RHAC II ► Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie ►
Témoignages sur Intili, Baghtché et Ayran
Au cours du mois de mai 1916, le commandant de la gendarmerie, le sous-préfet d’Osmanié et son adjoint de Baghtché vinrent à Ayran et Intili, au nom de la préfecture d’Adana, pour y recenser les Arméniens: ils trouvèrent leur nombre important. L’adjoint de Baghtché dit au directeur de la Compagnie d’Intili, M. Kopel, qu’il avait formé là une véritable Arménie; que quelques semaines avant ces faits, un des notables de Marach, membre du parlement ottoman, Kadir effendi, était venu avec quelques amis. Après s’être entretenu avec le capitaine commandant à Intili, Sabri bey, ils ont proposé aux notables turcs de Marach, Adana, Osmanié, Baghtché et Islahiyé de rédiger une déclaration publique commune exigeant que tous les Arméniens qui se trouvaient tout au long de la ligne de chemin de fer allant d’Islahiyé à Mamour soient expulsés et massacrés. Ainsi fut fait.
Le matin du 11 juin 1916, nous nous sommes réveillés et nous avons constaté que nous étions cernés des quatre côtés par des gendarmes qui tombèrent soudain sur toutes les personnes qui se trouvaient dans les cabanes, les rassemblèrent et les emmenèrent devant la maison du gouvernement.
L’adjoint de Baghtché, qui était reparti quelques jours plus tôt, revint à cette occasion et dit aux gendarmes: «Mes enfants! écoutez bien. Ces vipères, ces chiens sont nos véritables ennemis, car leurs responsables entretiennent des relations avec l’Entente et demandent de l’aide à l’Angleterre et à la France. Leur dieu, c’est nous. Que ces infâmes viennent donc et essaient de les arracher de nos mains». Peu après, les gendarmes nous ont enfermés dans une écurie et, une heure plus tard, nous ont mis en route vers Baghtché, affamés et assoiffés. En chemin, ils nous ont joué leur mélodie de la violence et de la bastonnade. à Baghtché, ils ont sélectionné onze cents célibataires [ bekâr ] qu’ils envoyèrent vers Marach. J’étais moi-même parmi eux. Le commandant de la gendarmerie de Baghtché, un capitaine, vint également avec nous, accompagné de trente six gendarmes. Nous nous étions mis en route depuis à peine une demi-heure lorsque le capitaine en question ordonna aux gendarmes de mettre la baïonnette au canon [ süngün tak ]. Ceux-ci se soumirent à son ordre et commencèrent à proférer mille et un propos déshonorants et des insultes, en hurlant: «Allez! bandes d’infidèles, courez vite. Nous allons vous unir aux armées de vos protecteurs habituels anglais et français». Après quoi, le capitaine dégaina son revolver, le dirigea vers la poitrine d’un jeune homme et le vida sur lui. Le pauvre garçon s’écroula alors sans vie. Le capitaine ordonna alors aux gendarmes de suivre son exemple, [car] «c’est cela qu’exigent vos fonctions». Sur ces entrefaites, les gendarmes commencèrent à frapper dans tous les sens à coups de sabre et d’épée. Les uns tombèrent, tués, les autres furent blessés. Et c’est dans cette ambiance que nous, les rescapés, sommes parvenus à Fendedjak. Là-bas, les paysans turcs aidèrent les gendarmes avec leurs propres fusils: ils frappèrent, tuèrent, pillèrent. Nous endurions tout pour un peu d’eau ou un morceau de pain. [Mais] ils ne nous permettaient même pas de boire un peu dans la rivière qui coulait à nos pieds. C’est après avoir enduré de terribles souffrances, des bastonnades et des blessures que nous sommes arrivés jusqu’aux abords de Marach, dans le lieu-dit Indjirli Bouları. Nous avons alors constaté que deux cent cinquante des nôtres avaient été massacrés. Le capitaine nous ordonna de nous mettre en rang par deux. Nous nous sommes alignés, les gendarmes ont rechargé leurs armes et sont passés derrière nous. Ils s’apprêtaient à décharger leurs fusils, lorsqu’un gendarme monté est arrivé de Marach et a transmis un pli au capitaine. Après avoir lu cette missive, ce dernier nous dit: «Vous alliez être massacrés ici même, mais pour éviter que les microbes émanant de vos cadavres ne provoquent des maladies parmi nos enfants turcs, vous allez être expédiés à Mardin et vous y serez massacrés. Que vos protecteurs viennent donc pour vous sauver». C’est en endurant une fois de plus bien des souffrances, notamment le manque d’eau, que nous sommes arrivés à Ayntab. Là-bas, ils ont séparé les malades — près d’une cinquantaine — et ont poussé les autres vers Mardin par la route de Birédjik. J’étais personnellement en bonne santé, mais je suis parvenu à me jeter parmi les malades et les mourants. Le soir venu, ils nous ont menés du côté ouest du Collège, dans un champ à découvert où nous sommes restés deux jours. C’est alors que le deuxième convoi est arrivé, comprenant près de deux mille personnes de sexes différents. Ils ont également séparé de ce groupe environ cent cinquante malades et les ont transférés auprès de nous. Ceux-ci nous ont rapporté qu’ils avaient rencontré près de Fendedjak les gendarmes qui nous avaient escortés et qu’ils avaient déshabillé les jeunes filles et les femmes les plus belles, les avaient violées et tuées après avoir accompli bien des actes de barbarie.
Lorsque notre groupe, établi dans le champ à découvert, acquit une certaine importance, des médecins sont venus, ont séparé ceux qui étaient remis, puis brûlèrent à la chaux vive les plus de cinquante malades [restants]. Quant à moi, je me suis habilement jeté parmi les morts au moment propice et j’ai fait semblant d’être mort. Vers minuit, je me suis levé et j’ai fui au centre d’Ayntab. Je suis resté réfugié chez un Arménien durant sept à huit jours, puis je suis venu à Alep avec une caravane. Ici, j’ai appris que mes compagnons, qui étaient au nombre de huit cents lorsque je m’en suis séparé, avaient tous été massacrés dans Mardin. Aujourd’hui, sur les onze cents personnes de mon groupe, on n’en trouve pas dix [vivants].
Le 12 décembre 1916, Minas Tilbéian, originaire de Marach
* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 21, Intili, ff. 6-8.