RHAC II ► Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie ►
Témoignages sur Deir-Zor, Marat, Souvar et Cheddadiyé
Certains pourront peut-être considérer comme excessifs tous les témoignages se répétant plusieurs fois sur les faits qui se sont produits à Deir-Zor, sur la confirmation qu’en ces lieux les petits enfants, ou des gamins plus âgés, furent privés de tout moyen de subsistance et que, tenaillés par la faim, ils rôdaient autour des lieux d’aisance, comptant sur les excréments humains pour assurer leur nourriture.
Les faits ne sont pas exacts, mais exigent quelques éclaircissements que je donne ici sous forme de notes afin que ceux qui écriront l’histoire en utilisant les matériaux que j’ai rassemblés — je ne pense pas que j’aurai personnellement le temps nécessaire pour la rédiger — ne négligent pas ces matériaux comme étant des exagérations.
En ces lieux, ce ne sont pas des excréments humains que les petits et les autres mangeaient, mais simplement les pépins de pastèques qu’ils recherchaient dedans. Ils avaient pour accomplir ces opérations des petites tiges spéciales avec lesquelles ils trituraient et séparaient les pépins de pastèques, puis les mangeaient après les avoir lavés ou, souvent, sans le faire, en essuyant avec leurs doigts sales les traces d’excréments, lorsqu’il n’y avait pas d’eau dans les environs immédiats.
La pastèque, avec le concombre, est pratiquement le seul fruit que l’on trouve dans cette section de l’Euphrate. Les Arabes, qui mangent beaucoup de pastèques, comme d’autres, avalent en même temps les pépins qui sortent tels quels dans leurs excéments. Il n’y a pas de lieux d’aisance clos sur ces routes, et chacun fait ses besoins sur la terre ou le sable, les excréments restent donc à l’air libre et donnent l’occasion d’entreprendre le genre de fouille dont il a été question.
Je ne suis pas personnellement descendu juqu’à Deir-Zor, mais même dans des camps bien plus éloignés, comme à Meskéné où je suis resté pendant des mois et où la situation n’était pas aussi infernale qu’à Deir-Zor, j’ai vu des gamins accroupis autour d’excréments. Ceux-ci fouillaient également les crottes de cheval en espérant y trouver des grains d’orge.
Quelque temps plus tard, lorsque je suis passé en Syrie, j’ai vu, sur les routes, des enfants occupés à ce même genre de tâches, mais il ne s’agissait plus d’enfants arméniens, mais d’Arabes qui étaient également victimes de la famine et n’espéraient comme toute nourriture que ce qu’ils trouvaient dans les excréments humains ou animaux.
Même dans une ville comme Alep, on trouvait beaucoup de gamins mangeant des peaux de pastèques ou de melons, ainsi que des restes de légumes divers. Les poubelles y étaient nettoyées pour moitié par des gamins sans parents, notamment des Arméniens. Ils étaient tellement habitués à cela que même lorsqu’on les appelait pour leur offrir une nourriture abondante, ils allaient encore fouiller les ordures.
Des bandes unies de garçons avaient fait des ordures de certains quartiers leur chasse gardée et ne permettaient pas aux gamins venus d’autres coins de s’en approcher.
Un gamin sans parents originaire de Dikranaguerd [=Dyarbékir] prénommé Nechan, qui avait à peine douze ans, un chien noir, ainsi que trois ou quatre autres enfants arméniens ont régné durant deux ans, jusqu’à la chute d’Alep, sur les ordures de l’hôtel Baron. Aucun autre garçon n’appartenant pas à sa bande n’a jamais osé s’approcher des poubelles de l’hôtel qui attisaient pourtant la convoitise de beaucoup, car elles étaient généralement très riches des restes de repas et parfois même de gros morceaux de viande, de morceaux de pastèques ou de melons à moitié entamés, de fruits, d’abondantes miettes de pain, soit un repas véritablement festif. Non seulement ils mangeaient ainsi à leur faim, mais ils parvenaient même à vendre les parties les plus propres qu’ils avaient triées.
Nechan portait à la ceinture un petit couteau et n’hésitait pas à s’en servir contre les enfants venus de l’extérieur, en leur entaillant les fesses ou les jambes, quand ceux-ci s’approchaient un peu trop du domaine sur lequel il régnait.
Mais le plus intéressant était son chien noir — un vulgaire chien de rue — qui les réchauffait durant l’hiver. Ils dormaient, lui, ses camarades et le chien, sous un porche, serrés les uns contre les autres comme un bloc compact au sein duquel il était difficile, en le regardant, de distinguer à quel corps appartenaient telle tête ou telle jambe.
Le chien, qu’ils surnommaient Tchapo, avait été dressé par Nechan et ne mangeait jamais de son propre chef. Quand les poubelles étaient sorties, il restait calmement autour d’elles jusqu’à ce que Nechan et ses copains les fouillent et lui donnent sa part. Quand les gamins s’absentaient, c’est lui qui veillait et fort bien [sur les poubelles]. C’était un animal d’une force exceptionnelle. Combien de fois ne l’ai-je pas testé en lui jetant de la fenêtre du pain ou même des morceaux de viande ou des os. Il se précipitait dessus, les mordait, mais ne les mangeait pas, et les apportait aux enfants ou dans leur nid habituel quand ils étaient absents, veillant sur les morceaux ramassés jusqu’à ce que les petits rentrent.
[Aram] Andonian
* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52, Deir-Zor, ff. 108-110.