Arthur Beylerian, Revue d'histoire arménienne contemporaine I (1995), pp. 9-30.
Lorsque, le 24 avril 1877, la Russie déclare la guerre à l'Empire ottoman au nom de la justice et pour la libération des peuples chrétiens opprimés d'Orient, l'Europe, Grande-Bretagne en tête, n'ignore pas que l'objectif principal de la Russie est d'obtenir des réparations, matérielles et morales, pour relever son prestige ébranlé depuis la guerre de Crimée (1853-1856). Mais l'arrivée des troupes du tsar aux portes de Constantinople provoque une grande inquiétude dans les chancelleries occidentales. Les informations relatant les atrocités commises par les Turcs dans les Balkans en 1876 avaient certes, à la veille de la guerre, bouleversé l'opinion publique européenne et contraint par avance les grandes puissances à accepter certaines concessions en faveur de la Russie et des peuples chrétiens d'Orient. Mais, la guerre finie, l'application éventuelle des stipulations du traité préliminaire de paix de San Stefano, imposé le 3 mars 1878 à l'Empire ottoman, équivalait à un renversement de l'équilibre des forces en Orient au détriment des puissances occidentales. Dans les faits, la zone d'influence de la Russie risquait alors de s'étendre des rives du Bosphore au golfe Persique et au canal de Suez. C'est pourquoi les puissances occidentales se liguèrent et obligèrent la Russie, épuisée par l'effort de guerre, à accepter, après de longues négociations secrètes, la révision intégrale des stipulations du traité de San Stefano.
Réunis en congrès à Berlin sous la présidence du prince de Bismarck, du 13 juin au 13 juillet 1878, les délégués des six grandes puissances (Allemagne, Autriche-Hongrie, France, Grande-Bretagne, Italie et Russie) sont, en principe, chargés de résoudre nombre de problèmes liés à la question d'Orient. Mais ils apparaissent plutôt préoccupés de faire aboutir les «visées égoïstes des Etats qu'ils représentent»1. Compromis équivoque s'il en fut, le traité de Berlin n'assure en définitive qu'une paix fragile, aucune des questions orientales n'ayant pu y être réglée d'une manière définitive, à défaut d'être rationnelle. Concernant les Arméniens, l'article XVI du traité préliminaire de paix de San Stefano, prévoyant comme garantie, jusqu'à la mise en oeuvre effective des réformes promises, la présence de troupes russes en Arménie turque, fut remplacé par l'article LXI du traité de Berlin, rédigé comme suit:
La Sublime Porte s'engage à réaliser, sans plus de retard, les améliorations et les réformes qu'exigent les besoins locaux dans les provinces habitées par les Arméniens, et à garantir leur sécurité contre les Circassiens et les Kurdes. Elle donnera connaissance périodiquement des mesures prises à cet effet aux puissances qui en surveilleront l'application»2
Ces dernières lignes de l'article LXI du traité de Berlin marquent le point de départ de l'internationalisation de la question arménienne3. Il n'accorde toutefois aucun droit politique aux Arméniens. Il est également loin d'établir une Arménie autonome et encore moins indépendante en Asie Mineure. Il ne concède pas davantage aux Arméniens de l'Empire ottoman des privilèges particuliers, puisque les musulmans pourront profiter autant que les Arméniens de l'introduction des réformes sociales «dans les provinces habitées par les Arméniens»4. Il confirme tout au plus que la Sublime Porte, en signant ce traité international, s'engage à appliquer les réformes promulgées solennellement vingt-deux ans plus tôt, à la veille du traité de Paris (30 mars 1856), dans le fameux Hatt-i Humayoun du 18 février 1856, qui visait déjà à assurer «l'égalité devant la justice de tous ses sujets, sans distinction de race ni de religion». Les stipulations du traité de Berlin ne font donc que réaffirmer le respect des droits les plus élémentaires de l'homme: la sécurité des biens et des personnes. Il y ajoute toutefois une clause particulière relative à l'application, sous la surveillance des grandes puissances signataires du traité de Berlin, des réformes promises par le gouvernement ottoman pour les provinces arméniennes. Si la Sublime Porte ne tient pas ses engagements, les Arméniens sont dorénavant en mesure de s'adresser aux garants du traité.
Il ne nous appartient pas ici d'exposer tous les abus et les exactions que subirent les sujets non musulmans de l'Empire ottoman, tant de la part des autorités que de leurs concitoyens musulmans. Il suffit à cet égard de prendre connaissance des textes publiés alors5 et des deux longs takrir6 que le patriarcat arménien fut amené à présenter aux autorités pendant l'ère du Tanzimat, de 1856 à 1876. Ils portent à eux seuls des accusations irréfutables contre l'administration ottomane, même s'il se trouvera bien plus tard des Jeunes Turcs pour vanter la bienveillance et la tolérance musulmane à l'égard des sujets chrétiens7, opinion également partagée par certains auteurs contemporains8.
Sans prétendre faire l'historique de la question arménienne au cours des années qui suivirent le traité de Berlin, nous envisageons, dans le cadre de cet article, de mettre en évidence le rôle joué par la communauté arménienne de Trébizonde durant la période d'expansion du mouvement national, de 1878 à 1896. C'est du reste à Trébizonde que fut inaugurée, en octobre 1895, la politique hamidienne de massacres des Arméniens de l'Empire ottoman.
Après la guerre russo-turque de 1877-1878, le vilayet de Trébizonde perdit sa partie orientale, à savoir le district de Batoum, et sa superficie se réduisait, en 1880, à 31 300 km2, divisés en quatre sandjak/sous-préfectures (celles de Trébizonde, du Lazistan, de Djanik ou Samsoun et de Gumuch-Khané) et en vingt-deux caza ou districts. Située à la périphérie des régions arméniennes d'Asie Mineure, la province de Trébizonde ne compte pas alors une forte densité d'Arméniens9. Ceux-ci sont, comme les Grecs, essentiellement concentrés dans les villes et bourgs du littoral et dans les centres de commerce. Les diverses statistiques disponibles présentées ci-dessous, selon leurs provenances et la date du recensement, montrent l'évolution démographique de la province.
Chrétiens | Musulmans (Turcs, Lazes, Circassiens) |
total | ||
Arméniens | Grecs | |||
— 1873 (A. Biliotti)10 |
100 000 | 620 000 | ||
— 1879 (Salname)
11 |
19 479 | 66 837 | 520 000 |
451 114 |
— c. 1890 (V. Cuinet)
12 |
47 200 | 193 000 | 364 798 | 1 046 900 |
— 1913 (Patr. arm.)
13 |
73 395 | 806 700 |
La ville la plus peuplée de la province, Trébizonde, n'abrite alors que 10 383 habitants mâles14, dont 6 450 musulmans (65%), 2 134 Arméniens15 (20%), 1 799 Grecs (15%). Ces chiffres témoignent pourtant mal du poids des Arméniens dans la vie sociale et économique du vilayet et de la ville. Il suffit, en effet, de consulter l'Annuaire oriental du commerce pour vérifier la place primordiale occupée par les Arméniens et les Grecs dans le commerce et le négoce de la place de Trébizonde, dont ils contrôlent les principaux établissements16. Ici, comme dans le reste de l'empire, les musulmans, attirés par les emplois publics ou l'armée, ont — pratiquement depuis la conquête ottomane — abandonné les rouages économiques de la région entre les mains des non musulmans.
Depuis l'Antiquité, le port de Trébizonde tient une place de première importance dans le commerce de la mer Noire, tout en assurant presque exclusivement le transit des marchandises entre la Perse et l'Occident17. D'après les statistiques détaillées fournies par Cuinet pour l'année 1888, le tableau du mouvement commercial du port de Trébizonde18 est le suivant:
Pays | Importations (en francs) |
Exportations (en francs) |
Grande-Bretagne |
5 666 771 | 523 731 |
France |
1 590 900 |
1 256 090 |
Autriche-Hongrie et Allemagne |
2 235 931 |
209 928 |
Russie |
648 406 | 269 673 |
Divers19 |
2 652 984 | 4 901 010 |
total : |
12 794 992 | 7 160 432 |
La France, on le voit, est la première cliente de Trébizonde et la Grande-Bretagne son premier fournisseur. Noisettes, noix, maïs, blés, haricots, fruits, viandes salées, peaux de chèvres et de moutons, laines et cuirs constituent les principaux produits d'exportation de Trébizonde vers l'Europe, qui envoie pour sa part soieries, verrerie, porcelaine, draps, tabac, café, thé, papeterie, savon, pétrole, acier, fer et étain. A défaut de statistiques économiques plus détaillées, qui permettraient de préciser le poids de chaque établissement arménien ou grec, nous ne manquons pas d'informations attestant des liens étroits noués entre les grandes compagnies de commerce du port et les principaux marchés européens20.
La petite communauté arménienne de Trébizonde est alors assez prospère. La présence d'agents diplomatiques étrangers et de nombreux missionnaires suffit à contenir le zèle ou les excès de l'administration ottomane. Elle est à bien des égards privilégiée par rapport aux Arméniens vivant dans les provinces arméniennes, dont la vie est souvent perturbée par les exactions des fonctionnaires ou des chefs kurdes locaux. Mais elle n'en reste pas pour autant à l'écart du mouvement national qui se développe alors en réaction à la politique d'oppression poursuivie par Abdul-Hamid. Comme ailleurs, la prise de conscience des Arméniens de Trébizonde n'est pas étrangère au travail des missionnaires catholiques et notamment protestants. En effet, le facteur religieux, qui sépare — comme ne le déplorent que trop les historiens turcs contemporains21 — le «fidèle» des valeurs occidentales, favorise, au contraire, l'assimilation des notions de progrès social et de développement intellectuel des sujets non musulmans. Il suffit à cet égard de constater que les établissements scolaires tenus par les missionnaires comptent, jusqu'à la Première Guerre mondiale, une clientèle essentiellement composée de Grecs et surtout d'Arméniens, ainsi que d'une infime minorité de musulmans.
En relation permanente avec leurs compatriotes de Constantinople et d'Europe, les Arméniens de Trébizonde suivent avec grand intérêt le développement du mouvement national et notamment les démarches entreprises par le Patriarcat arménien de Constantinople auprès des grandes puissances, puis celles des délégués nationaux envoyés à Londres et à Paris pour rappeler aux signataires et garants du traité de Berlin leurs obligations à l'égard des Arméniens. Ils sont d'autant plus intéressés, qu'ils se souviennent qu'après la guerre russo-turque de 1877-1878 déjà, les musulmans du vilayet de Trébizonde, désespérés par la défaite écrasante des troupes ottomanes, avaient, semble-t-il, fini par admettre, afin d'éviter une occupation de la région par les Russes après le traité préliminaire de San Stefano, «la création d'une province arménienne autonome entre l'Empire ottoman et la Russie». Mais, qu'une fois la paix conclue et les troupes du tsar reparties, l'orgueil des musulmans avait repris le dessus et s'était traduit par des menaces précises à l'encontre des Grecs et des Arméniens, qui avaient applaudi à la victoire russe. Au point que nombre d'entre eux avaient quitté pour toujours le territoire ottoman et cherché la sécurité sous la protection russe au Caucase22. La méfiance, voire la haine qui s'était installée depuis lors, entre les communautés musulmane et chrétienne, grandit encore avec la large campagne de propagande en faveur des aspirations nationales arméniennes qui se développe en Europe vers 1885. Des journaux publiés à l'étranger, tels l'Arménia23, le Haïasdan24, le Hentchak25 et l'Arménie26 sont, malgré une censure sévère des autorités ottomanes, introduits clandestinement à Trébizonde par l'intermédiaire des bureaux de poste étrangers27. Les démarches des comités patriotiques arméniens de Londres28 ou de Paris29 auprès des cabinets ministériels des grandes puissances en faveur de leurs compatriotes habitant dans les provinces de l'Arménie turque ravivent les espérances des Arméniens de l'empire, mais provoquent en réaction des persécutions organisées par les autorités ottomanes. Dans ces circonstances, la visite à Trébizonde des premiers émissaires du comité Hentchak, Roupèn Khan-Azad et Donabédian, reçoit un accueil chaleureux. Les discours prononcés par Khan-Azad au cours de réunions secrètes remuent profondément la jeunesse arménienne de la ville et les adhésions sont nombreuses30.
Trébizonde, ville maritime aux communications aisées avec le Caucase et l'Europe, avait été choisie par le comité Hentchak pour en faire l'un des foyers de l'organisation révolutionnaire arménienne, bien qu'elle n'entrât pas dans les revendications territoriales du parti. Elle n'en devient pas pour autant le champ d'opérations armées. Sa position géographique sur la mer Noire, sa proximité avec la Russie, en font, en effet, un point stratégique important qu'il est indispensable de sauvegarder pour maintenir la liaison entre les centres arméniens du Caucase et les provinces de l'Arménie turque.
Reste à savoir si le gouvernement ottoman était informé ou pas de l'expansion du mouvement national dans les villes et campagnes arméniennes de la Turquie d'Asie. D'après le militant Khan-Azad, la Sublime Porte aurait été, dès la naissance du mouvement, parfaitement informée de ses faits et gestes et aurait suivi avec vigilance son évolution, semblant même, à l'occasion, l'encourager, afin de pouvoir, au moment voulu, étouffer encore plus vigoureusement n'importe quelle tentative d'agitation31. A Trébizonde, comme ailleurs dans l'empire, les Arméniens apparaissent de plus en plus suspects. En butte aux exactions des fonctionnaires ottomans et d'une partie de la population musulmane, ils s'interrogent sur leur avenir. Doivent-ils continuer à plier sous la pression du conquérant? Certains inclinent vers la propagande séditieuse introduite de l'étranger. Toutefois, si quelques-uns rallient sans hésitation les activités des comités secrets révolutionnaires, la grande majorité se contente d'exprimer une sympathie toute platonique pour l'action subversive des mouvements révolutionnaires. La population arménienne de la Turquie d'Asie ignore tout des objectifs de la diplomatie européenne. Elle croit trouver dans les discours humanitaires tenus par des députés du parti Libéral devant le parlement britannique32 ou par d'autres personnalités au cours de manifestations publiques organisées par les associations arméniennes de Grande-Bretagne et de France, un soutien de poids à sa juste cause et un défi lancé au gouvernement ottoman, qui se refuse toujours à honorer les obligations qu'il a contractées au Congrès de Berlin, concernant les réformes à mettre en oeuvre dans les provinces arméniennes. De plus en plus intransigeante, la Porte continue quant à elle à mener sa politique de répression, afin de pousser les organisations secrètes à passer prématurément à l'action armée et pouvoir ainsi la réprimer comme s'agissant d'une tentative d'insurrection. Cette politique se traduit par des opérations comme celle effectuée le 18 juin 1890. Ce jour-là, les autorités d'Erzeroum décident d'organiser des perquisitions dans la cathédrale arménienne de la ville, ainsi qu'au lycée Sanassarian33. Peu convaincu de l'opportunité de cette mesure, Samih pacha, alors vali d'Erzeroum depuis plus de dix ans, refuse, dans un premier temps, d'appliquer les directives de la Sublime Porte et ne cède qu'après avoir reçu un télégramme exprès du palais de Yildiz. Il exige cependant d'être présent sur le terrain lorsque la police et les militaires passent à l'exécution des ordres venus de Constantinople34. Mais les recherches s'avèrent vaines et le ministre ottoman des Affaires étrangères, Saïd pacha, se voit contraint d'adresser aux ambassadeurs ottomans en poste en Occident des télégrammes déplorant la maladresse de cette opération. Celui-ci finit même par reconnaître que les autorités avaient agi sur la base de «fausses dénonciations»35. Nombre d'Arméniens de la ville n'en sont pas moins arrêtés et jetés en prison sans aucune base légale36. Ce dérapage des autorités turques incite le comité central du Hentchak de Trébizonde à riposter en organisant une manifestation à Constantinople, le 27 juillet 1890, le premier jour du kourban baïram36 bis : 1) En signe de protestation contre l'incapacité à réagir et l'apathie du patriarche Achekian face aux souffrances endurées par ses coreligionnaires de Turquie d'Asie; 2) afin de rappeler aux grandes puissances qu'elles ont promis à Berlin, en 1878, de surveiller l'application des réformes dans les provinces arméniennes.
Cette manifestation est étouffée dans le sang. Plusieurs Arméniens y trouvent la mort et nombre d'autres sont arrêtés, sans que — comportement significatif à méditer pour l'avenir — une seule des puissances concernées n'ait réagi en faveur des Arméniens37. La stratégie du Hentchak s'avère donc un échec.
A la même époque, l'effervescence des Arméniens de l'Empire ottoman gagne le Caucase. Depuis l'été 1890, une Fédération révolutionnaire arménienne38 s'est constituée à Tiflis par la fusion de tous les comités patriotiques, les associations de bienfaisance et le parti Hentchak39. L'objectif de ce nouveau parti est aussi d'obtenir la libération de l'Arménie. La F.R.A. invite toutes les organisations à se réunir autour d'un même objectif: l'émancipation économique et politique du paysan arménien, libéré de l'oppression des nomades kurdes, et l'indépendance nationale. Trébizonde est une fois de plus choisie comme centre important pour les réseaux révolutionnaires de la F.R.A.
Les remous provoqués dans la presse étrangère par les tueries consécutives à la manifestation du comité Hentchak de Constantinople, ainsi que la pénétration, à la fin de septembre 1890, en territoire ottoman, dans la région de Kars, d'une centaine de volontaires de la F.R.A. sont sans doute à l'origine de la création des fameux régiments de cavalerie kurdes, à partir de février 1891. Dans un premier temps, les chefs de tribus kurdes se méfient de l'offre qui leur est faite par les émissaires du sultan de travailler à l'épuration des Arméniens. En se mettant au service du monarque ottoman, ne risquent-ils pas de perdre la semi-indépendance dont ils jouissent depuis des siècles en Arménie et au Kurdistan? L'appât du gain, la perspective offerte de pouvoir dorénavant piller les villages arméniens en toute impunité, couverts par la loi, finissent néanmoins par emporter leur décision et ils s'engagent à prêter leur concours au maître du palais de Yildiz. Oubliant le contentieux qui les sépare, les Kurdes se font alors les serviteurs et l'instrument fidèle du sultan. Par milliers, les Kurdes, brigands ou criminels, vivant aux dépens des paisibles paysans arméniens des provinces de l'Est anatolien, sont armés jusqu'aux dents avec les derniers modèles de fusils Martini, fournis par les soins du gouvernement ottoman. Ils deviennent ainsi les «anges gardiens» de leurs victimes séculaires40. Malgré tous les démentis officiels, ce qui se trame derrière la formation des régiments kurdes d'Anatolie n'échappe pas à la presse occidentale. En outre, et en dépit des précautions prises par les autorités ottomanes, les Kurdes, flattés par les bonnes grâces du sultan Abdul-Hamid qui, faveur insigne, a appelé de son nom d'Hamidié les nouveaux régiments de cavalerie, ne cachent même pas qu'ils sont chargés de supprimer les Arméniens41. En été 1893, le nombre des Kurdes volontaires recrutés dans les régiments de cavalerie hamidié s'élève déjà à 34 450, répartis dans cinquante-cinq régiments ou deux cent-vingt-neuf escadrons. Certains historiens ne nient pas le rôle effectivement dévolu aux régiments hamidié, mais refusent de reconnaître aux Arméniens le droit à l'auto-défense pour sauvegarder leurs biens et leurs personnes42.
Après le Congrès de Berlin, la communauté arménienne de Trébizonde avait connu une dizaine d'années de paix relative. Les vali qui s'étaient succédés durant cette période avaient géré la province avec un certain laxisme, souvent révélateur d'une complicité tacite avec les malfaiteurs. Il faut cependant noter que certains gouverneurs s'efforcèrent, en pratiquant une administration équitable, de mettre fin à l'anarchie et au brigandage endémiques43. Ainsi, du temps d'Ali bey, la province de Trébizonde vécut dans le calme et profita de ses initiatives visant à favoriser le développement de l'instruction publique, l'équité des impôts de toute nature et la répression du brigandage44. Sous l'administration de son successeur, Ahmed Kadri bey45, la situation se modifie du tout au tout et Trébizonde devient le théâtre d'événements parmi les plus sinistres de son histoire depuis la conquête ottomane.
En octobre 1890, l'arrestation de Bédros Marimian46, drogman du consulat d'Autriche-Hongrie, avait déjà vivement secoué les Arméniens du port. Les autorités locales, probablement informées par un indicateur, avaient découvert au domicile du drogman un numéro du journal l'Arménie paraissant à Londres. Il se chuchotait même que cette perquisition avait été effectuée d'après des ordres émanants directement de la police de Constantinople, qui aurait mis la main sur une correspondance compromettante de Marimian. D'autres employés arméniens, Mikaëlian et Gomidas Hékimian46 bis, respectivement drogmans des consulats de Perse et d'Angleterre, accusés d'être en étroite relation avec les comités secrets révolutionnaires, furent également arrêtés, mais relâchés faute de preuves47. Mais ces arrestations n'étaient encore qu'un avertissement.
A partir de 1891, la question arménienne prend une dimension nouvelle. Deux facteurs opposés se conjuguent alors et contribuent à une réactivation de celle-ci sur la scène internationale: d'une part la multiplication des exactions et des déprédations commises par les Kurdes des régiments hamidié, d'autre part les tentatives désespérées des révolutionnaires arméniens pour organiser l'auto-défense de leurs compatriotes.
Les dirigeants du parti Hentchak ne se contentent pas de propager la notion de révolte parmi les Arméniens. Imprégnés d'idéologie marxiste, ils exhortent aussi la population musulmane de l'empire à se soulever contre les fonctionnaires corrompus et concussionnaires et à participer à la lutte d'émancipation qu'ils mènent au profit de tous les sujets ottomans — Arméniens, Grecs, Kurdes, Turcs —, appellés à fonder une confédération libérale et démocratique sur le modèle de la Suisse.
A la fin de l'année 1892, des placards affichés dans plusieurs villes et villages d'Asie Mineure, à Sivas, Merzifon, Ankara, Yozgat et Tchoroum, invitent la population musulmane à se dresser contre l'administration tyrannique du sultan48. Que fait la Sublime Porte pour empêcher les activités tous azimuts des révolutionnaires hentchak? Elle multiplie les opérations de police contre les militants arméniens, sans pour autant prendre de mesures énergiques pour supprimer les raisons du développement du mouvement révolutionnaire, en protégeant ses sujets turcs ou arméniens contre la vénalité des fonctionnaires ou l'agressivité de ses éléments les plus turbulents. En faisant preuve d'indulgence et en tolérant les brigandages et méfaits de toute sorte, elle contribue au succès de la propagande des partis arméniens parmi leurs nationaux49. «La Sublime Porte», constatait déjà Vigoureux, vice-consul de France à Erzeroum, dans un rapport adressé en 1889 au Quai d'Orsay, «fait tout ce qu'il faut pour se rendre odieuse à ce peuple qui n'aurait jamais, peut-être, songé à changer ses destinées, s'il pouvait vivre tranquille et jouir du fruit de son travail».
De leur côté, les six grandes puissances chargées de la surveillance des réformes promises lors du Congrès de Berlin, pour améliorer le sort des populations des provinces arméniennes, se cantonnent dans une prudente réserve, si l'on excepte de rares interventions du représentant britannique à Constantinople, qui adresse des notes de protestation à la Sublime Porte mentionnant les abus ou les malversations de tel ou tel haut fonctionnaire. Cette passivité des cabinets européens encourage Abdul-Hamid à aller plus loin dans sa politique d'oppression. En août 1894, il n'hésite pas à donner «l'ordre de frapper les Arméniens du Sassoun»50, accusés de rébellion. Malgré les mesures particulièrement rigoureuses prises par le gouvernement ottoman pour dissimuler l'ampleur des massacres du Sassoun, la nouvelle des atrocités parvient jusqu'au consulat de Grande Bretagne à Diarbékir. Celui-ci informe alors sans tarder la Sublime Porte et le Foreign Office des tueries opérées au Sassoun. Cette initiative fut très mal accueillie par les autorités ottomanes, qui qualifièrent le consul britannique de menteur, puis l'accusèrent d'avoir lui-même fomenté la «révolution arménienne»51. Irrité par l'arrogance et la légèreté de la Sublime Porte, le chef de la diplomatie britannique, lord Kimberley, exigea l'ouverture d'une enquête, afin de définir les responsabilités dans le massacre des Arméniens du Sassoun. Poussées par les événements, la France et la Russie acceptèrent, à contre coeur, d'accomplir une démarche commune avec la Grande-Bretagne. Le rapport rédigé par la commission d'enquête — malgré les entraves de l'administration ottomane et des hauts fonctionnaires turcs désignés par Abdul-Hamid — ne laisse planer aucun doute sur la responsabilité des troupes régulières et des régiments de cavalerie hamidié dans les massacres perpétrés contre les Arméniens du district de Sassoun52.
Une fois de plus, les réformes promises, mais jamais appliquées, dans l'article LXI du traité de Berlin redeviennent d'actualité. Soupçonné par la Porte d'être arménophile, l'ambassadeur britannique, sir Philip Currie, laisse volontiers à Cambon et à Nélidoff, ses homologues français et russe, le soin de préparer un projet de réformes et un mémorandum, qui sont remis, dès le 11 mai 1895, par les premiers drogmans des trois ambassades53, à Tahsin pacha, premier secrétaire du sultan Abdul-Hamid, et, le lendemain, à Saïd pacha, ministre des Affaires étrangères.
Le mémorandum prévoit notamment l'application urgente des réformes dans les six provinces de la Turquie d'Asie (Bitlis, Diarbékir, Erzeroum, Kharpout, Sivas et Van) et dans certains districts de Cilicie où les Arméniens sont en nombre54. Selon les propres termes de l'ambassadeur français Cambon, ce mémorandum «[...] constitue à nos yeux le minimum des mesures et réformes qu'il nous paraît nécessaire d'appliquer dans les provinces troublées per les récents événements, en vue d'y établir l'ordre et la sécurité et d'y garantir la population contre le retour des désordres».
Abdul-Hamid n'oppose aucun rejet de principe aux réformes proposées par les trois puissances, sans pour autant admettre leur application. Il s'emploie à trouver les moyens, légaux ou illégaux, de se dérober à tout engagement susceptible de mettre en cause son prestige aux yeux de ses sujets musulmans ou d'apparaître comme une concession faite aux Arméniens. Durant plus de quatre mois, le sultan tente d'opposer les puissances entre elles. En destituant Ahmed Djevad pacha, grand vizir depuis septembre 1891, et en le remplaçant par Saïd pacha le 8 juin 1895, il espère faire échouer le projet de réformes grâce notamment à l'habileté de son ministre favori55. La chute, en juin 1895, du cabinet libéral britannique dirigé par Rosebery et l'arrivée au pouvoir d'un cabinet de coalition conservateur et libéral-unioniste, avec Salisbury à sa tête, favorise également les manoeuvres du sultan pour résister aux pressions européennes. Sa méfiance à l'égard des ministres britanniques — qu'ils soient libéraux ou conservateurs — l'incite en outre à utiliser les puissances germaniques pour paralyser l'action commune, mais fragile, de la Grande-Bretagne, de la Russie et de la France dans l'affaire des réformes arméniennes56.
Exaspéré par les lenteurs de la diplomatie occidentale, le parti révolutionnaire Hentchak reprend, une fois de plus, à la fin de septembre 1895, l'initiative et décide d'organiser une grande manifestation à Constantinople. Ses objectifs sont toujours les mêmes: 1) rappeler au gouvernement ottoman ses engagements solennels du traité de Berlin; 2) pousser les puissances garantes de l'application des réformes à entreprendre une action collective auprès de la Sublime Porte afin d'accélérer l'introduction des réformes dans les provinces habitées par les Arméniens. Le parti Hentchak avait cependant pris la précaution d'informer les ambassades et la Sublime Porte, par des courriers identiques, de l'objet de cette manifestation à caractère pacifique57. Le comité Hentchak envisageait en fait de remettre en mains propres au grand vizir Said pacha une pétition dénonçant les méfaits commis contre les Arméniens et demandant justice.
Dans la matinée du lundi 30 septembre 1895, plus de 2 000 personnes — en grande partie originaires des provinces d'Arménie turque et issues des milieux modestes — se rassemblent devant le patriarcat arménien de Koum-Kapou à la fin de la cérémonie religieuse, et pressent le patriarche Izmirlian d'agir58. Ses appels à la modération et les promesses qu'il adresse à la foule sont cependant impuissantes à disperser les manifestants59. Irrités par les crimes continuellement commis contre leurs compatriotes des provinces, les manifestants, encouragés par les militants hentchak, refusent d'obtempérer et répondent à l'ordre de dispersion par des slogans exigeant «justice pour le Sassoun». Après quoi, exaltés par des chants patriotiques, ils prennent le chemin de la Sublime Porte, distante de deux km. Arrêtés en chemin par les forces de police et les gendarmes, qui ouvrent le feu sur eux, quelques manifestants ripostent à leur tour avec des armes à feu. Ainsi se déclenche le signal de massacres qui s'étendent à tous les quartiers arméniens de la ville. Entraînée par les mollah et autres softa («étudiants en théologie») fanatiques de la capitale, préalablement avertis par les autorités, la populace musulmane se rue tout d'abord sur les manifestants, puis s'engage dans une chasse à l'homme qui dure plusieurs jours. Le bilan est lourd: près de mille morts arméniens, un nombre incalculable de blessés et deux mille arrestations60, parmi lesquels une majorité d'individus n'ayant même pas pris part à cette manifestation. On en dénombre pas moins, chez ces derniers, plusieurs centaines de morts supplémentaires, victimes de tortures et de sévices en tous genres61. Les ressortissants étrangers et les autres sujets ottomans non musulmans — Grecs et Juifs — sont soigneusement épargnés afin d'éviter une probable intervention des puissances.
C'est cette manifestation pacifique, que l'habituelle ardeur brutale pratiquée par la Sublime Porte contribua à faire dégénérer, que nombre d'historiens contemporains qualifient encore, suivant ainsi les déclarations turques officielles du temps, de «Révolution arménienne» de Constantinople62. Les ambassades des six grandes puissances signataires du traité de Berlin n'en adressent pas moins, le 6 octobre 1895, une note verbale dans laquelle elles condamnent avec la plus vive énergie la conduite odieuse du gouvernement ottoman, qui n'a pas hésité à offrir un tel spectacle de carnage au sein même de la capitale63. Mais Abdul-Hamid reste froid. Il sait bien qu'aucune des puissances ne s'aventurerait dans une guerre pour protéger les Arméniens. Le chancelier de Russie, Lobanoff, a déclaré à maintes reprises qu'il ne voulait pas de changement dans le statu quo prévalant en Orient. Pour sa part, le quai d'Orsay, compromis dans de vastes investissements en Turquie64, ne joue, malgré tous les efforts de Cambon, qu'un rôle effacé, sans pour autant être épargné par les Allemands et les Anglais, qui l'accusent d'être à la remorque de la Russie65. Abdul-Hamid finit néanmoins par approuver le «projet de réformes» dans les trois vilayet d'Asie Mineure, dans la soirée du 17 octobre 1895, en promulgant un irade impérial66.
Certains historiens contemporains affirment que les massacres organisés contre les Arméniens d'Asie Mineure durant l'automne 1895 furent la conséquence immédiate de la promulgation de l'irade en question67. Mais, nous allons voir, en examinant de près le cas de Trébizonde, grâce aux rapports officiels des agents diplomatiques des puissances présents sur place et à des témoignages de première main, qu'il ne subsiste aucun doute sur la préméditation des crimes organisés par les autorités elles-mêmes. Ceux-ci furent, en effet, préparés bien avant la promulgation de l'irade impérial et sans qu'aucune provocation ni tentative de révolte préalables n'aient eu lieues. Il faut cependant rappeler qu'en octobre 1895, l'Empire ottoman est en pleine effervescence. Sous l'effet de la propagande officielle, bien relayée dans la presse nationale, les manifestations arméniennes réclamant des réformes dans les provinces de l'Arménie turque et interpellant constamment les puissances étrangères afin d'obtenir leur médiation, apparaissent comme inadmissibles et contribuent à exaspérer les esprits déjà surchauffés de la population musulmane, habituée depuis des lustres à considérer les infidèles comme des peuples soumis et sans droit à la parole. Cette différence d'appréciation est à mettre en parallèle avec le désir de réforme des Arméniens, qui ne souhaitent que l'instauration de l'ordre et de la sécurité, c'est-à-dire d'être protégés contre l'arbitraire des fonctionnaires et des tribus locales. L'introduction d'institutions libérales ne présente donc aucun danger pour l'existence de l'empire, pas plus que l'égalité de traitement réclamée, sans distinction de religion ou de nationalité, revenant toutefois à abolir les privilèges dont jouit la communauté des croyants au détriment des raya. Mais, comme l'écrivait l'orientaliste Vambéry, turcophile réputé: «Comment le mahométan fanatique, conservateur et habitué aux prérogatives de sa classe, accepterait-il ce principe de l'égalité de tous les citoyens?»68. Il est clair que les réformes projetées étaient reçues par les croyants comme une insulte et un défi lancé à l'Islam, favorisant les peuples «infidèles».
C'est à Trébizonde, au début d'octobre 1895, que les premiers troubles éclatent lors du passage dans le port de Bahri pacha, vali de Van, rappelé à Constantinople sous la pression de l'ambassadeur britannique auprès de la Sublime Porte, Philip Currie. Inculte, fanatique et autoritaire, Bahri pacha haïssait cordialement les chrétiens. Par son caractère vénal — exception faite des délinquants qu'il protégeait —, il avait réussi, en trois ans de présence, à mécontenter l'ensemble de la population de la province, chrétiens et musulmans réunis, par ses exigences financières et la protection qu'il octroyait aux malfaiteurs qui lui étaient tout dévoués. De sources bien informées, on évaluait à un bon millier le nombre d'Arméniens décédés des suites de ses traitements spéciaux et à cinq mille ceux qui durent émigrer pour lui échapper69. L'annonce du bref séjour de Bahri pacha à Trébizonde, où il devait prendre le bateau pour Constantinople, avait donc produis une certaine effervescence dans le port. Les musulmans accueillirent triomphalement le bourreau des Arméniens de Van, considéré comme un héros national. Ce qui ne manqua pas, à l'inverse, de jeter une certaine consternation parmi les Arméniens de la ville. Les comités révolutionnaires arméniens se demandaient s'ils allaient rester inactifs en voyant un haut fonctionnaire couvert d'honneur par les autorités locales, alors que ses victimes n'osaient même pas demander justice. La F.R.A. se décida finalement à organiser un attentat contre le vali70.
Le 2 octobre 1895, vers 5h de l'après-midi, Bahri pacha fut légèrement atteint par une balle de revolver dans la principale artère de la ville71, où il se trouvait en compagnie de Hamdi pacha, le commandant militaire de Trébizonde, de Reza khan, consul général de Perse, et d'une petite suite. Hamdi pacha, qui n'était pas directement visé, fut également blessé sans gravité. La suite des événements est résumée par le consul de France à Trébizonde, Cillière, qui dit être «convaincu que rien de grave n'aurait eu lieu si la nouvelle des troubles de Constantinople n'était venue irriter de nouveau les esprits. Cependant, cette nouvelle, inexactement rapportée par des musulmans arrivés de Constantinople, a été exploitée par les meneurs et, dès ce moment, une manifestation hostile contre les Arméniens a été décidée»72. Dans la matinée du vendredi 4 octobre, en effet, une agitation inhabituelle règne parmi la population musulmane de Trébizonde. Celle-ci s'arme et le prix des revolvers grimpe, même pour les plus modestes, jusqu'à 5 Ltq. Un dépôt d'armes de l'Etat est pris d'assaut et pillé, tandis que les meneurs travaillent — assurés de la bienveillance des autorités locales — à exciter la foule et à éveiller le fanatisme religieux contre les Arméniens, dénoncés comme responsables de la décadence de l'empire. Finalement, vers 9h du soir, ces bandes passent à l'action ouverte, attaquent les maisons arméniennes, brisant portes et fenêtres, et terrorisent les passants73. Surpris par cette attaque nocturne, nombre d'Arméniens courent se réfugier dans les consulats et les établissements étrangers. Immédiatement informé de ce fait, le vali Kadri bey réussit péniblement à contenir les émeutiers qui menacent alors tous les édifices et institutions européens74. Néanmoins, aucun des émeutiers n'est arrêté. En revanche, sous prétexte de rechercher les auteurs de l'attentat, des perquisitions ont lieu toute la nuit dans les maisons arméniennes.
La clémence, sinon la complicité, des autorités locales à l'égard des émeutiers pousse l'ensemble du corps diplomatique en poste à Trébizonde à entreprendre une action collective. Le lendemain de ces événements, le 5 octobre, les représentants anglais, austro-hongrois, belge, espagnol, français, grec, italien, persan et russe se rendent en délégation auprès du vali et réclament que des mesures énergiques soient prises pour assurer la sécurité de la population. Ce à quoi Kadri bey répond en se portant uniquement garant de la sécurité des agents diplomatiques, ainsi que de leurs nationaux. Cette démarche collective n'en a pas moins un effet salutaire et contribue à rassurer les Arméniens et à rendre les Turcs plus circonspects75. Durant deux jours, le calme semble revenu dans la ville. Malgré les apparences, les témoins les plus attentifs observent les signes avant-coureurs d'une nouvelle tempête. Les autorités locales mènent, en effet, une double activité: tout en distribuant des armes aux musulmans, elles s'efforcent par tous les moyens de convaincre les Arméniens du rétablissement de l'ordre public. Cédant aux sollicitations de quelques personnalités musulmanes, les commerçants arméniens rouvrent leurs boutiques. Mais, dès le 7 octobre, on assiste déjà au prélude des événements à venir, bien plus graves que ceux de l'avant veille. Les agents de police et les moukhtar76, accompagnés de soldats, apposent des marques sur les maisons arméniennes de la ville77. Le même jour, Kadri bey, qui n'avait jusqu'alors entrepris aucune démarche auprès des Arméniens pour retrouver les terroristes, convoque le prélat et les notables arméniens de Trébizonde et, en leur décrivant la situation comme critique, déclare que si les auteurs de l'attentat du 2 octobre ne lui sont pas livrés, il ne répond plus de rien. Dans leur réponse, les notables arméniens lui font valoir qu'ils ignorent l'identité des auteurs de l'attentat et qu'ils ne sont pas en mesure de lui donner satisfaction78. On peut toutefois s'interroger sur le sens de cette démarche du vali, qui demande aux notables arméniens de se substituer à la police. En fait, il semble bien que Kadri bey ne se préoccupait nullement de faire aboutir l'enquête, mais songeait, par ses propos, à justifier par avance la passivité dont il allait faire preuve dès le lendemain, 8 octobre, lorsque des massacres systématiques seraient perpétrés dans la ville.
Quoi qu'il en soit, les événements survenus à Trébizonde à partir du 8 octobre 1895 marquent un tournant dans l'histoire des relations arméno-turques et une étape décisive dans le nouveau programme de massacres adopté par le gouvernement ottoman à l'égard de la nation arménienne. Il faut cependant rappeler que dès le 3 octobre, des Turcs avaient attaqué par surprise les habitants arméniens d'Akhissar, dans le sandjak d'Izmit, et y avaient trucidé près de 280 personnes79.
Les massacres de Trébizonde commencent «à l'improviste», à 11 h précises du matin, dans le quartier des commerces, à Meydan-i Charki. Lorsque le son du clairon retentit — signal employé les semaines suivantes dans toutes les provinces arméniennes victimes de ces exactions —, la populace accoure de toutes parts et tire sur les individus que ses chefs lui désignent comme étant arméniens, puis entreprend de piller et de détruire les boutiques. Ce sont en tout premier lieu les hommes que l'on vise. Le rapport, daté du 10 octobre 1895, du consul général d'Autriche-Hongrie à Trébizonde, Zagorski, témoigne de manière irréfutable de la préméditation et de l'origine des massacres80 :
«Ce carnage s'est accompli absolument sans aucune provocation de la part des Arméniens, mais il était préparé et exécuté conformément à un programme, de sorte que les magasins des Grecs, des catholiques et des Turcs sont restés aussi indemnes que leurs propriétaires présents; par contre, tous les Arméniens qui n'ont pas réussi à échapper des rues barrées ou à se cacher ont été fusillés ou poignardés sans merci».
Un pillage effréné vient compléter le massacre, comme une juste récompense octroyée aux tueurs. En proie à la panique, la population arménienne fuit les maisons et cherche refuge dans les consulats, les écoles ou les hôpitaux tenus par les étrangers81. Selon des témoins oculaires — diplomates ou journalistes étrangers — la police et la troupe, en principe chargées d'assurer la sécurité publique, apportent leur concours à la tuerie et s'octroient une bonne part du butin82. L'émeute se poursuit sans intervention des autorités jusqu'à 4h de l'après-midi, heure à laquelle les crieurs publics proclament, au nom du vali, que tout «danger» est conjuré, que le sultan a pardonné aux Arméniens et que chacun peut retourner vaquer à ses affaires83. Le spectacle qui s'offre à la vue des témoins après la boucherie est décrit par la presse internationale et notamment par un voyageur allemand qui confie ses impressions au Kölnische Zeitung84 : «Deux jours après, écrit-il, je suis entré dans la ville: mes pieds étaient trempés de sang chrétien, car il y avait encore des flaques de sang dans la rue et il était impossible de les contourner, car elles étaient trop nombreuses».
Fidèle à ses traditions, le gouvernement ottoman transmet peu après aux ambassades de Constantinople, ainsi qu'à la presse étrangère, un communiqué officiel démentant vigoureusement le massacre, tout en justifiant celui-ci par le comportement des victimes: «[...] Des Arméniens ayant attaqué les musulmans à l'improviste, des troubles ont éclaté de nouveau. Les musulmans et les Arméniens en vinrent aux mains. Les Arméniens firent feu sur les agents de police et sur des officiers de gendarmerie chargés de leur donner des conseils d'apaisement qui ne furent nullement écoutés»85.
Dans ce texte d'un cynisme remarquable, préparé par les bureaux de la Sublime Porte, la victime devient l'agresseur, sans pour autant — au moins dans ce cas précis — tromper l'opinion publique européenne. Mais ce genre de communiqué ne vise-t-il pas aussi à exciter l'opinion publique de l'Empire ottoman et singulièrement les fidèles du prophète. La nouvelle des atrocités de Trébizonde soulève en tout cas l'indignation générale en Grande-Bretagne, en Russie et même en Allemagne. Seule, la presse parisienne, en partie à la solde de l'ambassade ottomane86, en partie sous l'influence de la haute finance française, qui possède des intérêts économiques considérables en Turquie, prend la défense du bourreau de Yildiz. Le Voltaire87 s'empresse, dans un long article intitulé «Les troubles de Trébizonde», d'exprimer sa profonde gratitude à l'égard du sultan Abdul-Hamid en inventant la fable d'insurgés arméniens «attaquant les édifices habités par les fonctionnaires turcs... [Aussi] des troupes régulières ont dû intervenir pour rétablir l'ordre et ont cerné les rebelles qui opposaient une vive résistance». Pour sa part, La Patrie88, toujours prompte à défendre l'honneur du sultan ottoman, publie un article admettant que le nombre des victimes de Trébizonde s'élève à un millier et que des massacres ont également eu lieu dans les environs de la ville, mais «oublie» volontiers de préciser que les victimes sont exclusivement arméniennes.
Le bilan exact des émeutes de Trébizonde du 8 octobre est d'une source à l'autre très contrasté. D'après les communiqués officiels du gouvernement ottoman, les Arméniens auraient eu 182 tués et 19 blessés, les musulmans 11 morts et 26 blessés et les Grecs 1 blessé89. Les estimations des consulats européens varient quant à elles entre 600 et 800 tués arméniens90 — presqu'exclusivement des hommes —, mais sont convergentes sur un point: pas un musulman ne perdit la vie le 8 octobre 1895. Il est vrai qu'il n'y eut aucune résistance de la part des Arméniens91. Les évêchés arméniens, apostolique et catholique, communiquèrent également des chiffres, beaucoup plus précis, avec la liste nominale des victimes recensées. Côté apostolique, on dénombra 591 personnes assassinées, 135 magasins pillés, 332 maisons saccagées92, soit 134 608 Ltq93 de dégâts matériels. Les catholiques, moins visés par ces exactions et beaucoup moins nombreux — à peine 150 familles, soit environ 1 000 fidèles —, n'eurent à déplorer que cinq tués, deux boutiques pillées et deux maisons saccagées, soit 8 920 Ltq de dégâts matériels.
Les événements de Trébizonde eurent inévitablement des répercussions dans toute la province pontique. Attirées par les perspectives de pillage et de vol — légalisés pour l'occasion — les populations musulmanes attaquèrent cinquante-six villages, regroupant 1 359 maisons arméniennes, dans les alentours de Trébizonde le 8 octobre et les jours qui suivirent: 86 Arméniens furent assassinés et 835 maisons pillées et 316 autres incendiées94.
La visite d'un bâtiment de guerre russe, le Teretz, qui mouilla quelques jours en rade de Trébizonde, contribua à calmer l'ardeur des criminels. Le 20 octobre, le consul Cillière confirme que «l'anxiété ne diminue pas» parmi les survivants arméniens. D'autant que les autorités locales, fidèles à leur méthode, ouvrent une «enquête judiciaire» afin de «découvrir» les promoteurs des troubles: plusieurs survivants arméniens sont arrêtés et traduits devant la cour martiale95. L'implication du gouvernement ottoman et de son administration provinciale dans ce carnage, marquée par une impunité absolue pour les assassins, apparaît avec encore plus d'évidence lorsque huit des Arméniens arrêtés sont condamnés à mort, puis exécutés, tandis que vingt-quatre autres se voient infliger de lourdes peines de prison. La ruine économique et, plus que tout, le climat d'insécurité qui règne à Trébizonde après ces événements provoquent, en quelques mois, d'octobre 1895 à février 1896, l'exode de 4 572 Arméniens et de Grecs vers le Caucase russe.
*
Inaugurée à Trébizonde, la nouvelle politique de massacre systématique se généralise à toutes les localités d'Asie Mineure dans les semaines qui suivent. Partout, on constate une mise en scène similaire: on annonce une «révolte arménienne» et la «légitime réaction» des fidèles, souvent épaulés par les troupes régulières et les régiments de cavalerie hamidié, se traduisant par des massacres et des pillages commis au nom de la foi et de l'Islam. En se fondant sur les rapports de ses consuls en Asie Mineure, l'ambassadeur d'Allemagne à Constantinople, le baron de Saurma, confirme lui-même au prince Hohenlohe, chancelier de l'empire, qu'«il est non moins exact de relever le mensonge continuellement répandu par les Turcs qui prétendent que les provocations sont toujours venues des Arméniens. Ce fut peut-être le cas en quelques points isolés, mais ce ne fut nullement la règle. Jusqu'à présent, il n'y a pas eu un seul véritable combat entre Turcs et Arméniens»96. Paul Cambon, l'ambassadeur français, fait le même constat dans un télégramme qu'il adresse au Quai d'Orsay: «Je suppose qu'à Bitlis la situation est la même qu'à Diarbékir où, contrairement aux affirmations du gouvernement ottoman, des bandes de Kurdes unies aux musulmans de la ville, massacrent sans provocations les chrétiens et où notre consul et nos missionnaires sont bloqués»97. Les témoignages oculaires des agents diplomatiques étrangers en poste en Asie Mineure n'empêchent pas, cependant, qu'aujourd'hui encore, dans des publications turques quasi officielles, certains auteurs développent des thèses pour le moins douteuses. Dans un livre paru récemment, il est intéressant de noter que l'auteur écrit: «[...] les provinces anatoliennes furent secouées par toute une série de soulèvements à peu près vers la même époque» pour parler des massacres qui furent organisés de l'automne 1895 à l'été de 189698. Outre la fiction attestée d'une quelconque révolte arménienne qui aurait été réprimée dans le sang, on peut aussi remarquer que les massacres furent organisés de manière telle qu'il n'y eut pratiquement pas de résistance possible pour les Arméniens. Seuls les montagnards de Zeytoun, en Cilicie, parvinrent à résister victorieusement aux assauts répétés de plusieurs milliers d'hommes des troupes régulières et des bachibozouk. Pourtant, il est encore possible de lire, chez certains historiens contemporains que, concernant les massacres de 1895-1896, «l'affrontement des musulmans kurdes et des chrétiens arméniens, par exemple, provoque la mort de 250 000 Arméniens»99. Curieux «affrontement» qui ne provoque des victimes que chez une seule des deux parties, dans des proportions dignes d'une guerre mondiale.
Au reste, les démentis formels et répétés de la Sublime Porte n'ont guère convaincu le monde. Les Jeunes Turcs eux-mêmes, alors réfugiés à Paris et encore marqués par le nouveau discours humaniste en vogue, ressentirent comme une humiliation en constatant que leurs compatriotes participaient avec tant d'entrain et d'ardeur à la mise en oeuvre de la politique de massacres du sultan Abdul-Hamid. Blessés dans leur amour-propre national par les informations évoquant les exploits guerriers des soldats ottomans contre la population arménienne, les Jeunes Turcs n'hésitèrent pas à condamner de tels actes, qu'ils qualifièrent dans leur organe parisien, Mechveret, de «crimes officiels»100.
Arthur Beylerian
1) R. W. Seton-Watson, The Rise of the Nationality in the Balkans, Londres 1917, p. 113.
2) Accounts and Papers, Turkey (1878), vol. LXXXIII, p. 608; Documents diplomatiques, Congrès de Berlin, Paris 1878, p. 294.
3) Sur les origines de la question arménienne, voir notamment: Kh. Badalian, [La Question arménienne dans le traité de San Stefano et au Congrès de Berlin en 1878], Erevan 1955; Arthur Beylerian, L'origine de la question arménienne du Traité de San Stefano au Congrès de Berlin (1878), Paris, thèse de doctorat dactylographiée, 1972, résumée dans Id, «Les Origines de la question arménienne du Traité de San Stefano au Congrès de Berlin (1878)», Revue d'Histoire Diplomatique 1-2 (1973), pp. 139-171.
4) Il est donc pour le moins absurde d'admettre, comme l'ont fait nombre d'historiens contemporains, que l'article LXI du traité de Berlin favorise les Arméniens au détriment des musulmans. Voir, entre autres, E. Z. Karal, Osmanli Tarihi [Histoire ottomane], VIII, Ankara 1962, pp. 130-132; M. Sertoglu, «Türkiye'de Ermeni Meselesi [La question arménienne en Turquie]», Belgelerle Türk Tarihi Dergisi 2 (1967), p. 45.
5) Cf. F. Millingen, La Turquie sous le règne d'Abdul-Aziz, Paris 1868, pp. 167 et 174; H. van Lennep, Travels in Asia Minor,vol. I, Londres 1870, p. 299; C. B. Norman, Armenia and the Campaign of 1877, Londres 1878, pp. 235, 262-263, 330; W. N. Bruce (éd.), Sir A. Henry Layard: Autobiography and Letters, I, Londres 1903, pp. 182, 208-209; M. Léart, La Question arménienne à la lumière des documents, Paris 1913, p. 5; B. Nikitine, Les Kurdes: études sociologique et historique, Paris 1956, p. 141.
6) Pétition présentée à la Sublime Porte par les chefs religieux des sujets non musulmans du sultan. La première, relative aux méfaits commis contre la population arménienne d'Asie Mineure, fut présentée en 1872, la seconde en 1876.
7) Cf. notamment l'article d'un des principaux dirigeants jeunes turcs, Ahmed Riza, «Le Calife et ses devoirs», La Revue occidentale XIII (1896), p. 98.
8) Entre autres ouvrages, E. Z. Karal, op. cit., VI, p. 9; S. Koçaş, Tarih boyunca Ermeniler ve Türk-Ermeni iliskileri [Les Arméniens à travers les siècles et les relations turco-arméniennes], Ankara 1967, pp. 67-68.
9) Pour un tableau comparatif des populations dans les provinces arméniennes de la Turquie d'Asie, cf. A. Beylerian, thèse cit., pp. XIX-XXII.
10) Archives du Foreign Office (dorénavant citées FO) 78/2 440, A. Biliotti à lord Granville, Trébizonde le 25 septembre 1873, n° 10. Les statistiques du consul britannique omettent le sandjak de Djanik/Samsoun.
11) Trabzon vilâyeti salnamesi [Almanach de la province de Trébizonde] pour l'année de l'Hégire 1296 [1879], pp. 116-121. Cet Almanach officiel ottoman ne comptabilise que la population mâle.
12) V. Cuinet, La Turquie d'Asie, t. I, Paris 1891, pp. 10-11. Secrétaire général de la Dette publique ottomane, V. Cuinet n'a utilisé que les sources officielles, dont il reconnait «l'inexactitude» (cf. p. IV de son introduction).
13) R. H. Kévorkian-P. B. Paboudjian, Les Arméniens dans l'Empire ottoman à la veille du génocide, Paris 1992, pp. 56-57, qui citent le recensement effectué par le Patriarcat arménien de Constantinople en 1913.
14) Trabzon vilâyeti salnamesi, op. cit., p. 116, dans lequel seule la population mâle est recensée.
15) Y compris les 487 Arméniens catholiques et les 39 protestants de la ville.
16) Parmi les plus connus de ces établissements dirigés par des notables arméniens, on peut citer ceux des familles Arabian, Aslanian, Aznavourian, Mahokian, Méghavorian frères, Marimian, Capdanian, Tchilinguirian, etc.: cf. Annuaire oriental du commerce, Constantinople 1889/1890, pp. 725-726.
17) M. E. Bastani Parizi, «La route de la soie dans l'histoire de l'Iran», Studia et Acta Orientalia VIII (Bucarest 1971), pp. 3-4.
18) V. Cuinet, op. cit., pp. 32-34.
19) Ces chiffres témoignent surtout du commerce de l'Anatolie orientale, qui rentre pour une grande part dans les chiffres donnés par Cuinet.
20) Archives du ministère des Affaires étrangères (dorénavant citées AMAE), Correspondance commerciale, Trébizonde, t. 10 bis, F. de Calvocoressi à Cillière, consul de France, Marseille le 5 octobre 1894, copie; Ibidem, Cillière à Hanotaux, Trébizonde le 16 janvier 1895, n° 1.
21) Y. H. Bayur, Türk Inkilâbi tarihi [Histoire de la Révolution turque], I/2, 2 éd., Ankara 1964, p. 251; T. Işiksal, «Tarihimizde ermeni propagandalari ve osmanli aydinlarinin bir karşi koyma modeli [La propagande arménienne dans notre histoire et un modèle de résistance des intellectuels ottomans]», Belgelerle Türk tarihi dergisi XIII/77-78 (Istanbul 1978), p. 22.
22) AMAE, Correspondance politique des consuls (dorénavant citée CPC) Trébizonde, t. V, rapport d'A. Querry, consul de France, adressé à Waddington, Trébizonde le 4 octobre 1878, n° 92.
23) Bi-hebdomadaire publié à Marseille de 1885 à 1923 par Meguerditch Portoukalian (1848-1921), qui fut l'un des pionniers de l'enseignement moderne en Arménie turque, avant d'être obligé de s'expatrier en France sous la pression des autorités locales.
24) Bi-mensuel bilingue arménien-français publié à Paris, à partir du 1er novembre 1888, puis à Londres jusqu'en avril 1892, par Jean Broussali, avocat arménien catholique originaire du Caire, très actif dans les cercles politiques européens avec quelques autres membres de l'Association patriotique arménienne de Paris.
25) Organe du parti du même nom, fondé à Genève à l'été 1887 par quelques jeunes étudiants arméniens originaires du Caucase. Premier parti socialiste arménien, le Hentchak (= «Tocsin») prône la destruction de l'Etat ottoman, par la participation de toutes les nationalités de l'empire, pour les soustraire au joug despotique des sultans. Le périodique paraît dès novembre 1887 sous la direction d'un des fondateurs du parti, Avédis Nazarbékian.
26) Bi-mensuel bilingue français-anglais publié à Londres depuis novembre 1889, puis à Paris dès 1893, par Minas Tchéraz (1852-1929), qui fut l'un des collaborateurs du patriarche Nersès Varjabédian lors du Congrès de Berlin et délégué en Europe pour l'occasion.
27) En 1890, trois puissances étrangères, la Russie, la France et l'Autriche-Hongrie, tenaient des bureaux de poste à Trébizonde. Leur administration était confiée à des sujets étrangers: Sérafimov, Mayor et Sassi.
28) Le premier Comité patriotique arménien fut fondé à Londres en mars 1878, à la veille du Congrès de Berlin. En 1890, il est présidé par Garabed Hagopian (1849-1926), un arménien protestant originaire de Merzifoun, près de Sivas, et administré par Mihran Sévasly, le secrétaire, qui était juriste de formation.
29) L'Association patriotique arménienne de Paris fut, quant à elle, fondée en 1883. Elle était présidée par Joseph Iskender, arménien catholique, et administrée par Gabriel Eknayan, secrétaire, tous deux originaires de Constantinople et négociants en diamants.
30) Roupèn Khan-Azad, « [Mémoires d'un révolutionnaire arménien]», Haïrénik V/12 (Boston 1927), p. 124.
31) Ibidem, p. 128.
32) Notamment Bryce, Stevenson, Schwann, Leveson-Gower, etc., tous membres du Parlement britannique: cf The Parliamentary Debates, 3e série, vol. CCCXXXIX, pp. 1140-1142, 1346-1347.
33) / A. Gidour, 1887-1963 [Histoire du Parti S[ocial] D[émocrate] Hentchak, 1887-1963], I, Beyrouth 1962, p. 52.
34) AMAE.,CPC, Erzeroum, VII, le consul de France G. Vigoureux à Ribot, Erzeroum le 20 juin 1890, n° 13.
35)- Blue Book, Turkey, n° 1 (1890/1891), p. 50.
36) Ce fait bien établi est de nos jours complètement dénaturé par certains historiens, comme le fit en son temps le gouvernement jeune-turc, pour justifier les assassinats et l'arrestation arbitraire d'Arméniens d'Erzeroum durant l'été 1890: cf. Ermeni komitelerinin âmâl-i ve harekât-i ihtilâliyyesi ilân-i Meşrutiyetten evvel ve sonra [Aspirations et agitations révolutionnaires des comités arméniens avant et après la promulgation de la Constitution], Istanbul année de l'Hégire 1332 [1916], pp. 12-14; Enver Z. Karal, op. cit., VIII, p. 137; Yusuf H. Bayur, op. cit., I/1, p. 66; Kâmuran Gürün, Le Dossier arménien, Paris 1983, pp. 169-170.
36 bis - Fête religieuse musulmane.
37) Sur l'attitude des grandes puissances pendant les événements de 1890 à Constantinople, cf. Arthur Beylerian, «L'impérialisme et le mouvement national arménien (1885-1890)», Relations internationales 3 (1975), pp. 42-46.
38) Plus communément appelée F.R.A. Sur l'histoire de ce parti, cf. / M.Varantian, [Histoire de la Fédération révolutionnaire arménienne], I, Paris 1932.
39) Les dirigeants du comité Hentchak s'en séparent au début de 1891 afin de conserver leur liberté d'action.
40) Ces régiments kurdes furent placés sous les ordres du maréchal Mehmed Zeki pacha, commandant en chef du IVe corps d'armée, dont le quartier général se trouvait à Erzindjan, dans l'ouest du vilayet d'Erzeroum.
41)- Blue Book, Turkey n°1 (1892), p. 23.
42) Voir par exemple Y. H. Bayur, op. cit., I/1, p. 67.
43) Ce fut notamment le cas d'Aziz pacha, vali de Trébizonde, qui sut, par son tact et son habileté, rétablir la confiance et la sécurité si longtemps troublées par les immigrés lazes, tandis que son successeur, Surufri effendi, loin de poursuivre les pillards, était même soupçonné de partager avec eux le fruit de leurs rapines: cf.AMAE, Archives des Postes, Trébizonde, carton 10, A. Querry à Montebello, de Trébizonde le 20 août 1886, n° 461.
44) Marié à une Grecque de Constantinople et lié à la société européenne de la ville, Ali bey fut victime des nombreuses critiques et des intrigues ourdies par les musulmans conservateurs de Trébizonde et, finalement, rappelé à Constantinople par la Sublime Porte, à la fin d'avril 1892: AMAE, CPC, Trébizonde, t. VI, E. Bertrand à Ribot, de Trébizonde le 9 mai 1892, n° 1.
45) Müşavir (conseiller) au ministère des Finances, Ahmed Kadri succède à Ali bey dès mai 1892.
46) Issu d'une famille arménienne catholique et formé par les PP Mékhitaristes à Venise, Marimian (1857-1915) fut l'un des premiers adhérents du parti Hentchak et, à ce titre, condamné à six ans de prison.
46 bis - Elève des Mékhitaristes de Venise, G. Hékimian (1853-1904) devint premier drogman en 1883.
47) AMAE, CPC, Trébizonde, t. VI, E. Gasselin à Ribot, de Trébizonde le 14 octobre 1890.
48) Hentchak du 25 février 1893, n° 2; AMAE, CP, Turquie, t. 510, dépêche de Paul Cambon à Develle, de Constantinople le 9 mars 1893, n° 33.
49) Arthur Beylerian, «L'impérialisme et le mouvement national arménien (1885-1890)», Relations Internationales n° 3 (1975), pp. 38-44.
50) Hâtirat-i Sadr-i Esbak Kâmil Paşa [Mémoires de l'ex grand vizir Kâmil Pacha], Kostantiniye, Matbaa-i Ebuzziya, 1329 [1913], p. 180.
51) Cf. Osman Nuri, Abdül-Hamid-i sani ve devr-i saltanati [Abdul-Hamid II et son règne], t. 3, Istanbul, Matbaa-i Hayriye 1327 (1911), p. 847.
52) Documents diplomatiques. Affaires arméniennes (1893-1897), Paris 1897, pp. 106-107 (on y évalue à 7 500 le nombre des victimes arméniennes [cf. p. 16]); Blue Book, Turkey n° 1 (1895), Part II.
53) Documents diplomatiques français (1871-1914), Ière série, t. XII, pp. 14-16.
54) Trébizonde reste ainsi exclue du champ d'application des réformes proposées par les grandes puissances.
55) M. K. Inal, Osmanli devrinde son Sadrazamlar [Les derniers grands vizirs de l'ère ottomane], 4 éd., Istanbul, 1969, p. 1 025. Nommé plusieurs fois grand vizir, Mehmed Saïd pacha (1840-1914), surnommé küçük («le petit») en raison de sa petite taille, fut le plus célèbre des hommes d'Etat ottomans pendant le règne d'Abdul-Hamid, de 1876 à 1909.
56) Cf. Die Grosse Politik der europaïschen Kabinette 1871-1914, 10 Band, dok. nr. 2 409.
57) Lettre datée du 16/28 septembre 1895: cf. Blue Book, Turkey n° 2 (1896), pp. 32-34; Documents diplomatiques français, Affaires arméniennes, Paris 1897, p. 139.
58) Madthéos Izmirlian (1845-1910) fut élu patriarche des Arméniens de l'Empire ottoman à la fin de décembre 1894 et démissionna au début d'août 1896.
59) Pour les commentaires de la presse étrangère sur la manifestation et sa répression sanglante, cf. notamment le Daily News du 3 octobre 1895, n° 15 448; Novoyé Vrémia du 4 octobre 1895, n° 7 028; Kölnische Zeitung du 4 octobre 1895, n° 852.
60) Le Temps du 9 octobre 1895, n° 12 550.
61) Documents diplomatiques. Affaires arméniennes (1893-1897), Paris 1897, p. 144; Le Constitutionnel du 5 octobre 1895, n° 29 504; Journal de St.-Pétersbourg du 27/9 septembre-octobre 1895, n° 257; The Daily Telegraph du 10 octobre 1895, n° 12 608.
62) Cf. notamment A. B. Kuran, Inkilâp Tarihimiz ve Jön Türkler [Notre histoire de la révolution et les Jeunes Turcs], Istanbul 1945, p. 167; E. Z. Karal, Osmanli Tarihi [Histoire ottomane], VIII, Ankara 1962, pp. 140-142; S. Koças, op. cit., p. 158.
63) Cf. Documents diplomatiques, op. cit., pp. 143-145.
64) Osman Nuri, op. cit., p. 842; J. Thobie, Intérêts et impérialisme français dans l'Empire ottoman (1895-1914), Paris 1977.
65) Maurice Baumont, L'essor industriel et l'impérialisme colonial (1878-1904), Paris 1965, p. 249.
66) Documents diplomatiques. Affaires arméniennes, op. cit., p. 15.
67) Cf. notamment S. Duguid, «The Policy of Unity: Hamidian Policy in Eastern Anatolia», Middle Eastern Studies IX/2 (1973), p. 150.
68) Cf. La Turquie d'aujourd'hui et d'avant quarante ans, Paris 1898, p. 63. L'orientaliste juif hongrois Arminius Vambéry (1832-1913) collabora étroitement avec Théodore Herzl lorsque ce dernier entreprit des démarches auprès du sultan Abdul-Hamid en vue d'obtenir pour les Juifs l'autorisation d'émigrer en Palestine.
69) Archivio Storico Diplomatico (dorénavant citée ASD), Politica P, Turchia (1895), A. Monaco à T. Catalani, d'Erzeroum le 1er mai 1895, «annesso della lettera di Tomasi Catalani al ministro degli Affari esteri, Costantinopoli 12 maggio 1895», n° 195.
70) Voir Drochak du 1er janvier 1896, n° 1, p. 5, relatant l'action de ses militants.
71)The Levant Herald and Eastern Express du 6 octobre 1895 relate les faits et annonce son arrivée dans la capitale le 5 du même mois.
72) Documents diplomatiques, op. cit., supplément, p. 3.
73) FO 195/1902, H. Longworth, consul britannique à Trébizonde, à Philip Currie, de Trébizonde le 5 octobre 1895, n° 121.
74) La réponse donnée par les émeutiers — dont près de 3 000 venus de localités situées à cinq heures de marche de Trébizonde — aux questions posées par Kadri bey sur les raisons de leurs actes est particulièrement révélatrice de la prémiditation de l'affaire: «On leur avait dit que le conak [=le palais du vali] était attaqué par les Arméniens et ils venaient le défendre» (cf. Documents diplomatiques. Affaires arméniennes, op. cit., supplément, p. 3).
75) FO 195/1902, lettre de H. Longworth, consul britannique à Trébizonde, à Philip Currie, de Trébizonde le 5 octobre 1895, n° 121.
76) Chefs de quartier détenant les adresses et les registres d'Etat-civil des habitants placés sous leur juridiction.
77) Drochak du 15 novembre 1895, n° 19, p. 8.
78) Les autorités locales n'ont jamais pu arrêter les auteurs de l'attentat. Toutefois, pour justifier le massacre des Arméniens de Trébizonde, la Sublime Porte annonça leur arrestation dans ses communiqués officiels: cf. le Journal des Débats du 15 octobre 1895; L'Orient du 19 octobre 1895, n° 30. La F.R.A., quant à elle, ne revendiqua l'attentat que près d'un mois plus tard dans les colonnes de son organe officiel Drochak du 1er novembre 1895 (nos 17-18, p. 15), trois semaines après le massacre des Arméniens de la ville.
79) L'un des rares témoignages sur ce massacre, celui du P. Dominique, supérieur de la mission des Augustins de l'Assomption à Izmit, est particulièrement édifiant. Aucune arrestation ou poursuite ne furent engagées contre les exécutants de ces exactions. Bien qu'accomplis dans une ville située à moins d'une centaine de km de Constantinople, ces actes barbares ne rencontrèrent guère d'échos dans les ambassades stambouliotes, sans doute parce qu'il ne s'y trouvait pas d'agents diplomatiques susceptibles de témoigner:.cf. AMAE, CP, Turquie, t. 524, P. Cambon au ministre Hanotaux, de Constantinople le 31 octobre 1895, n° 194; L'Autorité du 24 octobre 1895, n° 297.
80) GPEK, 10 Band, doc. n° 2 444; La politique extérieure de l'Allemagne, t. X, Paris 1931, p. 202.
81) Dans la seule «Ecole des Frères chrétiens», plus de 2 000 réfugiés furent accueillis le 8 octobre: cf. Documents diplomatiques, op. cit., supplément, p. 7; Drochak du 1 novembre 1895, nos 17-18, p. 4.
82) FO 195/1902, dépêche de H. Longworth à Philip Currie, de Trébizonde le 8 octobre 1895; GPEK, 10 Band, doc. n° 2 444; Documents diplomatiques, op. cit., supplément, p. 13; le Journal de St.-Pétersbourg du 11 octobre 1895, n° 259; le Journal de Genève du 11 octobre 1895, n° 241; Arménia du 16 octobre 1895, n° 22.
83) FO 195/1902, H. Longworth à Philip Currie, de Trébizonde le 12 octobre 1895, n° 124 (confidential); Documents diplomatiques, op. cit., supplément, p. 10.
84) Datée du 26 octobre 1895, n° 919; cf. aussi The Daily Telegraph du 12 octobre 1895, n° 12 610 et The Daily News du 19 octobre 1895, n° 15 462.
85) Journal des Débats du 15 octobre 1895; L'Autorité du 16 octobre 1895, n° 289.
86) Dix-sept journaux français touchaient des subsides de l'ambassade ottomane à Paris: cf. Victor Bérard, La politique du sultan, Paris 1897; Osman Nuri, op. cit., p. 848; Beylerian, art. cit. [n. 49], pp. 32-33; pour les affaires financières des sociétés françaises travaillant dans l'Empire ottoman, cf. J. Thobie, op. cit.
87) Daté du 14 octobre 1895, n° 5 331.
88) Daté du 16 octobre 1895.
89) FO 195/1902, H. Longworth à Philip Currie, de Trébizonde le 12 octobre 1895, n° 124 (confidential); The Daily News du 15 octobre 1895, n° 15 458; L'Orient du 19 octobre 1895, n° 30.
90) Documents diplomatiques, op. cit., supplément, p. 13; GPEK, 10 Band, doc. n° 2 444; Kölnische Zeitung du 26 octobre 1895, n° 919.
91) Après une année d'enquête, le consul de France Cillière confirma à Cambon que durant les événements du 8 octobre aucun musulman n'avait été tué par les Arméniens; pour plus de détails sur les faits: cf. A. Beylerian, «Témoignages inédits sur les massacres arméniens de Trébizonde», Hask (Beyrouth 1981-1982), pp. 449-464.
92) Cf. la «Liste des pertes occasionnées pendant les massacres du 8 octobre 1895» transmise par les prélats arméniens de Trébizonde au consul d'Italie, annexée à la dépêche d'E. Francisci à Pansa, de Trébizonde, le 11 février 1896, n° 58/14, ASD, Politica P, Turchia [1896].
93) En 1895, une livre turque a une valeur de 23 franc-or.
94) ASD, doc. cit. [n. 92].
95) FO 195/1902, télégramme de H. Longworth à Philip Currie, de Trébizonde le 17 octobre 1895.
96) GPEK, 10 Band, rapport daté du 11 décembre 1895, doc. n° 2 471.
97) AMAE, CP, Turquie, t. 525, télégramme de Paul Cambon à Berthelot, de Constantinople le 4 novembre 1895, n° 159.
98) Cf. notamment Kâmuran Gürün, Le Dossier arménien, Paris 1984, pp. 186-187.
99) Cf. Marc Ferro (éd.), L'histoire de 1871 à 1971: les idées, les problèmes, vol. I, Paris 1971, p. 307; ou encore F. H. Hinsley dans The New Cambridge Modern History, XI, Cambridge 1962, p. 347.
100) Voir Mechveret du 1er octobre 1896, n° 20.