Raymond H. Kévorkian, RAHC II ► Partie I. Axes de déportations et camps de concentration
Entre la déportation entamée en avril-mai 1915 dans les provinces arméniennes et la mise en place de la Sous-direction des Déportés d’Alep, à partir de septembre 1915, un flot non négligeable d’exilés arriva dans le nord de la Mésopotamie ou en Syrie, au cours de l’été. Aucune infrastructure n’était évidemment prévue pour les accueillir. Il semble en fait que le ministère de l’Intérieur ait pris conscience de la nécessité d’encadrer l’arrivée des rescapés dans la région lorsqu’il découvrit qu’elle désorganisait totalement l’axe stratégique reliant l’Asie Mineure au front sud. Le nombre de plus en plus considérable de cadavres en putréfaction sur le bord des routes et l’épidémie de typhus qui s’ensuivit et se propagea rapidement au sein des populations locales ne manquèrent pas d’inquiéter les préfets et sous-préfets qui furent de toute part assaillis de plaintes. Il était dès lors indispensable que le ministère «aseptise» la région et prenne les mesures nécessaires pour mettre un peu d’ordre dans l’anarchie régnante. Le premier intéressé, Djémal pacha, rapporte dans ses mémoires: « Je devins furieux lorsque j’appris que les exilés venant de Tarse et d’Adana et allant à Alep devaient passer par Bozanti: cette interférence sur la ligne de communication pourrait avoir les plus graves conséquences pour l’expédition du canal [de Suez] »40.
En fait les premiers arrivés sont les cadavres charriés par le Tigre ou l’Euphrate, en fonction des régions visées. Dès le 10 juin 1915, le consul allemand à Mossoul, Holstein, télégraphie à son ambassadeur: « 614 Arméniens (hommes, femmes, enfants) expulsés de Dyarbékir et acheminés sur Mossoul ont tous été abattus pendant le voyage en radeau [sur le Tigre]. Les kelek sont arrivés vides hier. Depuis quelques jours, le fleuve charrie des cadavres et des membres humains. D’autres convois de “colons” arméniens sont actuellement en route, et c’est probablement le même sort qui les attend »41. Sur l’Euphrate, la situation est pire encore, ainsi qu’en témoigne le consul allemand d’Alep, Rössler: « La présence de cadavres dans l’Euphrate, déjà signalée, et qui a été constatée à Roumkale, Biredjik et Djerablous, a duré vingt-cinq jours, ainsi que cela m’a été précisé le 17 juillet. Les cadavres étaient tous attachés de la même manière, deux par deux et dos à dos. Cette disposition systématique montre qu’il ne s’agit pas de tueries occasionnelles, mais d’un plan général d’extermination conçu par les autorités [...] Les cadavres sont réapparus, après une interruption de plusieurs jours, de plus en plus nombreux. Cette fois il s’agit essentiellement de femmes et d’enfants »42. Si l’Euphrate permettait de se débarrasser ainsi à bon compte des cadavres encombrant les provinces du nord, il n’en gênait pas moins les autorités locales de Syrie et de Mésopotamie. Confirmant les informations du diplomate allemand, certains documents authentifiés, cités lors du procès des Jeunes-Turcs, montrent que cette méthode n’était pas du goût de Djémal pacha, le commandant de la IVe armée ottomane, à l’autorité duquel toute la région était soumise. Dans un télégramme du 1/14 juillet 1915 adressé au préfet de Dyarbékir, Rechid, le ministre de la Marine se plaint en effet de la présence de cadavres flottant sur l’Euphrate. Sur quoi, le préfet lui télégraphie, deux jours après: «L’Euphrate a très peu de rapport avec notre vilayet. Les cadavres charriés proviennent probablement du côté des vilayets d’Erzeroum et de Kharpout. Ceux qui tombent morts ici sont ou jetés dans les profondes cavernes abandonnées ou, comme cela se fait souvent, brûlés. Il y a rarement lieu de les enterrer»43.
Vers la fin du mois de juillet, des convois de déportés en provenance des régions du nord arrivent à destination. Le Dr Rössler signale, le 27 juillet: « Récemment, des Arméniens de Kharpout, Erzeroum et Bitlis sont passés par Ras ul-Aïn (l’actuel terminus de la ligne du Bagdad). à propos des Arméniens de Kharpout, on rapporte que, dans un village situé à quelques heures au sud de la ville, les hommes ont été séparés des femmes. Ils ont été massacrés et on les a couchés de part et d’autre du chemin par lequel les femmes sont ensuite arrivées »44. Le 30 juillet, le même Rössler évalue du reste à 10 000 le nombre de déportés arrivés à Alep et à 15 000 ceux parvenus à Deir-Zor45. Dans un rapport du 24 juillet, M. Guys, ancien consul de France en retraite, rapporte: « le passage par la ville même d’Alep, depuis le mois de mai dernier, de milliers de personnes, toutes arméniennes grégoriennes [...] Après un séjour de deux ou trois jours, dans les locaux réservés pour eux, ces malheureux, dont la plupart sont des garçons, des filles, des femmes et des vieillards (les jeunes ayant reçu d’autres destinations soi-disant pour accomplir leur service militaire) reçoivent l’ordre de partir pour Idlib, Mârra, Rakka, Deïr-ez-Zor, Ras el-Aïn ou le désert de la Mésopotamie, lieux qui sont destinés, d’après la croyance générale, à devenir leur tombeau... »46. à la fin du mois de mai 1915, on voit également se former au nord d’Alep, à Bab, le premier camp improvisé de déportés ciliciens, originaires de Zeytoun, Dört Yol, et d’Hassan Beyli47. Mais le gros des convois arrive au cours des mois de juillet et d’août: « des milliers de veuves, sans un seul homme adulte, passèrent à Bab, arrivant des régions d’Arménie par la route de Mounboudj, dans un état misérable et à moitié nues. Elles devaient aller à Alep. Nous avons appris de la bouche de nombre des premiers arrivants qu’ils étaient originaires de Kirg, dans le vilayet de Van. Ceux-ci, ainsi que les dix à vingt groupes qui passèrent après eux, étaient dans des convois composés de cinq cents à trois mille personnes, dont de malheureux enfants dans un état de misère indescriptible » ( cf. infra, p. 79). à la date du 31 août, J. B. Jackson, le consul américain d’Alep, évalue très précisément à 32 751 le nombre de déportés arrivés à Alep par le seul chemin de fer, dont 23 675 adultes et 9 076 enfants48.
40) Djémal Pasha, Memories of a Turkish Statesman, 1913-1919, Londres 1922, p. 277.
41) A.A., Türkei 183/376, K169, n° 48, publié par Lepsius, op. cit ., p. 93.
42) A.A., Türkei 183/38, A23991, rapport publié par Lepsius, op. cit ., pp. 112-113.
43) Traduction française de l’acte d’accusation du procès des Unionistes publiée par Marcus Fisch, Justicier du génocide arménien, le procès de Tehlirian, Paris 1981, p. 266, dans lequel se trouve cité ce télégramme.
44) A.A., Türkei 183/38, A23991, publié par Lepsius, op. cit ., p. 114.
45) Lepsius, op. cit ., p. 120, télégramme à l’ambassade de Constantinople.
46) Beylerian, op. cit ., p. 51.
47) Cf. infra, le texte d’Aram Andonian sur le camp de Bab/4.
48) US National Archives, State Department Record Group 59, 867.4016/219, n° 382, lettre de J. B. Jackson, en date du 29 septembre 1915, et rapport annexé adressés à H. Morgenthau, publiés par A. Sarafian, United States Official Documents on the Armenian Genocide, I, The Lower Euphrates, Watertown 1993, pp. 94-98.