RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Bab, Lalé et Téfridjé

7 - HOVHANNÈS KHATCHERIAN, de Bardizag

Une description de Bab*

Nous avons quitté Akhtérim, sur notre char à bœufs, le dernier jour de décembre 1915, pour aller à Bab. Du fait de la pluie qui était tombée sans arrêt durant plusieurs jours, les routes étaient devenues presque impraticables. Nous avancions dans une boue épaisse, accompagnant un convoi qui avait été confié à un militaire, soumis aux assauts directs de pillards arabes.

En cours de route, ces pillards arabes nous ont visités à plusieurs reprises. Il est inutile de dire qu’ils ont pris et emporté durant leurs visites argent, vêtements, lits et literie...

Nous sommes arrivés en ville après le coucher du soleil, puis avons été amenés dans un champ situé à une demi-heure de là [...]

Nous étions à présent en train de récupérer un peu de nos efforts près de la porte de la ville, au pied du mur d’une maison à coupole, tentant, avec de l’argent — si tant est que le maigre contenu de nos poches le permettait —, de rentrer dans le khan de la ville, plutôt que de nous reposer sous nos tentes, la tête sous un toit, à cette heure de la soirée, à l’abri du froid et de la neige. C’est à ce moment-là que nous avons soudain subi l’ultime attaque d’un groupe compact d’Arabes, grands et petits, dont nos misérables parapluies furent les victimes, quoique nous en ayons, depuis longtemps, oublié l’usage.

Entre temps, notre tentative [de pénétrer dans la ville] avait échoué et nous avons repris le chemin des tentes. Il fait nuit — une obscurité terrifiante et ahurissante qui n’est perturbée que par les assauts du froid qui nous ont littéralement transis — et, dans un état proche de la folie, nous nous arrêtons dans un endroit où nous allons dresser notre tente. Mais... certains ne sont plus là et nous commençons, comme beaucoup d’autres, à la tendre en poussant des cris misérables — «Les gars! venez». Quand ils entendent nos voix, ils crient à leur tour «nous sommes ici, nous arrivons! où êtes-vous?» Mais il est impossible de vérifier qui répond à qui, d’autant que nous sommes sur une vaste étendue. Finalement, comme tout le monde, nous retrouvons les nôtres, et nous nous rassemblons sous la tente dressée à la hâte. Après avoir mangé un petit quelque chose — du reste que nous restait-il —, nos yeux et nos corps épuisés sombrèrent dans les bras de Morphée jusqu’à l’aube [...] Ils allaient se réveiller demain pour fêter le 1er janvier 1916, puis Noël.

Il faut dire que Bab était un centre de déportation, un camp de concentration. Aussi était-il prévisible que les regroupements y seraient encore plus importants. Quant à la question de savoir combien de personnes furent concentrées ici, il n’est possible d’y répondre qu’avec certaines données chiffrées, en ayant par exemple en main les chiffres de décès quotidiens. En vous promettant de fournir plus loin quelques chiffres — pour des personnes vivant dans les conditions où nous étions, il était alors à peine concevable de s’intérêsser à ces questions — j’en viens à la description du camp de tentes.

Comme je l’ai dit au début, le camp de tentes de Bab était établi dans une vaste plaine, dont la sol argileux faisait que, lorsque la pluie tombait, elle se transformait en un champ totalement infranchissable. Les tentes baignaient dans l’eau et la neige. Elles étaient le plus souvent dressées, pour des raisons évidentes, en rangs très serrés: parce que les vols étaient courants. Ainsi, tandis que le gardien était encore à l’autre bout, affirmant que tout était en ordre, tu pouvais voir de la tente d’à côté qu’on allait jusqu’à voler les couvertures des malades. Une telle proximité des tentes avait provoqué une extrême saleté, augmentée par la proximité immédiate des lieux réservés aux besoins essentiels. Il était impossible aux déportés de se défaire des poux. Ils pouvaient se laver à l’eau tant qu’ils voulaient, il n’y avait rien à faire, car lors de l’expulsion de chaque convoi le démontage des tentes favorisait largement la saleté, car le commandant du camp et les gardiens arméniens prenaient généralement toutes les affaires et les jetaient dans la boue: après avoir subi un tel traitement, il n’était véritablement plus possible de garder propres literie, matelas ou sous-vêtements.

Voici [ce qu’étaient] les conditions de vie, avec l’attente au jour le jour d’une aide matérielle dont dépendait notre alimentation. Cela était bien sûr la cause de nombre de maladies. Parmi les épidémies qui furent les plus mortelles, c’est le typhus qui fit le plus de victimes. Il faut s’imaginer que les familles, séparées de leurs foyers et de leurs lieux de résidence, n’étaient pas en mesure d’assurer [aux malades] des conditions favorables [de guérison]: elles n’avaient même pas la possibilité de couvrir un malade avec deux couvertures. Comment étaient-ils victimes du typhus?

Quand quelqu’un doit parler des dégâts causés par le typhus, il ne peut pas ne pas se souvenir en passant du rôle joué par le Dr Vahan, tant comme médecin municipal (à Bab), que comme médecin arménien, lequel, plutôt que de se montrer patriote, s’est révélé, je crois, hostile à la nation, car il ne visitait pas tous les malades, se comportant avec dédain vis-à-vis de la population, les gens se trouvant là-bas ne l’ayant paraît-il pas averti à temps. Il travaillait plus à s’enrichir qu’à profiter de sa situation pour véritablement apporter un réconfort à ses malheureux compatriotes qui souffraient [...]

Je suis resté trois mois à Bab et, après nous, presque plus personne n’est parti d’ici, à l’exception du dernier convoi qui était composé... des gardiens [arméniens] et pour une part de déportés. Le jour de notre départ, le dernier contrôle avait lieu. Le sous-préfet de Bab, dont je ne me rappelle pas le nom, était également venu solennellement ce jour-là, accompagné des notables de Bab et de Tétif, et il leur fit la déclaration suivante: «Voici que les déportés s’en vont. J’ai appris que vous amenez dans vos maisons des Arméniens. Votre comportement va à l’encontre des efforts du gouvernement. J’exige donc, au nom de la patrie, que vous renonciez à votre projet de garder des infidèles chez vous». Puis, il acheva son discours en disant: «Oh Arabes, sachez qu’aucun d’entre eux, et pas même un poulet, ne doit rester [en vie], car ils pourraient se venger; personne ne doit cacher quelqu’un [Texte en turc: «Bilmiz olun ey Araplar ki bunlardan bir tavuk bile kalsa, bizden intikam alacak, olmar ki, bir kimseyi».] ».

Oui! le sous-préfet parlait juste. Mais à cette époque, ce n’était pas la vengeance [qui nous animait], car le plus commun des sentiments était éteint en nous et nous prenions la route tête basse vers Meskéné.

La route de Bab à Meskéné était un véritable cimetière, [et] rien d’autre. Sur cette route, dans les lieux-dits Téfridjé et Lalé, étaient établis des camps de déportés, où on mettait généralement ceux qui avaient «une espérance de vie d’à peine quelques jours», afin que le destin de ces milliers de personnes s’accomplisse loin des centres. Une petite gorge passe au milieu de Lalé, au sein de laquelle les Arméniens ont voulu trouver leur dernière consolation, leur dernier repos. On peut dire, sans exagération, que de ces milliers de gens souffrant entre Téfridjé et Lalé, à peine 20% ont pu parvenir jusqu’à Meskéné.

Nous avons nous-mêmes pu survivre un peu plus longtemps que les autres dans des lieux comme Téfridjé et Lalé. Une nuit, nous nous sommes mis à la recherche d’un véhicule et nous avons pu continuer notre route. Nous n’avons pas continué parce que nous avions préalablement souhaité aller vers Deir-Zor, mais parce que rester en ces lieux signifiait une mort atroce, tandis qu’à Meskéné nous savions que nous pourrions peut-être, in fine, y échapper car, sur la route portant la mort de Deir-Zor, elle n’était qu’une station d’où les convois étaient expédiés vers le sud — dans des conditions comparativement convenables qui permettraient aux déportés de reprendre librement leur souffle — et où, il faut dire, se trouvait Tcherkesse Husseïn qui, quoi qu’étant commandant des convois, était relativement bienveillant... par amour de l’or des Arméniens, si vous préférez. Mais s’est-il trouvé un seul de ses semblables qui ait refusé d’accepter ou de récupérer de telles quantités d’or, en continuant, au jour le jour, à accomplir leurs actes sauvages?

Comme dernière partie de ma description, je veux dire quelques mots de conclusion. Je ne veux pas trop m’étendre sur la responsabilité du gouvernement et du peuple turcs, mais je voudrais faire la vérité sur un point.

Nous avons fréquemment été pillés, dévalisés, tués, l’honneur de nos femmes et de nos filles a été souillé par les Arabes Bédévi, mais je ne trouve pas ces derniers aussi coupables ou responsables que ceux qui, en connaissance de cause, nous ont envoyés nous promener tout seuls sur ces routes.

Oui, sur la route de Bab à Meskéné, notre convoi a été, en quatre jours de route, attaqué près de dix fois par les Bédévi et j’ai tout vu de mes yeux, et à chaque fois les pillages étaient terribles, ainsi que les meurtres, leurs sabres terribles et, comme conséquence, de nombreux décès. Les morts étaient nombreux car les loups avaient déjà exactement prévu que le résultat serait ainsi en nous envoyant là-bas. Nous n’étions pas surpris que des [déportés] meurent et nous allions peut-être mourir aussi. Mais de voir de tels spectacles, mis en scène avec si peu de soins, ne pouvait en vérité qu’être un scénario écrit avec du sang par le peuple turc... Cela n’est qu’une charge.

J’ai vu sur la route menant à Meskéné, durant la dernière heure que dura le voyage avant d’y arriver, cinq cents cadavres (monté sur le côté d’un char à bœufs, je les ai comptés un à un), dont la plupart étaient des filles qui avaient été déversées là, beaucoup ayant la moitié du visage dévoré et d’autres leurs chairs et leurs membres déchirés sous les crocs des chiens.

Voici donc ma brève histoire, que j’ai essayé de me remémorer, mais qui nécessite du cœur et du temps, dont surtout le premier me manque.

Hovhannès Khatchérian, de Bardizag

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide,
P.J.1/3, liasse 42, Bab, ff. 1-4.