RHAC II ► Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie ►
Ce sont Manuel K. Djabroian, Hagop Sirabian, Kourkèn Nadjarian et Hovhannès Sinanian qui m’ont fourni les informations suivantes concernant ce camp qui se trouve dans les environs d’Alep. [Aram] Andonian.
Durant la période où ils séjournèrent à Mârra (au cours des derniers mois de 1915), il y avait six cents familles de déportés. Ils y étaient très à l’aise, mais le kaïmakam, un natif d’Alep [nommé] Hayyani Zadé Tevfik bey, n’était pas satisfait de leur aisance. Il les menaçait constamment en disant: «Je vous casserai la tête, je vous exterminerai, etc.». Il a finalement réussi à obtenir d’Alep un ordre de déportation pour Deir-Zor sous le prétexte que ces gens nuisaient à la tranquillité du village.
Jusqu’alors, selon les dispositions et sur les ordres de Djemal pacha, [le kaïmakam ] avait reçu pour consigne de distribuer du blé aux déportés, mais celui-ci s’était contenté d’en fournir quarante à cinquante mesures à quelques personnes et s’était octroyé la part des autres. Quand il a reçu l’ordre de déporter les Arméniens, il a commencé à organiser avec dureté leur expédition. Mais Djemal pacha avait alors adressé des ordres un peu partout pour que les artisans arméniens ne soient pas poussés dans les déserts et restent à leur place. Tevfik bey exploita cette ordre pour s’enrichir abusivement. Certaines personnes purent rester en le soudoyant, alors qu’il ne s’agissait pas d’artisans, tandis que des gens qui maîtrisaient un métier artisanal furent expédiés dans les convois. Bien évidemment, les pots-de-vin jouaient un très grand rôle dans ce type d’arrangement, ainsi que [l’accès] aisé aux jeunes filles. Du reste, on disait ouvertement aux familles ayant des jeunes filles en leur sein: «Vous nous passez vos filles, sinon la route de Zor est grande ouverte devant vous». Nous connaissons les personnes suivantes qui ont donné d’importants pots-de-vin: Hagop Sirapian, de Mersine, 41 livres or; Garabèd Sirapian, de Mersine, 200 livres or; Vartan Pirénian, de Constantinople, 200 livres or; Melkon Babiguian, de Marach, 50 livres or; Nechan, de Konia, 150 livres or; Hagop Kutchuk Sarkissian, de Dört Yol, 50 livres or. Il y en avait également d’autres, mais nous ignorons leurs noms (des gens qui m’ont fourni ces informations, Hovhannès Sinanian, de Mersine, donna également 41 livres or pour rester comme artisan à Mârra).
Un jour deux jeunes filles originaires de Mersine arrivèrent de Hamam à Mârra, car elles devaient se rendre à Alep. La première était âgée de quinze ans et la seconde de treize. Les deux frères du médecin municipal Ziber, Kémal et Abdürrahman, violèrent la plus grande des filles dans la maison du conseiller municipal Fakhri. Ayant appris cela, Tevfik bey, en qualité de défenseur des filles, donna personnellement la bastonnade à Abdürrahman et l’emprisonna durant deux heures. Toutefois, qu’on ne s’imagine surtout pas qu’il fit cela par sens de l’honneur, car la nuit même, il viola à son tour l’[autre] jeune fille vierge dans l’écurie d’Abro, puis abandonna cette pauvre petite à la cupidité d’Abro en guise de rétribution. Le garçon d’écurie Abd Assad, Boghos de Zeytoun et un gendarme de Mârra, Ömer, qui était généralement de faction devant la porte de Tevfik bey, furent témoins de cet acte. Tevfik bey s’enorgueillissait du fait qu’il était natif d’Alep et avait moult fois adressé des lettres de doléances aux autorités d’Alep pour que celles-ci expulsent de cette ville tous les Arméniens.
Les Arméniens restés à Mârra en qualité d’artisans étaient continuellement soumis à ses menaces et furent contraints à de multiples reprises de verser de nouveaux pots-de-vin pour qu’il les laisse en paix. Tous les autres Arméniens furent expédiés vers Meskéné, puis de là à Zor où ils furent pour la plupart massacrés.
* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52, Deir-Zor, ff. 42-51.
BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 30, Alep, ff. 16-17.