernements, notamment entre la France et la Grande-Bretagne, pour fixer les limites des zones d’occupation et des conditions de la relève99. Or cet accord n’intervint que le 13 septembre 1919. Les motivations de cette relève étaient de deux ordres. Elles étaient d’abord d’ordre militaire. En effet, à deux reprises, les 26 et 28 décembre 1918, des forces turques dérobèrent du matériel ferroviaire et des vivres. Par crainte d’une reprise des hostilités, notamment du côté de Bozanti, le général Allenby décida de parer à une telle menace par l’envoi de troupes plus aguerries que la Légion d’Orient. Par ailleurs, le général Hamelin avait involontairement attisé les convoitises britanniques en détaillant les ressources de la Cilicie : récolte prochaine suffisante pour la population locale et les troupes d’occupation ; possiblité d’exportation de la plupart de ses produits, notamment en blé et en coton ; existence probable de nombreux stocks de céréales et de farines ; capacité des industries cotonnières à ravitailler le pays en effets d’habillement. La Grande-Bretagne n’entendait pas laisser passer de telles perspectives économiques. Une fois l’armée anglaise sur place, la Légion d’Orient devait se retirer à Alexandrette. Cette décision allait sans nul doute possible provoquer le mécontentement des légionnaires arméniens qui s’étaient ostensiblement rapprochés de l’Arménie, quand le commandement britannique modifia, à nouveau, les 15 et 16 janvier 1919, le programme établi. Il n’était plus question d’une relève pure et simple, mais d’une combinaison d’éléments anglais et arméniens. En attendant l’arrivée des premiers, la Légion d’Orient conserverait son état-major à Adana, et concentrerait ses bataillons au fur et à mesure de la relève à Adana, Tarse, Mersine, Hamidié et Alexandrette. Cette substitution ne s’effectua qu’à partir du 15 février avec l’arrivée du général Leslie suivi des principaux éléments de la 19e brigade. La Légion Arménienne demeura la seule force française disponible de Cilicie, jusqu’à l’arrivée des premiers renforts au Levant, qui débarquèrent à partir de février jusqu’à la fin octobre 1919. Ces renforts étaient issus de la 156e division d’infanterie de l’armée d’Orient commandée par le général Julien Dufieux. Mais il fallut attendre mai-juin pour voir des effectifs notables arriver en Cilicie.

La dissolution de la Légion Arménienne n’était plus désormais qu’une affaire de temps ; elle était inéluctable.

La crainte d’émeutes à Adana100 conduisit le commandement britannique à préconiser, le 3 mars 1919, l’envoi de toute la Légion Arménienne au Maroc et de la remplacer par un régiment français d’infanterie coloniale. Le général Hamelin répondit que son statut excluait son emploi hors d’Asie Mineure et que dans l’intérêt de la nation arménienne, les unités restées dans le droit chemin ne pouvaient être employées que dans les conditions de leur contrat. En conséquence, la seule solution consistait à poursuivre l’épuration de la Légion Arménienne par sélection, c’est-à-dire par résiliation progressive des engagements des légionnaires, qui ne donneraient pas satisfaction. La Légion Arménienne devait être ramenée à deux puis un bataillon, si cela s’avérait nécessaire. La volonté britannique d’éloigner la Légion Arménienne de la Cilicie et donc de bouter la France hors de cette région traduisait le différend franco-britannique au Moyen-Orient101.

Georges-Picot se démarqua de cette position en proposant non pas de réduire les effectifs de la Légion Arménienne, mais de les maintenir et même de les développer, car il avait bien senti que la création de cette unité constituait, aux yeux des légionnaires arméniens, la marque la plus nette de la part prise par la France à la délivrance de l’Arménie. Cette suggestion s’inscrivait en droite ligne de la politique arménophile suivie en Cilicie par la France, d’octobre 1918 à octobre 1919. L’axe suivi dans ce territoire était paradoxal car dans le même temps le gouvernement français s’était désengagé vis-à-vis de la question arménienne102. Le titre du nouveau haut-commissaire ne laissait planer aucun doute sur les intentions françaises à l’égard de l’Arménie. Le général Gouraud, désigné le 8 octobre 1919, était qualifié de haut-commissaire de France en Syrie et en Cilicie et commandant en chef de l’armée du Levant. Signe du changement politique, la première dénomination ne faisait plus aucune référence à l’Arménie comme c’était précédemment le cas avec Georges-Picot. Ce titre marquait clairement le renoncement de la France à faire de la Cilicie une province arménienne et l’abandon du soutien français à la cause arménienne pour se rapprocher perceptiblement du mouvement kémaliste. Les autorités militaire et politique française et anglaise optèrent pour une autre voie que celle préconisée par Georges Picot.

N’ayant pas obtenu gain de cause, le général Allenby demanda, le mois suivant, la dissolution pure et simple de la Légion Arménienne. Il se heurta à un nouveau refus du gouvernement français, qui craignait de s’attirer l’inimitié du futur état arménien s’il devait se constituer sous le contrôle d’une tierce puissance mandataire. Il ne souhaitait pas non plus compromettre le prestige de la France. Clemenceau prescrivait le maintien de la Légion Arménienne comme noyau de la future armée arménienne en raison de sa conduite honorable en septembre et décembre 1918 contre l’avis des généraux Allenby et Hamelin103.

Face aux nouveaux incidents venus émailler le redéploiement prescrit en avril par le commandement britannique, les trois bataillons arméniens furent éloignés des villes et des voies ferrées. La Légion Arménienne fut donc, une nouvelle fois, redéployée. L’état-major, la compagnie de dépôt et une compagnie du 2e bataillon s’installèrent à Adana, tandis que le 1er bataillon prit ses quartiers à Kurt Kulak, le reste du 2e bataillon à Airan, le 3e bataillon à Araplar et une compagnie à Mersine. Ces incessants ordres et contre-ordres finirent de démoraliser les légionnaires. Rien qu’en mai 1919, plus d’une vingtaine de désertions furent comptabilisées.

Les généraux Hamelin et Allenby tombèrent d’accord pour continuer à éliminer les éléments indésirables et s’opposer à tout nouvel engagement. L’effectif de la Légion Arménienne avait littéralement fondu. De 4368 soldats en février 1919, elle n’en comptait plus que 2 500 en avril 1919, dont 1 000 en instance d’une libération anticipée. La diminution avait été telle que le général Hamelin demanda l’autorisation au commandement britannique de reprendre le recrutement des légionnaires arméniens. Mais cette autorisation lui fut refusée et les effectifs continuèrent de décroître pour atteindre environ 1 500 légionnaires en novembre 1919.

Pendant plus d’une année, les autorités politique et militaire françaises tergiversèrent sur la politique à suivre vis-à-vis de la Légion Arménienne, partagées entre leur volonté de dissoudre cette unité pour éviter tout incident et de maintenir des troupes en attendant l’arrivée de renforts. Les instructions ministérielles stipulaient « qu’il y avait intérêt à laisser s’éteindre la Légion Arménienne, et à envisager la création en Cilicie d’un bataillon de la Légion étrangère, de musulmans de race turque »104. Toutefois, elles prescrivaient de se montrer prudent dans cette suppression, car la pénurie d’effectifs et la fatigue des troupes en Cilicie faisaient obligation de procéder très progressivement au licenciement de ce corps. En raison de ces considérations, et à partir de septembre 1919, la Légion Arménienne fut, à plusieurs reprises, autorisée à reprendre les engagements puis à les suspendre, en fonction des besoins, dans la limite des effectifs prévus pour les bataillons existants.

Le général Gouraud proposa de reprendre les engagements, mais il se heurta au refus de l’état-major de l’armée qui estimait que cette troupe ne remplissait plus l’œuvre de pacification entreprise en Cilicie. Par ailleurs, il envisageait la constitution d’un bataillon de la Légion étrangère recruté parmi les Turcs et les Kurdes. En attendant cette éventualité, il prescrit de former une compagnie arabe à Tarse et une compagnie kurde à Yenidjé. Le but poursuivi était double. Il s’agissait de constituer de nouvelles unités destinées à remplacer les bataillons arméniens et de démontrer que l’attention de la France ne se tournait pas du seul côté arménien105. Cette volonté s’inscrivait en droite ligne du nouvel intérêt porté par le gouvernement français à la Turquie et au monde musulman moyen-oriental, et plus particulièrement au mouvement nationaliste turc.

En février 1920, la rébellion turque en Cilicie et le retard des renforts annoncés conduisirent le général Dufieux, commandant la division de Cilicie, à demander et recevoir l’autorisation de reprendre les engagements. Aucun volontaire ne se présenta. Le moral, particulièrement bas, était affaibli par la vision de la faiblesse numérique de la Légion Arménienne et par les massacres endurés par leurs compatriotes depuis un mois en Cilicie. Le général Dufieux estimait que la constitution d’une légion purement arménienne, fortement étoffée en effectifs arméniens et en bons cadres français, aurait pu contribuer à la reprise des engagements106. Il était même d’avis de renforcer cette unité à trois bataillons de 1 000 hommes « pour épargner le sang français dans un pays à climat sévère, sacrifices pécuniers consentis seront largement compensés par la suppression des frais de maladie et d’hospitalisation des soldats français que la métropole nous envoie pour permettre de faire face aux éventualités prochaines »107. Il ne fut pas suivi dans son analyse, car le gouvernement français préconisait toujours, le 19 février 1920, de dissoudre la Légion Arménienne. Le général Gouraud s’y opposa, toujours en raison de la faiblesse numérique des troupes françaises en Cilicie. Début mars, les effectifs se réduisirent d’eux-mêmes sous les effets conjugués des désertions et de la démobilisation des engagés à terme fixe.

A son entrée en fonction en avril 1920, le commandant Beaujard préconisa le licenciement de la Légion Arménienne, qui n’était plus que l’ombre d’elle-même. Au 1er avril, elle ne comprenait plus qu’une compagnie de fusiliers et de mitrailleuses par bataillon, une compagnie de dépôt, le peloton de deux canons de 37 mm. Cette organisation n’existait encore que sur le papier. Le moral était au plus bas et les désertions continuaient. Un compte rendu faisant état de l’esprit déplorable de sa troupe motiva la dissolution totale qui fut ordonnée le 1er mai 1920. Le général Dufieux, qui avait longtemps soutenu la Légion Arménienne, ne se rangea derrière l’avis du commandant de la Légion Arménienne et du général Gouraud, que le 15 août 1920 et donna des instructions en conséquence. Il ordonna donc sa dissolution à compter du 1er septembre 1920, alors que le décret du 24 octobre 1919 prescrivait son licenciement à partir du décret de cessation des hostilités avec la Turquie108.

Le désarmement et le licenciement prirent fin le 27 septembre 1920. Si la Légion Arménienne ne fut pas dissoute sous la pression directe de la Grande-Bretagne, elle le fut néanmoins en raison de la nouvelle orientation politique française au Moyen-Orient. Elle s’opéra en plusieurs étapes. Dans un premier temps, au début de 1919, le gouvernement français se désolidarisa de la cause arménienne, puis vers la fin de 1919, adopta une orientation proturque, pour enfin se rapprocher de la force montante en Turquie, le mouvement nationaliste dirigé par le général Mustafa Kémal. Ce changement de cap, dont nous reparlerons, aboutit inéluctablement à la dissolution de la Légion Arménienne et à l’abandon de la Cilicie, une année plus tard.

Au moment même où la tension était particulièrement forte en raison des troubles survenus à Beylan, Deurt-Yöl et Alexandrette, les Arméniens avaient inopportunément fait part de leurs réclamations auprès des autorités françaises, ne faisant là qu’aggraver la situation. Les causes de la crise régnant au sein de la Légion Arménienne étaient de deux ordres, inhérentes à sa constitution organique et politique.

A la suite de nombreuses réclamations qui lui avaient été adressées par des légionnaires arméniens, l’Union nationale arménienne d’ égypte envoya un de ses membres, pour voir jusqu’à quel point ces plaintes étaient fondées. Le 30 décembre 1918, le Dr Ketchedjian, président du comité cairiote de cette organisation, s’adressa à Georges-Picot. Il était fait grief de la nourriture au-dessous du strict nécessaire et de leurs vêtements très usagés. Des légionnaires syriens abondaient d’ailleurs dans ce sens. Saisi de l’affaire le 31 janvier 1919, le général Hamelin rejeta en bloc ces plaintes. La Délégation nationale arménienne, qui avait été avisée par le comité égyptien, adressa le 13 janvier un rapport constatant le traitement humiliant109 subi par les légionnaires, en dépit de leur brillante conduite sous le drapeau français à laquelle leurs supérieurs, aussi bien français que britanniques, avaient rendu hommage. Les réclamations étaient les suivantes : 1) modicité de la solde de 2 francs 75 centimes par jour avec une retenue journalière de 2 francs 25 centimes ; 2) nourriture insuffisante ; 3) difficultés d’avancement; 4) insultes d’officiers français à l’encontre des dirigeants arméniens les plus respectés (Boghos Nubar pacha et Andranik) et qui allèrent jusqu’à dire que « les Turcs avaient raison de massacrer les Arméniens »110; 5) vols de rations par des sous-officiers français ; 6) mesures disciplinaires injustifiées à la suite de la rixe survenue à Beyrouth le 18 novembre 1918 ; 7) refus d’admission des soldats arméniens à l’hôpital de Port-Saïd ainsi qu’à la maison de convalescence fondée par l’Union nationale ; 8) aucune prise en compte de la bonne influence exercée par la Légion Arménienne en Palestine. Dans sa réponse du 15 février, le général Hamelin manqua singulièrement de retenue et de sollicitude en déversant tout son flot de fiel à l’encontre des légionnaires arméniens. Il réfuta point par point toutes les plaintes.

D’un revers de main, il balaya les assertions concernant la situation matérielle des légionnaires. Initialement, le premier taux de solde avait été fixé, « en prenant pour base l’allocation d’alimentation donnée aux marins français stationnés à Rouad ou à Castellorizo, et eu égard aux conditions économiques très favorables à Chypre, à la fin de 1916 »111. D’après le général Hamelin, la solde des légionnaires permettait un ordinaire très copieux112 composé de 700 grammes de pain et de 200 grammes de riz par jour, et en aucun cas leurs rations n’étaient inférieures aux chrétiens et aux Arabes musulmans. Propos démentis par le colonel de Piépape, qui affirmait que la ration des auxiliaires était sensiblement inférieure à la ration normale des soldats français113. La décision ministérielle du 16 novembre 1916 prévoyait que la solde des légionnaires auxiliaires serait, en principe, égale à celle du soldat français. Compte tenu des raisons évoquées, cette disposition ne fut pas appliquée. Le lieutenant-colonel Romieu, appuyé par le colonel de Piépape, demanda sa mise en vigueur du fait de l’incorporation de la Légion d’Orient à un détachement français, et du malaise né de la comparaison entre leur condition matérielle et celle de leurs camarades français, servant à titre étranger ou indigènes d’Afrique du Nord du D.F.P.S. Le lieutenant-colonel Romieu estimait, à juste raison, qu’à devoirs égaux, les légionnaires auxiliaires devaient avoir des droits égaux.

A la veille de l’entrée en ligne de la Légion d’Orient, pour ménager l’amour-propre des légionnaires et ne pas entraver l’exercice du commandement, le lieutenant-colonel Romieu et le colonel de Piépape demandèrent, instamment, que les auxiliaires fussent mis sur un pied d’égalité avec les autres légionnaires. C’était notamment pour les sous-officiers et particulièrement les sergents et caporaux-fourriers que la différence de solde était la plus sensible. Le colonel de Piépape souligna les dangers de ne pas assimiler la condition matérielle des volontaires à celle des autres soldats dont ils partageaient le danger : « [...] jusqu’à présent les sous-officiers auxiliaires ont pu manger aux mess de leurs camarades français, grâce au bon marché des vivres à Chypre ; il leur sera impossible à l’avenir de vivre avec des camarades qui recevront une ration de campagne, que leur solde ne leur permettra pas de payer. Il en résultera nécessairement pour les gradés auxiliaires une humiliation très pénible, et il sera difficile de maintenir le bon état d’esprit actuel [...] Ayant une allocation inférieure à l’indemnité représentative de vivres, les légionnaires auxiliaires ne pourront percevoir une ration normale [...]. De plus, les légionnaires auxiliaires de la L.O. ne comprendront pas que leurs voisins de tranchée, français ou indigènes de l’Afrique du Nord, reçoivent une ration supérieure de plus d’un tiers à la leur. Cette situation aurait certainement un fâcheux effet moral »114.

Outre cette différence de solde, les légionnaires auxiliaires avaient subi une perte au change de 10 % sur la monnaie française à Chypre115. En effet, la solde du personnel auxiliaire, établie en monnaie française, ne pouvait donner lieu à aucune bonification du fait des variations dues aux change. La décision ministérielle n° 484-9/11 du 25 janvier 1918 modifia cet état de fait : « Ces soldes (officiers et troupe) sont majorées d’une somme égale au montant de la perte au change, soit à Chypre, soit dans les autres régions où sont stationnés les détachements de la Légion d’Orient »116. A chaque demande du commandant de la Légion d’Orient, puis de la Légion Arménienne, cette disposition fut appliquée mais toujours avec un retard de plusieurs semaines voire de plusieurs mois, sans effet rétroactif. En revanche, le ministère de la Guerre ne tint pas compte des remarques susmentionnées et n’aligna pas, en conséquence, la solde des légionnaires auxiliaires sur celle de leurs camarades.

Certes, l’augmentation de la solde de 2 francs 50 à 2 francs 75 en août 1918, permit de faire face au renchérissement du coût de la vie, mais une nouvelle flambée des prix en décembre 1918 anéantit l’effort financier consenti. De plus, le coût de la vie était plus élevé en Syrie et en Cilicie qu’à Chypre. En outre, les frais d’installation du camp de Monarga et l’achat de matériel pour les compagnies auraient été prélevés sur l’allocation des auxiliaires117. Par ailleurs, la différence de solde entre les auxiliaires et les autres militaires créait une sorte de barrière, les éloignant les uns des autres et créant une certaine animosité, teintée de jalousie.

Puis, le général Hamelin récusa l’allégation selon laquelle les légionnaires n’avaient pas accès aux différents grades. Bien que le statut de la Légion d’Orient ait prévu l’accession des auxiliaires jusqu’au grade de capitaine inclusivement, il n’y eut pas, en l’espace de deux ans et demi, un seul officier auxiliaire nommé par le ministre de la Guerre sur la proposition du commandant de la Légion d’Orient. En effet, le commandant de la Légion d’Orient était habilité à établir le tableau d’avancement et à procéder aux nominations aux emplois vacants seulement jusqu’au grade de sergent inclusivement. Toutes les nominations à un grade supérieur à celui de sergent devaient être approuvées par le ministre, à l’initiative du commandant de ce corps.

Les officiers arméniens ne dépassèrent pourtant pas le grade de sous-lieutenant à titre temporaire : le sous-lieutenant Shishmanian, ancien lieutenant de l’armée américaine et citoyen américain, nommé directement à Paris le 1er juin 1918 avant de rejoindre la Légion d’Orient ; les sous-lieutenants Vahan Portoukalian, le 30 novembre 1917, et Sahatdjian, le 28 septembre 1918, à titre français ; le sous-lieutenant Papazian, le 28 septembre 1918, à titre étranger, et le sous-lieutenant Bablanian, ancien capitaine de l’armée russe. Il y avait, en outre, l’archevêque Daniel Agopian, nommé lieutenant à titre temporaire en qualité d’aumônier, le 12 février 1918.

En effet, l’encadrement fut d’abord exclusivement français. Il s’élargit très progressivement, par association, aux gradés français, de caporaux et de sous-officiers choisis parmi les volontaires auxiliaires. Les auxiliaires ne dépassèrent pas le grade de sergent : un caporal en janvier 1917 (caporal-infirmier Palandjian) ; puis deux le mois suivant ; treize caporaux et un sergent-infirmier en avril 1917 ; vingt-huit caporaux, un sergent-infirmier et un adjudant aumônier grégorien en juin 1917. Au 1er février 1918, le cadre auxiliaire comprenait un médecin auxiliaire, douze sergents, un caporal-fourrier, cent trente caporaux, un caporal-clairon, mais aucun officier sur les quarante-huit de la Légion d’Orient. Le lieutenant-colonel Romieu nomma les six premiers sergents auxiliaires, tous arméniens, le 16 août 1917.

Cette absence fut ressentie comme un refus destiné à empêcher les Arméniens de prendre une participation dans le commandement. Il y avait pourtant parmi les auxiliaires des officiers issus de l’armée turque. Le général Hamelin mit cette absence sur l’incompétence totale des gradés arméniens118. Compétence qui avait été pourtant reconnue et félicitée à maintes reprises par de nombreux officiers supérieurs dont les généraux Allenby et Bailloud. Le lieutenant-colonel Romieu, qui connaissait le mieux les légionnaires arméniens, considérait que « l’autorité de ces gradés indigènes (caporaux et sergents) est, jusqu’à présent consciencieuse et bien acceptée »119.

S’il ne nia pas la possibilité que les légionnaires se fussent entendu reprocher certains défauts par leurs supérieurs contre leur peuple, le général Hamelin n’exprima aucun regret, ne serait-ce que pour la forme. Il ne fit qu’aviver le mécontentement en justifiant les propos en question par l’abus que tendraient à faire les soldats arméniens de la protection des armes françaises pour spolier les populations turques occupées. Ces assertions furent démenties par le colonel Brémond, administrateur en chef en Arménie, dans une lettre datée du 26 janvier 1919 à l’attention de Boghos Nubar pacha : « Les troupes arméniennes se tiennent très bien, elles s’astreignent à la plus stricte bienveillance envers leur bourreaux dans le but de ne pas nuire au nom arménien »120.

Par ailleurs, aucun délit de vol n’avait été constaté de la part de sous-officiers français, depuis l’incorporation de la Légion d’Orient dans le D.F.P.S., en mars 1918. Nous n’avons trouvé trace d’aucune infraction de la sorte dans la documentation consultée.

Il démentit également les refus d’admission aux ambulances et hôpitaux français ainsi qu’au refus qu’il aurait lui-même opposé à l’utilisation d’une maison de convalescence. Selon cet officier, aucun établissement de ce genre n’existait ni à Chypre ni dans les territoires occupés par les troupes françaises. Cette allégation était avérée. En revanche, il existait bel et bien un camp de convalescence, mais au Caire. Il avait été organisé, au cours de l’été 1918, sous les auspices de l’Union nationale arménienne, et destiné aux blessés ou malades arméniens121.

Par contre, il semble douteux que la Légion d’Orient ait contribué à développer l’influence française en Palestine, non à cause de la mauvaise conduite des soldats arméniens comme le prétendit le général Hamelin, mais du refus des populations locales de voir dans ces légionnaires arméniens une troupe française. Il est inutile de revenir sur les incidents précédemment relatés, souvent imputés à tort, aux soldats arméniens. Cet officier, qui ne connaissait visiblement rien à la mentalité arménienne et aux événements récents, avait fait siennes les calomnies colportées à l’encontre des volontaires arméniens. Au lieu d’apaiser la tension ambiante, il ne fit que creuser un peu plus le fossé entre les soldats arméniens et leurs camarades français et renforcer l’incompréhension réciproque.

Outre les griefs énoncés par Boghos Nubar pacha, plusieurs autres facteurs intrinsèques au statut organique de la Légion Arménienne entraient en jeu. Le flou de la situation juridique d’auxiliaire se manifesta lors de cette tension. La dénomination d’ auxiliaire froissait l’amour-propre des légionnaires, qui se demandaient s’ils étaient des soldats français ou arméniens. Quand il fallait décerner des éloges, ils étaient qualifiés de soldats français, mais dans le cas inverse, ils devenaient des auxiliaires ou des soldats arméniens. Ils se considéraient comme des soldats nationaux et non comme des mercenaires.

D’autre part, le lieutenant-colonel Romieu attira à deux reprises l’attention du ministère de la Guerre sur les inconvénients d’une double hiérarchie au sein de son corps et demanda que cette restriction fût supprimée ou atténuée : « Dans l’application, cette séparation ne peut être réalisée et il y a des frottements. Si j’ai pu en neutraliser l’effet jusqu’à présent, c’est que j’ai pris soin de ne nommer des sergents auxiliaires qu’après avoir retiré des sections, pour les mettre dans des emplois spéciaux, tous les caporaux français non susceptibles d’avancement. Mais à mesure que le cadre auxiliaire va prendre plus d’importance, la condition paradoxale de leur autorité apparaîtra. On imagine qu’un adjudant ou un sous-lieutenant auxiliaire soient sans action directe sur un muletier ou un fusilier-mitrailleur, voire sur un caporal ou un sergent de leur compagnie pour la raison que ces militaires sont français, ou, étant leurs compatriotes, servant à titre étranger, mais n’ont été, ni les uns, ni les autres, susceptibles d’obtenir le même avancement.[...] si l’on maintient l’ostracisme de la non assimilation, ils en éprouveront une humiliation qui ne peut évoluer qu’en découragement ou déloyalisme ( sic ) [...] Ces hommes ne méritent pas d’être soumis à une restriction d’autorité qui n’est appliquée, même dans nos colonies, qu’à des militaires plus éloignés de nous à tous égards (convoyeurs, goumiers marocains...). C’est le sentiment des Chefs de Bataillon Chenost, Pauget et Jolly qui ont servi tous trois aux Tirailleurs ; ils assurent que l’élite des volontaires arméniens offre de meilleures conditions que les gradés indigènes d’Afrique du Nord pour collaborer avec nos gradés français, sans autre nuance d’autorité, à grade égal, que celle qui s’impose d’elle-même : le prestige de l’ancienneté, de l’expérience et des services de guerre »122.

Outre ces facteurs, une note du ministère de la Guerre fit remarquer, qu’à l’origine, les perspectives d’engagement d’Arméniens et de Syriens d’Amérique étaient faibles. Or, il se trouve que ces derniers se trouvaient en grande majorité à la Légion d’Orient et c’est parmi eux que se recrutaient les gradés auxiliaires. Le signataire de ce document, Delmas, fit également observer que la presque totalité de ceux-ci étaient européanisés et qu’ils avaient une instruction très supérieure à la moyenne des gradés français123.

Après avis favorable du général Alby, le rectificatif n° 3.431-9/11 du 13 mai 1918 à l’instruction ministérielle du 26 novembre 1916 apporta les modifications suivantes concernant le droit au commandement des militaires auxiliaires : « Ils sont assimilés quel que soit leur grade, aux militaires servant au titre étranger de même grade qu’eux ; au point de vue du commandement ils jouissent donc des mêmes droits et prérogatives que les cadres français, sous la réserve qu’à cadre égal le commandement est toujours assuré par le gradé français »124. L’incompréhension réciproque des langues et la méconnaissance de la cause arménienne par les officiers français compliquèrent aussi le commandement. L’attitude des cadres choisis parmi les troupes d’Afrique interloqua les légionnaires arméniens, dont beaucoup d’entre eux avaient reçu une éducation très élevée parmi les plus prestigieuses universités du monde et ne supportaient d’être traités à l’égal des Africains.

Grâce à l’intervention de Mgr Mouchegh, archevêque arménien d’Adana, tenu en haute estime par le colonel Brémond, 70 % à 80 % des hommes des 1er et 2e bataillons ne demandèrent plus à se faire libérer. Au retour d’une tournée, l’archevêque communiqua ses impressions à cet officier, notamment sur l’état d’esprit des légionnaires. Il attribua les difficultés présentes à des raisons d’ordre matériel, moral et politique : 1) inapplication du règlement sur les permissions125, solde insuffisante, mauvaise nourriture126, irrégularité de la distribution des effets, état lamentable des hommes récemment libérés sans ressources ni vêtements civils, irrégularité du versement de l’allocation légale aux familles des soldats ; 2) volonté d’être traités comme des soldats faisant parti d’une troupe nationale et absence de récompense pour les légionnaires blessés au feu ; 3) injures proférées par les cadres français depuis les prétentions de la Délégation nationale arménienne sur la Cilicie ; ce dernier point l’emportant sur les autres127.

Le colonel Brémond fit certaines observations au commandant de la Légion Arménienne sur l’attitude à adopter par les officiers français de cette unité : « Tout en faisant la part des exagérations possibles de ces plaintes, il faut retenir la constatation suivante : “ Militaires français et militaires arméniens semblent se méfier les uns des autres ; l’indispensable confiance réciproque est profondément entamée ”. C’est là une situation morale déplorable qui doit retenir notre attention, et où votre influence de chef de corps a un rôle prépondérant à jouer. Il est déplorable que vos cadres ne s’astreignent eux mêmes à une discipline sévère, à un travail soutenu, et ne s‘appliquent à faire aimer la France, ce qui est le but que nous poursuivons ici. Je ne sais si la question de l’avenir de la Cilicie joue dans cette affaire un rôle aussi important que celui qui lui est attribué ; mais, même si ce rôle est plus effacé, il faut que vous fassiez disparaître cette cause de grippement : le Gouvernement de la République ne cherche en Cilicie ni un protectorat, ni une conquête ; il y vient en éducateur, apporte la liberté à chacun, dans la plus complète égalité. Il ne poursuit que la conquête morale, qui lui assurera, sa tâche de professeur terminée, une influence durable pour sa culture, son commerce et son industrie. Le but que nous poursuivons n’est donc pas en considération avec celui des Arméniens, qui ont l’espoir dans l’avenir, grâce à la sécurité que nous leur garantissons et leurs qualités naturelles, d’être ici les plus nombreux et les plus influents [...] Vous comprenez bien dans quel esprit je vous signale ces observations : il est nécessaire, aussi bien dans l’intérêt de la France que dans celui de l’Arménie, que la L.A. vive, prospère et grandisse. L’éducation de vos cadres, qui arrivent ici le plus souvent mal renseignés, ou renseignés d’une manière peu favorable, sur la Cilicie et ses habitants, doit être l’objet d’une attention constante. Au milieu des populations opposées qui vivent ici, la plus grande réserve de langage et d’attitude s’impose pour rallier autour de nous, et faire accepter de bon cœur notre arbitrage et notre direction. Pour les officiers et les cadres de la L.A., la besogne est plus simple puisqu’elle est unique et s’adresse uniquement à la nation arménienne »128.

Ces propos conciliants et de bon sens contrastaient avec ceux du général Hamelin, qui, en tant qu’ancien chef de la section d’Afrique au ministère de la Guerre de 1912 à 1918, ne pouvait ignorer les problèmes évoqués. Tous ces inconvénients, endurés depuis plus de deux ans, auraient pu être atténués, si des problèmes d’ordre politique n’étaient venus se greffer. Ils accentuèrent la méfiance entre militaires arméniens et français et instaurèrent un climat délétère. La dégradation des relations entre le Quai d’Orsay et la Délégation nationale arménienne à propos des revendications arméniennes sur la Cilicie était perceptible. Les causes d’ordre politique prirent un caractère aigu, à partir de l’occupation de la Cilicie.

Jusqu’à l’armistice de Moudros, les légionnaires arméniens étaient mus par l’idée qu’ils luttaient, sous le drapeau français, pour la libération de leur patrie et pour la reconstitution d’un état arménien, avec l’aide des puissances alliées. Mais les termes mêmes de l’armistice les désillusionnèrent rapidement car ils ne contenaient rien annonçant la réalisation prochaine de leurs espérances. L’évacuation des Turcs des provinces arméniennes n’était pas demandée ; l’article 24 se contentait de menacer, uniquement en cas de désordres dans les six vilayets arméniens, d’occuper toute portion desdits vilayets.

Par ailleurs, plusieurs décisions attribuées, à tort, aux autorités militaires françaises furent incomprises et mécontentèrent les Arméniens, légionnaires comme civils. Le maintien de l’administration turque, décidé par le commandement britannique froissa les soldats arméniens. Le colonel Brémond dut exercer ses fonctions par l’entremise de l’administration et des fonctionnaires turcs en place et envoyer par leurs canaux les ordres nécessaires à la gestion de la Cilicie. Il ne pouvait absolument rien faire sans l’assentiment préalable du quartier général anglais. Toute révocation, nomination ou assistance militaire éventuelle devait être soumise à l’approbation britannique. Comme le supputa fort justement le général Hamelin, les Arméniens éprouvèrent une vive déception à l’annonce du maintien de l’administration turque. Le catholicos de la Grande Maison de Cilicie, Sahag II, protesta au nom de ses compatriotes contre ce qu’il considérait comme une insulte à la mémoire de leurs martyrs et un déni de justice. Par ailleurs, tous les éléments ethniques étaient mis sur un pied d’égalité, ce que ne purent comprendre ni les Arméniens ni les Turcs. Les premiers ne pouvaient admettre que l’on puisse mettre sur un pied d’égalité les alliés et les ennemis, et les seconds étaient également mécontents car « la seule attitude qui convienne aux Arméniens, c’est la tête baissée»129, pour reprendre le sentiment turc formulé par le général Dufieux. L’absence de mesure pour retirer à la population turque les armes distribuées généreusement par l’armée turque juste avant son évacuation, fut mise sur le compte d’une bienveillance particulière de la France à leur égard. Or l’autorité militaire anglaise avait, dans un premier temps, accueilli favorablement la proposition du général Hamelin de procéder à ce désarmement, puis avait en partie fait marche arrière. Lors d’un déplacement effectué à Constantinople, en février 1919, le général Allenby notifia au gouvernement ottoman un ensemble de mesures immédiatement applicable. Le troisième point stipulait que les habitants seraient désarmés quand le commandement britannique l’ordonnerait. Mais cet ordre ne vint jamais. Pourtant la Légion Arménienne fut relevée par les troupes anglaises sous prétexte de procéder au désarmement de la population. D’autre part si des mesures spécifiques furent prises par les autorités militaires française et anglaise pour restituer les propriétés arméniennes spoliées et estimer les dommages subis, il semblerait qu’il n’en fut pas de même pour délivrer les femmes et les enfants arméniens enlevés et séquestrés, jusqu’à l’arrivée, à Adana, du colonel Brémond, le 1er février 1919. En l’absence de disposition de cette nature, les légionnaires furent impliqués dans de nombreux cas de libération, de gré ou de force, de femmes et d’enfants arméniens détenus par les Turcs. Les autorités françaises instituèrent alors des commissions d’arbitrage dans chaque centre, composées de représentants de toutes les communautés élus par elles, en vue de remettre les déportés ou réfugiés en possession de leurs biens et pour libérer les jeunes filles prisonnières des musulmans et les rendre à leurs familles.

Mais le nœud du problème résidait ailleurs. Au moment même où les plaintes des légionnaires se faisaient de plus en plus vives et le climat de plus en plus délétère, la Délégation de l’Arménie Intégrale — fusion de la Délégation nationale arménienne et de la Délégation de la République arménienne — conduite par Boghos Nubar et Avédis Aharonian, dévoila oralement, le 12 février 1919, les revendications arméniennes à la conférence de la paix.

Auparavant, avec la fin de la guerre, les Arméniens avaient espéré bien faire prévaloir leurs droits, maintes fois réaffirmés par les Alliés dans les années précédentes. Dès le mois d’octobre, Boghos Nubar avait entamé les manœuvres préparatoires en tentant d’obtenir la qualité de belligérant pour son peuple lui permettant d’être membre de droit à la future conférence de la paix. Dans cette optique, il rappela, dans une note du 30 novembre 1918, les faits d’armes de ses compatriotes au cours de cette guerre et la vitalité manifestée pendant les siècles de conquête grâce à son esprit national demeuré intact. En conséquence, la Délégation nationale arménienne porta à la connaissance du gouvernement français qu’elle déclarait « l’indépendance de l’Arménie intégrale sous l’égide des Puissances Alliées et des états-Unis, ou de la Société des Nations, dès qu’elle sera formée »130.

Cette proclamation fut le fruit des pressions exercées par les Arméniens de nombreux pays mais surtout de l’inquiétude suscitée par la volonté affichée du gouvernement français d’appliquer l’accord Sykes-Picot que Boghos Nubar pacha et la Grande-Bretagne considéraient comme caduc. Le dirigeant arménien redoutait la mise en place en Arménie d’un régime de protectorat analogue à celui de la Tunisie, en formelle contradiction avec les promesses faites en 1916. Il pensait avoir trouvé la parade aux velléités françaises en escomptant obtenir la reconnaissance d’indépendance de l’Arménie par les Alliés ; reconnaissance qui suivrait de peu sa proclamation, donnant ipso facto le droit d’être représenté à la conférence de la paix. La question de la belligérance perdrait ainsi de son importance.

Contrairement à ses attentes, l’Arménie ne fut pas admise à la table des négociations. Après cette exclusion, la Délégation de l’Arménie Intégrale rédigea donc un mémorandum à l’attention de la conférence de la paix, qu’elle présenta le 12 février 1919. L’Arménie Intégrale devait englober les sept vilayets de Van, Bitlis, Diarbékir, Kharpout, Sivas, Erzeroum et Trébizonde, pour débouché maritime sur la mer Noire, les quatre sandjaks ciliciens, c’est-à-dire Marach, Sis, Djébel Béréket et Adana avec Alexandrette pour débouché maritime sur la mer Méditerranée, et tout le territoire de la République arménienne du Caucase comprenant toute la province d’Erevan, la partie méridionale de l’ancien gouvernement de Tiflis, la partie sud-ouest du gouvernement d’Elisabethpol, la province de Kars en exceptant la région située au nord d’Ardahan131.

Les prétentions territoriales arméniennes démesurées, qui ne tenaient aucun compte de la situation réelle, rencontrèrent une franche hostilité du gouvernement français, qui voyait d’un mauvais œil les visées arméniennes sur la Cilicie. Ces revendications suscitèrent l’ironie du Temps du 28 février 1919, qui titrait à la une L’Empire arménien.

Pichon demanda au lieutenant-colonel Chardigny, chef de la mission militaire française au Caucase, de faire part de son mécontentement au gouvernement arménien conduit par le président du Conseil par intérim, Alexandre Khatissian, depuis la mi-février 1919, en soulignant que la France était prête à soutenir la création dans les provinces orientales de la Turquie d’un état arménien auquel se joindrait la République arménienne et auquel un débouché maritime serait assuré à Trébizonde, après entente avec les Grecs du Pont, dirigés par leur chef spirituel et temporel Mgr Chrysanthos132. En contrepartie, il demanda que les Arméniens restés en Arménie prennent des mesures pour arrêter les menées des politiciens arméniens occidentaux gravitant autour de la Délégation nationale arménienne tendant « à demander un immense Empire arménien dans lequel ne manqueraient que les Arméniens »133.

Les réclamations et surtout les revendications territoriales arméniennes contrecarrèrent l’amorce de collaboration franco-arménienne entamée à la fin de la guerre. Ainsi dès le 4 novembre 1918, Georges-Picot demanda au Quai d’Orsay d’obtenir que des ordres fussent donnés immédiatement par Boghos Nubar aux troupes arméniennes de l’est de descendre vers la Cilicie, afin d’être à même de les ravitailler et d’assurer une coopération avec elles dans les buts de pourvoir à l’occupation du pays et de marquer l’action de la France dans ces régions. Puis il ajouta : « 2) Affaires désignées par Boghos comme il était convenu un délégué connaissant le pays me fournissant les indications utiles »134.

La Délégation nationale arménienne accueillit favorablement cette proposition qui allait dans le sens d’une coopération franco-arménienne pour l’occupation du territoire arménien. Elle demanda au lieutenant-colonel Chardigny d’adresser un télégramme à Andranik indiquant que le gouvernement français était disposé à faciliter l’entrée de ses troupes en Arménie et en Cilicie pour coopérer avec les troupes alliées à l’occupation de leur patrie. A cette fin, la Délégation nationale arménienne l’engageait fortement à entrer en Arménie avec le plus d’hommes possible135. Pichon se montra favorable à la proposition de Georges-Picot. Il était également favorable à la réunion ultérieure dans les trois vilayets de Bitlis, de Van et d’Erzeroum des forces arméniennes actuellement en Perse. Il faisait certainement allusion aux forces arméniennes de Bakou, qui avaient trouvé refuge, après la chute de la ville en septembre 1918, en Perse. Il fit remarquer que parmi les volontaires arméniens servant sous les ordres d’Antranig, un nombre assez important était originaire des districts septentrionaux de la Cilicie. Cette région devant aux termes des accords avec la Grande-Bretagne se trouver dans la zone d’influence française, Pichon était d’avis que les volontaires d’origine cilicienne puissent être dirigés vers Aïntab et incorporés aux bataillons arméniens de la Légion d’Orient. A cet effet, il suggéra que le lieutenant-colonel Chardigny fût invité à s’entendre avec Antranig pour préparer l’envoi vers la Cilicie des volontaires originaires de ce pays136. Clemenceau, qui approuvait pleinement les recommandations de son ministre des Affaires étrangères, donna dans le courant du mois, des instructions au ministère de la Guerre dont il était le titulaire, pour transmettre le télégramme de Boghos Nubar, afin d’incorporer les hommes d’Antranig dans la Légion d’Orient137. à la suite d’un dysfonctionnement du 2e bureau de l’état-major de l’armée chargé des renseignements, cet ordre ne fut pas exécuté. Ne sachant ce qu’il convenait de faire, le capitaine Grenier du ministère de la Guerre, reçut l’ordre de s’informer par téléphone de l’état de la question auprès de Gout, qui lui donna pour instruction de ne pas transmettre les télégrammes en question. Il mit tout d’abord en avant la dangerosité de laisser les troupes arméniennes seules en Arménie où elles exerceraient des représailles. Les premières menées turques et les incidents mettant en cause les bataillons arméniens avaient déjà porté leurs fruits.

D’autre part, il souligna que les Anglais n’étaient pas disposés à les y accompagner. Tant qu’il s’était agi de combattre contre un adversaire commun, l’alliance franco-anglaise ne se démentit à aucun moment. Mais dès la victoire, les divergences politiques allaient poindre rapidement. La période de l’occupation franco-anglaise au Levant pendant l’année suivant la Grande Guerre se caractérisa par une lutte d’influence entre ces deux puissances, au détriment de la Légion Arménienne. La Grande-Bretagne avait supporté l’essentiel de l’effort de guerre sur le front de Palestine-Syrie en disposant des troupes, des officiers et des moyens nécessaires. Cette nouvelle donne éveilla les ambitions britanniques. Elle entendait désormais évincer la France au profit de son allié, le roi du Hedjaz. D’ailleurs, sir Mark Sykes avait déclaré : « Nous saurons bien dégoûter la France de la Syrie et la Syrie de la France »138. Au lendemain de la guerre, la politique anglaise visait à morceler l’Empire ottoman, à encourager le particularisme des éléments non-musulmans, à ruiner l’autorité morale du sultan pour transférer le califat de Constantinople à La Mecque sous la houlette du chérif Hussein autour duquel se rallierait une confédération d’états arabes, vassaux ou stipendiés de la Grande-Bretagne. Elle tendait, en fait, à susciter l’unité du monde arabe autour d’une seule puissance, l’Angleterre. Aussi Anglais et Chérifiens unirent-ils leurs efforts pour évincer la France. Pour tenter d’obvier à la toute puissance britannique face à la France reléguée au rôle de spectatrice, une convention franco-anglaise fut signée le 30 septembre 1918 pour régler la question de l’administration des territoires occupés par les armées alliées en Syrie. Selon les termes de cet accord, Georges-Picot, désigné haut-commissaire en Syrie et en Arménie le 9 avril 1917, était relégué au rôle de conseiller politique sous l’autorité du commandant en chef, le général Allenby. En outre, les attributions du conseiller politique étaient placées sous le contrôle direct du général Allenby. Ce dernier organisa l’administration des territoires ennemis occupés, divisés en trois zones, par une instruction datée du 24 octobre : 1) la zone Sud sous administration britannique ; 2) la zone Nord sous administration française ; 3) la zone Est sous administration arabe. Toute la hiérarchie administrative et militaire mise en place aboutissait au commandant en chef. Le général Hamelin et Georges-Picot étaient dépourvus de la moindre marge de manœuvre. Le colonel de Piépape fut désigné, à cet effet, comme administrateur en chef de la zone Nord et le lieutenant-colonel Romieu comme commandant en chef des troupes françaises d’occupation de la Cilicie et de la région d’Alexandrette. Les autorités britanniques jugèrent inutile, dans un premier temps, de prévoir une administration pour la Cilicie, les autorités turques restant en fonction en vertu des termes de l’armistice. Il n’y avait donc qu’une occupation militaire d’un territoire restant administré par les Ottomans, jusqu’à la publication d’une circulaire du 19 janvier 1919, qui modifia l’organisation des territoires ennemis occupés : 1) la zone Nord devenait la zone Ouest ; 2) la zone Est demeurait inchangée ; 3) création d’une zone Nord (Cilicie) couvrant le vilayet d’Adana moins le sandjak de Selefké. Le colonel Brémond fut nommé Administrateur en chef de la Cilicie. Ce choix était à mettre à l’actif de Georges-Picot qui le proposa au Quai d’Orsay, le 28 novembre 1918 ; choix entériné le 25 décembre 1918 par le gouvernement français, qui le désigna Administrateur en chef en Arménie139. En fait, la zone arménienne, pour reprendre le terme du général Hamelin, était sous le commandement militaire et administratif anglais. Le colonel Brémond ne dépendait que du quartier général britannique, à l’exclusion du haut-commissaire français et du général Hamelin, et n’avait aucune autorité sur les troupes et services militaires assurant l’occupation de la Cilicie140.

La méfiance, voire l’hostilité, allait marquer les relations françaises avec le commandement britannique et les Chérifiens. Les autorités britanniques laissèrent libre court à la propagande arabe et entravèrent de toutes les manières possibles l’établissement de la France dans certaines zones syriennes. L’agitation gagna également Alep, vide de légionnaires arméniens. Les Arméniens, considérés comme francophiles, furent la cible de la campagne de presse du journal El Arab. Le résultat ne se fit pas attendre. Le 28 février, une manifestation pourtant annulée officiellement la veille, dégénéra en pogrom antiarménien. Simultanément, des émeutiers, avec la participation de policiers, de gendarmes et de soldats arabes, excités par la presse, se répandirent dans la ville à la recherche des Arméniens, dont la plupart avait trouvé refuge dans les orphelinats et la caserne turque. Après plusieurs heures d’inaction, l’armée britannique reprit rapidement la situation en main. Pour Georges-Picot, ces massacres provoquèrent plus de 50 morts, de nombreux disparus et 150 blessés141. Parlant de ces massacres, Mgr Gaspari, délégué apostolique à Beyrouth, déclara à Guichard, correspondant de l’Agence Havas : « Dieu nous garde de pareils maîtres qui, au jugement de tous, nous feraient regretter les Turcs et c’est tout dire »142. Plusieurs notables musulmans qui avaient organisé le mouvement furent mises en état d’arrestation. En revanche, les principaux acteurs (gendarmes, policiers et soldats) ne furent pas inquiétés, en dépit des dépositions des blessés soignés à l’hôpital arménien. Il ne faisait aucun doute sur la participation effective des gendarmes, des policiers ou des soldats en uniforme à la tête des émeutiers. Les autorités britanniques constituèrent une commission d’enquête composée d’un Français, le capitaine Malinjoud, de deux Anglais, les colonels Djed et Enfield, de deux Arméniens et de deux Arabes. Ces derniers refusèrent de s’associer au rapport établi par leurs collègues et rédigèrent un rapport séparé, qui niait des faits établis143. Arrivé sur les lieux le 5 mars, Georges-Picot réclama des sanctions, à l’instar de l’Union nationale arménienne d’Alep, qui réclamait l’institution d’une cour martiale. La partialité britannique se manifesta à nouveau, quand à la stupeur générale, les Britanniques relâchèrent les notables en contrepartie d’un document stipulant qu’ils ne s’occuperaient plus dorénavant de politique, et se contentèrent d’admonester le gouvernement de Damas. Dans cette lutte d’influence, la Grande-Bretagne n’était pas disposée à favoriser l’action de la France en facilitant l’accès des volontaires d’Antranig en Cilicie, afin de les incorporer dans la Légion d’Orient.

Dans un troisième temps, le sous-directeur d’Asie au ministère des Affaires étrangères avança l’absence de fonds pour aider financièrement à la constitution de l’armée arménienne. Derrière cet aspect se dissimulait le problème du mandataire éventuel sur l’Arménie. Celui qui prendrait en charge la responsabilité d’organiser l’armée arménienne s’engagerait de facto à accepter un mandat sur l’Arménie. Or la France n’en voulait pas. En mars 1919, Clemenceau refusa une proposition similaire du gouvernement arménien, qui demanda à la France de réorganiser son armée ainsi que de lui fournir du matériel de guerre. Le cabinet arménien avait donné, à cet effet, les pleins pouvoirs au capitaine Poidebard, officier-interprète de la mission militaire française au Caucase puis consul de France à Erevan, pour s’adresser à son gouvernement. Clemenceau déclina cette proposition, le 13 avril suivant, estimant que cette charge devait incomber à la puissance mandataire. Or le gouvernement français s’en désintéressait totalement. Bien que les propos suivants de Clemenceau fussent anachroniques, ils reflètent néanmoins parfaitement la position française : « Il y a des dangers à se laisser impliquer dans les affaires des Arméniens, il leur faut beaucoup d’argent et l’on n’en retire que peu de satisfaction. Je suis d’avis de les laisser se mettre en République ou tout ce qu’ils voudront. La France n’est pas disposée à dépenser de l’argent pour l’Arménie »144. Les principaux responsables politique et militaire français en poste dans l’Empire ottoman partageaient l’avis de Clemenceau. Ils étaient opposés à l’acceptation d’un mandat français sur l’Arménie, que ce soit Defrance, haut-commissaire de France à Constantinople, ou bien le général Franchet d’Esperey, commandant en chef les armées alliées d’Orient, par crainte de complications avec l’Arménie reconstituée et pour éviter de s’attirer la rancœur des Turcs. La France espérait recouvrer la position prédominante dans les affaires commerciales et industrielles avec l’Empire ottoman, qui était sienne avant la guerre. Ainsi sur l’ensemble des capitaux étrangers (emprunts d’état et investissements directs), à la veille de la Grande Guerre, la première place revenait au capital français avec 54 %, 25 % pour la Grande-Bretagne et 9,3 % pour l’Allemagne145. Le général Hamelin exprima un point de vue identique mais en des termes peu amènes dès qu’il parlait des Arméniens : « [...] la France serait entraînée à des sacrifices financiers considérables, et compromettrait son prestige aux yeux des populations d’Asie Mineure, en soutenant un peuple qui, contrairement à ce qu’on croit en France ne le cède en barbarie ni aux Turcs ni aux Kurdes. Ce peuple s’est attiré des haines séculaires ; son esprit de lucre ne rêve que de représailles. Il est lui-même divisé profondément par des rivalités intestines. Il compte sur l’inépuisable richesse de la France à laquelle il ne témoigne pas et ne témoignera jamais la moindre reconnaissance et à laquelle il prépare des difficultés politiques avec les Alliés, alors que les sacrifices qui lui seront consentis, seraient si néfastes dans une zone d’influence plus conforme aux intérêts français »146.

Ce malaise fut attisé et exacerbé par les agissements de plusieurs comités arméniens et de quelques notabilités d’ égypte mis au jour par le contrôle postal français de Port-Saïd. Le service susmentionné, qui exerçait une surveillance vigilante, établit l’existence d’une organisation, en vue de créer parmi les légionnaires arméniens un sentiment d’animosité à l’encontre de la France147 par l’influence de l’Union nationale arménienne d’ égypte et d’Amérique. Le but était de créer au sein des bataillons arméniens, un courant d’opinion défavorable aux intérêts français en Cilicie. L’action secrète s’exerçait sous forme de propagande, au moyen de lettres émanant de personnalités arméniennes d’ égypte, adressées aux légionnaires de Cilicie, et par l’envoi d’articles de journaux arméniens à l’étranger, venant surtout d’Amérique (le Haïrenik de Boston148 et La Nation ). Le service de la censure de Port-Saïd intercepta à plusieurs reprises, au mois de juin 1919, des articles de ces deux journaux, qui faisaient état des plaintes des légionnaires et des droits arméniens sur la Cilicie bafoués par la France.

La principale instigatrice paraît être, en égypte, madame Masraf, épouse d’un membre de l’Union nationale arménienne et personnalité influente de Port-Saïd. Sa correspondance fut l’objet d’une surveillance constante de la part de la commission de contrôle postal de Port-Saïd. Nombre de ses lettres adressées à des légionnaires arméniens furent interceptées au printemps 1919. Devenue plus méfiante, elle cessa d’écrire par la voie postale normale et s’ingénia à correspondre par des moyens détournés, dissimulant ses missives dans des petits colis ou dans des paquets de cigarettes. Ces divers documents incitaient tour à tour à la désobéissance, à la révolte militaire, à la vengeance contre les Turcs, et à la patience en attendant le moment propice pour secouer le joug français. Au début de mars 1919, dans une lettre adressée au légionnaire Fenerdjian de la 6e compagnie, on pouvait lire : « C’est la revanche du sang que nous réclamons et non la miséricorde. Voici venir l’heure où avec la volonté de nos héros et par leurs mains, nous établirons votre droit. Mettez-vous ceci en tête : ou la liberté intégrale, ou le renversement du Monde »149. Trois mois plus tard, mademoiselle Pravein Keucheian du Caire, affiliée au même comité, écrivait à un légionnaire de la cinquième compagnie : «  Les Français sont venus ici dans un but d’intérêt, eux qui étaient nos protecteurs reconnus. Dans les rapports avec les Arméniens, ils sont tombés plus bas que les Turcs, voyons où s’arrêtera leur hypocrisie »150.

L’Union nationale était alors considérée comme une section politique de la Délégation nationale arménienne. Celle d’ égypte, la première de la sorte, qui avait jusqu’alors reconnu la prééminence politique de la Délégation nationale arméniene, était entrée en dissidence en s’arrogeant des droits dévolus à la seule Délégation nationale arménienne et en étendant ses activités en Syrie et en Cilicie. La campagne orchestrée par quelques exaltés entrés en dissidence ne reflétait d’ailleurs pas l’opinion réelle de l’assemblée de la communauté arménienne d’ égypte151. Ils desservaient la cause qu’ils prétendaient défendre en offrant des arguments à leurs détracteurs. Cette propagande pernicieuse ébranlait le moral des troupes ainsi que l’autorité des officiers qui voyaient leurs ordres parfois discutés. Ils ne pouvaient admettre l’intrusion de personnes étrangères dans des affaires militaires. Mais la crise traversée par la Légion Arménienne était plutôt d’ordre politique que militaire. Il est même facile de deviner que la question du règlement politique de la Cilicie et donc de la question arménienne en était l’essence même.

L’attitude des réfugiés arméniens et des Unions nationales arméniennes de Cilicie tranchaient avec celle d’ égypte, démontrant ainsi qu’ils n’étaient guère affectés par cette campagne pernicieuse : « Les Arméniens s’y réinstallent ; ils se montrent dans l’ensemble, très sages et remarquablement calmes : les très rares exceptions tapageuses dont vous avez pu avoir des nouvelles ne font que confirmer cette règle générale [...] Les Comités de l’U.N.A. en Cilicie montrent en général de bonnes aptitudes ; je m’efforce, d’ailleurs, de leur donner la plus large part dans la direction de leurs affaires »152.

En dépit de ces avatars, la Légion Arménienne prit une part active à la pacification de la Cilicie et des Territoires de l’Est où elle releva de forts contingents britanniques. Incorporée dans la 311e brigade commandée par le général Quérette en charge des Territoires de l’Est, la Légion Arménienne participa tant à des opérations de maintien de l’ordre qu’à des opérations strictement militaires.

La menace kémaliste était encore lointaine, mais la Cilicie était en proie depuis le mois de juillet 1919 au brigandage, notamment dans le Djébel Béréket. Après une opération de nettoyage, le calme revint pour un court instant. Le brigandage fit de nouveau son apparition deux mois plus tard. Il prit de telles proportions qu’une colonne fut organisée sous les ordres du lieutenant-colonel Willis, avec la participation de plusieurs unités françaises dont une compagnie du 1er bataillon de la Légion Arménienne. Cette opération qui visait à nettoyer l’Amanus se déroula du 10 au 20 octobre 1919. Il semblerait qu’elle se soit soldée par un demi-échec, car une partie des brigands parvint à prendre la fuite et à se reconstituer ailleurs153. L’équipe arménienne du peloton de canons de 37 mm s’illustra au cours de cette expédition en dégageant une compagnie indienne, coincée dans un défilé.

La fin de l’année 1919 fut relativement calme dans l’ensemble des territoires contrôlés par l’armée du Levant, mais l’incendie couvait. Une certaine agitation, alimentée par une propagande clandestine animée par le mouvement nationaliste turc, régnait dans les Territoires de l’Est comprenant les sandjaks d’Ourfa et de Marach, remis à la France à la suite de l’accord du 13 septembre 1919. Dès les premiers jours de 1920, de sérieux indices d’un soulèvement apparurent. Ainsi le rapport hebdomadaire de l’armée du Levant du 4 au 10 janvier 1920 fait état d’attaques isolées dans le sandjak de Marach qui coûtèrent la vie à 105 Arméniens. Mais ce n’étaient que les prémisses d’une insurrection générale turque.

La première offensive militaire turque se porta contre le maillon le plus faible, en l’occurrence l’armée française, qui ne disposait que d’une division, dont faisait partie la Légion Arménienne, pour tenir un front s’étendant de Mersine à Ourfa sur 400 kilomètres alors que la Grande-Bretagne en avait eu trois. Les 2e et 3e bataillons de la Légion Arménienne participèrent à la relève des troupes britanniques en Cilicie et dans les Territoires de l’Est. Killis, Katma et Djérablous furent en partie occupées par des troupes arméniennes. La présence arménienne en Cilicie était symbolique car on ne trouvait plus que l’état-major et la compagnie de dépôt, à Adana. Par ailleurs, le 1er bataillon de la Légion Arménienne eut pour mission de surveiller et de tenir la ligne de chemin de fer Meïdan-Ekbès155. La Légion Arménienne, répartie par petits éléments parfois non constitués, participa, en outre, dans les colonnes qui opérèrent en Cilicie de janvier à septembre 1920, notamment dans le secteur de Djihan. Notre attention s’est portée sur les deux places phares du combat arménien aux côtés de la France : Marach et Aïntab. Au cours de la période troublée de janvier au 1er septembre 1920, les pertes de la Légion Arménienne s’élevèrent à 160 approximativement, dont trois officiers (un tué et deux de maladie)156.

Marach, où les Français remplacèrent les forces britanniques le 30 octobre 1919, fut le premier théâtre de l’insurrection turque qui se déclencha le 21 janvier. Cette ville était sous les ordres du capitaine Fontaine, commandant du 2e bataillon de la Légion Arménienne, dont l’état-major, une compagnie de mitrailleuses et le peloton de canons de 37 mm étaient aussi présents. Des signes avant-coureurs laissaient présager une telle issue. Dans les derniers jours qui précédèrent la révolte, plusieurs réunions se tinrent entre notables turcs et arméniens. Les Turcs demandèrent d’oublier le passé, de fraterniser avec eux et de leur prêter secours pour chasser les Français de la ville157. Le 17 janvier, la révolte fut décidée par les responsables turcs à la mosquée Adjemi. Mis au courant des velléités turques, les officiers français ne prirent pas cette information au sérieux. Le général Dufieux avait envoyé le général Quérette prendre le commandement de la place de Marach, ainsi que les colonnes Corneloup158 et Thibault. Le 20 janvier, le général Quérette arrêta plusieurs personnalités estimées responsables de l’attaque d’un convoi survenue deux jours plus tôt. Le lendemain, les notables non internés donnèrent le signal de l’émeute en tirant un coup de feu. Dès le déclenchement des hostilités, la plupart des Arméniens purent se mettre en sûreté, cherchant asile dans les églises, les écoles et près des douze cantonnements de l’armée française. Ne respectant pas les lieux de culte, les Turcs incendièrent les six églises arméniennes et les trois temples luthériens. La destruction de l’église latine arménienne de la Sainte Vierge dans laquelle s’étaient réfugiés 50 soldats arméniens et environ 2 000 chrétiens, fut une des scènes les plus horribles de ce siège que put observer le Père Materne Mure, supérieur de la paroisse des Pères franciscains de Terre Sainte à Marach. Les Turcs incendièrent cette église avec du pétrole. Les chrétiens, qui s’élancèrent hors de l’église, furent abattus à bout portant, tandis que ceux qui restèrent dans l’église périrent dans les flammes. Il n’y eut pratiquement aucun survivant159. Les soldats arméniens se distinguèrent par leur courage. Ils n’hésitaient pas à sortir de jour comme de nuit pour chercher du matériel indispensable à la construction de barricades et retirer les corps des soldats tombés.

Une colonne de secours commandée par le colonel Normand arriva à Marach. Dans l’instruction donnée à cet officier, le général Dufieux demandait au général Quérette d’apprécier l’opportunité du maintien d’une garnison ou de l’abandon de la ville. Mais sur les pressions du colonel Normand et sans tenir compte de la réelle volonté de capitulation exprimée par un délégué turc, le Dr Mustapha, venu le rencontrer le 10 février, le général Quérette maintint l’ordre d’évacuation pour le lendemain160. Le secret fut de rigueur pour cette opération, afin de ne pas divulguer l’information aux Turcs et pour éviter que les Arméniens ne gênent la retraite des troupes françaises et des 3 à 5 000 civils arméniens à proximité des cantonnements. Le 11 février, 2 000 Arméniens, qui s’aperçurent du départ, se précipitèrent pour rejoindre la colonne. Mais ils furent presque tous massacrés dans des conditions effroyables par des bandes et des habitants turcs de Marach. Seule une poignée de survivants put rejoindre les fugitifs. La retraite s’effectua dans des conditions dramatiques, non du fait de l’ennemi qui ne se manifesta pas, mais à cause d’une violente tempête de neige accompagnée d’un vent glacial, sans nourriture et sans repos. Quiconque s’arrêtait, était voué à une mort certaine. Seulement 1 200 Arméniens arrivèrent à Islahié, le 13 février, en présence du général Dufieux. Déclenché quatre jours plus tôt, ce cataclysme climatique aurait empêché la sortie de Marach et sauvé la vie de plusieurs milliers de personnes, les Arméniens comme les militaires français161. Le général Dufieux estima que la responsabilité de cette tragédie incombe partiellement au colonel Normand, qui exerça une pression morale sur le général Quérette « en ajoutant à ses instructions des commentaires qu’elles ne comportaient pas »162. Le manque de clairvoyance du commandant de la place qui ne sut apprécier la situation, fut également préjudiciable. Mais le siège de Marach n’était que le prélude à l’offensive kémaliste d’autant que les Italiens avaient évacué le district d’Adalia, frontalier de la Cilicie. Ourfa, Sis et Bozanti, sans garnison arménienne, furent tour à tour assiégées par les Turcs.

La situation militaire s’améliora pour se porter autour d’Aïntab. La garnison de cette localité était commandée par le lieutenant-colonel Flye Sainte-Marie. Le siège d’Aïntab se déroula en trois temps. Dans une première phase qui se déroula de février à la fin mai, la ville fut l’objet d’un blocus rigoureux que parvinrent à briser les colonnes aux ordres du lieutenant-colonel Andréa et des colonels Normand et Debieuvre. Le lieutenant-colonel Abadie prit la succession du lieutenant-colonel Flye Sainte-Marie à la tête des forces françaises. La Transversale, une grande artère séparant la ville arménienne de la ville turque, était tenue par 150 volontaires arméniens commandés par Adour Lévonian. Les Arméniens gardèrent leur neutralité mais en interdisant par la force cet axe majeur aux Turcs. Des sections françaises s’intercalèrent entre les lignes arménienne et turque. Si la quatrième colonne de secours ne parvint pas à briser l’étau, elle réussit tout de même à emmener 5 200 Arméniens dont 800 orphelins. Ce succès intervint pratiquement en même temps qu’une suspension d’armes signée, le 28 mai 1920. En effet, après des pourparlers laborieux, à maintes reprises sur le point d’être rompus par Robert de Caix, secrétaire général du général Gouraud, une convention d’armistice en quatre points fut néanmoins conclue, le 28 mai 1920. Dans un premier point, la cessation des hostilités était prévue à partir du 30 mai pour une durée de vingt jours. Cet armistice prévoyait l’évacuation des garnisons françaises de Bozanti et de Sis ainsi que celle des troupes françaises d’Aïntab, qui devaient rejoindre le camp français aux portes de la ville en contrepartie de la promesse turque de ne pas attaquer le quartier arménien. Il était aussi prévu d’échanger les prisonniers politiques et de guerre163. Dans les Territoires de l’Est, Aïntab vit les soldats français se retirer dans un camp à proximité de la ville, remise aux autorités kémalistes, qui émirent la prétention d’occuper le quartier arménien de cette commune. Les Arméniens, qui avaient pris part aux combats, se barricadèrent aussitôt. Le débarquement de troupes françaises à Zongouldak, le 11 juin, donna à Mustafa Kémal un prétexte pour ne pas proroger la suspension d’armes. Le général Gouraud insistait néanmoins pour parvenir à une entente avec les Turcs en sacrifiant la Cilicie pour permettre de conserver la Syrie164. Mais Millerand refusa catégoriquement de reprendre les pourparlers. Le front syrien s’éclaircit dès le mois suivant. Le 14 juillet, le haut-commissaire adressa un ultimatum à l’émir Faycal. Devant l’absence de réponse, les troupes françaises se mirent en marche et entrèrent à Damas le 25 juillet après avoir défait l’armée chérifienne. En septembre 1920, le traité de Sèvres fournit l’occasion au général Gouraud de réitérer sa demande d’évacuation de la Cilicie, mais le ministre des Affaires étrangères repoussa, une nouvelle fois, catégoriquement cette demande. Une offensive fut donc lancée en octobre 1920, permettant de ramener un calme précaire en Cilicie, notamment autour de Mersine, Tarse et Adana. La situation évolua différemment dans les Territoires de l’Est. L’attention se focalisa sur Aïntab. Violemment attaquées le 29 juilllet, les forces françaises repoussèrent l’offensive kémaliste et assiégèrent, à leur tour, Aïntab à partir du 11 août 1920, grâce aux renforts sous les ordres du lieutenant-colonel Andréa. Ce dernier mena le siège en accord avec les habitants arméniens. En effet, après l’ultimatum adressé par l’armée turque aux Arméniens, dans lequel elle menaçait leur ville de destruction, si les Français ne se retiraient pas de leurs positions sur la transversale, les Arméniens ne voulurent plus entendre parler de neutralité, à partir du 30 septembre. La compagnie de volontaires arméniens se plaça sous le commandement français et fit preuves en maintes circonstances de bravoure et de loyauté165. Ce siège dura six mois. Les Kémalistes avaient placé tous leurs espoirs en Aïntab qu’ils considéraient comme leur Verdun et le symbole de leur résistance aux décisions de l’Entente. A la suite des échecs répétés des forces turques de l’extérieur, la garnison turque d’Aïntab capitula le 9 février 1921. Cette reddition mettait un terme à la campagne de Cilicie. Le lendemain, le lieutenant-colonel Andréa rendit hommage aux volontaires arméniens pour la puissante ligne constituée dans le quartier arménien contre laquelle l’ennemi butta166. Aïntab redevenait française, mais pas pour très longtemps. Cette brillante victoire intervint trop tardivement, car le gouvernement français cherchait à rétablir et à renforcer les relations franco-turques. Aussi, lors de la conférence de Londres167 censée permettre le rétablissement de la paix en Orient, les gouvernements français et d’Angora conclurent-ils un accord, le 11 mars 1921, prévoyant le retrait français de la Cilicie et des Territoires de l’Est. Cette évacuation ne s’effectua qu’après l’accord d’Angora du 20 octobre 1921.

Non seulement la Légion Arménienne ne donna lieu à aucune plainte, mais elle fut félicitée par le colonel Brémond pour sa belle tenue lors des opérations de Marach et d’Aïntab, où elle produisit la meilleure impression sur la population168. Un message du commandement de l’armée française abondait, sans réserves, dans ce sens.

Au-delà des plaintes turques, souvent infondées, les sentiments de vengeance et de frustration des légionnaires, l’insuffisance du nombre de cadres français, l’incompréhension des militaires coloniaux, plus habitués au monde musulman qu’au monde arménien, rendaient la disparition de la Légion Arménienne inéluctable. L’évolution de la politique internationale française au Moyen-Orient, s’orientant vers un rapprochement avec les nationalistes kémalistes, contribua sans doute beaucoup plus à la décision de dissoudre la Légion Arménienne, que les débordements des légionnaires arméniens qui ne dépassèrent pas les limites d’inconduite d’une armée victorieuse dans un pays occupé. Seuls des impératifs militaires repoussèrent cette échéance. La pénurie d’effectifs français susceptibles d’imposer aux Turcs l’exécution de l’armistice de Moudros, la nécessité de procéder à l’occupation de la Cilicie et des Territoires de l’Est, et l’arrivée tardive des renforts nécessitèrent un sursis dans l’exécution des mesures projetées, à savoir la diminution progressive puis la suppression totale de la Légion Arménienne et son remplacement par des éléments musulmans.

Les différences d’appréciation entre Georges-Picot et Paris contribuèrent également à l’échec de cette formation militaire devant constituer l’embryon de la future armée arménienne. Le gouvernement français n’a jamais eu l’intention de constituer, après-guerre, l’armée arménienne à partir de la Légion Arménienne. Alors que l’attitude adoptée à l’égard des réfugiés arméniens qui venaient se réinstaller en Cilicie était nettement arménophile, le gouvernement français s’était désengagé vis-à-vis de la question arménienne. Ce désengagement affecta au premier chef la Légion d’Orient, qui incarnait, pendant la Grande Guerre et dans l’immédiat après-guerre, l’espoir de la renaissance d’un état arménien.

Le gouvernement français ne fut pas seul à se dessaisir du problème arménien. Le retard du règlement de la question d’Orient, consécutif au désengagement de toutes les puissances de l’Entente vis-à-vis de la cause arménienne et au relèvement national turc, fut fatal à la Légion d’Orient. Or, sans règlement possible de la question arménienne, intimement liée à la question d’Orient, cette unité n’avait plus de raison d’être. Cette disparition constitua le premier pas perceptible du désengagement allié jusqu’à l’abandon définitif de toute référence à l’Arménie au traité de Lausanne, en juillet 1923.

Guévork Gotikian

Abréviations utilisées dans les notes : A.D.N.A. : Archives de la Délégation nationale arménienne ; A.M.A.E. : Archives du ministère des Affaires étrangères ; D.F.P.S. : Détachement français de Palestine-Syrie ; F.R.A. : Fédération révolutionnaire arménienne ; N.E.R. : Near East Relief ; S.D.N. : Société des Nations ; S.H.A.T. : Service historique de l’armée de terre ; T.F.L. : Troupes françaises du Levant

1) Délégation de la République arménienne, L’Arménie et la question arménienne avant, pendant et depuis la guerre, Paris, H. Turabian, 1922, p. 111.

2) Karamanoukian (Aram), Les étrangers et le service militaire, Paris, 1978, Pédone, pp. 101-102.

3) Le commandant Benoîst d’Azy et l’officier-interprète Guillaume de Jerphanion.

4) Rihana (Sami), Histoire de l’armée libanaise contemporaine, 2 vol., t. I : Les origines de la Légion d’Orient et les troupes auxiliaires du Levant (1916-1926), Imprimerie Rahbani, 1984.

5) A.M.A.E., Guerre 1914-1918, volume 890, télégramme d’Albert Defrance, ministre de France au Caire, adressé au ministère des Affaires étrangères, Le Caire, le 19 septembre 1915. Ce diplomate fit également part de l’embarras des Arméniens qui préféraient se mettre à la disposition de la France.

6) S.H.A.T., 7 N 2150, télégramme du lieutenant Doynel de Saint-Quentin, détaché auprès du commandement des forces britanniques en é gypte, adressé au ministère de la Guerre, Le Caire, le 22 septembre 1915.

7) A.M.A.E., Guerre 1914-1918, volume 888, lettre de Boghos Nubar pacha adressée à l’amiral Moreau, Paris, le 22 mars 1916.

8) Beylerian (Arthur), Les Grandes Puissances, l’Empire ottoman et les Arméniens dans les archives françaises (1914-1918), Paris, Publications de la Sorbonne, 1983, dépêche du général Roques adressée à Briand, le 21 mai 1916, p. 207 et Karamanoukian, op. cit., pp. 154-155.

9) Turabian (Aram), Les volontaires arméniens sous les drapeaux français, Marseille 1917, 66 p.

10) S.H.A.T., 17 N 495, note du lieutenant-colonel Romieu, s.l.n.d. D’après le contexte, ce document semble avoir été rédigé juste avant l’offensive de Palestine, qui eut lieu en septembre 1918.

11) Cette décision fut adoptée le 21 septembre 1916.

12) S.H.A.T., 17 N 495, note du lieutenant-colonel Romieu, s.l.n.d.

13) Voir l’annexe n° I.

14) Beylerian, op. cit., dépêche du général Roques adressée au contre-amiral Lacaze, ministre de la Marine, Paris, le 20 novembre 1916, p. 272.

15) Karamanoukian, op. cit ., p. 120.

16) Voir l’annexe n° I.

17) Beylerian, op. cit ., p. 276.

18) Karamanoukian, op. cit., p. 122. Il s’agit de l’instruction ministérielle n° 7.468-9/11.

19) Ibid., p. 123.

20) A.D.N.A., Correspondance Arménie (avril-mai 1919), note non signée, s.l.n.d.

21) S.H.A.T., 4 H 42, journal de marche de la Légion Arménienne, p. 44.

22) Beylerian, op. cit ., dépêche du général Roques adressée à Briand, Paris, le 26 novembre 1916, p. 279.

23) Ibid., p. 284.

24) Jerphanion (Guillaume de), La Légion d’Orient, études, I, Paris 1919, p. 328.

25) Avant la guerre, il était capitaine de chasseurs et avait fait partie de la mission militaire française en Grèce sous le commandement du général Eydoux. Pendant la guerre, il fut envoyé aux Dardanelles où il s’illustra à la tête d’un bataillon de volontaires grecs. Au moment où sa mission lui fut confiée, il était affecté à la reconstitution de l’armée serbe.

26) S.H.A.T., 4 H 38.

27) Beylerian, op. cit., dépêche adressée à Ribot, Paris, le 15 octobre 1917, p. 395.

28) Ibid., note adressée au capitaine Doynel de Saint-Quentin, le 26 octobre 1917, p. 405.

29) Ibid., dépêche adressée au capitaine Doynel de Saint-Quentin, s.l.n.d., p. 496.

30) Ibid., télégramme.

31) Ibid., rapport du commandant Romieu adressé au général Roques, s.l.n.d., p. 269.

32) Ibid., télégrammes de Defrance adressés à Briand, Le Caire, les 10 décembre 1916 et 8 janvier 1917, pp. 293 et 308.

33) S.H.A.T., 17 N 495.

34) A.M.A.E., Guerre 1914-1918, volume 890, dépêche du commandant Romieu adressée au grand quartier général des armées françaises, Port-Saïd, le 9 novembre 1916.

35) S.H.A.T., 4 H 42, journal de marche de la Légion Arménienne, p. 33.

36) Ibid., note non signée, s.l.n.d.

37) Beylerian, op. cit ., dépêche du général Roques adressée à Briand, Paris, le 26 novembre 1916, pp. 284-285.

38) Ibid., télégramme de Boghos Nubar pacha adressé à Sevalsky, Paris, le 16 mai 1917, p. 354.

39) Ibid., télégramme, Le Caire, le 9 mars 1918, pp. 523-524.

40) « L’article 10 du code pénal américain prohibe le recrutement aux états-Unis pour service militaire à l’étranger ; cet article, amendé par la loi du 7 mai 1917, fait exception pour les étrangers n’ayant pas déclaré leur intention de devenir américains » : Beylerian, op. cit., note de l’auteur, p. 652.

41) Ibid., télégramme adressé à Pichon, Washington, s.d., p. 652.

42) Ibid., dépêche de Clemenceau, signée par le général Alby, adressée au commandant Sciard, Paris, le 6 novembre 1918, p. 717.

43) Ibid., dépêche du général Roques adressée au général Joffre, Paris, le 27 juillet 1916, p. 218.

44) Ibid., dépêche adressée au général Roques, Paris, le 19 juillet 1916.

45) Ibid., dépêche de Briand adressée au général Roques, Paris, le 19 juillet 1916, p. 217.

46) S.H.A.T., 6 N 76, rapport du ministère des Affaires étrangères adressé à Clemenceau, Paris, le 4 avril 1919.

47) A.D.N.A., Correspondance Arménie (mai-sept. 1917), note adressée à Mikaël Varandian, délégué de la F.R.A. en Europe, Paris, le 4 juillet 1917 et Beylerian, op. cit ., télégramme de Boghos Nubar adressé à Arakel Nubar, Paris, le 10 novembre 1916, p. 267.

48) Beylerian, op. cit., note du Quai d’Orsay, décembre 1916, p. 292. La mention en question se trouve dans l’instruction du 26 novembre 1916 et non sur les feuilles d’engagement comme le laissa entendre Meguerditchian : Voir l’annexe n° I.

49) A.D.N.A., Correspondance Arménie (octobre-décembre 1917), lettre de Meguerditchian adressée à Boghos Nubar pacha, Alexandrie, le 18 octobre 1917.

50) Ibid.

51) Beylerian, op. cit., note de Gout, Paris, le 23 novembre 1917, p. 413.

52) Ibid.

53) Ibid., télégramme, Paris, le 30 novembre 1917, pp. 419-420.

54) A.D.N.A., Correspondance Amérique, volume 2.

55) A.M.A.E., Guerre 1914-1918, volume 890, rapport du lieutenant de vaisseau Giraud adressé au capitaine de frégate commandant le Jaureguiberry, Port-Saïd, le 18 mai 1916.

56) Ibid.

57) Ibid.

58) Beylerian, op. cit., télégramme adressé à Briand, Le Caire, le 9 sept. 1916, p. 230.

59) Ibid., dépêche de Defrance adressée à Ribot, Le Caire, le 20 mai 1917, p. 355.

60) Ibid., dépêche de Defrance adressée à Ribot, Le Caire, le 26 juillet 1917, p. 376.

61) A.M.A.E., Guerre 1914-1918, volume 893, note de Clemenceau, signée par le général Foch, adressée à Georges Leygues, ministre de la Marine, Paris, le 23 mars 1918.

62) S.H.A.T., 4 H 42, note, s.l.n.d. La première de ces îles fut occupée dès le 1er septembre 1915 et la seconde le 24 décembre de la même année par la marine française.

63) Ces bataillons faisaient partie du Corps allemand d’Asie fort de six bataillons.

64) L’Asie française, n° 174, octobre 1918-janvier 1919, p. 136 et Pichon (Jean), Sur la route des Indes - Un siècle après Bonaparte, Paris, Société d’ éditions géographiques, maritimes et coloniales, 1932, p. 97.

65) S.H.A.T., 4 H 38, note du Service historique adressée à Daladier, ministre de la Défense Nationale, Paris, le 10 novembre 1936. 13 soldats arméniens tombés au champ d’honneur furent cités à l’ordre de l’armée et se virent décerner, à titre posthume, la croix de guerre : Bellet (Charles), La question de Cilicie, Paris, Turabian, 1921, 32 p.

66) L’Asie française, n° 174, octobre 1918-janvier 1919, p. 136.

67) Ibid., pp. 136-137.

68) Ibid., p. 137.

69) La Bulgarie signa un armistice le 29 septembre 1918.

70) Port de l’île de Lemnos.

71) Khoury (Gérard D.), La France et l’Orient arabe, Paris, Armand Colin, 1993, adressé à Georges-Picot, le 2 janvier 1919, pp. 175-176.

72) S.H.A.T., 4 H 11, rapport du capitaine Gautherot, Beyrouth, le 27 mai 1919.

73) Ibid., 4 H 42.

74) Ibid., note du général Hamelin adressée à Clemenceau, Beyrouth, le 13 avril 1919.

75) Dans ce cas précis, plusieurs sous-officiers avaient été envoyés de France en mai 1919, mais ils furent utilisés à d’autres fins que celles prévues.

76) S.H.A.T., 4 H 38, note du ministère français de la Guerre.

77) Ibid., note du ministère de la Guerre, Paris, le 18 janvier 1919. Les accords respectifs de Georges-Picot et du général Hamelin furent donnés les 3 et 11 janvier 1919.

78) Ibid.

79) Du Hays (Humbert), Les armées françaises au Levant, Vincennes, Service historique de l’armée de terre, 1979, 2 vol., I, lettre adressée au ministère de la Guerre, le 4 janvier 1919, p. 120.

80) Kévorkian (Raymond H.) et Paboudjian (Paul B.), Les Arméniens dans l’Empire ottoman à la veille du génocide, Paris, Arhis, 1992, p. 350.

81) S.H.A.T., 4 H 11, rapport du capitaine Gautherot, Beyrouth, le 27 mai 1919.

82) Ibid.

83) Ibid., 4 H 42, note du général Hamelin adressée au général Bulfin, commandant le 21e corps d’armée, Beyrouth, le 27 décembre 1918.

84) Ibid., 4 H 11.

85) Ibid., 6 N 193, télégramme adressé au ministère des Affaires étrangères, Le Caire, le 25 décembre 1918.

86) La réorganisation de la gendarmerie s’avérait indispensable et urgente. Les soldats turcs démobilisés étaient transformés en soldats affectés à la garde ou au service d’exploitation du Bagdadbahn, et en gendarmes dont le nombre s’accrut considérablement pour atteindre 3.600, à la mi-décembre 1918. La réorganisation recommandée par le général Hamelin fut l’œuvre du capitaine Luppé, arrivé le 24 avril, pour prendre ses fonctions d’inspecteur de la gendarmerie. Il constitua un régiment à quatre bataillons, un par sandjak, pour un effectif ramené progressivement à 2.700 hommes, dont 500 chrétiens. Ces derniers, recrutés au prorata de chaque peuple de Cilicie, remplacèrent les musulmans non-volontaires. Chaque compagnie avait un officier chrétien, le plus souvent arménien, choisi parmi d’anciens officiers ou sous-officiers ottomans. Une école fut créée pour développer l’instruction des gendarmes et de leurs officiers.

87) S.H.A.T., 4 H 11, rapport du capitaine Gautherot, Beyrouth, le 27 mai 1919.

88 - Ibid.

89) Localité proche de Deurt-Yöl.

90) S.H.A.T., 4 H 11, rapport du capitaine Rubin, commandant du 1er bataillon de la Légion d’Orient, cité dans le rapport du capitaine Gautherot, Beyrouth, le 27 mai 1919.

91) Le 2 janvier, des paysans turcs de Kara Kissé tirèrent sur l’orphelinat où stationnaient deux compagnies arméniennes, qui ne ripostèrent pas. Le 7 janvier, des Turcs d’Odjakli ouvrirent le feu sur des civils arméniens, qui avaient pénétré dans leurs maisons, apparemment pour les piller. Le 11, des Arabes furent kidnappés par des Turcs et relâchés après les avoir dissuadés de porter plainte, sous peine de mort. Ils avaient été pris pour des Arméniens.

92) S.H.A.T., 4 H 11, rapport du capitaine Gautherot, Beyrouth, le 27 mai 1919.

93) Ibid.

94) Ibid.

95) La 13e compagnie.

96) S.H.A.T., 16 N 3206, télégramme du général Hamelin adressé au ministère de la Guerre, le 30 avril 1919.

97) Ibid., 4 H 42, note du colonel Gracy adressée au général Dufieux, s.l., le 25 mars 1920.

98) Ibid., 4 H 2, note adressée au ministère de la Guerre, Beyrouth, le 5 janvier 1919.

99) Ibid., 7 N 2158.

100)Le 26 février, le général Leslie, commandant de la 19e brigade indienne, écrivit un rapport alarmant sur la situation à Adana, où des meurtres et des vols quasi journaliers terrorisaient la population, qui les imputait aux soldats arméniens. Cette peur était portée à son paroxysme par l’exploitation qu’en firent les Turcs et les sociétés secrètes. Le général britannique avait la conviction qu’en cas de troubles, les troupes arméniennes seraient incontrôlables et donneraient la chasse aux Turcs.

101) Infra, pp. 42-44.

102) Infra, pp. 39-42 et 44.

103) Ministère de la Guerre, Les armées françaises dans la Grande Guerre, IX/1er vol., Paris, Imprimerie nationale, 1935, p. 935.

104) S.H.A.T., 4 H 42, note non signée, s.l., le 11 mai 1920.

105) Ibid.

106) Ibid., 4 H 38, télégramme de Dufieux à Gouraud, Beyrouth, le 23 février 1920.

107) Ibid., 4 H 42, télégramme du 17 février 1920 cité dans une note non signée, s.l., le 11 mai 1920.

108) Ibid., note non signée, s.l., le 11 mai 1920.

109) Ibid.

110) Ibid.

111) Ibid., 4 H 38, rapport du lieutenant-colonel Romieu adressé au colonel de Piépape, s.l., le 19 juillet 1918.

112) Ibid., 4 H 42, note adressée au ministère de la Guerre, Beyrouth.

113) Ibid., 4 H 38, note adressée à Clemenceau, s.l., le 26 juillet 1918.

114) Ibid., note adressée à Clemenceau, s.l., le 26 juillet 1918.

115) Ibid., rapport du chef de la section d’Afrique au ministère français de la Guerre, Paris, le 18 janvier 1918.

116) Ibid.

117) Ibid., 4 H 42, Paris, le 6 juillet 1919. Une annotation indiquait que ce rapport était peut-être le travail du sous-lieutenant Portoukalian.

118) Ibid., note du général Hamelin adressée au ministère de la Guerre, Beyrouth, le 15 février 1919.

119) Ibid., 17 N 495, note du lieutenant-colonel Romieu, s.l., le 11 janvier 1918.

120) A.D.N.A., Correspondance Arménie (avril-mai 1919), note non signée, s.l.n.d.

121) S.H.A.T., 4 H 42, note non signée, s.l.n.d.

122) Ibid., 4 H 38, rapport du 1er décembre 1917 adressé au ministère français de la Guerre.

123) Ibid., note du 5 mai 1918.

124) Ibid.

125) L’instruction sur l’organisation de la Légion d’Orient n° 7.966-9/11 du 26 novembre 1916 ne comporte aucune mention relative aux permissions. Nous n’avons pas trouvé la décision ministérielle relative aux permissions. Néanmoins, d’après le journal de marche de la Légion Arménienne, les gradés français bénéficiaient de permissions de 21 jours sous certaines conditions, la première étant une présence de six mois en Orient. Quant aux auxiliaires, il était établi depuis juin 1917, en accord avec les autorités britanniques, qu’ils bénéficieraient de permissions de huit jours, mais sans en connaître les modalités. Les originaires du camp de Port-Saïd étaient autorisés à y retourner par petits groupes. Dans les faits, il semblerait que la solde fût supprimée pendant les permissions, laissant les légionnaires sans aucun moyen de subsistance : S.H.A.T., 4 H 42, journal de marche de la Légion Arménienne, p. 26.

126) Le colonel Brémond releva que ce problème avait été signalé à plusieurs reprises par le commandant de la Légion Arménienne, démentant ainsi les assertions du général Hamelin.

127) S.H.A.T., 4 H 42, note adressée au commandant de la L. A., s.l., le 30 avril 1919.

128) Ibid.

129) Brémond (Ed.), La Cilicie en 1919-1920, Paris, Imprimerie nationale, 1921, p. 16.

130) A.M.A.E.,e Levant 1918-1940, Arménie, volume 2, note adressée à Pichon, Paris.

131) Délégation de l’Arménie Intégrale, La Question arménienne devant la Conférence de la Paix, 1919, p. 4.

132) A.M.A.E.,e Levant 1918-1940, Arménie, vol. 4, télégramme, Paris, 1er mars 1919.

133) Ibid. Cette affaire rebondit un an plus tard, à la suite de communications faites à la commission des Affaires étrangères du Sénat par MM. Bérard et de Selves, président de cette commission, qui demanda des éclaircissements à Leygues, président du Conseil. Ce dernier lui fit savoir que le gouvernement français n’avait pris aucun engagement d’accorder une autonomie arménienne en Cilicie. De surcroît, Georges-Picot n’avait jamais rendu compte au Département de l’entretien qu’il aurait eu à Londres avec Boghos Nubar pacha. Il ajouta que le diplomate n’avait aucun mandat lui permettant d’engager le gouvernement français. Le télégramme de Boghos Nubar pacha à son fils indiquait qu’à la victoire des Alliés, les aspirations nationales des Arméniens seraient satisfaites, sans aucune allusion à la Cilicie. Le Quai d’Orsay n’aurait pas transmis ce télégramme s’il avait visé la Cilicie. Pour notre part, nous n’avons trouvé aucune minute d’une lettre de Briand, alors ministre des Affaires étrangères, dans les archives des ministères des Affaires étrangères et de la Défense, autorisant le commandant Romieu à prendre un tel engagement. Lors d’un discours prononcé le 24 décembre 1920 à la Chambre des Députés, le député Charles Bellet corrobora entièrement les conditions de la création de la Légion d’Orient, signifiant ipso facto qu’un accord avait été conclu entre Boghos Nubar et Georges-Picot. Mais cette mauvaise querelle n’avait plus de raison d’être, car au cours du même mois Boghos Nubar eut un entretien avec Philippe Berthelot, secrétaire général du Quai d’Orsay, où il fit part de l’évolution des desiderata arméniens. Il n’avait pas l’intention de maintenir dans son intégralité le programme de revendications, tel qu’il avait été exposé dans le mémoire du 12 février 1919. Le développement des événements survenus depuis lors, et la certitude que les états-Unis n’assumeraient pas le mandat, avaient fait perdre l’espoir d’obtenir une Arménie intégrale, sous un mandat unique. Il ne revendiquait plus une Cilicie autonome mais un régime spécial pour cette région, placée sous la protection de la France, en excluant toute souveraineté turque. La légitimité de la France sur cette région n’était plus remise en cause.

134) Ibid., volume 1. Le deuxième point indiqué par Georges-Picot est de nature à corroborer les assertions de Boghos Nubar pacha quant à l’existence d’un accord entre ces deux personnes à propos de la Cilicie, pendant la guerre mondiale.

135) Ibid., Paris, le 9 novembre 1918.

136) Ibid., note adressée à Clemenceau, Paris, le 19 novembre 1918.

137) Ibid., Paris.

138) Du Hays, I, op. cit., cité par Robert de Caix dans une note du 17 juillet 1920, p. 60.

139) Brémond, op. cit., p. 8.

140) S.H.A.T., 4 H 2, dépêche du général Hamelin adressée à Clemenceau, Beyrouth, le 22 janvier 1919.

141) Ibid., 6 N 193, télégramme adressé au ministère des Affaires étrangères, Le Caire, le 4 mars 1919.

142) Ibid., 16 N 3206, télégramme du 27 avril 1919.

143) Gontaut-Biron (Roger de), Comment la France s’est installée en Syrie (1918-1919), Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1922, p. 208 et Pichon, op. cit., pp. 279-280.

144) S.H.A.T., 6 N 72, Ces propos furent tenus, lors d’une conversation au 10 Downing Street, le 11 décembre 1919, à lord Curzon, qui venait de soulever les questions de l’Arménie et de la Cilicie, pendant la conférence de Londres du 11 au 13 décembre 1919.

145) Thobie (Jacques), Ali et les 40 voleurs, Paris, éditions Messidor, 1985, p. 16.

146) S.H.A.T., 7 N 2201, télégramme adressé au ministère de la Guerre, s.l., le 5 mars 1919.

147) Ibid., 4 H 2, note du général Hamelin adressée au ministère de la Guerre, Beyrouth, septembre 1919.

148) Nous sommes confrontés à un problème que nous n’avons pu résoudre. En effet, le Catalogue collectif des périodiques édité par la Bibliothèque Nationale en 1973 indique que le Haïrenik de Boston a été publié à partir de 1922. Nous n’avons pu consulter les articles originaux conservés au contrôle mais uniquement les transcriptions manuscrites du lieutenant Aulagne, président de la commission de contrôle postal de Port-Saïd, datées de juin 1919. S’agirait-il d’une erreur de traduction de l’interprète officiel arménien de ladite commission, l’officier de marine Charles-Diran Tékéian ?

149) S.H.A.T., 4 H 2, note du général Hamelin adressée au ministère de la Guerre, Beyrouth, septembre 1919.

150) Ibid.

151) A.D.N.A., Correspondance Arménie (1er janvier-05 février 1919), note du 28 janvier 1919.

152) Ibid., Correspondance Cilicie reçue (1919-1920), note du colonel Brémond adressée à Boghos Nubar pacha, Adana, le 1er juin 1919.

153) Du Hays, I., op. cit., pp. 131-132. Le colonel Brémond indique, pour sa part, une issue plus heureuse, puisque toute la bande aurait été défaite : Brémond, op. cit., pp. 14-15.

154) S.H.A.T., 4 H 58.

155) 140 hommes de la Légion Arménienne sous les ordres du lieutenant Corniot étaient assiégés dans le monastère de lazaristes d’Ekbès depuis le 9 mars et délivrés le 7 avril suivant par la colonne du lieutenant-colonel Laurent : S.H.A.T., 4 H 38, note du Service historique adressée à Daladier, Paris, le 10 novembre 1936 et Du Hays, II, op. cit ., pp. 247 et 250.

156) S.H.A.T., 4 H 42, journal de marche de la Légion Arménienne, p. 51.

157) Jimenez (Dominique), Les missions franciscaines et la Cilicie : regards d’un franciscain de Terre Sainte (1894-1922), Lyon III, Thèse de doctorat de troisième cycle, 1986, p. 444.

158) Elle comprenait le 2e bataillon de la Légion Arménienne sous les ordres du capitaine Fontaine, soit 10 officiers et 394 hommes.

159) Mure (R.P. Materne), « Le massacre de Marache (février 1920) », extrait du Flambeau, n° 1, janvier 1921, pp. 13-14.

160) Du Hays, II, op. cit., p. 244 et Thibault (Lieutenant-Colonel), Historique du 412e Régiment d’infanterie, Paris, Charles Lavauzelle & Cie, 1923, p. 250.

161) Damadian estima à 7 000 le nombre d’Arméniens massacrés à Marach et pendant le retour de Marach à Islahié. Cette estimation ne sembla pas exagérée à Defrance : A.M.A.E.,e Levant 1918-1940, Arménie, vol. 9, télégramme adressé au ministère des Affaires étrangères, Constantinople, le 6 mars 1920.

162) Du Hays, II, op. cit., p. 244.

163) Ibid., p. 35.

164) Ibid., p. 40.

165) Andréa (Colonel), La vie militaire au Levant - En colonne pendant un an dans le Nord Syrien et en Mésopotamie (Mars 1920-Mars 1921) - Siège d’Aïn-Tab, Paris, Charles Lavauzelle & Cie, 1923, 219 p.

166) Paillares (Michel), Le kémalisme devant les Alliés, Constantinople-Paris, éditions du Bosphore, 1922, p. 328.

167) En février-mars 1921.

168) A.M.A.E.,e Levant 1918-1940, Arménie, volume 8, note de Boghos Nubar pacha, Paris, le 26 décembre 1919 et Bellet, op. cit., p. 20.

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