Raymond H. Kévorkian, RAHC II, Partie I. Axes de déportations et camps de concentration
Après avoir traité, dans la première partie de ce volume, du processus de déportation des Arméniens — y compris de leur provenance et de leur nombre — dans les déserts de Syrie et de Mésopotamie, et, plus généralement, de la mise en place de la Sous-direction des Déportés, de la localisation des camps de transit et des camps de concentration, de la durée de leurs activités et du nombre de victimes qu’on dénombra dans chacun d’entre eux, et publié, dans la seconde partie de ce travail, des témoignages de rescapés, nous nous proposons, dans cette troisième partie, de donner un bref aperçu de la vie dans les camps au cours des années 1915-1916.
Ainsi que nous l’avons vu, le système mis en place par la Sous-direction des Déportés prévoyait quatre zones d’«installation»: la première dans le nord du vilayet d’Alep, sur les deux versants de l’Amanus; la seconde en direction de l’Est, sur une ligne allant de Ras ul-Aïn à Mossoul; la troisième, sud-est, sur la ligne de l’Euphrate, avec notamment les camps de Meskéné-Rakka-Deir-Zor; la quatrième, plein sud, s’étalant sur l’axe Hama-Homs-Damas-Jérusalem-l’Hauran Occidental et Maan. Mais si, dans les trois premières zones, l’on compta jusqu’à vingt-deux camps de concentration qui fonctionnaient comme un système de vases communicants — chaque convoi de déportés poussant en quelque sorte les précédents toujours plus vers l’avant —, la quatrième, qui toucha environ 130 000 personnes, apparaît surtout comme une région dans laquelle de petits contingents d’Arméniens étaient émiettés en milieu rural. C’est pourquoi ce qui suit concerne les trois premières zones ayant vu passer et souvent trépasser quelque 700 000 déportés.
Le personnel ainsi recruté était essentiellement constitué de deux corps de collaborateurs: l’un chargé des convois, l’autre chargé des camps. Les convois étaient menés par un chef et une escorte de supplétifs que les déportés qualifiaient de «gendarmes». Quant aux camps, ils étaient dirigés par un directeur ( sevkiyat-ı müdürü ), entouré de collaborateurs envoyés par Alep ou de personnels recrutés sur place. Le directeur nommait en outre un surveillant chef et des gardiens parmi les Arméniens, en leur offrant en échange de les nourrir et de leur laisser la vie sauve. Ceux-ci étaient notamment chargés de surveiller les camps durant la nuit. Le choix fait par les müdür semble avoir été des plus judicieux, puisqu’ils recrutaient surtout les surveillants arméniens parmi les déportés les plus misérables ou ceux qui étaient les plus prédisposés à la malveillance, afin d’accentuer l’antagonisme déjà existant entre les déportés aisés, c’est-à-dire ceux qui pouvaient encore se payer de quoi manger, et les autres qui crevaient littéralement de faim. Tous les témoignages révèlent, en effet, que ces supplétifs arméniens étaient tout aussi brutaux que leurs collègues «ottomans» et particulièrement agressifs à l’égard de leurs compatriotes. On aura compris que ce genre de circonstances particulières était propice à l’épanouissement des instincts les plus vils et au développement d’une agressivité apparemment infondée entre déportés. Celle-ci venait se superposer aux antagonismes sociaux traditionnels, traversant tous les milieux indistinctement, comme si les victimes se reprochaient mutuellement le sort que les bourreaux leur faisaient subir.
Il existait enfin des recrues provoquant moins de réprobation parmi les déportés, à savoir les fossoyeurs qui étaient chargés, chaque matin, de passer parmi les tentes et de ramasser les cadavres — en moyenne 200 à 400 par jour et par camp — des personnes mortes au cours de la nuit, puis de les enterrer dans les fosses communes qui étaient creusées dans les environs immédiats de chaque camp. En échange de quoi, les fossoyeurs étaient nourris et évitaient momentanément d’être déportés plus loin à l’intérieur des déserts. Ce sont ces recrues qui constituent la source la plus fiable pour évaluer le nombre des victimes dans chacun des camps.
En dehors des deux stations des environs immédiats d’Alep, les camps de concentration étaient tous établis dans des régions désertiques, hors des bourgs et des villages, dont l’accès était strictement réglementé. Car entrer en ville signifait avoir une chance de se fondre dans la foule ou de soudoyer un habitant local pour qu’il vous cache quelque temps. Les camps se résumaient en fait, le plus souvent, à une étendue de terrain dépourvue de toutes commodités, située à quinze ou trente minutes à pied d’une petite loca-lité, sur laquelle une multitude de tentes étaient dressées, serrées les unes contre les autres pour des raisons de sécurité — nous avons déjà lu que les camps étaient souvent attaqués au cours de la nuit par des tribus locales, et il n’était pas vraiment courant que le directeur d’un camp veille effectivement à la sécurité de ses «administrés».
Concernant le ravitaillement, on constate qu’à de rares exceptions près, aucun approvisionnement n’était prévu pour les internés qui devaient se procurer leur pitance eux-mêmes auprès des populations locales. Moyennant une généreuse rétribution au directeur du camp, des marchands improvisés vendaient à prix d’or de la farine ou du pain, voire de l’eau, aux déportés qui n’avaient d’autre choix que d’acheter à n’importe quel prix ce qu’on leur offrait pour survivre. Ainsi se forma une sorte de hiérarchisation de la misère. Aux plus «fortunés» était réservé la possibilité de manger à leur faim, tandis que les autres en étaient réduits à mendier sans grand succès.
Concernant les conditions d’hébergement, les moins miséreux pouvaient en outre se procurer une tente décente, à savoir un abri capable de les protéger un peu des intempéries ou des rayons du soleil en ces régions ingrates aux variations climatiques considérables, mais on a également constaté que certains parvenaient à se dissimuler dans les villages arabes en versant un loyer important à leurs «hôtes».
L’argent développait aussi une autre grande disparité de traitement entre les déportés. Les plus argentés parvenaient en effet, en versant au directeur une sorte de droit de maintien, à éviter d’être expédiés immédiatement dans les convois qui étaient régulièrement dirigés vers le sud, vers la mort, pour faire place aux nouveaux venus, surtout lorsque le nombre de «morts naturelles» ne contribuait pas à vider suffisamment le camp. Chaque départ de convoi donnait en fait au directeur l’occasion de toucher une gratification. Sur ces bases, une relation d’intérêt s’établissait entre le directeur et certains de ses «administrés», le premier ayant évidemment intérêt à garder le plus longtemps possible ces gens auprès de lui, du moins tant que ceux-ci trouvaient les moyens de le satisfaire. C’est pourquoi il était assez fréquent que le directeur d’un camp n’applique pas les ordres envoyés par Alep et y maintienne des déportés alors qu’on lui demandait instamment de vider son établissement. Procédé que l’on peut rapprocher des problèmes rencontrés par la Sous-direction des Déportés pour déloger les quelques dizaines de milliers d’Arméniens qui étaient parvenus à se «réfugier» dans des villages arabes et que les paysans locaux se refusaient à livrer car ils étaient une source de revenus non négligeable. Aram Andonian lui-même échappa au sort commun car il était, comme il le confesse volontiers plus haut, protégé par une famille aisée qui réussit à acheter sa survie en fuyant vers Alep. Mais à côté de ces cas exceptionnels, parmi lesquels se recrutent la plupart des rescapés, combien de pauvres bougres finirent dans les fosses communes d’Islahiyé, de Meskéné ou de Ras ul-Aïn, après avoir enduré, pour les plus jeunes et les plus solides, des mois d’enfer, à la recherche quotidienne d’une nourriture quelconque? Combien de cas d’anthropophagie? Combien de mères mangeant leur enfant ou le cédant à un nomade quelconque pour une bouchée de pain? La famine, la sous-alimentation, des conditions d’hygiène innommables — les référencesaux poux et à la gale sont très courantes — semblent bien avoir fait parti de l’arsenal des mesures prises par la Sous-direction des Déportés pour éliminer ces «nouveaux migrants» auxquels les autorités réservaient officiellement le soin de faire fleurir les déserts de Syrie et de Mésopotamie où pourtant seuls quelques milliers de Bédouins, habitués à cette nature ingrate, parvenaient à survivre. L’image des enfants orphelins ou abandonnés fouillant dans les excréments des animaux pour y recueillir des grains d’orge et assurer leur subsistance résume à elle seule la situation des internés du désert.
à côté de ces drames de la vie quotidienne, de la mort qui rôdait à tout instant et hantait les esprits, des mesquineries propres à la survie, il faut cependant relever d’autres aspects de la vie quotidienne de ces gens révélant une volonté de survie assez impressionnante et un sens de l’organisation et de l’adaptation qui semblent avoir été comme une seconde nature chez nombre d’entre eux.
Les informations fournies par Aram Andonian sur le système de communication mis en place par quelques intellectuels — les «journaux vivants» —, ces gamins de dix à douze ans qui allaient et venaient d’un camp à l’autre pour transmettre des renseignements entre déportés, sont une excellente illustration de l’organisation qui se mit en place au sein des déportés, malgré les conditions effroyables qui régnaient, pour tenter d’échapper aux pièges mortels qu’on leur tendait. On peut également évoquer, dans le même registre, l’admirable travail accompli à Deir-Zor par un jeune intellectuel stambouliote, Lévon Chachian, qui réussit à organiser la vente des biens des déportés locaux, pour éviter que ceux-ci soient cédés en catastrophe, à vil prix, et aidait à subsister les autres avec les bénéfices engrangés par son bureau.
Comment, enfin, ne pas être impressionné, comme le fut Djevdet lors de son passage à la fin de février 1916, par ces quelques artisans ou négociants arméniens de Ras ul-Aïn et d’ailleurs qui, profitant de la bienveillance ou du sens de l’intérêt d’un sous-préfet local, réussirent, durant les quelques mois de répit qu’on leur laissa, à s’installer, à ouvrir des échoppes et même à dynamiser des bourgs misérables grâce à leur savoir-faire. Même si des contingences politiques eurent aussi des effets sur leur sort, les Arméniens de Djemal pacha furent probablement en partie épargnés parce qu’ils représentaient un potentiel de développement économique non négligeable pour ces zones sur lesquelles le général turc rêvait de régner.
Déportés dans des convois regroupant des gens originaire d’une même localité, ayant vécu en cours de route les attaques incessantes des çete ou des tribus des régions qu’ils traversaient, les rescapés des déserts de Syrie et de Mésopotamie conservèrent toujours, malgré les circonstances extrêmes, un grand sens de la solidarité à l’égard de leurs compatriotes originaires de leur région. La provenance géographique a, en effet, constitué durant ces années de douleur, une sorte de critère de référence majeur dans l’organisation sociale des déportés arméniens.