RHAC II ► Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie ►
Témoignages sur Dipsi, Abouharar et Hamam
Abouharar est un centre caravanier situé sur la route Alep-Bagdad, sur la rive syrienne [Chamiyé dans le texte] de l’Euphrate, qui fut un camp de transit pour les convois lors de la déportation des Arméniens. Il comprend comme bâtiments construits un caravansérail et un han pour les voyageurs. Sur la rive de la Djéziré, en direction d’Hamam, en face, de biais, se trouve un lieu sacré des Turcs, la fameuse forteresse de Djaber [= Djaber kalesi ou Kalaat Djaber]. C’est là que se trouve l’endroit appelé Abouharar
La situation des déportés — Comparativement à celle d’autres camps, la situation des déportés à Abouharar n’apparaissait pas aussi pénible. La raison de cet état de fait est que le directeur du camp local, le sergent de gendarmerie, le fauve dénommé Rahmeddin, expédiait [vers le sud] les classes modestes sans même les laisser récupérer quelques jours. Quant à la plupart des gens aisés, il les gardait quelque temps sur place pour pouvoir les piller. Une petite minorité de ceux qui séjournaient là-bas assurait ses besoins en pratiquant de petits commerces. La grande majorité dépensait l’argent déjà en sa possession. Quoi qu’il en soit, même ces derniers étaient perpétuellement angoissée, car Rahmeddin n’était pas homme à respecter sa parole et il avait fait preuve d’un grand zèle pour torturer et dépouiller de leurs biens les Arméniens. Il déportait nombre de gens qui lui avaient pourtant donné des pots-de-vin considérables avant même que le délai convenu soit achevé. Il est vrai qu’à une certaine époque il y avait là-bas deux à trois cents tentes, mais ce ne sont pas les mêmes personnes qui ont séjourné sur place jusqu’à la fin. Il déportait une partie des gens qui étaient là depuis un certain temps et les remplaçait par les déportés arrivant du nord, en mettant à terre les morceaux les plus juteux [«onctueux» dans le texte].
Comme dans les autres camps, il y avait ici des gardiens, des fossoyeurs, des voituriers et des balayeurs qui ont été autorisés à rester sur place jusqu’au départ du dernier convoi de déportés. Toutefois, tout le monde ne pouvait être digne d’occuper des fonctions aussi respectables. Généralement, seuls ceux qui donnaient des pots-de-vin satisfaisants pouvaient espérer accéder à de telles situations.
Les convois de déportés et le sergent [Rahmeddin] — Chaque jour, sans exception, un ou deux convois de déportés étaient expédiés. Ces expéditions avaient lieu et duraient jusqu’à midi [dans le cas où il n’y en avait qu’une], ou 7 ou 8 h [du soir, s’il y en avait deux]. Le sergent prenait un grand plaisir à tuer des gens en les bastonnant durant l’expédition des convois. Une fois, il administra à un homme, avec l’énorme gourdin qu’il tenait à la main, un coup tel que le pauvre s’écroula, sans vie, avant même d’avoir pu pousser un cri. Et il fit cela bien des fois. Il avait un comportement encore plus barbare à l’égard de ceux qui étaient rendus fous par la famine. Lorsque des convois étaient formés, les miséreux de ce genre s’enfuyaient ici et là et cherchaient une cachette pour s’y dissimuler. Mais le sergent savait cela et, à chaque fois, les faisait encercler par des gendarmes et des gardiens qui attrapaient ces malheureux et les incorporaient dans les convois de déportés en les bastonnant. Tous les gens étaient terrifiés par cet homme répugnant. Ils tremblaient tous à sa vue. Un jour que j’étais au bord de l’eau, il arriva lui aussi. Trois malheureux malades, incapables de se mouvoir, étaient couchés là, sur la rive. Rahmeddin s’est approché d’eux: il marcha sur le cou de l’un deux avec les grosses bottes qu’ils portaient; posa son autre pied sur un second, accentua fortement sa pression sur les deux, puis les piétina brutalement et s’éloigna. Je n’ai pas pu supporter les râles qui émanaient de ces malheureux et je m’en suis séparé. Quand il était indisposé, cet homme trouvait toujours à se distraire en pratiquant ce genre de férocités.
Comme nous l’avons dis plus haut, la plupart de ceux qui tombaient en chemin étaient les miséreux; c’étaient eux qui étaient expédiés dans les convois et étaient contraints de marcher en portant leur bagages. Ceux qui avaient quelques moyens louaient des chars à bœufs ou des véhicules aux voituriers préposés aux convois de déportés ou aux cochers locaux. Les convois étaient à l’origine expédiés au lieu-dit Aïd, situé entre Abouharar et Hamam. Mais durant la période où nous étions à Abouharar, ce camp avait été supprimé et les convois étaient directement expédiés à Hamam. C’est pourquoi les expéditions étaient beaucoup plus terribles pour les déportés. La distance séparant Abouharar d’Hamam demandait neuf heures de marche régulière. Du fait de la longueur du trajet, ceux qui se mettaient en route un peu tard étaient obligés de passer la nuit en chemin. Mais le plus terrible, c’était l’absence d’eau tout au long de cette longue route. Durant la canicule estivale, nombreux étaient ceux qui restaient en chemin. Le plus souvent, ceux, nombreux, qui sentaient qu’ils ne seraient pas capables d’aller jusqu’à Hamam sans eau, se séparaient du convoi de déportés, se dirigeaient vers la rive du fleuve, se trouvant approximativement à une heure de marche de la route, et se rendaient à Hamam en longeant l’eau. Mais il est important de rappeler qu’il arrivait rarement que ces gens parviennent à Hamam sans se faire dévaliser**.
Le gardien chef — Le gardien chef du camp d’Hamam était alors un homme rusé et malveillant, [un certain] Hagop, originaire d’Ovadjık. Tous les déportés qui sont passés par Abouharar du temps où il assumait ces fonctions lui vouaient une haine et une rancune sans borne. Quel gardien chef le déporté aurait-il, en effet, pu observer sans dégoût et sans colère? D’autant que ce vilain mettait en œuvre contre eux toutes les violences dignes d’un authentique gardien chef. Il allait jusqu’à se comporter ainsi avec ses relations, ses familiers, ses vieux amis. Quand tous les déportés d’Abouharar ont été expédiés, celui-ci est venu à Hamam. Tous les gens lui ont craché à la figure, l’ont injurié, l’ont déshonoré. Il n’a pas pu rester à Hamam, car les fonctions qu’il avait occupées à Abouharar n’ont pas été reconnues là-bas. Durant les massacres, il fut déporté à Deir-Zor où il est probablement mort.
Quelques gardiens chefs — Du temps où Hagop d’Ovadjık était gardien chef, les gardiens chefs de Bab et de Dipsi, respectivement Krikor çavuş de Tchoroum et Artin Nordiguian d’Adana, avaient déjà achevé leur tâche et se trouvaient à Hamam. Sans doute ces derniers supportaient-ils mal de retrouver le statut de déportés ordinaires, compte tenu du fait qu’ils avaient pris goût à ce genre de fonctions. Ils ont donc voulu se faire également nommer à cet emploi ici, pour ne pas connaître les privations. Par conséquent, ils ont, indépendamment l’un de l’autre, tenté de faire révoquer Hagop pour prendre ses fonctions. Ils ont promis au sergent des pots-de-vin conséquents et de nouvelles sources de revenus. Les efforts d’Artin restèrent sans effet, tandis que Krikor réussit à se faire désigner comme gardien chef-adjoint, c’est-à-dire le collaborateur et l’assistant de Hagop. Sans doute le sergent appréciait-il beaucoup ce dernier pour sa fidélité et n’avait-il pas voulu se priver de sa collaboration. Le lendemain de l’entrée en fonction de Krikor, le gardien chef et le gardien chef-adjoint ont visité ensemble toutes les tentes et exigé une livre or et un médjid en arguant que l’ordre d’établir [= iskian ] ici les gens présents était arrivé, mais que ceux qui ne donneraient pas la somme réclamée seraient expédiés. La population s’est réjouie. Quelques centaines de tentes ont remis l’argent exigé. à la suite de quoi, sur ordre du sergent, leurs tentes furent séparées des autres et, conformément aux instructions données par un géomètre arménien présent, ils ordonnèrent les tentes pour former un camp en bonne et due forme.
Il s’est révélé que c’était un mensonge. Deux jours plus tard, ceux qui avaient donné de l’argent comme ceux qui ne l’avaient pas fait furent mis sur un même pied et l’expédition des convois commença sans exception. Nous avons appris que le sergent avait récupéré une livre or par tente ayant payé, tandis qu’ils s’étaient gardé les médjidiés.
L’arrivée à Abouharar du commandant de région, le gouverneur militaire Ghalib bey, et la fin de notre camp de déportés — Vers la fin du mois de mai, des camps militaires ont été installés sur la ligne de l’Euphrate et Meskéné est devenu le centre de commandement d’une région militaire. Le commandant de la région militaire, Ghalib bey, récupéra tous les Arméniens se trouvant sur cette ligne dans des bataillons d’artisans destinés à servir les camps militaires. Il est également venu à Abouharar et comme il n’était pas prévu de créer un camp à cet endroit, il recruta [les Arméniens] qui se trouvaient ici pour les envoyer à Meskéné et Hamam et ordonna au sergent de les envoyer dans les lieux désignés. On commença alors à expédier ceux qui ne s’étaient pas fait enregistrer comme artisans. Il ne resta plus finalement que cinquante personnes à Abouharar. Il s’agissait des gens aisés qui, sachant qu’il était dangereux d’être expédié au sud, ont voulu s’entendre avec le sergent pour pouvoir aller à Meskéné, compte tenu du fait qu’il existait l’opportunité d’y aller en qualité d’artisan et, surtout, qu’à ce moment-là la discipline n’était pas aussi marquée. Le sergent exigea cent livres or pour cela. Croyant qu’ils allaient pouvoir le satisfaire avec quatre vingt dix livres, ils les ont réunies et quelques personnes sont allées les remettre au sergent, en le suppliant, quoi qu’il y eût dix livres de moins que la somme exigée, qu’il veuille bien leur pardonner et les accepter, car ils n’avaient pu rassembler que cela. Lorsque le sergent apprit qu’il manquait dix livres, sans l’ouvrir ni compter, il leur jeta la bourse à la figure en criant, blême de colère: «Préparez-vous à être expédiés, vous n’avez plus de protecteur». En entendant ces propos terrfiants, ces personnes furent prises de panique. Elles regrettèrent leur geste, le supplièrent, confessèrent leur grande faute et parvinrent péniblement à calmer sa fureur. Ayant rajouté dix livres sur les quatre vingt dix, elles parvinrent à le satisfaire. Après quoi, il les envoya à Meskéné et c’est ainsi qu’Abouharar fut vidée de ses déportés et cessa de servir de camp de transit pour les convois.
[Simon]Onbachian, deBanderma
* BNu, Fonds Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 8, Abouharar, ff. 5-11.
* Note de l’auteur: «Les Arabes nomades qui campaient sur les deux rives de l’Euphrate à partir de Meskéné étaient tous, sans exception, des pillards qui dévalisaient tous ceux qu’ils rencontraien,t sans faire de distinction raciale, et même entre eux, mais ils ne tuaient pas.