R. H. kévorkian , La cilicie (1909-1921) - RHAC III ► Première partie : les massacres de Cilicie d'avril 1909.
La flambée de violence qui embrasa toute la Cilicie dès le 14 avril n’a pas, ainsi que le montrent les faits que nous venons de présenter, le caractère d’un mouvement spontané. Du reste, ces événements ne sont pas sans similitude, dans leur déroulement et les méthodes employées, avec les massacres qui furent organisés en 1895-1896 dans les provinces arméniennes et ailleurs : même diffusion de fausses rumeurs, même participation aux violences des populations rurales des environs, même rôle d’incitateur joué par le clergé musulman, et d’organisateurs et de meneurs par les notables, la gendarmerie et, bien sûr, les hauts fonctionnaires, à commencer par le préfet ou les sous-préfets.
Le témoignage du supérieur des missions catholiques, le P. Rigal, confirme cette impression : «Le mercredi de Pâques, 14 avril, vers 11 heures du matin, des coups de fusil, des coups de revolver partent de tous les points de la ville : on tire des terrasses, des fenêtres, des minarets : les balles pleuvent drues comme grêle sur les terrasses, dans les rues, dans les maisons. C’est un feu croisé subitement allumé, comme si une étincelle électrique avait armé à la fois tous les habitants d’Adana.
Depuis plusieurs jours, on parlait de massacres probables ; les Turcs étaient menaçants ; les chrétiens avaient peur : il y avait déjà eu une ou deux alertes ; le matin, on avait remarqué dans le marché des gens à mine de brigands, armés de ces énormes gourdins, à tête ferrée, qui aux massacres de 1895 ont assommé tant d’Arméniens ; au sortir de la mosquée, des musulmans qui habituellement ne portaient pas le turban, étaient coiffés en mollahs pour ne pas être confondus avec les chrétiens. Enfin, il y avait dans l’atmosphère comme une odeur de sang, et au marché, les magasins étaient fermés
Au bruit de la fusillade, le premier mouvement fut de sauver sa vie : on afflue chez nous par toutes les portes ; les terrasses environnantes versent dans nos murs des flots humains. On se presse de même chez les Américains, dans les églises, partout où l’on croit trouver plus de sécurité »60.
14 - Quartier arménien d’Adana. CPA, coll. M. Paboudjian.
L’ordre d’attaquer les quartiers arméniens vient manifestement d’être donné, mais l’on ignore encore par qui. Devant la menace, les artisans et commerçants arméniens songent à fermer leurs échoppes et à rentrer dans leurs foyers. Cependant, les principaux notables chrétiens, sujets ottomans et étrangers, se réunissent immédiatement à l’archevêché arméniens et envoient une délégation auprès du préfet pour qu’il organise la protection de leurs quartiers et de leurs institutions. C’est David Ourfalian, le président du Conseil national arménien d’Adana et membre de la cour des compte qui représente sa communauté. Le vali leur affirme qu’il a la situation en main, que tout cela n’est pas très grave et qu’« il faut rester calme », mais exige que la délégation se rende au marché vers 15 h pour calmer les gens et les inviter à reprendre leurs activités. Sur place, David Ourfalian insiste notamment pour que la pharmacie et les boutiques soient rouvertes, mais est abattu peu après : c’est symboliquement la première victime des événements. Cependant, le marché est littéralement investi par une foule toujours plus nombreuse et les chrétiens décident de baisser leurs rideaux lorsque les quelques policiers et soldats à pied et à cheval présents disparaissent soudain. La foule, hommes et femmes confondus, a déjà commencé à piller systématiquement les boutiques chrétiennes.
Entre temps, les drogmans des consulats anglais, français, allemand et russe se sont rendus à leur tour en délégation chez le vali. Ils l’informent de l’état d’excitation de la population et du fait qu’un hodja prêche du haut du minaret de la mosquée de Tosbaghi que le moment d’exterminer les giavour est venu. En conséquence, ils lui demandent l’autorisation de faire usage d’armes à feu en cas de besoin. Après quoi, le vali se rend au Konak où, en sa présence, un conseiller municipal arménien, Artin Chadakian, venu réclamer une intervention des forces de l’ordre, est abattu par un fonctionnaire turc sous les yeux du préfet. Les massacres ont cependant déjà commencé dans les quartiers périphériques de la ville, où vivaient une minorité d’Arméniens parmi les populations musulmanes.
15 - Quartier arménien d’Adana. CPA, coll. M. Paboudjian
En fait, la première journée, le 14 avril, a surtout été consacrée à la destruction des boutiques arméniennes du marché — les échoppes musulmanes avaient été soigneusement signalées par un placard — et au massacre d’Arméniens vivant isolés ici et là dans les quartiers de la périphérie et dans des hostelleries comme celles d’Adjèm khan, de Douz khan, de Haïdar oghlou khan, de Déli-Mehmed khan, de Yéni khan, de Pamouk bazar Küpeli et de Vézir khan, visitées tour à tour par la foule déchaînée et où environ trois cents personnes sont assassinées, pour la plupart des travailleurs saisonniers et des muletiers de passage, originaire de Césarée, de Hadjın, de Dyarbékir, etc.
D’après les rares témoins, on dénombre alors entre vingt et trente mille personnes réparties entre cinq et dix groupes d’assaillants turcs, kurdes, fellahs, tcherkesses, avchards, nomades et musulmans originaires de Crète, encadrés par les notables locaux, notamment Abdul-Kader Baghdadi Zadé et Bochnak Salih, lesquels s’attaquent enfin au quartier arménien de Chabanieh. Après un moment de panique, les Arméniens décident cependant d’organiser leur défense : ils dressent des barricades et s’opposent les armes à la main aux assauts de leurs concitoyens musulmans. Témoin de ces désordres, le commandant de la gendarmerie, Kadri bey, a donné sa démission et a été immédiatement remplacé par Zor Ali, l’ancien commissaire de police d’Adana qui avait été démis pour ses abus et était rentré de Constantinople le 10 mars61.
Après avoir refluée devant la résistance du quartier arménien, cette foule, menée par des seconds couteaux — Katib effendi, Muzteba effendi et Dabbagh Zade Ali —, exige des autorités qu’elles lui fournissent des armes. Le dépôt de munitions est alors mis à la disposition des assaillants qui se rendent à la mosquée de la Sultane-Validée, proche du quartier de Karalar, où les hodja prêchent la guerre sainte et font promettre à tous de ne pas laisser un seul Arménien vivant62.
Cette fois-ci, l’attaque de la foule contre le quartier de Chabanieh est menée par Zor Ali, appuyée par des soldats placés sous le commandement de Resim Selim bey. Celle-ci ne parvient toutefois pas à pénétrer véritablement au cœur du quartier arménien. D’après les sources arméniennes internes, la défense du quartier était principalement assurée par cent soixante treize jeunes Arméniens — ceux qui avaient pu être correctement armés — répartis sur les différents points d’accès, appuyés par toute la population63. Devant cette résistance vigoureuse, les assaillants décident de mettre le feu aux quatre coins du quartier arménien et lancent un nouvel assaut. Vers 2h du matin, le 15 avril, la fusillade redouble d’intensité. Ce sont en fait les défenseurs arméniens qui saluent l’arrivée du major Doughty-Wylie, le consul d’Angleterre à Mersine et Adana. Parvenu peu auparavant à Adana dans un train spécial affrété à Mersine, celui-ci a immédiatement rendu visite au vali pour lui demander de prendre les mesures nécessaires pour faire cesser les désordres, puis il est parti à cheval, protégé par une escorte de cavaliers, visiter le quartier arménien où son arrivée a suscité l’espoir.
Dans la matinée, le vali lui a affirmé qu’il ne contrôlait plus la situation et était incapable de faire cesser les violences, allant jusqu’à lui proposer d’intervenir lui-même avec des officiers et des soldats mis à sa disposition. Mais le passage du consul n’a fait que momentanément interrompre l’assaut ici et là. Dans la journée, le consul a baissé les bras — il a été blessé au bras par une balle perdue arménienne —, et a repris le train pour Mersine, tandis que nombre d’Arméniens sont allés chercher refuge dans les églises Notre-Dame et Saint- étienne, ainsi que dans les institutions étrangères, notamment dans les établissements français des Jésuites ou des Sœurs de Saint-Joseph, qui accueillent environ huit mille personnes — surtout des femmes et des enfants —, et dans la maison des missionnaires américains, dirigée par le pasteur Chambers64. Le collège de jeunes filles contigu à cet établissement est attaqué dans la soirée, mais ses pensionnaires parviennent à passer chez le pasteur grâce à un trou ménagé dans le mur mitoyen. Le pasteur Hovaguim Kayayan et les missionnaires Rogers et Maurer sont cependant abattus en essayant de lutter contre l’incendie du collège.
16 - Quartier arménien d’Adana. CPA, coll. M. Paboudjian.
La nuit du 15 au 16, la plupart des hommes se sont repliés dans la cour de la cathédrale et aux alentours du tout nouveau Collège national, qui a subi un début d’incendie rapidement circonscrit par les jeunes gens. Dans l’obscurité du quartier, une lutte impitoyable commence, au cours de laquelle les combattants ont le plus grand mal à se distinguer — les Arméniens utilisent un mot de passe à cet effet. Au petit matin, le sifflement du train en provenance de Mersine laisse espérer une intervention susceptible de mettre un terme aux violences. Mais il ne s’agit que du consul anglais qui arrive seul. Un groupe de jeunes « Grecs » arrivent, mais il apparaît bien vite qu’il s’agit d’assaillants musulmans déguisés qui ouvrent le feu sur les jeunes gens sortis pour les accueillir.
Au matin du 16 avril, une bonne partie du quartier arménien est passée sous le contrôle des assaillants, mais un dernier carré résiste encore. Les Arméniens sont cependant à cours de munition et craignent un nouvel assaut. Ils tentent alors d’intervenir auprès des autorités en convainquant un des rares notables turcs vivant dans leur quartier, un certain Osman bey Tékéli Zadé, d’aller auprès du vali pour demander son intervention. Le préfet et les principaux meneurs sont réunis et acceptent le principe d’un cessez-le-feu à condition que les notables arméniens signent une déclaration reconnaissant leur culpabilité dans le déclenchement de ces événements. De retour dans le quartier arménien, Osman bey a convaincu les Arméniens d’envoyer une délégation auprès du vali pour négocier un arrêt des hostilités. Un accord a été rapidement trouvé, mais une condition essentielle a été ajoutée : les Arméniens doivent livrer leurs armes.
Les quelque deux cents soldats réguliers et les troupes de réserve se sont alors ébranlées en compagnie des notables turcs et arméniens pour imposer un arrêt des combats. Vers 22h, en moins d’une demi-heure, le calme est revenu, tandis que des brigades militaires prennent position devant le Collège des jésuites et les églises arméniennes, où l’immense majorité des Arméniens de la ville était réfugiée. Un dernier assaut a été tenté par la foule vers minuit, mais sans grande conviction semble-t-il. Le matin du 17 avril, le calme régnait de nouveau sur Adana. Les témoins qui sortent alors de leurs retranchements découvrent un paysage apocalyptique : innombrables cadavres jonchant les rues, maisons incendiées. Plus de dix mille personnes se retrouvent sans abri, affamées.
Si la population arménienne d’Adana n’a subi que des pertes relatives au cours de ces trois jours de folie meurtrière, en revanche les villages arméniens environnants et les habitants des fermes de la plaine ont pour la plupart été exterminés dans les champs où une véritable chasse à l’homme a été organisée.
Le 18, les autorités ont exigé, comme prévu, que les Arméniens livrent leurs armes. Encouragés par le consul anglais, garant de leur sécurité au nom de son gouvernement, ainsi que par les instances du Patriarcat arménien de Constantinople, les Arméniens finissent par livrer leurs armes.
17 - Quartier arménien d’Adana incendié près de la mission américaine. CPA, coll. M. Paboudjian.
Bien que l’on ait coutume de désigner les massacres ciliciens sous le terme d’« événements d’Adana », il faut souligner ici que la vague de violence d’avril 1909 ne toucha pas seulement la préfecture du département, mais l’ensemble de la Cilicie, avec des résultats variables selon les circonstances et le niveau de concentration des Arméniens. On peut cependant remarquer que les populations qui résistèrent ont le plus souvent eu des pertes limitées, tandis que celles qui ont refusé de prendre les armes ont été parfois entièrement exterminées par leurs voisins.
Il est parfois difficile de reconstituer l’historique des événements qui ont abouti au massacre de populations civiles et encore plus d’identifier la ou les personnes qui ont orchestré cette « réaction populaire » faute de documents probants. Or, concernant le sandjak voisin de Djébèl Bérékèt/Erzin, nous disposons d’une série significative de télégrammes adressés par son mutessarif (gouverneur), Mohammed Assaf bey, à différentes autorités dont le contenu est particulièrement éclairant. Découverts et exploités par la commission d’enquête du gouvernement, dans son rapport du 10 juillet 1909, ces télégrammes chiffrés montrent qu’Assaf bey a communiqué à Constantinople, à Adana et aux kaïmakam (sous-préfets) de Hamidiyé, Baghtché et Alexandrette, à différents maires, aux commandants des troupes de réservistes, au directeur de la forteresse de Payas, etc., des informations manifestement fausses, avec une rare malveillance, alors, dit le rapport parlementaire, que « t outes les dépêches qu’il recevait d’Osmanié, de Hamidié et d’autres villages environnants lui annonçaient que partout c’était les musulmans — indigènes ou arrivant, par groupes, d’Adana — qui commettaient des crimes et troublaient l’ordre public. Malgré cela, le même Assaf bey télégraphie cyniquement, le 3 avril, au ministère de l’Intérieur, que les fédaïs (révolutionnaires) de Hassan-Beyli et de Zeytoun se sont rassemblés pour dévaster tout le sandjak et viendront très probablement jusqu’à Adana. Le 4 avril, il demande télégraphiquement au ministère et au vilayet l’autorisation de libérer les 400 détenus de Payas-Kalé, à l’effet d’en former un bataillon et de les armer avec des fusils et munitions qu’il demande d’Alexandrette. Il met son projet à exécution, libère les détenus, les arme et les lâche contre les Arméniens. Comment expliquer cette façon d’agir et comment la qualifier ? »65.
18 - Quartier arménien d’Adana incendié près de la mission américaine. CPA, coll. M. Paboudjian.
Les deux magistrats ottomans rapportent aussi qu’Assaf bey « a adressé plusieurs télégrammes provocateurs indiquant que les Arméniens de Dört Yöl ont attaqué Erzin, tué de nombreux musulmans et même détruit plusieurs villages musulmans et que si une aide ne parvient pas pour les réprimer, ils peuvent même avancer jusqu’à Adana, alors qu’au même moment les pauvres habitants de Dört Yöl étaient encerclés par une foule de pillards forte de 15 à 20 000 personnes ».
Mais ce haut fonctionnaire ne s’est pas contenté de diffuser de tels mensonges. Après avoir ainsi préparé le terrain, il a obtenu du vali d’Adana que les détenus de droit commun de la prison d’Erzin et de la forteresse de Payas soient libérés et armés pour participer à la campagne contre les populations arméniennes ; il a également réussi à armer de fusils mauser les émigrants musulmans de sa région ; il a enfin exiger de ses subalternes des cantons qu’ils envoient aux autorités supérieures des télégrammes confirmant les attaques arméniennes. Le lendemain, il va jusqu’à annoncer que les Arméniens de Hassan Beyli se sont joints à ceux de Dört Yöl66.
Mais l’acte le plus grave perpétré par ce mutessarif concerne le télégramme n° 115 qu’il adresse, le 16 avril 1909, au sous-préfet de Marach et au commandant militaire de cette région, ainsi qu’au vali d’Alep, leur signifiant que « Tout le vilayet d’Adana est en danger »67. Ce qu’il faut comprendre comme suit : les Arméniens menacent l’intégrité du vilayet. Toujours est-il que ces provinces, jusqu’alors épargnées par les violences, entrèrent elles aussi en ébullition à la suite des « informations » fournies par Assaf bey. Il n’est nul besoin de décrire plus en détails l’action de ce serviteur de l’ état ottoman pour suspecter derrière lui l’intervention peu avouable d’une force extérieure sans doute déçue du manque de discrétion dont le gouverneur d’Erzin a fait preuve dans son action.
Plus forte concentration d’Arméniens du sandjak, Dört Yöl (ou Tchok Marzevan) abritait, en 1908, 4 850 habitants. Le 15 avril 1909, lorsque la nouvelle des massacres d’Adana est parvenue dans le bourg. Vers midi, Dört Yöl vit également arriver des Arméniens parvenus à fuir leur village de Nadjarlı, situé à huit heures à l’ouest du sandjak, près d’Erzin, qui avait été attaqué au cours de la nuit. Ils furent bientôt suivis de nombreux réfugiés des villages environnants qui étaient en train de flamber. Dans ces conditions, les notables locaux ont immédiatement décidé d’organiser la résistance du bourg, car pour ces solides paysans ciliciens, il était hors de question de se laisser attaquer sans répliquer.
Les assaillants étaient, comme la commission d’enquête l’a observé, armés de fusils martini et mauser distribués par le mutessarif d’Erzin, et au nombre de 15 à 20 000. Après deux jours d’assauts répétés, la ligne de défense orientale du village céda, privant du même coup ses habitants d’eau potable durant vingt-quatre heures — une contre-attaque leur permit de reprendre le contrôle de la source. Après dix jours de résistance, les Arméniens de Dört Yöl, qui commençaient à souffrir du manque de nourriture, décidèrent d’envoyer vingt jeunes gens à Alexandrette pour alerter les consulats occidentaux sur la situation de leur village. Seuls deux messagers parvinrent à Alexandrette — les autres furent interceptés en tentant de couper les lignes. Après avoir pris connaissance de la situation, les consuls anglais, français et italien parvinrent à envoyer sur place un bataillon de la iie armée, fort de 520 hommes, accompagnés du missionnaire anglais Benedetti. Le treizième jour, soit le 27 avril, la troupe arriva à Dört Yöl et fit lever le siège. Quelques jours plus tard, le général Nédim bey, qui commandait ce bataillon, exigea cependant que la population arménienne lui remette ses armes. Devant leurs refus répétés, le général donna le 21 mai l’ordre de procéder au bombardement du village, provoquant ainsi quelques destructions. Des messagers étaient toutefois parvenus à prendre contact avec les membres de la commission parlementaire, nouvellement arrivés à Adana, et à les informer de la situation. Ayant appris qu’ils étaient déjà en route pour Dört Yöl, le général renonça à continuer et fit pendre l’artilleur qui avait obéi à ses ordres...68
19 - Les terrasses d’Adana avant l’incendie. CPA, coll. M. Paboudjian.
D’après le recensement ottoman officiel, Tarse abritait, en 1908, quelque 3 139 Arméniens. Le mercredi 14 avril, à 18 h, la population entendit le son de trompette dit du djem borousı en provenance de la caserne de la ville, invitant les « fidèles du Prophète » à venir. On y procéda peu après à la distribution d’armes à la population turque de la ville et aux villageois des alentours, soudain devenus « troupes de réserve » mobilisées « pour défendre Tarse contre les insurgés d’Adana ». Plus tard dans la soirée, les autorités locales ont invité les notables turcs et arméniens de Tarse à circuler en ville pour calmer les esprits et rassurer la population. Le lendemain, jeudi 15 avril, vers midi, le train en provenant d’Adana est arrivé en gare de Tarse avec à son bord des pillards qui avaient participé la veille aux « événements d’Adana », tandis que plus tard dans la soirée deux maisons arméniennes étaient pillées. Les artisans et commerçants arméniens décidèrent alors de fermer leurs échoppes et de rentrer chez eux. Le matin du vendredi 16, une rumeur sur le massacre imminent des Arméniens circule. Une soixantaine de personnes tentent de rejoindre la gare pour fuir vers le port de Mersine. Cinq personnes y sont tuées, tandis que les autres parviennent à monter dans le train et à échapper à la foule qui se dirige alors vers le marché, avec à sa tête un cheïkh afghan brandissant d’une main une bannière islamique et de l’autre un sabre. Elle s’y organise en quatre groupes : le premier attaque la maison du principal notable arménien de la ville, Sarkis Kantsabédian, située dans le quartier de Kıbrıs, sans cependant parvenir à l’investir — l’homme se défend avec vigueur ; le second investit la maison Stamboultsian, tue ses cinq occupants et la pille entièrement ; le troisième s’en prend à la demeure des frères Djambazian qui subit le même sort que la précédente ; le quatrième vise la maison Baronian, mais est reçue par des coup de feu qui font reculer la populace. Le tout se passe sous les yeux de policiers et de soldats parfaitement indifférents aux désordres69.
Alors que ces maisons isolées étaient attaquées, quatre à cinq cents personnes se sont réfugiées dans le Collège américain, un millier d’autres dans la maison des Capucins et d’autres encore dans les jardins de fellahs « sûrs ». Tout le quartier arménien fut la proie des flammes — comme à Adana, on utilisa les pompes à incendie pour attiser le feu avec du pétrole —, qui emportèrent bon nombre de ceux qui avaient préféré ne pas quitter leurs domiciles.
Après un premier assaut du Collège américain, la foule renonça à son projet, probablement à la demande des autorités. Le principal organisateur des massacres de Tarse fut un certain Chefket, président du Club Union et Progrès de la ville, qui fit notamment appel aux paysans de Yenidjé pour mener à bien son action70.
Au total, six cents maisons arméniennes de Tarse furent incendiées, soixante dix personnes assassinées en ville et 560 autres dans les fermes des environs — 17 pour celle de Nal Koulou —, dont 138 dans le village de Kozolouk, situé à huit heures au nord-ouest de Tarse — il comprenait soixante dix maisons, soit environ 400 âmes.
Ce qui se produisit à Kozolouk est particulièrement édifiant, puisqu’on y observe clairement la duplicité des autorités locales. Encerclés par des villageois et des brigands des environs dès le vendredi 16 avril, ses habitants envoient en effet deux messagers à Tarse pour demander que leur village soit protéger. Un sous-officier et deux policiers arrivent, mais, loin de chercher à disperser les assaillants, ceux-ci font office d’intermédiaires, encourageant les Arméniens à accepter de livrer leurs armes en échange d’un retour au calme. Après s’être soumis à cette condition, ils eurent cependant la surprise, le samedi matin, de voir les policiers laisser la populace attaquer le village sans intervenir. Une partie de la population parvint à s’enfuir jusqu’au village voisin de Boudjak, tandis que les autres étaient exterminés sur place ou dans les abords immédiats de la localité, qui fut entièrement pillée, puis incendiée. Après avoir été invité par le maire de Boudjak à changer de religion, les survivants reprirent la route et se réfugièrent un peu plus loin dans un village turc beaucoup plus bienveillant, Indjir Guédig, puis attaqués plus loin par une bande de brigands dirigés par un policier71.
Malgré son rôle commercial éminent, Mersine n’abritait, en 1909, que 1 200 maisons, dont 300 étaient arméniennes. Ici, comme à Adana, le président du Club Union et Progrès local, Osman bey, joua un rôle décisif dans les événements en incitant la population musulmane à s’attaquer aux Arméniens. Le mutessarif de Mersine, Essad bey, s’opposa dans un premier temps à ses agissements, non pas, semble-t-il, par pur sentiment humanitaire, mais parce qu’il avait reçu la consigne d’éviter que des violences aient lieu sous le regard des nombreux témoins étrangers séjournant dans le port. Il n’en organisa pas moins une fouille systématique des maisons arméniennes ; fit arrêter et tuer les Arméniens fuyant Adana qui arrivaient à la gare de Mersine. Le 16 avril, tous les Arméniens circulant encore dans les rues étaient systématiquement abattus par la populace, tandis que les maisons étaient incendiées. Plus de douze cents Arméniens trouvèrent cependant refuge dans les établissements étrangers du port. Un richissime turc offrit soixante bidons de paraffine pour faciliter le travail des incendiaires. Une maison échappa à la destruction, car elle était située dans le quartier grec. Les massacres, qui durèrent une vingtaine d’heures, firent 96 victimes parmi les Arméniens.
Dans le village voisin de Elvanli, seules les maisons furent pillées et incendiées, tandis que le maire et le juge de Hakim Khan protégèrent les soixante-deux familles arméniennes du bourg. Les 175 maisons arméniennes du village de montagne de Lambron (Namrun chez les Turcs), ancienne forteresse des princes Pahlavouni, furent également incendiées, mais sans qu’il y ait de victimes, car les Arméniens y séjournaient surtout durant l’été, lorsque la chaleur devenait intenable dans la plaine72.
20 - Le transport des cadavres hors de la ville, à Adana, en avril 1909. CPA, coll. M. Paboudjian.
Abdoghlou est située à 6h au sud d’Adana, sur les rives du Djihoun, et comprenait en 1909 cent trente maisons, dont cent arméniennes, soit environ cinq cent personnes, auxquelles s’ajoutaient près de 400 travailleurs saisonniers nouvellement arrivés pour les travaux des champs.
à peine informé de la nouvelle des massacres d’Adana, les villageois turcs et arméniens décidèrent d’organiser en commun la surveillance des entrées du village. Le lendemain, jeudi 15 avril, un des notables turcs, un certain Kibarın oghlou Ismaïl, transféra cependant sa famille d’Abdoghlou à Missis. Sur place, il prit contact avec les villageois turcomans des localités environnantes pour les inviter à attaquer Abdoghlou. Inquiet de la situation, le maire du village, Nazareth Aynadjian décida d’aller à Adana demander une protection pour le village, mais fut abattu en entrant dans la ville, sur le pont enjambant le Djihoun.
Le vendredi 16, le village était entièrement encerclé par des cavaliers. Le même Ismaïl, nouvellement rentré de Missis, alla à leur rencontre et les invita tous chez lui. Arrivés devant la maison, les assaillants commencèrent leur basse besogne, massacrant systématiquement les hommes, pillant et incendiant méthodiquement les maisons. La plupart des femmes étaient réfugiées dans la ferme Aynadjian. On procéda un peu plus tard au partage équitable d’une centaine d’entre elles, tuant les moins dociles. Quelques vieilles femmes furent cependant épargnées et emmenées à Missis où les tueurs déclarèrent que c’était là les seules personnes qu’ils avaient pu sauver.
Le curé du village, découpé à la hache, et l’instituteur, éventré, furent plus spécialement torturés, tandis que les enfants de l’école ont été pour une part cloués vivant sur les murs de l’église et les autres aspergés de pétrole et brûlés vifs sous les yeux de leurs bourreaux. On a dénombré environ 600 victimes arméniennes à Abdoghlou73.
Cheïk Mourad est situé à trois heures au sud d’Adana, près des rives du Djihoun. En 1909, le village abritait quarante cinq maisons (200 âmes) et un hameau voisin de neuf foyers (45 personnes), appelé Aghzı Böyük, dans lequel séjournaient alors deux cents travailleurs saisonniers venus de Hadjın.
Le jeudi 15, les Turcs des villages avoisinants d’Arab Köy et Tanıchman attaquèrent Aghzı Böyük dont les deux cent quarante-cinq occupants ont été massacrés et le hameau incendié sous les yeux de leur congénères de Cheïk Mourad postés sur leurs toits. Le soir même, le village a été attaqué par ces paysans et un premier assaut repoussé par les Arméniens. Le lendemain matin, une foule de quelque mille cavaliers et hommes à pied, venus des autres villages environnants, encercla Cheïkh Mourad. Les Arméniens se sont alors réfugiés dans un enclos situé à la sortie du bourg, entouré de hauts murs, plus facile à défendre, tandis que la foule pillait et incendiait l’église, l’école et l’ensemble des maisons. Malgré plusieurs assauts consécutifs, la populace n’est pas parvenue à déloger les Arméniens retranchés. Le samedi 17 avril, le nombre d’assaillants avait considérablement augmenté, attirés qu’ils étaient par le butin, et toute la matinée fut consacrée au transfert de celui-ci. Au cours de l’après-midi, les assauts furent d’une rare violence. Les assiégés inventèrent alors un stratagème qui leur sauva probablement la vie : après avoir déterré un tuyau d’alimentation en eau, ils le remplirent de poudre et déclenchèrent ainsi plusieurs détonations puissantes qui laissèrent croire aux assaillants qu’ils détenaient un canon et provoquèrent parmi eux une panique indescriptible. Le dimanche, les Arméniens étaient presque à cours de munitions et décidèrent de tenter une sortie au cours de la nuit. Malgré une rencontre avec un groupe de cavaliers tcherkesses, les deux cents personnes du groupe parvinrent à atteindre Adana où les massacres avaient cessé. Ils furent provisoirement installés dans le Collège Mouchéghian, dans lequel cinquante d’entre eux furent brûlés au cours du second massacre74.
Hay Kugh, ou Giavour Köy, Kristian Köy était un riche village situé sur les rives du Sihoun, à environ 8 km au nord d’Adana. En 1909, il abritait environ 200 âmes qui furent parmi les premières victimes des massacres, le 14 avril75.
Indjirlik était située à 9 km à l’est d’Adana et comprenait cinq cents habitants, dont la moitié était des Arméniens. La plupart furent tués le 14 avril. D’après un témoin qui visita le village à la fin du mois de mai, seuls une femme et un enfant avaient pu échapper à l’incendie de l’église dans laquelle les habitants du village furent brûlés vifs — soixante-cinq cadavres furent extraits d’un des grands puits de la localité76.
Kayerli était un village situé sur les rives du Sihoun, à environ 14 km au nord d’Adana. En 1909, il abritait environ 1 000 habitants, dont la moitié était des Arméniens. Ceux-ci furent en partie massacrés ou jetés dans le fleuve voisin sur ordre du propriétaire du village, Abdul Halo, aidé par sa nombreuse famille et les membres de son clan77.
Hormis ces localités relativement importantes, la plaine d’Adana abritait un grand nombre d’exploitations agricoles dans lesquelles travaillaient, selon les données les plus couramment admises, entre 15 et 20 000 travailleurs saisonniers arméniens venus d’autres régions de Cilicie, notamment d’Hadjın, et des provinces du nord. Ainsi que nous l’avons évoqué en traitant des premiers massacres d’Adana, ce sont les occupants de ces fermes disséminées dans la plaine qui furent les premières victimes. Au cours de la journée du 14 avril et de la nuit suivante, la plaine d’Adana se transforma en un immense terrain de chasse aux Arméniens dont bon nombre furent tués dans les champs. On ignore cependant combien d’entre eux furent assassinés sur place et combien en réchappèrent, puisque ces travailleurs saisonniers n’étaient pas inscrits sur les registres locaux. D’après les différentes enquêtes qui furent menées, on peut cependant évaluer le nombre de victimes de ce groupe autour de 6 à 7 000 personnes et affirmer que toutes les exploitations agricoles, sans exception, furent incendiées. Les plus importantes portaient les noms de Ghemi Suren, Mehmander, Tangri Verdi, Palamoud, Davoudlar, Sakisli, Kamichli, Eyri, Aghadj, Sazak, Innebli, Alodjali, Sari Tcham, Pacha tchiftlik, Bostan, etc.78 Voici ce que dit un missionnaire d’Adana sur le sort subi par ces gens : « En cette saison où les travaux des champs sont dans toute leur activité, chacune de ces vastes fermes (Adana seul compte trois cent cinquante fermes chrétiennes) était un village de cent, deux cents et trois cents travailleurs venus de la région d’Antioche et d’Alep, de Marache, de Malatia, du fond de la Mésopotamie ou de la Haute-Arménie. Cette plaine est maintenant un désert, je devrais dire un cimetière. Quelques rares musulmans, perdus dans cette immensité et comme honteux de se retrouver si seuls, luttent inutilement contre les folles herbes qui dévorent les jeunes plants de coton. Les blés trop mûrs courbent tristement la tête pour pleurer sur les cadavres qu’ils cachent dans leurs sillons. Poursuivis à coups de fusils, de haches ou de gourdins par leurs camarades musulmans qui, hier encore, fraternisaient avec eux, les ouvriers s’étaient enfoncés dans ces blés pour y trouver une cachette ; la plupart y trouvèrent la mort. Dans une ferme grecque, on dit que trois cents chrétiens ont été entourés dans la cour clôturée de murs et que trois seulement ont pu échapper »79.
à Karatach, village situé en bord de mer, entre Mersine et Ayas, les Arméniens furent massacrés sur ordre du maire.
à Kara Issalou, située dans la partie montagneuse du district d’Adana, le sous-préfet sauva 170 personnes, soit environ la moitié de la population arménienne du village, en parvenant à faire lever le siège à quelque 3 000 assaillants.
La dernière localité des environs d’Adana touchée par les massacres fut la ville historique de Missis, située sur les rives du Djihoun, à environ 23 km à l’est d’Adana. Elle abritait, en 1909, trois cents maisons, dont environ la moitié était occupée par des Arméniens. Dès le 14 avril, le quartier arménien a été attaqué, et un début de massacre et d’incendie eut lieu — soixante personnes furent assassinées —, mais l’intervention du major Lutfi, commandant la garnison locale, empêcha la populace de continuer. Prudent, celui-ci dispersa provisoirement les Arméniens dans quatre maisons musulmanes, à commencer par la sienne, puis, la situation s’apaisant, les invita à rentrer chez eux. Ce même major fut cependant invité à aller à Hadjın pour y rétablir l’ordre et du quitter Missis le samedi 24 avril au matin, après avoir sermonné les notables locaux. Le dimanche, la nouvelle du déclenchement du second massacre d’Adana parvint à Missis et le lendemain, 26 avril, vers 6h, les soldats en faction disparurent soudain du quartier arménien et la foule, essentiellement formée de musulmans originaires de Crète, attaque la maison du principal notable arménien, un certain Terzian, où plus de deux cents personnes s’étaient réfugiées. Le massacre fut quasi systématique — la plupart des survivants étaient des femmes d’âge mûr — et dans certains cas particulièrement barbare. On arracha la barbe et on dépeça le visage, puis on arracha les yeux et on coupa le nez du R. P. Mikayèl Atchabahian, qui fut finalement découpé en plusieurs morceaux. Un enfant fut aspergé d’essence et brûlé vif devant une foule déchaînée au milieu de la rue.
D’après les données officielles, 280 personnes y perdirent la vie80.
21 - Quartier incendié d’Adana. CPA, coll. M. Paboudjian.
La ville de Sis abritait, en 1909, 2 000 foyers, dont 1 500 étaient arméniens. Comme partout ailleurs, c’est le 14 avril que la tension y monta d’un cran, lorsqu’un Grec remporta le tournoi de lutte traditionnellement organisé dans la ville en battant son concurrent turc. Cette victoire sportive provoqua en effet la colère de certains musulmanes qui proférèrent des menaces laissant peu de doutes sur leurs intentions. Le lendemain, 15 avril, des gens venus de Kars Bazar et d’Hamidiyé, quelques voyous d’Adana, des Circassiens des environs de Sis et une bande de Afchars et de Tchétchènes, qui venaient de massacrer les occupants d’une vingtaine de fermes arméniennes et de moulins des alentours et de les incendier, commencèrent le siège de Sis. Celui-ci dura cinq jours, jusqu’au 19 avril. Le commandant de la gendarmerie, un Albanais nommé Hadji Mouhammed, joua un rôle déterminant dans la défense de la ville, à laquelle la population arménienne participa en bloc. L’assaut le plus violent eut lieu le 19 avril, mais fut repoussé. Au cours de ces journées, la ville accueillit près de mille réfugiés, essentiellement des travailleurs saisonniers originaires d’Hadjın qui travaillaient dans les exploitations agricoles de la région. D’après les témoignages d’habitants de la ville, le catholicos Sahag II organisa personnellement les secours pour les réfugiés et fit transformer le palais catholicossal en hôpital improvisé. Le nombre de victimes fut insignifiant, mais les dégâts matériels considérables81.
Le village de Sey Guétchid, situé sur la route menant de Sis à Adana, comprenait 90 maisons de Turcs, auxquels s’étaient adjoints depuis peu une trentaine de cordonniers et ferronniers originaires d’Hadjın. Quelques voyageurs d’une caravane en provenance de Sis — essentiellement des pasteurs protestants arméniens se rendant à une réunion des églises évangéliques qui devait se tenir à Adana — se retrouvèrent également bloqués dans le village dans la soirée du 15 avril. Le lendemain, voyageurs et artisans arméniens furent massacrés dans le village même par la population locale sur les ordres du maire. C’est le seul rescapé, laissé pour mort dans un état désespéré, qui en témoigne82.
22 - Une partie des quatre kilomètres carrés de ruines du quartier arménien d’Adana. CPA, coll. M. Paboudjian.
Dans les régions plus montagneuses du vilayet d’Adana, deux villes toutes proches Hadjın et Féké, échappèrent aux massacres en organisant leur résistance. Véritable nid d’aigle, Hadjın abritait, en 1909, cinq mille maisons arméniennes, soit 25 000 habitants. Malgré le siège imposé dès le 17 avril par de nombreux assaillants venus des villages des environs, la ville ne fut jamais sérieusement menacée. Ce n’est d’ailleurs que le 25 avril que Hadjın a subi un assaut digne de ce nom, lancé sur ses quartiers sud-ouest. Après trois jours de combats, le 28 avril, le major Lutfi — évoqué plus haut pour son rôle de protecteur à Missis — arriva avec ses troupes et parvint à faire lever le siège83.
Dans les villages des environs, beaucoup plus exposés, les pertes matérielles et humaines furent les suivantes : à Tchaker Oghlou, les trente-cinq maisons pillées et incendiées, et un mort ; à Farelar, soixante-neuf habitants, quinze morts et les douze maisons pillées et incendiées ; à Gueuldjeyiz, 170 habitants, les vingt-deux maisons pillées et incendiées ; à Foundedjag-Keunesler, trente-neuf tués et toutes les maisons pillées et incendiées84.
Les Arméniens de Féké échappèrent à tous ces troubles grâce à leur sous-préfet qui parvint à contrôler les assaillants venus des villages des environs. Izil ou Tapan et Yérébakan, situés près de la route menant de Sis à Hadjın, furent également attaqués par des brigands venus des villages environnants, mais résistèrent à leurs assauts85.
Dans cette région largement peuplée de Circassiens émigrés du Caucase, quelques foyers arméniens subsistaient ici et là. La ville de Hamidiyé comptait en avril 1909 pas moins de mille foyers, dont cent maisons arméniennes, auxquelles s’étaient adjoints près de 1 500 travailleurs saisonniers. Les massacres y commencèrent le 14 avril dans la soirée. Selon les autorités, il fut provoqué par le prêtre du village, le P. Garabèd Taniélian qui, alors qu’il était en train d’officier (les heures de l’après-midi), fut convoqué auprès du sous-préfet de la ville. En chemin, le clerc aurait été attaqué par la foule qui s’était regroupée dans le marché de la ville. Blessé, il serait néanmoins parvenu à sortir un révolver et à abattre le chef des assaillants, un certain Aslan bey, un brigand tcherkesse réputé, avant d’être lui-même tué. Cette version officielle fut cependant infirmée par la commission d’enquête formée après les événements : celle-ci révéla que le prêtre, qui s’était rendu à la sous-préfecture pour y récupérer un document administratif, fut tout bonnement assassiné sur place. Quoi qu’il en soit, la « vérité » délivrée à la foule échauffa suffisamment les esprits pour que la populace s’attaque en tout premier lieu aux échoppes des artisans et marchands arméniens du marché qui furent tous massacrés sur place, à l’exception de treize personnes qui parvinrent à atteindre le bâtiment de la sous-préfecture, où elles espéraient trouver refuge — douze d’entre elles y furent immédiatement tuées sous les yeux du sous-préfet et du juge, tandis que le pharmacien était épargné pour le cas où il y aurait eu des blessés musulmans. Après quoi, la populace attaqua le quartier arménien, dans lequel les gens s’étaient regroupés dans quelques maisons pour mieux résister. Elle entama donc son travail en pillant et en incendiant systématiquement le quartier. Ces quelques points de résistance tinrent ainsi jusqu’au troisième jour. Entre temps, le mufti de Hamidiyé fit appel à des forces extérieures — les chefs de la tribu des Djérid — qui délogèrent avec succès, après six heures de combats, les derniers Arméniens résistant dans les maisons de Hovhannès Tchorbadjian et Sarkis Aghazarian. Les hommes furent systématiquement massacrés, les jeunes femmes prises en guise de butin et les femmes mûres tuées dans la rue ou converties à l’islam. Quelques centaines de personnes échappèrent au carnage grâce à une famille française, Sabatier, qui les accueillit dans son usine et chez elle. On y dénombra un total de 1 000 victimes arméniennes86. Voici ce que rapporte un missionnaire qui visita Hamidiyé quelques jours après les massacres : « Tous les chrétiens qui ont échappé aux massacres, à Hamidié, lui doivent la vie. Ils étaient quinze cents ; il ne reste que trente hommes et trois cent soixante-dix femmes, qui ont eu le temps de se réfugier dans la fabrique. Six cents hommes ont été tués au marché, dans leurs boutiques. Le massacre a été organisé si secrètement, il a été si subit et si rapide que le plus grand nombre a été surpris et frappé sur place. Les ouvriers des fermes ont été poursuivis dans les champs, traqués et assommés comme des bêtes fauves. Cinq cents cadavres en décomposition empestent la campagne. La famille Sabatier nourrit et loge un peu plus de cent cinquante veuves et orphelins »87.
Concernant ce qui se produisit à Osmaniyé dans la soirée du 14 avril 1909, voici ce que rapporte le même missionnaire : « Nos voitures nous déposent à Osmanié, au pied du Djébèl-Béréket. Au khan, visite du commandant militaire, grossier personnage qui se pique de civilisation. Il voudrait se laver du sang qu’il a versé. Il me confie discrètement que M. Roqueferrier [le consul de France à Alep] a eu tord de le mal juger ; qu’il nourrissait à l’égard des chrétiens les sentiments les plus fraternels ; qu’il n’est musulman qu’à la mosquée ; que ses intentions ne sauraient être plus droites ; que s’il y a eu quelques accidents, il en est innocent, et que d’ailleurs il manquait de troupes pour maintenir la population. Il a oublié d’ajouter qu’il avait distribué des fusils Martini aux bachi-bozouq et qu’il avait fait tirer sur les Arméniens par l’armée régulière.
Grâce à sa complicité, leur quartier a été détruit. Ils n’habitaient pas des palais, ces pauvres gens. Dans un espace de moins de deux hectares, ils avaient trouvé le moyen d’entasser une église basse et obscure, bâtie en pierres brutes, un embryon d’école du même style, cinq ou six maisons en terre, servant probablement de boutiques ou de guinguettes et quarante-cinq huttes de roseaux tapissées de boue qui leur servaient d’habitations. Dans la ville, il y avait encore une église et une école protestante et quelques khans chrétiens : en tout, une population arménienne de près de huit cents âmes. Il reste actuellement un peu plus de deux cents femmes et trente hommes ! De maisons, il n’y en a que quatre debout. Dans le petit quartier arménien dont j’ai parlé, les arbres sont criblés de balles ; sur les murs en ruines de l’église, on compte des centaines de trous. Dans cette église s’étaient réfugiées cent quatre-vingts personnes environ, des femmes et des enfants surtout. Les Turcs ont défoncé la terrasse et versé à l’intérieur des bidons de pétrole enflammé. Pendant que cet exploit s’accomplissait [...], des hommes armés gardaient la porte pour empêcher ces malheureux de sortir. à l’intérieur, au-dessus du parquet, sur le mur blanc, en partie cachées par les décombres, se voient encore dessinées des ombres noires représentant des formes humaines crispées par la douleur. Ce sont les victimes dont les chairs ont été calcinées contre le mur et dont la graisse fondue a imprimé le décalque dans la chaux »88. Plus précisément, on dénombra à Osmaniyé 588 morts pour 572 rescapés89.
à Hassan Beyli, où vivaient 1 848 Arméniens, les massacres commencèrent seulement dans la soirée du 15 avril. Quelques semaines plus tard les secours français qui arrivent sur place constatent : « Il ne faut pas songer à s’abriter sous un toit. Le divin Maître lui-même, pendant notre séjour, daignera descendre sous une tente de Bédouin : nous pouvons bien nous en contenter. Et les malheureux villageois sont encore plus pauvrement logés ; quelques branches de feuillage supportés par quatre poteaux leur servent d’abri. Et nous avons eu plusieurs jours de pluie et des nuits d’orage. Et pourtant Hassan-Beylik a été un grand et riche village comptant quatre cent douze maisons arméniennes, noyées dans la verdure de leur jardins plantureux [...] Il a fallu de la patience pour allumer près de quatre cents incendies, car le feu ne pouvait pas se communiquer par contact ; mais la haine est patiente — j’allais dire comme l’amour. Huit jours, ils ont travaillé à leur œuvre de destruction. Le principal organisateur des massacres dans la montagne a été le mufti de Baghtché, qui a réuni les villageois des environs, les a armés de fusils Martini et les a lancés sur ces ghiaours. Ils marchaient au son des tambour, comme les soldats vont à la bataille ; pillant d’abord, brûlant ensuite et mêlant le massacre au pillage et à l’incendie. La montagne a été ravagée comme la plaine [...] Les troupeaux, les bêtes de somme, les bêtes de labour ont été enlevés et emmenés au loin pour les soustraire aux recherches. Les victimes humaines ont été relativement moins nombreuses : beaucoup ont pu se cacher dans les rochers et les replis de la montagne. Partout, les Arméniens ne songèrent qu’à fuir ; ils se sentaient en trop petite minorité. Hassan-Beylik seul organisa la résistance. Tandis que les femmes se cachaient, les hommes luttèrent deux jours, derrières les talus ou à l’abri de tranchées improvisées. Mais les musulmans arrivaient de tous côtés à la fois, par milliers, armés de fusils à longue portée ; eux n’avaient que de vieilles armes démodées. Il fallut donc sonner le sauve-qui-peut. Ce fut alors une chasse à l’homme qui dura quinze jours, et des scènes de barbarie dignes de Néron. Des malheureux furent liés avec des cordes et étendus sur un lit de bois auquel on mit le feu. à un derder [prêtre marié], pour l’obliger d’apostasier, on troua les yeux avec un coutelas circassien, à double tranchant, qu’on retournait dans l’orbite ensanglantée, comme on creuse un morceau de bois avec une tarière. Avec ce même coutelas, on lui arracha la langue et on lui cassa les dents. Celui-là, on peut le croire, est mort martyr. Et il n’est pas le seul. Les survivants affirment que les victimes, avant d’être immolées, étaient sommées de renoncer à Jésus-Christ ! — mais il ne faudrait pas trop généraliser. Ainsi, tout le monde sait qu’à Yarpouz dix-huit familles sont devenues musulmanes ». D’après la même source, recoupée par les documents officiels, quelque 285 personnes y furent tuées, presque toutes des hommes adultes90.
23 - Ruines d’Adana après l’incendie d’avril 1909. CPA, coll. M. Paboudjian.
C’est à peu près dans les mêmes conditions qu’à Hassan Beyli et par les mêmes assassins que les villages suivants, situés dans ses environs, furent incendiés et leurs populations attaquées : à Baghtché, le 16 avril, 102 maisons sur 110 sont brûlées, et il subsiste 641 rescapés sur 771 habitants (parmi les morts, 113 hommes) ; à Lapadjlı, l’église, l’école, les 145 maisons, les boutiques et les fermes ont été entièrement incendiées, et il reste 581 rescapés sur 747 habitants ; à Kharne ou Harne : deux églises, deux écoles, 131 maisons, 41 boutiques, un four et un moulin sont ravagés par le feu et il reste 619 des 795 habitants du bourg ; à Kourdlar, soixante quinze des cent-un habitants ont survécu, mais ses 75 maisons ont été incendiées ; à Gueuk Tchayir, 41 maisons ont été brûlées, tandis que 130 des 185 habitants subsistent91.
Kars Bazar, située au nord d’Osmaniyé, sur la route menant à Sis, abritait environ mille Arméniens, dont une bonne partie était originaire de Hadjın et Marach. Ici, comme ailleurs, c’est la nouvelle d’une « insurrection » des Arméniens d’Adana qui engagea la population locale à suivre l’exemple de leurs compatriotes de la préfecture. Le sous-préfet local fit pour cela appel aux paysans des villages environnants le jeudi 15 avril. Entre temps, un arménien prénommé Toros, qui était membre de la police montée depuis la proclamation de la Constitution, eut vent de ces préparatifs et suggéra d’organiser leur défense aux Arméniens de Karz Bazar, auxquels étaient venus s’adjoindre des compatriotes des villages et des fermes des alentours, soit quelque huit cent familles ou 4 000 âmes. Tous se barricadèrent dans les locaux de l’école arménienne et, aucun assaut n’ayant eu lieu, profitèrent de la nuit du jeudi au vendredi pour détruire tous les bâtiments adjacents, susceptibles de favoriser une diffusion du feu, et pour construire des murs obstruant l’entrée des rues descendant vers le centre du bourg. La première attaque fut effectivement lancée le 16, après la prière du vendredi. Une partie de la journée fut cependant consacrée au pillage et à l’incendie des maisons arméniennes désertées, et l’assaut donné en fin d’après-midi. Bien retranchés, les Arméniens parvinrent à faire reculer une population certes déchaînée, mais peu entraînée à ce genre d’opération, surtout lorsque les personnes visées résistent. Après trois semaines de siège, les Arméniens sortirent de leur réduit après avoir obtenu quelques garanties92.
Outre Dört Yöl qui, ainsi que nous l’avons montré plus haut, servit de «tête de turc » au mutessarif Assaf Essad bey, le sandjak d’Erzin comptait nombre d’autres localités où habitaient des Arméniens. à Erzin, le chef-lieu, on comptait à peine trente familles arméniennes. Pour leur régler leur compte, l’inventif mutessarif se contenta de libérer les prisonniers de droit commun de la prison de la ville qui assassinèrent leurs camarades de cellule arméniens, avant de s’occuper des trente familles.
Les Arméniens établis dans les bourgs de Yarpouz et de Kaïpakli subirent un sort similaire. Quarante-deux Arméniens ayant trouvé refuge dans le village voisin de Touroundjili furent tués un à un sur place à la demande expresse du mutessarif 93.
Ayas, dont les Arméniens firent au Moyen âge l’un des plus importants ports de commerce du Levant — Marco Polo y débarqua pour entamer son périple en Asie — vit son antique population arménienne définitivement disparaître au cours des événements d’avril 1909. Le quartier arménien fut assiégé. Deux cents personnes trouvèrent refuge dans l’église où elles périrent brûlées. Seuls quelques Arméniens échappèrent à la mort en se réfugiant dans des maisons turques et en acceptant de se convertir à l’islam : on y dénombra 168 victimes94.
Nadjarlı, située à 15 km de Dört Yöl, comptait cent soixante maisons arméniennes en 1909. Après avoir résisté à une foule de plusieurs milliers de paysans venus des villages environnants durant vingt-quatre heures, ses habitants arméniens parvinrent à fuir le bourg et à se réfugier à Dört Yöl à la défense de laquelle ils participèrent. Ces gens furent accusés par les autorités de posséder rien moins qu’un canon, dont on fit grand cas à Adana et Constantinople pour « prouver » que les Arméniens s’étaient insurgés. La commission d’enquête parlementaire révéla plus tard — le mal était déjà fait et la suspicion bien installée dans les esprits — que les Arméniens de Nadjarlı avaient utilisé des canalisations d’eau pour faire exploser du salpêtre et effrayer les assaillants. Il faut cependant noter que quelques familles turques de Nadjarlı, notamment l’officier de gendarmerie Toplama Oghlou, sauvèrent trente-cinq travailleurs saisonniers originaires de Hadjın en les cachant chez eux95.
Les habitants arméniens des ports de Youmourtalık et de Payas, situés dans le golfe d’Alexandrette, ainsi que ceux de la centaine de fermes des environs furent pour la plupart exterminés sur place et tout leur patrimoine incendié les 14 et 15 avril 190996.
Odjaklı, situé légèrement au nord de Dört Yöl, abritait neuf cents maisons, dont la moitié était arménienne, tandis que le village d’ Euzerli, localisé immédiatement au sud de Dört Yöl, avait six cents foyers pour moitié arméniens. Dès le début des massacres, les Arméniens de ces deux villages se réfugièrent également à Dört Yöl. Une quarantaine de personnes qui avaient refusé de partir furent massacrées sur place et l’ensemble des maisons, les églises et les écoles incendiées par la population locale97.
24 - Eglise et école syriaques d’Adana après l’incendie d’avril 1909. CPA, coll. M. Paboudjian.
Dans ce caza méridional, les dégâts furent principalement matériels et visèrent les localités suivantes : Keller, dont vingt-sept des cinquante maisons arméniennes furent brûlées et 230 personnes sur 258 épargnées ; Intilli, dont les trente deux maisons furent brûlées et 130 de ses 167 habitants survécurent ; Kouchdjou, dont neuf des vingt-quatre maisons furent incendiées et quatre vingt-deux personnes sur quatre vingt-dix épargnées98; Kunes, dont douze maisons furent détruites par le feu et quatorze personnes assassinées ; Kurd Baghtchessi, dont huit maisons furent pillées, trois incendiées et huit hommes tués ; dans les vingt-deux fermes des environs d’ Islahiyé, la population réussit le plus souvent à prendre la fuite, mais les dégâts matériels furent considérables99.
25 - Maison incendiée du drogman du vice-consulat de France à Adana. CPA, coll. M. Paboudjian.
à Hassa ou Khassa, il n’y eut pas de pertes humaines, mais les maisons arméniennes furent toutes incendiées. Dans le bourg voisin d’ Akbès, la population arménienne, 1 600 personnes au total, assiégée par des tribus kurdes, résista durant dix-sept jours repliée dans les couvents des lazaristes et des trappistes français100. « Le 2 mai, nous dit la Chronique missionnaire, après dix-sept jours d’angoisse, un détachement de deux cents soldats arriva d’Alep, avec le consul de France [...] Tous les environs d’Akbès sont détruits ; jardins, vignes, champs, tout a été saccagé. Dans un rayon de six à dix lieues, tous les villages ont été incendiés, leurs habitants égorgés ou en fuite, les jeunes filles enlevées, les femmes outragées »101.
Les localités arméniennes de cette région subirent, pour des raisons diverses et notamment du fait de leur proximité avec la mer, des pertes humaines nettement moins importantes que celles du vilayet d’Adana. Outre le courage de ses habitants arméniens, il faut souligner le rôle majeur joué par un diplomate français, le consul de France à Alep, Fernand Roqueferrier102, qui souleva ciel et terre pour organiser des secours et sauver des populations menacées. Comme le major anglais Doughty-Wylie pour Adana, F. Roqueferrier fut pour cette région un véritable sauveur. C’est lui qui, la nouvelle du siège de Kessab connue, parvint à mobiliser des troupes, tout en organisant l’intervention de navires français dans la baie de Bazit.
Les Arméniens d’ Antioche, au nombre de huit cents sur un total de 20 000, n’eurent pas la chance de leurs compatriotes du bord de mer. Ils n’eurent confirmation des massacres d’Adana que le 19 avril. Cela provoqua quelque inquiétude au sein de la communauté et la fermeture des échoppes arméniennes du marché. Comme ailleurs, le sous-préfet local (kaïmakam) assura personnellement les Arméniens qu’ils ne risquaient rien et pouvaient continuer à travailler tranquillement. Ses assurances furent cependant immédiatement infirmées, puisqu’à peine sorti de l’évêché arménien, vers 16h 30, la foule qui s’était massée devant le bâtiment attaqua, tuant sur place les principaux notables arméniens de la ville, le prélat et les autres clercs présents — quatorze personnes au total —, dont les corps furent traînés dans les rues d’Antioche pour encourager la population à participer au massacre des Arméniens. Le soir même, vers 21 h, toutes les maisons arméniennes furent attaquées, leurs occupants assassinés, les foyers incendiés. Sur huit cents âmes, on releva 192 morts et de nombreux blessés laissés pour mort. Le mardi 20 avril, les bachi-bozouk et les rédifs (« réservistes ») ayant achevé leur tâche en ville, ils entamèrent une chasse à l’homme dans les environs et notamment dans les grottes de la montagne où nombre d’Arméniens étaient parvenus à se réfugier. Les saisonniers arméniens travaillant dans les fermes turques de la région de Khoderbek furent également assassinés sur place. La résidence des capucins français accueillit alors des Grecs et un grand nombre de femmes et d’enfants arméniens. Une centaine de personnes que le sous-préfet détenait dans la cour de son konak lui furent soustraites non sans mal par le vice-consul français, Albert Potton, qui les hébergea chez lui. D’après ces témoins, les massacres, dans lesquels le sous-préfet eut un rôle déterminant, y furent d’une cruauté indescriptible103.
à Alexandrette, la population arménienne a survécu en se réfugiant pour une part dans la mission du pasteur G. Kennedy (une centaine de personnes) et pour une autre part dans la ferme d’un notable local située à Assour (quarante-trois personnes), qui furent rapidement soulagées en voyant arriver le navire britannique Prince-Line, puis les bâtiments français Jules-Michelet et Victor-Hugo104. à Kırık Khan, située à quatre heures d’Alexandrette, vivaient un peu plus d’une vingtaine de familles d’Arméniens, ainsi que quelques dizaines d’autres installés dans des hameaux et des fermes des environs. Ces derniers étaient réfugiés à Kırık Khan lorsque, le 17 avril, une bande de quatre cents Circassiens et Kurdes attaqua le village, incendiant les maisons et tuant quatre vingt-deux hommes. Vingt autres furent assassinés dans des moulins et boulangeries situées dans les villages d’ Amoukha et de Déyirmen Déré105.
Située à 14 km au sud d’Alexandrette, Beylan était entourée d’un groupe de villages habités par des Arméniens — Atık, Kanlı Déré, Sarı Tchinar, Soghandji, Mezgituni et Hadji Moussali — qui abandonnèrent tous leurs biens devant l’attaque de nomades kurdes des environs, les 15 et 16 avril, pour se réfugier à Beylan, dont le quartier arménien était privé d’eau — leurs voisins la coupèrent dès le début du siège. Les Arméniens restèrent bouclés chez eux du 18 au 23 avril. Grâce à l’intervention d’une quarantaine de soldats, ces gens échappèrent à la mort : on ne dénombra que quatre morts à Atık et trois à Beylan106.
26 - Maison incendiée du drogman du vice-consulat de France à Adana. CPA, coll. M. Paboudjian.
Toujours dans la région d’Antioche, les milliers d’Arméniens des cinq villages de Souéydia, situés sur les contreforts du Mont Moïse (Mussa Dagh), sur la rive droite de l’Oronte, en bord de mer, furent sauvés des massacres grâce à l’arrivée soudaine d’un navire de guerre britannique dans la baie de Souéydia : Le « Cuirassé anglais Triumph, dit le contre-amiral français Pivet, protège nombreux chrétiens à Souédié après massacres Antioche »107. Les brigands kurdes et autres, qui s’étaient préalablement attaqués aux villages arméniens de la région de Kessab, hésitèrent en effet à s’attaquer aux Arméniens sous les yeux des Anglais, dont ils craignaient probablement l’intervention108. Comme la région du Mont Moïse, le groupe de villages de Kessab, situé sur la rive gauche de l’Oronte, formait une concentration arménienne non négligeable, avec ses sept cents maisons. Le 22 avril, une foule composée de 15 000 Circassiens, Kurdes et Turcs attaqua la région de Kessab, pillant et incendiant méthodiquement toutes les maisons isolées, tuant quelques fuyards arméniens. Le cœur même de Kessab fut cependant défendu par trois cents jeunes Arméniens, tandis que six mille personnes coupaient nuitamment la montagne pour rejoindre la baie de Bazit où, comme nous l’explique avec force détails les archives de la Marine : Dimanche paquebot français Messageries Niger embarqua sur réquisition agent consulaire France 2 200 chrétiens réfugiés à baie Bazit après destruction ville chrétienne Kessab et mission Kaladuran. Hier même baie Jules-Ferry embarqua 1 450 réfugiés. Après leur débarquement à Latakié, il ira Beyrouth prendre charbon pour remplacer Vérité qui a besoin charbon. Actuellement, Jules-Michelet protège chrétiens réfugiés à baie Kessab »109. On ne dénombra au total que quelques dizaines de morts à Kessab. Par contre, les dégâts matériels furent, en l’absence des Arméniens, considérables, presque toutes les maisons ayant été ravagées et incendiées.
27 - Etablissement français des jésuites à Adana, détruit le 26 avril 1909. CPA, coll. M. Paboudjian.
à Marach comme à Zeytoun, dont les populations arméniennes étaient bien regroupées et réputées fières, il n’y eut pas de problèmes majeurs, malgré certaines velléités et les provocations des mollahs locaux. Dans Marach, l’agent consulaire français Maurice Grappin joua même un rôle déterminant auprès du sous-préfet et des autorités militaires pour maintenir la paix civile et calmer les fanatismes. Durant les premiers jours de troubles, il y eut des massacres dans le sandjak, à Findeklı, El-Oghlou, Sarılar, Géozdjéyiz, Kéchifli et dans les fermes isolées. Jusqu’au 20 avril, on y dénombra un total de 480 personnes assassinées110.
Plus au nord, dans le caza de Göksun, un diplomate français enregistre aussi quelques pertes matérielles et humaines : à Anedjak, 220 habitants, onze morts et deux maisons incendiées ; à Adjeuli, 121 habitants, douze morts et deux maisons incendiées ; à Kichifli, douze morts et ses soixante treize maisons incendiées111.
à Ayntab, la fermeté du sous-préfet Kémal bey évita à la ville de sombrer dans la violence.
28 - Ambulance provisoire mise en place par les Français entre les deux massacres et incendiée le 26 avril. CPA, coll. M. Paboudjian.
Le 18 avril, les premiers navires de guerre français arrivent en rade de Mersine, suivis de bâtiments anglais, russes, allemands, américains et italiens. Conscients de l’irritation que leur présence suscite non seulement parmi la population locale, mais aussi chez les autorités, ceux-ci limitent prudemment leur intervention au débarquement de missions d’observation, à des visites de courtoisies aux hauts fonctionnaires locaux et à une aide humanitaire ponctuelle aux victimes à travers les institutions religieuses. D’après certains observateurs, cette relative réserve des Occidentaux fut considérée comme un encouragement à mettre en œuvre le second massacre d’Adana.
En ville, on s’affaire à nettoyer les rues des cadavres qui sont jetés dans le Sihoun — les marins signalent des centaines de cadavres flottant dans la baie de Mersine. Le vali vient également de décréter l’état d’urgence. Progressivement, les Arméniens réintègrent leurs demeures quand celles-ci n’ont pas été incendiées, tandis que des hôpitaux improvisés sont créés pour les nombreux blessés et malades dans les établissements missionnaires ou les missions diplomatiques, ainsi que dans les écoles arméniennes encore debout, comme le collège de jeunes filles Saint- étienne.
Malgré les dégâts humains et matériels déjà occasionnés dans toute la Cilicie au cours des premiers massacres, les cercles turcs locaux, loin de s’inquiéter des conséquences de leurs actes, semblent plutôt frustrés du fait que nombre d’Arméniens d’Adana n’ont pas pu être exterminés.
Cet état d’esprit se manifeste notamment dans les articles incendiaires publiés dans le fameux numéro 33, daté du 20 avril, de l’organe quotidien jeune-turc d’Adana, Ittidal112. Distribué gratuitement à la population musulmane sur place et dans tout l’empire, ce numéro « spécial » constitue une sorte d’inventaire de tout ce qui était reproché à la population arménienne, tout en étant un extraordinaire révélateur de la psychologie de l’élite turque locale et de ses méthodes de travail. C’est pourquoi nous croyons à propos d’en citer ici des extraits et de les commenter.
On peut imaginer la stupeur que provoqua la tonalité des articles de Ihsan Fikri, le directeur du journal et président du Club jeune-turc d’Adana, et de son rédacteur, Ismaïl Séfa, chez les Arméniens. Ignorant encore le rôle que le premier avait joué dans l’organisation des premiers massacres, les Arméniens imaginaient sans doute que ce « démocrate », défenseur de la Constitution, mettrait au jour le rôle de certains milieux « conservateurs ou réactionnaires » de la région et exigerait que les coupables soient jugés et punis. Or, ils eurent la surprise d’y lire un réquisitoire qui a, par son cynisme, ses incohérences et ses invraisemblances, révolté plus d’un observateur. L’objectif de ce numéro peut du reste se résumer ainsi : « prouver » que les Arméniens sont les seuls responsables de ce qui s’est passé et rejeter par avance, en inversant les rôles, les accusations qui pèsent sur les autorités locales civiles et militaires, ainsi que sur les principaux notables turcs de la ville.
Dans un article intitulé « Une terrible insurrection », Ismaïl Séfa écrit: «[...] Quelle tristesse que le flot de la colère et de la [volonté] d’indépendance, qui bouillonnaient et avaient pris racine dans le tréfonds du cœur des Arméniens, aient provoqué la ruine du pays [...] Examinons cette insurrection qui a condamné les habitants d’Adana à une misère absolue. Comme les Turcs, les Arméniens ont été, durant trente-trois ans de tyrannie, écrasés sous sa pression infernale et ont élevé la voix [contre]. Lorsque les Ottomans sont entrés dans une période de bonheur et de paix formidable, ils ont pour un court moment cessé [textuellement : fermé leur bouche] de protester et de demander vengeance et ont, égaux avec nous, applaudi notre Révolution sacrée. Mais cela n’a pas duré bien longtemps, et ils ont entrepris des préparatifs en vue de leur propre projet. Parfois, ils provoquaient des tensions en montrant un visage mécontent et en laissant comprendre qu’il leur était impossible de vivre avec les musulmans [...] Notre exigence d’unité et d’entente n’a pas suffi à atténuer leurs dangereux penchants et cela a provoqué une différence de conception entre les Turcs et eux-mêmes [...] Les Arméniens travaillaient presque sans arrêt à combler leurs lacunes, déployaient une grande activité pour s’équiper en armes. Au marché ou en place publique, les Arméniens allaient jusqu’à faire de la surenchère les uns sur les autres pour acheter des Martini, des Mauser et d’autres armes de guerre. Après avoir stocké des armes de guerre, leurs langues ont perdu leur mesure traditionnelle [...] Ils lançaient effrontément des menaces du genre : “Un jour ou l’autre, nous massacrerons les turcs ; dorénavant nous n’avons plus peur ; les vieilles plaies saignent encore ” et ils provoquaient ainsi les Turcs pour se dédouaner de leur responsabilité. Cependant, les Turcs, en se conformant et en acceptant les conseils d’apaisement de leurs grands, souhaitaient éviter tout incident. Observant cet insupportable silence et la patience dont les musulmans faisaient preuve, les Arméniens ont projeté, en transgressant les lois, d’accomplir des crimes divers [...] Le fait que l’état était insuffisamment fort ne manqua pas de provoquer crainte et inquiétude parmi les Turcs, tandis qu’au contraire cela engendrait force et courage chez les Arméniens »113.
29 - Campement de rescapés arméniens à la périphérie d’Adana. CPA, coll. M. Paboudjian.
Des articles de presse, dans lesquels un homme politique turc s’exprime aussi nettement qu’ici, sont rares et donc d’un intérêt majeur comme révélateurs du contexte psychologique du temps. Il s’agit certes, dans le cas présent, d’un petit leader de province, qui vise avant tout à donner une justification aux actes commis par son groupe. Toutefois, en pratiquant cet exercice, il fait bien involontairement ressortir les ressorts enfouis de la logique turque et l’interprétation qui est faite par les musulmans d’Adana des manifestations extérieures de l’élément arménien dans le nouveau contexte de liberté créé par la Révolution constitutionnelle de juillet 1908. Il soulève un point clé que les observateurs avertis soulignent parfois, à savoir que tout comportement revendicatif d’égalité ou de justice pour tous est interprété comme une « insurrection ». L’envoyé spécial du quotidien Le Temps, édouard Barfoglio, écrit, en juin 1909, après avoir soutenu qu’à son avis il serait erroné de voir dans les événements d’Adana « le doigt de Yıldız » : « Les Turcs, qui sont l’élément qui a toujours dominé, ont le sentiment d’être les perdants du nouvel ordre établi. La Constitution vient en quelque sorte leur enlever leur prépondérance antérieure et les Turcs ont le sentiment que, dans ces conditions, l’avenir ne peut leur apporter que destruction et, dans ce contexte, ils se redressent pour conserver leurs privilèges par le sang et le pillage. Les Turcs l’ont senti dans le changement de comportement des Arméniens dans leurs relations quotidiennes »114. Observés sous cet angle, les raisons profondes des tueries d’Adana et les commentaires de l’ Ittidal deviennent presque compréhensibles. On saisit mieux pourquoi la population locale a, globalement, suivi les mots d’ordre de meneurs locaux, convaincue qu’elle était qu’à terme sa prépondérance était menacée. Par contre, l’accusation portée après coup contre les Arméniens sur des préparatifs de guerre et leur volonté de restaurer un «Royaume arménien de Cilicie » pouvait difficilement être prise au sérieux par les milieux turcs eux-mêmes, parfaitement informés de la position des partis arméniens et conscients de l’incohérence de telles velléités supposées dans une région où ils étaient très minoritaires et commençaient, croyaient-ils, à profiter des bienfaits de la liberté.
La suite de cet article est d’une veine plus classique. Elle reprend l’histoire de l’assassinat d’un brigand par un jeune arménien attaqué par une bande comme point de départ des « événements », en n’omettant pas de préciser que « les Arméniens déclarèrent avec fermeté qu’ils ne livreraient jamais l’assassin ». On y apprend aussi, sans trait d’humour identifiable, que « Jusqu’au mercredi, la police comme les musulmans circulaient dans l’émotion et la peur, veillant à ce que le premier coup de feu ne soit pas tiré par eux ». Un autre passage est assez révélateur : « Le mercredi, les Arméniens ont fermé tous leurs magasins et se sont fortifiés dans les églises et les maisons hautes des carrefours et le premier coup de feu préparant les terribles troubles a été tiré par eux »115. Si l’on suit la logique d’Ismaïl Séfa, les insurgés se sont enfermés dans des lieux fortifiés de leur quartier pour lancer un assaut général — curieuse manière de prendre l’offensive. La fermeture des magasins arméniens, conséquence d’une peur légitime fondée sur la tradition ottomane — on y commence toujours les massacres par le marché dont les biens à piller stimulent les assaillants —, apparaît comme un acte agressif préfigurant une insurrection. Autrement dit, toujours en suivant la logique de Séfa, les boutiquiers arméniens, en vue d’une offensive des leurs, ferment leurs magasins et les laissent ainsi à la disposition des pillards musulmans. Mais un des meilleurs morceaux reste à venir : « Les Arméniens, enfermés dans leurs maisons, tiraient sans arrêt par des trous pour fusil et des toits, tandis que nous, pauvres Turcs, nous étions dans la rue, avec pour seuls armes des bâtons ». Ce qui veut dire, en langage décodé, les civils insurgés encerclés dans leurs quartiers, armés jusqu’aux dents, tirent sur des Turcs désarmés qui circulent par hasard dans les rues du quartier arménien. Pour achever ce discours de paix, le « journaliste » jeune-turc affirme « qu’en plus de tout cela, les incendies allumés presque partout par les Arméniens détruisirent toute la ville et la laissèrent en ruines »116. Ce faisant, il ne s’éloigne pas de la position officielle des autorités locales. Le P. Rigal, qui rendit visite à plusieurs reprises au vali remarque avec une certaine lucidité : « n’avoir jamais entendu dans leur bouche d’autre refrain que le suivant : Ce sont les Arméniens qui massacrent les musulmans ; les Arméniens qui tirent sur nos soldats ; les Arméniens qui pillent et qui incendient ; les Arméniens enfin qui ont ruiné ce pays et causé tous nos malheurs.Ce qui veut dire en français : les Arméniens sont des assassins parce qu’ils ne se laissent pas égorger et qu’ils ont le toupet de se défendre. Ce qui veut dire encore : les Arméniens pillent leurs maisons et leurs magasins et mettent le feu à leurs immeubles, car, enfin, il suffit d’ouvrir les yeux pour constater que l’incendie n’a guère détruit que des magasins, des maisons, des églises et des écoles chrétiennes ; qu’il a épargné les mosquées musulmanes qui s’épanouissent au milieu des ruines du quartier chrétien »117.
L’article d’Ihsan Fikri paru dans le même numéro de l’Ittidal, titré «Des signes d’anarchie » est rédigé dans un registre plus politique, développant la thèse du complot contre l’unité de l’ état constitutionnel, de la colonisation progressive de la Cilicie par des colons arméniens et, surtout, des menaces pour les survivants.
30 - Campement de rescapés arméniens à la périphérie d’Adana. CPA, coll. M. Paboudjian.
31 - Campement de rescapés arméniens à la périphérie d’Adana. CPA, coll. M. Paboudjian.
Bref, les accusations et l’interprétation des événements développées dans l’organe officiel des Jeunes Turcs d’Adana par Ismaïl Séfa et Ihsan Fikri ont eu pour effet de soulever un concert de protestations des milieux arméniens, à Adana comme à Constantinople. Pour ces derniers, ces méthodes de désinformation ne rappellent que trop le savoir faire de l’Ancien régime et cela leur est d’autant plus intolérable qu’ils avaient jusqu’alors le sentiment que cette période de tyrannie était révolue.
Il faut dire que deux jours avant la parution de ces articles, le 18 avril, le sous-secrétaire d’ état à l’Intérieur, Adil bey — il a fait office de ministre par intérim pendant la vacance du pouvoir consécutive à la «réaction » — a présenté au grand-vizir, Tevfik pacha, nommé le même jour, un rapport sur l’affaire d’Adana dont la teneur est diversement appréciée. La presse de Constantinople rapporte le lendemain qu’il a affirmé : « Ce sont les Arméniens qui ont attaqué ; ils sont armés et massacres des Turcs sans défense ; ils ont encerclé le bâtiment de la préfecture. Des Arméniens venus de villages éloignés attaquent les localités turques — ils sont armés, alors que les Turcs n’ont que des bâtons [...] Des Arméniens armés ont été jusqu’à assiéger la sous-préfecture du sandjak de Djébèl Bérékèt dont le mutessarif terrifié demande sans cesse de l’aide »118.
Cette déclaration, apparemment inspirée par les télégrammes adressés par le préfet et les sous-préfets locaux, ne semble toutefois pas avoir convaincu tout le monde, puisque le vali Djévad bey est démis de ses fonctions dès le 18 avril — il reste toutefois en place encore quinze jours. Dans ces conditions, la séance du Parlement ottoman du 19 avril était censée apporter des éclaircissements, malgré l’anarchie qui a régné dans la capitale durant les quelques jours précédents. Les parlementaires arméniens, soutenus par les députés turcs Ali Munif et Ali Hikmet, déposèrent une motion exigeant l’arrêt immédiat des massacres. Au cours de cette même séance, le député Vartkès interpelle ses collègues : « Si nous ne punissons pas les personnes responsables de tels actes, qui engendrent la haine entre les différents éléments ottomans, ce genre d’événements douloureux risquent de se reproduire ailleurs [...] »119. Menacé par les troupes de Macédoine qui campent tout près, à Tchataldja, le gouvernement de Tevfik pacha est manifestement en sursis. La veille, une délégation du Parlement a été rendre visite à Mahmoud Chevkèt pacha, à Tchataldja, et il est probable que c’est au cours de cette entrevue du 18 avril, à laquelle participent deux députés arméniens120, que la décision d’envoyer 850 hommes des Deuxième et Troisième régiments de l’armée de Macédoine en Cilicie a été prise. D’après le Times du 25 avril, c’est Mahmoud Chevket en personne qui a décidé d’envoyer ce bataillon stationné à Dédé Aghadj, sur la mer de Marmara, à Mersine, avec pour consigne d’y rétablir l’ordre121. Ces troupes, issues de l’«armée de libération », sont encadrées par des officiers jeunes-turcs.
Après quelques difficultés rencontrées pour trouver un bateau de transport, ce bataillon arrive à Adana le 25 avril, vers midi. Représentant officiel de la légalité constitutionnelle, il suscite un vif soulagement au sein de la population arménienne.
Si un calme précaire règne à Adana du 17 au 24 avril, bien des régions de Cilicie sont encore aux mains des bachi bozouks et certaines localités assiégées — le siège d’Hadjın n’est levé que le 28 avril. Un peu partout, des dizaines de milliers de rescapés vivent à la belle étoile, dans des conditions sanitaires effroyables.
à Adana, le vali démissionnaire — sont remplaçant n’arrive qu’à la fin du mois d’avril — a réagi pour le principe aux provocations des rédacteurs de l’Ittidal, lui interdisant de paraître durant trois jours, mais le quotidien jeune-turc a immédiatement après repris sa campagne de dénigrement, encourageant la population musulmane d’Adana à continuer sa mission. Dans une note adressée à son collègue ottoman, le ministre des Affaires étrangères français Pichon se plaint que « le directeur du journal Ittidal, qui a pris personnellement une part active au massacre et qui depuis lors publie des articles dangereusement calomnieux contre les Arméniens, n’est nullement inquiété et continue sa campagne contre les Arméniens. Au contraire, ce sont deux journaux arméniens de Constantinople, le Puzantion et le Manzoumé qui viennent d’être suspendus. Le directeur du Puzantion, M. Puzant Kétchian, vient d’être arrêté et incarcéré au ministère de la Guerre »122.
Dans l’après-midi du 25 avril, alors que les « soldats de la liberté » sont en train d’installer leurs tentes sur l’esplanade dite de Kıchla Meïdan, située au bord du Seyhan, des coups de feu sont tirés contre eux. Ceux-ci ne provoquent aucun blessé, mais contribuent à exciter la troupe. Un peu plus loin sur la place de l’horloge, une foule considérable est rassemblée et assiste à un meeting. Un témoin arménien s’est immédiatement rendu à l’archevêché pour en informer les notables qui restent incrédules, convaincus qu’il est impossible que les tueries reprennent alors que les soldats viennent d’arriver pour assurer l’ordre. Pourtant, la rumeur accuse déjà les Arméniens d’avoir tiré sur les soldats — le rapport de la commission d’enquête parlementaire révélera plusieurs semaines plus tard que cela était matériellement impossible compte tenu de la localisation du camp militaire et du fait qu’il n’y avait plus, et pour cause, un seul Arménien dans ce coin depuis les premiers massacres. Une autre rumeur, plus fantastique encore, affirme que 15 000 Arméniens, dirigés par l’avocat Garabèd Gueukdérélian — nous avons déjà évoqué ce personnage plus haut —, attaquent la ville du côté du fleuve : la chose est démentie peu après par la foule qui rentre bredouille de l’endroit indiqué. La situation est cependant mûre pour entreprendre un deuxième massacre. Il suffit à quelques provocateurs d’arriver au campement et d’affirmer que les Arméniens attaquent les quartiers turcs pour convaincre ces soldats d’interrompre leur dîner pour « aller porter secours » à leurs coreligionnaires.
32 - Campement de rescapés arméniens à la périphérie d’Adana. CPA, coll. M. Paboudjian.
Le « dimanche 25 avril, à 6 heures du soir, sans que rien eut provoqué de nouvelles atrocités, la fusillade recommença, violente comme le premier jour, mais avec cette différence que les chrétiens ne se défendirent pas, et que cette fois, l’armée régulière était mêlée aux bachi-bozouk. La ville étant en état de siège, il était interdit de sortir après le coucher du soleil, sous peine d’être fusillé. Toutes les rues étaient gardées; ceux qui étaient dans leurs maisons ne pouvaient donc s’échapper que par les terrasses, et encore les terrasses étaient-elles surveillées. En même temps que la fusillade, les incendies se rallumèrent »123.
C’est ainsi que le P. Rigal décrit le début des seconds massacres d’Adana. Désarmés, les Arméniens ne sont plus en mesure de se défendre et se réfugient dans les édifices publics, écoles et églises arméniennes et surtout chez les missionnaires. Le même clerc français rapporte « Un des premiers bâtiments qui flamba, fut celui des écoles arméniennes, où se trouvaient quantité de réfugiés. Pour éviter le feu, ces malheureux couraient chez nous, et quand ils débouchaient par groupes dans la rue, les soldats les tiraient à bout portant : de ma fenêtre, je leur criais de les laisser passer ». Courageusement, le P. Rigal tenta le lendemain une démarche auprès du vali. Son commentaire sur son entrevue montre à l’évidence que le haut fonctionnaire fait preuve d’une certaine constance dans son comportement : « Le lendemain, quand le vali me chanta son habituel refrain : “Ce sont les Arméniens qui tirent sur nos soldats, les Arméniens qui pillent maisons et magasins, les Arméniens qui allument les incendies ”, je me permis de lui dire, non sans quelque humeur : “Excellence, ce ne sont pas les Arméniens qui ont tiré sur moi, dans ma propre maison, ce sont ces mêmes soldats qui ont répandu le sang des Arméniens ” ». Menacé par l’incendie, le Collège Saint-Paul risque à tout moment de flamber et le moine se rend de nouveau chez le vali. « En chemin, écrit-il, je rencontre les pompiers de la municipalité, traînant péniblement leur pompe et se dirigeant de notre côté ». Plus tard, on apprendra de sa bouche et dans les rapports de la commission d’enquête qu’en fait cette pompe était utilisée non pas pour son usage courant, éteindre les feux, mais pour alimenter en paraffine l’incendie de tous les bâtiments du quartier. Le collège, où se trouvaient 6 000 réfugiés, la maison des maristes et l’école des sœurs de Saint-Joseph furent cette fois incendiés et leurs occupants transférés dans les jardins de la préfecture grâce à l’intervention du consul britannique.
« Cette nuit du dimanche, continue le P. Rigal, la journée et la nuit suivante, l’incendie ne s’éteignit pas. Il dévora une église et deux vastes écoles arméniennes ; celles des garçons et des filles, la petite chapelle et la résidence chaldéennes. Le temple protestant, tous nos immeubles, résidence, collège et écoles gratuites, l’église arméno-catholique, ainsi que la résidence épiscopale, le grand collège Terzian et l’école des filles, enfin des trois quarts du grand quartier arménien. J’oubliais les immeubles des Jacobites, nouvellement construits : résidence, église et école. Les jours suivants il y eut encore quelques incendies isolés ; mais on peut dire que la journée du mardi, 27 avril, fut la dernière de cette horrible série, qui n’a peut-être pas sa pareille dans l’histoire moderne ».
33 - Campement de rescapés arméniens à Adana. CPA, coll. M. Paboudjian.
Rigal conclut enfin : « Qui n’a pas vécu ces jours, ne peut s’en faire une idée. Cette crépitation de la fusillade, mêlée à la crépitation de l’incendie, sans discontinuer, pendant des jours et des nuits, cet enfer d’une ville embrassée ; ce fracas de murs qui s’écroulent, jetant vers le ciel des nuages de feu ; ces cris aigus des malheureux qui tombent sous les balles, dominés par les cris sauvages des égorgeurs ; ces appels déchirants d’une multitude environnée de flammes et qu’on s’apprête à faire brûler vivante ; cette population affolée, désespérée qui nous tend les bras et qui vous supplie de la sauver ; cette émotion qui vous étreint à mesure que l’incendie approche et qu’on se sent impuissant, abandonné à une meute d’incendiaires et d’égorgeurs ; ces sinistres bandes qui passent en courant, chargées de butin, ces pétroleurs qui se glissent sous les portes, escaladent les murs, enfoncent tout ce qui résistent, et contemplent en ricanant ces lugubres flambées ; et ces hordes de massacreurs qui piétinent les cadavres, les lardent à coups de couteau, brisent les crânes à coups de crosse et après, comme suprême insulte, crachent sur leurs victimes ; et ces plaies béantes, ces membres pantelants ; cette tête de femme lardée de sept coups de coutelas, ce crâne fendu en deux, ce chapelet de six hommes alignés qui sert d’expérience à un grave mollah qui veut savoir combien une balle peut traverser de corps ; ces malheureux enduits de pétrole et qui servent de torches vivantes ; cette mère à qui l’on ouvre le ventre pour en faire un berceau à son nouveau-né ; toutes ces atrocités, toutes ces horreurs, toutes ces ruines, avec les écœurements et les émotions qu’elles produisent, tout cela, la plume est impuissante à le traduire ».
Le rapport de la commission d’enquête envoyée par le Parlement ottoman donne une description assez voisine des faits : « Il est impossible de trouver les termes assez forts pour rendre l’horreur et la férocité de ce second massacre qui a duré deux jours. C’est au cours de cette boucherie qu’on a brûlé vivants les malades et les blessés arrivés des fermes et des villages environnants et se trouvant dans le local de l’école. Djévad bey a jugé superflu de parler, dans son rapport, de la mort terrible que ces malheureux ont trouvée dans les flammes ; il ne souffle pas mot des femmes enceintes éventrées, des petits enfants égorgés et de mille autre atrocités sans nom. Mais il a eu soin de noter qu’une grande quantité de bombes et de dynamite a éclaté durant l’incendie du quartier arménien. Le meilleur démenti à cette calomnie se trouve dans le fait même que les Arméniens ne se sont jamais, pendant leur défense, servis de bombes ou de dynamite. Ayant fait, pour se défendre, usage d’armes ordinaires, il est clair que s’ils avaient été en possession de pareils engins, ils s’en seraient également servis, et leurs effets auraient très facilement été reconnus. Comme nous n’avons pas rencontré le moindre indice permettant de supposer l’emploi de semblables explosifs, il est tout naturel d’en déduire qu’il s’agit là d’une simple calomnie visant à rejeter sur les Arméniens la responsabilité des faits »124.
Ce même rapport conclut enfin : « Tous ces détails démontrent péremptoirement une chose : c’est qu’à Adana, les fonctionnaires du gouvernement et les hobereaux ont eu soin, au préalable, de préparer des circonstances susceptibles, à leur sens, d’amoindrir leur responsabilité dans les massacres qu’ils ont médités et décidés et de faire rejeter — du moins officiellement — cette responsabilité sur les Arméniens. Pour atteindre ce but et arriver à justifier la fureur sauvage des musulmans, on répandit toutes sortes de mensonges et l’on eut recours à l’odieux moyen de tirer sur le camp des soldats ».
Cette fois-ci, la participation directe du président du Club jeune-turc d’Adana, Ihsan Fikri, est attestée par les enquêtes officielles. Il a, comme les autres, coiffé un turban blanc, signe distinctif des assaillants. Le dernier acte se joue dans les jardins de la préfecture, devant la résidence du vali, où quelques milliers de rescapés de la mission jésuite et de l’église arménienne Saint- étienne — ces derniers doivent d’être en vie au courage du frère Antoine, un jésuite français qui est venu les sauver au milieu de l’incendie — ont été rassemblés. Après plusieurs heures de doute — certains affirment que le vali attendait un ordre de Constantinople ou d’ailleurs devant décider du sort de cette population —, cette foule fut renvoyée. Il n’y avait plus en ville un seul édifice susceptible de les accueillir — le quartier arménien était en grande partie détruit et le reste en train de flamber — et ils furent menés en dehors d’Adana, vers la gare de chemin de fer par le consul anglais, qui les invita à s’installer provisoirement dans l’usine Tripani et dans les locaux d’un établissement allemand voisin. C’est là que les rescapés apprirent que le sultan Abdul-Hamid venait de renoncer au trône et avait été remplacé par Mehmed Réchad. C’est de là que les Arméniens virent plusieurs jours durant leur quartier entièrement incendié.
Une entreprise humanitaire commence alors.
Le Journal officiel publie, dans sa livraison du 18 mai 1909, un télégramme adressé à Denys Cochin accablant pour les autorités ottomanes : « Toutes nos informations, d’accord avec celles de la presse européenne, constatent la complicité des troupes dans les effroyables boucheries d’Adana et de la province. Le second massacre du 25 avril fut opéré par les troupes mêmes envoyées de Dede Aghatch pour réprimer les désordres. Des scènes d’atrocités inénarrables se sont produites. Toute la Cilicie est ruinée, en proie à la famine et à la misère ».
34 - Khatoun Vanoudian
(4ans), blessée par la balle qui tua sa grand-mère. Son père, son frère de 18 mois furent également tués. Seule sa mère resta indemne
O n imagine aisément que, dans ce contexte, l’évaluation des pertes humaines consécutives aux « troubles » de Cilicie aboutit à une interminable bataille de chiffres, avec des variations allant de un à vingt, selon les sources dont ils émanent. Les premières données publiées par les autorités locales — comprenons sous la supervision du vali Djévad bey — dans le quotidien La Turquie donnent un total de 1 000 morts, dont 250 musulmans. Le successeur de Djévad, Moustapha Zihni Baban Zadé, les évalue, dans un télégramme envoyé au ministère de l’Intérieur, à 1924 tués et 553 blessés musulmans d’une part et 1 455 tués et 383 blessés arméniens d’autre part125. Au cours de la séance parlementaire du 2 mai, les chiffres avancés par les députés arméniens, selon les informations qui leur sont parvenus, font état de 20 à 30 000 morts arméniens126.
Les chiffres officiels sont aussi repris à leur compte par le nouvel homme fort du régime, le général Mahmout Chevkèt pacha, dans une interview donnée au journal La Tribune le 13 mai. Il y déclare en effet : « Il y a eu des exagérations et si l’on examine les données officielles sur le nombre de victimes, il n’y a pas eu plus de 3 000, Arméniens et musulmans, qui ont été tuées. Il est donc clair que les propos faisant état de 30 000 morts sont déplacés »127.
Manifestement sous-évalués, ces chiffres minorant le nombre de victimes arméniennes et majorant celui des morts musulmans, sont évidemment destinés à crédibiliser la thèse de l’attaque arménienne et du rôle de victime attribué aux populations musulmanes. Les témoignages qui se multiplient dans la presse stambouliote indépendante et les journaux européens donnent cependant une toute autre image de la réalité dont les autorités sont bien obligées de tenir compte pour rester un tant soit peu crédibles. Elles se voient ainsi contraintes de prendre leurs distances avec les conclusions des hauts fonctionnaires ciliciens et de réévaluer à la hausse ces chiffres et la proportion de victimes arméniennes — maintenir qu’il est inférieur à celui des musulmans est alors devenu grotesque.
Le rapporteur de la commission d’enquête parlementaire, H. Babikian, remarque à ce propos : « J’ai constaté une différence énorme entre les chiffres officiels et l’évaluation générale du nombre des victimes. Les Arméniens et les correspondants de journaux étrangers sont d’accord à admettre un chiffre variant entre 25 et 30 mille. Quant au gouvernement, après s’être, d’abord, arrêté officiellement à 1 500 non-musulmans et 1 900 musulmans, il admet actuellement, par suite de nouvelles enquêtes, le chiffre total de 6 000.
Les chiffres du gouvernement sont basés sur les registres de l’état-civil, et sur les listes données par les moukhtars et les prêtres de certaines localités. Il va sans dire que les registres de l’état-civil ne peuvent pas constituer des documents dignes de foi et il n’est que trop clair que les autorités d’Adana ont eu recours à toutes sortes de moyens pour cacher le chiffre réel des victimes chrétiennes »128.
La commission d’enquête du gouvernement, formée de deux hauts magistrats — Faïk bey et Mosdidjian effendi, auxquels s’est adjoint Essad Réouf bey, gouverneur de Mersine —, écrit dans son rapport adressé au ministre de l’Intérieur le 10 juillet 1909 : « Le chiffre total des personnes tuées au cours des douloureux événements du vilayet d’Adana est, d’après les registres d’état-civil, de 5 683 — y compris les gendarmes et les soldats —, dont 1 487 musulmans et 4 196 non-musulmans. Cependant, comme il est probable qu’un grand nombre de personnes se trouvant provisoirement dans ces parages et non enregistrées, ont également trouvé la mort ; et comme il n’est pas actuellement possible d’établir le nombre de ces individus, nous croyons que le chiffre total des tués — musulmans et non-musulmans — doit être d’environ 15 000 »129.
Malgré leur caractère officiel, ces chiffres ne sont pas publiquement reconnus par le gouvernement. Cependant, au début du mois d’août, le gouvernement réévalue encore le nombre des victimes de Cilicie pour les porter à 6 429 dans le vilayet d’Adana et 454 dans celui d’Alep130.
Tableau officiel pour le vilayet d’Adana |
||||
Adana (ville) | 2 093 Arméniens | } | 2.740 | |
Adana (ville) | 33 Grecs | |||
Adana (ville) | 133 Chaldéens | |||
Adana (ville) | 418 Syriens jacobites | |||
Adana (ville) | 63 Assyriens catholiques | |||
Adana (ville) | 782 Musulmans | |||
Chrétiens |
Musulmans |
Total |
||
Adana (ville) | 2.740 |
782 |
3.522 |
|
Baghtché | 752 |
9 |
761 |
|
Hamidiyé | 378 |
175 |
553 |
|
Tarse | 463 |
45 |
508 |
|
Osmaniyé | 372 |
66 |
438 |
|
Erzin | 208 |
12 |
220 |
|
Sis | 114 |
1 |
115 |
|
Hadjın (ville) | 15 |
78 |
93 |
|
Kars Bazar | 60 |
17 |
77 |
|
Islahiyé | 50 |
0 |
50 |
|
Kara Issalou | 44 |
0 |
44 |
|
Hassa | 33 |
0 |
33 |
|
Ilvanli | 13 |
1 |
14 |
|
Féké | 2 |
0 |
2 |
|
Hassa | 33 |
0 |
33 |
|
Total | 5.243 |
1.186 |
6.429 |
Suite à la publication du rapport des deux magistrats, le nouveau vali Moustapha Zihni pacha Baban Zadé fut obligé d’approfondir les enquêtes locales et il aboutit à un chiffre de 20 200 — 19 400 chrétiens (dont 418 Syriens jacobites, 163 Chaldéens, 99 Grecs, 210 Arméniens catholiques, 655 Arméniens protestants) et 620 musulmans —, manifestement plus proche de la vérité, pour le vilayet d’Adana131.
D’après le journaliste anglais Ferriman, il semble que le bilan le plus précis des victimes ait été dressé par la commission d’enquête désignée par le Patriarcat arménien de Constantinople. Elle aboutit à un résultat assez proche de celui du vali — elle ne se permet évidemment pas de donner un chiffre pour les pertes musulmanes —, avec un total de 21 361 tués chrétiens, dont 18 839 Arméniens, 1 250 Grecs, 850 Syriens et 422 Chaldéens pour le seul vilayet d’Adana132. Ce même bilan souligne qu’il n’a pas pu évaluer convenablement le nombre des victimes parmi les travailleurs saisonniers. Il note toutefois que la seule région d’Hadjın, qui donnait une partie non négligeable du contingent des saisonniers de la plaine cilicienne, compte 2 500 disparus et qu’en conséquence le chiffre de 25 000 victimes paraît être le plus proche de la vérité.
Nous pourrions accessoirement ajouter qu’il y eut quelques milliers de victimes supplémentaires au cours des mois suivants : décédés suite à des blessures antérieures, victimes d’épidémies — on dénombra 2 000 enfants victimes de dysenterie au cours de l’été 1909 —, etc.133
Comme les pertes humaines, les pertes matérielles donnèrent lieu à un marchandage effréné entre les victimes et les autorités. Si l’on avait du accepter les premiers bilans donnés par le gouvernement, il aurait fallu admettre que les populations musulmanes, outre leurs nombreux morts, avaient également subi des pertes matérielles considérables. Or, la réalité du terrain ne laissait guère de doute sur la réalité des faits.
Le remplaçant du vali Djévad bey, Zihni pacha, fut justement chargé par le gouvernement d’Hilmi pacha de dresser un bilan des dégâts occasionnés par les « désordres ». Pour la ville d’Adana, il arrive à un chiffre de 96 000 livres turques, arrondies à 100 000 dans l’organe officieux du gouvernement, Tasviri Efkiar.
Comme pour le nombre de victimes, la commission d’enquête officielle du gouvernement se montra plus fiable que les enquêteurs locaux et parvint à un total de 4 823 maisons, fermes, écoles, églises, usines, exploitations agricoles, caravansérails, moulins, boutiques et échoppes entièrement détruits, dont 386 appartenant à des musulmans, pour le seul vilayet d’Adana134. D’après les informations collectées sur chacune des localités, ce chiffre est probablement encore en dessous de la vérité, mais a le mérite de donner une idée de l’importance de la catastrophe économique que provoquèrent les massacres et leur cortège de pillages et d’incendies.
D’après ces mêmes sources, les dégâts matériels sont évalués à cinq millions six cents mille livres turques.
35 - Salle du comité Trochag incendiée pendant les événements d’Adana. CPA, coll. M. Paboudjian.
Les massacres ayant plus particulièrement visé les hommes adultes entre seize et quarante-cinq ans, on dénombra après la Catastrophe un nombre considérable de veuves et d’orphelins. Certes, une commission internationale fut créée pour venir en aide aux rescapés et des sommes considérables allouées, mais, compte tenu des dégâts, celles-ci parvinrent tout au plus à assurer la survie des dizaines de milliers — environ 90 000135— de sans abri. Le problème majeur était en effet que leurs outils de travail ayant été détruits, ces gens n’étaient pas encore en mesure de subvenir à leurs besoins par eux-mêmes.
Un autre problème, celui des milliers d’orphelins recensés après les massacres, souleva des débats interminables au sein de la nation arménienne. Pour saisir la portée de cette question, il faut se remémorer les antécédents des massacres de 1895-1896, qui firent environ 60 000 orphelins, et du scandale que provoqua chez les Arméniens l’intégration d’un certain nombre de ces enfants dans des établissements fondés par des missionnaires américains, allemands, suisses, français, etc. Victime de pertes humaines considérables — des massacres, mais aussi un grand nombre de femmes et d’enfants enlevés et convertis de force à l’islam — et habitée par le sentiment qu’elle avait reçue un coup mortel menaçant sa survie, la nation se replia alors sur elle-même pour en quelque sorte se reconstituer. Dans ces conditions, tout enfant éduqué dans une culture étrangère au sein d’une institution non arménienne, apparaissait comme un membre de plus du groupe qui allait grossir les rangs d’autres peuples et détruire un peu plus la collectivité historique arménienne. Loin de constituer un rejet de l’étranger, cette réaction était plutôt le fruit d’un sursaut national, d’une volonté collective de survivre en tant que tel. Lorsque les massacres de Cilicie se produisirent, ces souvenirs douloureux étaient encore très présents dans les esprits et furent d’autant plus ravivés qu’ils ne rappelaient que trop les drames vécus sous le régime hamidien. Un autre élément à prendre en compte est le sentiment d’humiliation qu’inspirait aux Arméniens le fait qu’ils ne soient pas eux-mêmes en mesure d’assumer l’éducation de « leurs » orphelins. Il faut enfin souligner que ces mêmes Arméniens, tout en étant culturellement assez proches des Européens, supportaient fort mal la psychologie colonialiste de la plupart des intervenants étrangers — sans minorer pour autant certains aspects positifs de leur présence —, qu’il s’agisse de missionnaires, de négociants ou de diplomates. Cela était notamment le cas dans les milieux les plus éduqués, qui ne toléraient pas d’être traités en autochtones et comprenaient mal que leur convictions religieuses leur valent le qualificatif de schismatiques. On ne saurait, en effet, sous évaluer l’aspect confessionnel de cette affaire. Déjà grignotée par les missionnaires protestants et catholiques qui débauchaient ses fidèles, l’ église arménienne considérait, peut-être avec outrance, qu’un enfant éduqué dans ces milieux était un enfant perdu — nombre de laïques n’étaient pas loin de penser la même chose.
Dès lors, l’avenir des orphelins devint pour le Patriarcat arménien de Constantinople et sa chambre des représentants, une priorité nationale136. C’est pourquoi il mit en place une Commission, puis prit l’initiative de créer, quelques semaines après les événements, une Commission de secours internationale — elle se réunit pour la première fois le 22 mai 1909 à Constantinople et était présidée par Saïd pacha, président du Sénat ottoman —, comprenant, outre les Arméniens, des Grecs, des Turcs et des étrangers comme le directeur de la Banque ottomane.
Les premiers secours furent donc à la charge de la Commission nationale qui organisa l’envoi d’une première mission d’évaluation, puis des médecins, des infirmières, des pharmaciens, tous volontaires, avec tout le matériel chirurgical et médical nécessaire. Elle assura aussi la distribution de denrées alimentaires et d’aides financières aux familles les plus touchées pour un montant de 1 943 162 aspres turques137.
Cependant, compte tenu de la charge de travail et financière que constituaient la création et la gestion d’orphelinats, la Chambre arménienne décida, le 20 août 1909, de mettre en place une Commission centrale chargée des orphelins de Cilicie. Celle-ci fonda très vite six établissements pour parer au plus pressé : un premier à Adana, dès le mois d’août 1909, abritant 233 enfants ; un second à Marach, en septembre 1909, avec 178 locataires ; un troisième, le même mois, à Hadjın, avec 350 garçons et filles; un quatrième à Ayntab, en octobre 1909, avec 185 enfants ; un cinquième à Hassan Beyli, également en octobre, abritant 207 orphelins et un sixième à Dört Yöl, lui aussi en octobre, occupé par 273 garçons et filles. Au milieu de l’automne 1909, la Commission nationale arménienne gérait donc six établissements abritant un total de 1426 orphelins.
Cinq autres établissements furent fondés par les missionnaires américains à Hadjın (350 enfants), anglais à Ayntab (100) et Marach (200), allemands à Marach (727), tandis que deux orphelinats d’ état prenaient en charge 216 enfants à Marach et Dört Yöl. On arrive ainsi à un total de 3164 enfants arméniens orphelins de père et de mère. Il faut y adjoindre 3977 enfants orphelins de père dans le vilayet d’Adana et 762 dans celui d’Alep, ce qui fait un total général de 7 903 orphelins, placés en institution ou élevés auprès de leurs mères138.
60) Cf. infra, pp. 143 et suiv., le rapport complet du P. Rigal.
61) Cette synthèse est rédigée à partir de multiples sources : rapport de la commission parlementaire, du conseil arménien, des missionnaires, des consuls et, bien sûr, des articles et témoignages publiés dans la presse stambouliote, ainsi que les témoignages essentiels donnés dans les ouvrages de Terzian, op. cit., pp. 26-36, Ferriman, op. cit., pp. 23-25.
62)- D’après le pharmacien Hagop Terzian, ce sont les 300 Arméniens presque tous originaires d’Hadjın vivant dans le quartier proche de la mosquée de la Sultane-Validée, à Khazır bazar, qui furent témoins de ces faits ( cf. Terzian, op. cit., p. 37). Après avoir résisté durant deux heures, ceux-ci parvinrent, au cours de la nuit, à passer dans la maison du drogman du consulat russe, Yanko Artémi, en ouvrant une brèche dans un mur latéral. Ils y restèrent trois jours et quatre nuits, jusqu’à la fin des premiers massacres.
63) Terzian, qui était alors dans le quartier arménien, donne une répartition très précise, rue par rue, des défenseurs (op. cit., pp. 38-39). Le consul anglais confirme pour sa part que l’assaut a été donné par les musulmans sur le quartier arménien : FO 195/2306, lettre de Doughty-Wylie à l’ambassadeur Lowther, du 21 avril 1909.
64) Voir les relations des missionnaires français publiées infra, pp. 144-147.
65) Ces documents, reproduits dans la presse de Constantinople, ont été compilés par Ferriman, op. cit., pp. 138-147 et Terzian, op. cit., p. 695 sqq. La dernière citation est extraite du rapport de la commission parlementaire de H. Babikian publié infra, p. 175.
66) Ferriman, op. cit., p. 137 et Terzian, op. cit., pp. 701-702, citent le rapport.
67) Ibidem, pp. 220-225.
68) Ibidem.
69) Terzian, op. cit., pp. 162-165 ; cf. aussi Azadamard, n° 19, daté du 14 juillet 1909, p. 4 et n° 2, daté du 24 juin 1909, p. 2, qui précise que le nombre des victimes est passé de 453 à 553 suite aux décès ultérieurs de personnes blessées au cours des massacres.
70) Ferriman, op. cit., p. 52.
71) Terzian, op. cit., pp. 166-176 ; cf. aussi Azadamard, nos 20 et 21, datés des 15 et 16 juillet 1909.
72) Ferriman, op. cit., pp. 47-52 et 54.
73) Terzian, op. cit., pp. 176-182.
74) Ibidem, pp. 215-220.
75) Ferriman, op. cit., p. 42.
76) Ibidem, p. 42 ; Azadamard, n° 3, daté du 25 juin 1909, p. 2.
77) Ibidem, pp. 42-43.
78) Ibidem, p. 47 ; Azadamard, n° 2, daté du 24 juin 1909, p. 2, article de son envoyé spécial, qui évalue à 15 000, dont 5 000 travaillant dans des exploitations musulmanes, les saisonniers venus de Hadjın, Dyarbékir et Mouch.
79) Infra, pp. 158-159.
80) Ibidem, pp. 44-46 ; Azadamard, n° 13, daté du 7 juillet 1909, p. 2.
81) Ibidem, pp. 67-68 ; Terzian, op. cit., pp. 226-232.
82) Ibidem, pp. 209-215.
83) Ibidem., pp. 232-243.
84) AMAE, Correspondance politique, Turquie, vol. 83, f° 144/2, rapport daté du 2 juillet 1909, du gérant du vice-consulat de Marach au ministre Pichon.
85) Terzian, op. cit., p. 250.
86) Ibidem, pp. 189-195 ; Azadamard, n° 13, daté du 7 juillet 1909, p. 2.
87) Infra, p. 159, texte intégral du P. Rigal.
88) Infra, p. 160, texte intégral du P. Rigal.
89) Azadamard, n° 13, daté du 7 juillet 1909, p. 2.
90) Infra, pp. 160-161, texte intégral du P. Rigal ; Azadamard, n° 3, daté du 25 juin 1909, p. 2.
91) Infra, p. 160, texte intégral du P. Rigal.
92) Terzian, op. cit., pp. 244-250.
93) Ferriman, op. cit., p. 52.
94)- Ibidem, p. 56 ; Azadamard, n° 1, daté du 23 juin 1909, p. 3.
95) Ibidem, pp. 61-62.
96) Ibidem, p. 61.
97) Ibidem, p. 58.
98) Infra, p. 162, texte intégral du P. Rigal.
99) Ferriman, op. cit., p. 66.
100) Ibidem, p. 66.
101) Ibidem, pp. 66-67.
102) Fernand ROQUE-FERRIER (20 février 1859 - 22 Juillet 1909). Diplômé de l’ école des Langues orientales vivantes; élève drogman à Tabriz, 19 déc. 1882 ; drogman de 3e classe à Téhéran, 19 mars 1885 ; drogman chancelier à Tauris, 22 déc. 1886; drogman de 2e classe, 16 oct. 1890 ; drogman de première classe, 6 avril 1894 ; gérant du consulat, 11 juin 1893-1er juillet 1894 ; vice-consul à Bagdad (non installé), 27 août 1895 ; gérant du vice-consulat d’Erzeroum, 26 oct. 1895 ; médaille d’honneur en or, 25 janvier 1896 ; chevalier de la Légion d’honneur, 13 juillet 1896 ; vice-consul à Erzeroum, 14 avril 1897 ; consul de 2e classe, 29 juillet 1899 ; consul adjoint à Mongtsep, 6 février 1901 ; officier d’académie, 21 mai 1901 ; consul à Saint-Paul, 4 janvier 1902 ; à Alep, 15 octobre 1906 ; consul de 1 re classe, 30 Janvier 1907: cf. Annuaire Diplomatique et Consulaire de la République Française pour 1907-1908.
103) Puzantion, n° 3818, daté du 4 mai 1909, p. 3 ; Ferriman, op. cit., p. 73 ; Terzian, op. cit., pp. 255-256. Le quotidien jeune-turc Tanin dénombre deux cents victimes ; Constant (P.), Capucins missionnaires, Syrie, Liban, Turquie, Marseille 1931, pp. 36-60.
104) Puzantion, n° 3818, daté du 4 mai 1909, p. 3 ; Ferriman, op. cit., p. 73 ; Terzian, op. cit., pp. 255-256.
105) Ferriman, op. cit., pp. 75-76 ; Terzian, op. cit., pp. 258-260.
106) Ferriman, op. cit., p. 76 ; Terzian, op. cit., pp. 260-261.
107) Voir le document d’archive n° V, publié infra, pp. 174-185.
108) Ferriman, op. cit., p. 74 ; Terzian, op. cit., pp. 261-262.
109) Voir le document d’archive n° V, infra, p. 185; Ferriman, op. cit., pp. 74-75 ; Terzian, op. cit., pp. 256-257.
110) Ferriman, op. cit., pp. 77-78 ; Terzian, op. cit., pp. 256-257.
111) AMAE, Correspondance politique, Turquie, vol. 83, f° 144/2, rapport daté du 2 juillet 1909, du gérant du vice-consulat de Marach au ministre Pichon.
112) Publié en fac-similé, avec une traduction des articles incriminés, dans Terzian, op. cit., pp. 64-92.
113) Ibidem, pp. 64-68.
114) Article repris dans Azadamard, n° 4, daté du 26 juin 1909, p. 2.
115) Terzian, op. cit., pp. 68-69.
116) Ibidem, p. 69.
117) Infra, p. 152, relation du P. Rigal.
118) Publié notamment dans Puzantion, n° 3806, daté du 19 avril 1909, p. 2.
119) Compte rendu de la séance dans Puzantion, n° 3807, daté du 20 avril 1909, p. 1.
120) Supra, p. 18.
121) Information reprise dans Puzantion, n° 3816, daté du 1er mai 1909, p. 1.
122) AMAE, Correspondance politique, Turquie, n. s., vol. 83, ff. 121-122, Paris le 16 juin 1909.
123) Infra, p.149, le mémoire du P. Rigal, dont sont aussi extraits les passages suivants.
124) Infra, p.173, rapport de H. Babikian. Cela est confirmé dans le « Report on the Massacres in Adana » du major Doughty-Wylie : FO 424/220.
125) Chiffres donnés dans le rapport du ministre de l’Intérieur Férid pacha, lu au cours de la séance du Parlement ottoman du 11 mai, dont les minutes sont intégralement publiées par Terzian, op. cit., p. 607 ; voir aussi ibidem, 300 ; Ferriman, op. cit., p. 80.
126) Intervention de K. Zohrab, mentionnant comme source une lettre reçue à Constantinople du drogman du vice-consulat de France à Mersine et Adana : Terzian, op. cit., pp. 604-605
127) Reprise dans Puzantion, n° 3827, daté du 14 mai 1909, p. 2.
128) Voir infra, p. 167, le rapport.
129) Voir, supra, les références de la note 53.
130) Tasviri Efkiar, daté du 12 août 1909.
131) Chiffres confirmés par le chargé d’affaire Boppe, dans une lettre adressée au ministre Pichon : AMAE, Correspondance politique, Turquie, n. s., vol. 83, f° 147.
132) Ibidem, p. 83, le tableau complet.
133) Ibidem. Voir les nombreuses références publiées par A. Arkun, art. cit., p. 70, n. 43.
134) Cf. les références de la note 53 ; Ferriman, op. cit., pp. 85-87, tableau complet.
135) Chiffres donnés par la commission d’enquête gouvernementale : cf. les références de la note 53. Ferriman, op. cit., pp. 91-93-87, donne le détail région par région.
136) Voir à ce sujet la correspondance et les notes de Zabèl Essayan, administratrice de la Croix rouge arménienne en Cilicie à cette époque, publiées infra, pp. 217 et suiv.
137) Terzian, op. cit., pp. 814-816.
138) Ibidem, pp. 819-824.
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