Gaïdz F. Minassian, Revue d'histoire arménienne contemporaine I (1995), pp. 45-99..
L'alliance entre la Fédération Révolutionnaire Arménienne (FRA) et le Comité Union et Progrès (CUP) constitue, au tournant du XXe siècle, un des aspects majeurs de l'histoire des relations arméno-turques, un aspect caractéristique de la volonté affichée de modernisation de la société ottomane. D'autant que les liens tissés entre ces deux organisations subordonnent leur développement interactif. Faut-il cependant considérer la crise du 24 juillet 1908, qui débouche sur le rétablissement de la Constitution ottomane de 1876, comme le point de départ d'une transformation du régime ottoman? Répondre à cette polémique sous-entend inexorablement la question de la modernité de l'empire au début du XXe siècle1. En effet, au nom de quelle idée, si ce n'est celle de la modernité de l'Etat, ces deux formations ont-elles scellé une alliance qui peut être considérée, à certains égards, comme contre nature?
L'entrée de l'Empire ottoman — on peut déjà parler de la Turquie — dans la modernité vise à redonner des vertus à un Etat trop longtemps synonyme de corruption, de tyrannie et d'inégalités. Le pouvoir, jusqu'alors entre les mains d'un souverain autocrate, devient, en effet, un enjeu pour les éléments issus d'une société civile en formation. Le champ politique s'élargit et seuls les nouveaux acteurs, cherchant à incarner cette ambition, jouissent d'une certaine légitimité. C'est le cas d'organisations arrivées à maturité et porteuses d'aspirations nouvelles, tels le CUP ou la FRA qui apparaissent seuls en mesure de répondre aux défis d'une société en pleine crise d'identité. Mais, si le cheminement de ces deux sensibilités semble au départ identique — le CUP et la FRA sont deux mouvements issus de la clandestinité —, leur route diverge dès lors que leur interprétation de la crise du 24 juillet 1908 n'est plus consensuelle, mais ambivalente. Alors qu'en 1907, les deux partis sont convaincus qu'il est impératif de renverser Abdul-Hamid II pour débloquer la situation, les motivations partisanes provoquent, dès l'automne 1908, des divergences. Bien que jouissant d'une légitimité indéniable, la FRA et le CUP traversent une crise sans précédent. La FRA hésite entre deux orientations: se défendre ou s'intégrer? le CUP se trouve devant un dilemme: se développer ou se défendre? En six ans, douze grands-vizirs se succèdent à la tête de l'Etat2 et quatre congrès généraux de la FRA ont été convoqués de 1908 à 19143. Lors de son IVe congrès, en 1907, à Vienne, la FRA adopte en, effet, une stratégie visant à résoudre parallèlement les questions d'Arménie turque et d'Arménie russe, afin de déjouer les contraintes de la géopolitique. Cette décision provoque des dissensions internes, notamment dans les sections caucasiennes4, par ailleurs confrontées à la politique d'étouffement du mouvement révolutionnaire menée par les tsars. En outre, la tension monte en Perse et menace ses bases arrières d'Azerbaïdjan5. La direction est ainsi acculée à une stratégie d'alliance et à la recherche de nouvelles pistes.
Pour le CUP, il y a également urgence. L'agitation dans les provinces orientales d'Anatolie, l'aggravation du problème macédonien et le dépeçage en cours de l'Empire ottoman engagent les Jeunes-Turcs vers l'action violente contre le régime, tout en lançant un appel à la fraternité entre les diverses nationalités ottomanes afin de garantir l'intégrité de l'empire.
En 1908, l'heure de la réconciliation semble donc venue. Elle passe par des concessions mutuelles. La FRA renonce à demander aux Puissances l'introduction de réformes dans les provinces arméniennes et conseille à ses amis parisiens de suspendre la publication de la revue antihamidienne Pro Armenia6. De son côté, le CUP s'engage à transformer en profondeur le régime dans un sens plus démocratique et à assurer l'égalité des droits et la sécurité pour les rayas arméniens.
Cet accord est cependant hypothéqué dès l'origine, car, malgré certains avis opposés qui relèvent de l'imaginaire7, la révolution de l'été de 1908 n'est pas à proprement parler le fait du congrès des opposants au sultan réunis à Paris en 19078, ni celui des Jeunes-Turcs de l'exil9. L'élection à la présidence du Parlement ottoman du positiviste jacobin Ahmed Riza reste purement honorifique dans un pays où le pouvoir législatif ne constitue pas un véritable contre-poids à l'exécutif10. L'influence des Jeunes-Turcs de l'exil est alors d'autant plus réduite que le rétablissement de la constitution de 1876 voit les grandes figures de l'exil s'effacer peu à peu aux profit des hommes de terrain. La crise du 24 juillet prend donc à contre-pied les révolutionnaires arméniens qui se demandent du reste s'il s'agit d'une révolution ou d'un coup d'Etat. Les accords de Paris doivent en tout cas être renégociés. Certains, comme Mikayèl Varandian ou Agnouni, membres du Bureau occidental, qualifient 1908 d'«âge d'or»11 et se rangent parmi les dirigeants convaincus de l'émergence d'un Etat de droit. D'autres, plus sceptiques, comme les dirigeants atypiques Roupèn Ter-Minassian et Antranig, considèrent qu'il s'agit d'un coup de force des militaires, avant tout soucieux de préserver l'intégrité de l'Etat. Ceux-ci vont même jusqu'à s'interroger sur la survie du parti et la forme que celui-ci doit prendre en période de paix12. Roupèn pense en outre que la proclamation de la constitution affecte la «survie d'un parti révolutionnaire en période de paix»13. Divisée entre ces deux approches, la direction de la FRA tranche finalement en faveur de la voie réformatrice, qui vise à développer l'Ottomanisme et à préserver l'intégrité de l'empire en collaborant avec son nouvel allié sur la scène politique ottomane.
L'étude que nous consacrons ici à l'évolution des relations entre la FRA et le CUP de 1908 à 1915 est divisée en trois parties. La première va de la révolution de juillet 1908 à avril 1909 — début des massacres d'Adana —, au cours de laquelle règne L'illusion démocratique. La seconde s'étend d'avril 1909 à la première guerre des Balkans, en octobre 1912: c'est la période du Désenchantement — la suspicion mutuelle y prédomine et aboutit, lors du VIe congrès de la FRA, en août-septembre 1911, à la rupture de l'alliance avec le CUP, officialisée le 18 juillet 1912, après une dernière tentative de conciliation des députés dachnak au Parlement ottoman. La troisième partie s'étale de la fin de 1912 à l'entrée de l'Empire ottoman dans la Première Guerre mondiale, le 29 octobre 1914. C'est le temps de La rupture, accompagnée d'une ré-internationalisation de la question arménienne et d'une dégradation de la situation dans les provinces orientales.
En 1908, l'espace de convergence du CUP et de la FRA se circonscrit dans quatre domaines majeurs: une nature partisane identique, la même volonté d'écrasement de l'Ancien Régime, la renaissance de l'Etat et la souveraineté populaire. La création des deux mouvements s'est faite en dehors de tout cadre légal, dans un environnement particulièrement hostile à l'émergence de forces politiques nouvelles — les empires turc et russe. La FRA et le CUP souffrent aussi, dès l'origine, d'un déficit de connaissances des institutions politiques établies. S'ils ont d'emblée rejeté le système politique du sultan, l'amorce de changement du régime, consécutif à la crise du 24 juillet, les ébranle, les oblige à sortir de la clandestinité et à s'insérer dans les structures du nouveau régime. Leur mutation prend une forme d'autant plus originale qu'il s'agit plus de sociétés complexes que de partis conçus comme des instruments du pouvoir institutionnel. Le CUP est tout à la fois une loge maçonnique, une cellule révolutionnaire, une bande de komitadji et, accessoirement, un parti politique au sens moderne du terme. La FRA est quant à elle une créature éclectique, regroupant des chefs de bandes locaux, des comités se substituant aux pouvoir de l'Etat, ayant sa propre éthique et porteuse d'un modèle de société. Créés pour renverser le sultan, les deux partis éprouvent des difficultés à participer à la transformation du régime qu'ils appellent pourtant de leur vœux et pour laquelle ils ont consenti de nombreux sacrifices depuis plusieurs années. Si, en effet, Roupèn Ter-Minassian ou la plupart des chefs fedaï ressentent un sentiment profond d'amertume, voire de désespoir, c'est parce qu'ils réalisent que les rênes de leur propre mouvement leur échappe.
L'écrasement de l'Ancien Régime obsède tout particulièrement la FRA, qui s'est battue sur le terrain contre la tyrannie du sultan, coupable du massacre de dizaines de milliers d'Arméniens en 1894-1896. La bête noire des révolutionnaires arméniens, Abdul-Hamid, avait déjà miraculeusement échappé, le 21 juillet 1905, à un attentat revendiqué par un comité terroriste dachnak. La chute d'Abdul-Hamid — cible de dix-huit ans de combat —, le 24 juillet 1908, les marque donc profondément. Agnouni, l'artisan de la paix avec les Jeunes-Turcs, entre le premier dans la capitale ottomane14. Arrivé en août 1908, il écrit à ses camarades restés à Genève: «Vous ne pouvez pas vous imaginer combien je suis heureux de vous écrire de cette ville sans la moindre surveillance ou censure. Après trente-deux ans de mutisme, la ville scande la "Liberté"; la foule est en délire. Peu importe, trente années de silence méritent bien trente jours d'ivresse... Lorsque la réaction restaurera son pouvoir, alors nous regagnerons le "club du silence"»15. L'ivresse du moment n'étouffe pas, en effet, le danger d'une restauration du régime hamidien et de la discrimination religieuse. Même si, titre Drochak16, «l'heure a sonné», et même si la surprise se transforme en stupéfaction lorsque les Arméniens apprennent qu'un mollah appelle ses fidèles à se recueillir sur les tombes arméniennes du cimetière de Balekli, en hommage aux victimes de la tyrannie hamidienne, la FRA s'interroge sur la volonté affichée du CUP à poursuivre l'oeuvre de la révolution. «Toute l'humanité libérale salue le superbe coup des Jeunes-Turcs, mais le sultan n'est pas encore tombé», écrit Mikayèl Varandian, l'éditorialiste de Drochak17.
La fin de la monarchie absolue ouvre la voie à la renaissance de l'Etat, qui repose désormais sur une nouvelle idéologie, garante de la stabilité du pays et de l'unité nationale, l'Ottomanisme. Comme toute idéologie, elle engendre des interprétations multiformes, avec pour point central la défense de l'intégrité de l'empire, question qui obsède la direction du CUP. Ce dernier ne veut plus tolérer l'ingérence des Puissances et la moindre perte de nouveaux territoires. Pour parvenir à ce statu quo, le CUP est persuadé qu'il est indispensable d'établir un régime constitutionnel, qui devrait lui épargner tout nouveau découpage imposé par les puissances européennes. Par conséquent, seuls les partis ou les minorités adhérant à ce postulat — l'intégrité territoriale de l'empire — sont considérés comme des alliés potentiels. Parmi eux, la FRA, fortement implantée dans le Vasbouragan et le Daron-Sassoun, régions hautement sensibles, devient un partenaire de choix et un allié naturel dès lors que sa direction s'engage à défendre les frontières de l'Etat. Le soulagement des Ittihadistes est définitif lorsqu'ils apprennent, au cours d'un entretien entre Djemal pacha et Agnouni, en août 1908, que la FRA «s'engage a travailler main dans la main avec le CUP» et, le 1er septembre 1908, dans Drochak, que le Comité responsable de la FRA de Constantinople confirme son engagement de 1907 en «reconnaissant la Turquie constitutionnelle comme un Etat indépendant et souverain sur tous ses territoires et l'Arménie turque comme une partie indivisible de l'empire, fondé sur la décentralisation administrative»18.
La Constitution de 1876, quelque peu vieillie, donne un nouveau visage à la société ottomane, désormais régie par la souveraineté populaire. Trop longtemps écarté des affaires de l'Etat, le peuple devient la source du pouvoir pour le CUP et la FRA qui ont la difficile tâche d'inculquer des notions de sens civique à une mosaïque de populations sans culture démocratique. La séparation des pouvoirs, garantie par la Constitution, permet au processus démocratique de s'enclencher. La modernité ottomane trouve ses racines dans cette profusion de concepts nouveaux, mais pas nécessairement populaires, comme le parlementarisme et la laïcité. Profitant de la dynamique «révolutionnaire», le CUP s'appuie sur sa déclaration du 13 juillet 1908, adressée aux gouvernements étrangers, dans laquelle il appelle à «renoncer à répandre le sang» et à «l'égalité entre les peuples et les religions de l'empire». L'égalité entre les peuples et la laïcisation des mœurs provoquent cependant une première fissure au sein de la classe politique ottomane. L'opinion publique reste en effet plus attachée à ses idéaux religieux qu'aux discours progressistes; les chefs religieux et leurs fidèles se méfient des Ittihadistes, soupçonnés d'être de mauvais musulmans. Inspirés par une culture occidentale d'adoption19 et soucieux de briser toute menace de restauration, les dirigeants du CUP cherchent donc à réduire le poids politique de la hiérarchie religieuse, toujours solidaire de l'Ancien Régime et du souverain. Ces démarches suscitent évidemment la sympathie de la FRA qui fait de la lutte contre la restauration du régime et de son corollaire, la réaction religieuse, son cheval de bataille et le postulat de toute coopération avec le CUP ou d'autres partis. Tout en s'inspirant du modèle républicain français, qui officialise en 1905 la séparation de l'Eglise et de l'Etat, le CUP et la FRA poursuivent une politique pragmatique. Il ne s'agit pas pour eux de s'attaquer à la spiritualité, mais d'écarter progressivement l'ordre séculier de toute participation dans les institutions étatiques. La volonté d'édifier un Etat de droit multiconfessionnel, dont le symbole est le Parlement ottoman, au sein duquel toutes les minorités sont représentées, rassemble les deux formations qui s'engagent aussi, à travers la représentation nationale, symbole de modernité et de démocratie, à introduire des réformes pour améliorer le sort des milieux défavorisés turcs et, surtout, des minorités chrétiennes. Si la convocation d'un parlement fait l'unanimité, leurs motivations sont toutefois différentes. La FRA considère le parlementarisme comme un instrument démocratique indispensable à l'intégration dans la société ottomane, alors que le CUP le perçoit comme le baromètre des relations entre les trois pouvoirs rivaux en place: le Palais, la Porte et lui-même.
L'Empire ottoman nouvelle formule ouvre ainsi une nouvelle page des relations entre le pouvoir et les nationalités. Considérés jusque-là comme des sujets subalternes et suspects, les Arméniens aspirent dans leur ensemble à participer au redressement de l'empire et à la naissance d'un Etat de droit. Les manifestations de joie tournent toutes autour du thème de la réconciliation entre les peuples de l'empire, se reconnaissant désormais dans l'idéologie moderne de l'Ottomanisme, véhiculée par le CUP. La recomposition politique est globale et la vie politique arménienne n'y échappe pas. Seule autorité communautaire légitime — suspendue par d'Abdul-Hamid depuis 1891 —, la Chambre nationale arménienne réouvre ses portes le 3 octobre 1908, avec 80 députés, et se trouve elle-aussi entraînée dans le processus de remise en cause des pouvoirs traditionnels, auquel l'apparition d'un nouvel outil, le parti politique, n'est pas étranger. Le millet arménien est représenté par les cent-quarante membres de sa Chambre, composée majoritairement de laïques, issus des partis politiques qui font alors leur première apparition officielle dans cette enceinte. C'est notamment le cas de la FRA, devenue un des principaux alliés du CUP. Les relations avec les autorités ottomanes passent néanmoins et prioritairement par l'intermédiaire des député arméniens au Parlement ottoman, lesquels cumulent le plus souvent leur mandat de parlementaire avec celui de délégué à la Chambre nationale arménienne. Ceux-ci contrôlent partiellement la Chambre qui se reconnait plus dans l'héritage libéral des années 1860, que dans le programme révolutionnaire et socialiste des partis politiques. La réactualisation, en 1912, du problème des réformes dans les provinces arméniennes, redonne toutefois l'initative à la Chambre, dont le Conseil politique et son président, Stepan Karayan, jouent alors un rôle considérable.
Peu encline à s'organiser en groupe autonome au sein de la Chambre nationale arménienne, peut-être en raison du peu d'assises du parti dans la capitale, la FRA cherche surtout à développer ses relations avec le gouvernement et les clubs unionistes locaux. Le parti ne cherche visiblement pas à s'impliquer dans la gestion des affaires du Patriarcat, même si Haroutioun Chaghikian, chef des députés membres de la FRA à la Chambre nationale, siège parmi les vingts élus du Conseil politique. Il considère que la Chambre n'est plus représentative de la réalité arménienne, car les populations de provinces y sont sous-représentées20.
Le CUP reste paradoxalement dans une sorte de clandestinité. Son manque d'expérience et le jeune âge de son équipe dirigeante le dissuadent de toute participation à un cabinet et l'obligent à se contenter du rôle de gardien de la Constitution. Le premier congrès du CUP, tenu dans son fief, à Salonique, en octobre 1908, élit en session secrète un comité composé de Talaat, Husseïn Kadri, Midhat Chukru et Ahmed Riza. Ces derniers préfèrent siéger au Parlement, où ils nouent et dénouent leurs alliances au gré des circonstances, plutôt que de profiter des privilèges, mais aussi des contraintes, d'un ministère. En fonction du programme du grand-vizir, la direction du CUP appuie ou sanctionne le gouvernement, qu'elle peut à tout moment contraindre à démissionner. Ce rôle d'arbitre conforte sa position entre des Libéraux, souvent au pouvoir, et un souverain humilié par le revers du 24 juillet, mais disposant toujours d'un certain nombre d'appuis, particulièrement dans l'armée, et d'une prérogative importante, la nomination du grand-vizir.
Parmi les premières mesures adoptées, on note l'amnistie générale que le sultan «accorde», sur instructions du grand-vizir Saïd pacha, aux prisonniers de droit commun. Parmi les mille prisonniers libérés21, on remarque la présence d'Aram Manoukian, principale figure de la FRA dans le Vasbouragan, accueillis à sa sortie de prison par une foule arménienne en délire, et Farhad, libéré le 1er août 1908 avec dix-neuf autres Arméniens enfermés dans la forteresse de Bosdroum, sur l'île de Chira. Ces élargissements ne sont pourtant pas du goût des chefs du CUP qui craignent, avec ces nouveaux venus expérimentés, de perdre le contrôle des provinces. Le cabinet Saïd pacha ne résiste pas aux critiques et démissionne dès le 5 août 1908. Le sultan appelle un autre libéral, Kamil pacha, à former un nouveau gouvernement.
Alors que la capitale est encore sous l'effet du coup d'Etat, des accrochages continuent à se produire entre forces ottomanes et fédaï arméniens dans les provinces orientales. Après de violents combats contre des soldats turcs dans la région du Chadakh, Vahan Papazian et ses hommes se réfugient dans les montagnes. C'est là qu'ils apprennent la victoire des constitutionnalistes grâce à deux courriers signés par Aram Manoukian, qui suggère au Dr Papazian d'abandonner ses armes et de descendre à Van pour célébrer la restauration de la Constitution avec le gouverneur ottoman, Ferid Mahmoud pacha, un Albanais, et Mirala Tayar bey, commandant de la garnison. Surpris par ces bouleversements, il ne regagne la ville que le 31 août et se rend avec Aram auprès du gouverneur. «Nous étions ennemis, nous sommes désormais amis. Hier, c'était la tyrannie et aujourd'hui la Constitution. Je suis persuadé que nous allons la défendre ensemble» sont les mots de bienvenue adressés par le représentant de l'Etat à une délégation arménienne perplexe22.
Quant à Roupèn Ter-Minassian et à ses fedaï, ils se trouvent à Gervadzaghig, près de Mouch, dans le Daron, lorsqu'ils apprennent la nouvelle par des soldats effrayés arborant des étoffes blanches sur leurs baïonnettes. Celle-ci est confirmée peu après, à Perthak, par un courrier envoyé par les militants Dadrak et Carmen: «Dieu nous comble de sa grâce. Aujourd'hui, le préfet a rendu visite au prélat; il lui a déclaré qu'à la suite d'une révolution, le sultan Abdul-Hamid a octroyé la Constitution. Tous les prisonniers vont être libérés. Ecrivez à Roupèn de rester tranquille, un décret d'amnistie arrive pour lui aussi»23. Mais Roupèn est parmi les plus sceptiques. Au cours de la cérémonie officielle consacrée à la Constitution, avec le gouverneur Salih pacha, à l'Hôtel-de-ville de Mouch, Roupèn charge son bras droit, Goriun, et ses hommes d'assurer une surveillance rapprochée autour des Arméniens présents. Huit à neuf régiments défilent en effet devant les dignitaires. Impressionné par la puissance de l'armée ottomane, Roupèn salue les militaires, mais refuse d'embrasser le drapeau. «Voici les fedaï, nos frères. Nous dirigions nos baïonnettes contre eux, car nous avions les yeux bandés. C'était la faute à l'Ancien Régime. Vive la Constitution, vivent les révolutionnaires!»24. Malgré ces propos conciliants, Roupèn refuse de cautionner le nouveau régime en participant aux festivités et va s'établir au monastère des Apôtres, où il prépare son réquisitoire contre cette «paix» trompeuse25.
A Smyrne, la FRA n'a pas les mêmes assises que dans les provinces orientales. Aucune figure importante n'émerge vraiment jusqu'aux premiers jours de la révolution. Hratch Tiriakian et Haroutioun Kalfayan, présents sur les lieux, rencontrent à l'improviste un dirigeant ittihadiste, le Dr Nazim, qui rappelle les relations «indestructibles qui lient les Arméniens aux Turcs»26. A Dyarbékir, en terre kurde, comme au Daron, la FRA reste sur la réserve. Malgré la présence aux côtés des dirigeants du CUP local de Vartkès Séringulian, lors des réceptions officielles, et ses appels à la paix, les dirigeants de la FRA se gardent bien de révéler, contre l'avis du futur député, leur plan d'organisation et la provenance de leurs armes. Il est vrai qu'ils avaient été quelque peu surpris par la réapparition sur la scène locale de deux anciens bourreaux des Arméniens, Arif et Feyz beys, soudain reconvertis en représentants du CUP27.
Avec la victoire de la révolution, la FRA devient en tout cas un acteur local respecté, que les nouvelles autorités et les directions locales du CUP du Vasbouragan, du Daron-Sassoun et d'ailleurs couvrent d'éloges. Sa popularité croissante irrite même les milieux conservateurs de la capitale et les propriétaires fonciers de province, car elle consacre le succès de la stratégie révolutionnaire sur le dialogue et menace, croit-on, les intérêts du capital. Alors que l'accalmie s'installe progressivement dans les provinces, où des accrochages ont cependant lieu entre troupes régulières et tribus kurdes, opposées à la Constitution, la situation est des plus tendues dans la capitale, divisée en deux camps: les progressistes, avec le CUP — lui-même partagé entre ses radicaux et ses modérés —, et les conservateurs, fidèles au sultan. Au milieu, le grand-vizir cherche à profiter de la révolution pour retrouver le pouvoir perdu en 1870 au profit du souverain. Saïd et Kamil pachas ont cherché successivement à s'imposer sur la scène politique en profitant des failles du système hamidien et du CUP. Mais la confusion au sommet de la pyramide de l'Etat paralyse les réformes et prend en otage la révolution. Les minorités chrétiennes rejettent le nouveau système politique, facteur d'éclatement des institutions communautaires et de déstabilisation du pouvoir religieux. Ainsi, les Arabes, les Bulgares, les Kurdes, les Grecs et les Juifs reconnaissent le nouveau pouvoir, mais ne cautionnent pas la politique du CUP. Seuls les Arméniens jouent la carte de la coopération. Au niveau politique, la scène arménienne est occupée par les partis, la FRA et le Hentchak (présents dans la Chambre nationale qui est plutôt libérale), les notables conservateurs et un nouveau venu, le parti Démocrate-Libéral Ramgavar, créé en 1908 à Constantinople. En dehors du parti Hentchak, les autres courants politiques soutiennent le nouveau régime, mais seule la FRA s'est alliée au CUP, tout en lui reprochant constamment son absence de «politique des nationalités»28.
Une nouvelle fois, le malentendu s'installe autour du système que doit adopter l'Etat ottoman? Doit-il devenir un Etat unitaire ou se transformer en Etat fédéral? Cette question domine les débats entre les deux partis. Le grand-vizir Kamil pacha avait certes signé l'acte de création d'un groupe de travail chargé de dresser un bilan de l'état des provinces arméniennes et de mesurer l'impact d'une éventuelle décentralisation au profit de ces régions. Mais le projet resta lettre morte. Ainsi, au fil du temps, ce qui était une divergence sans réelle conséquence sur l'état des relations, devient le principal point de désaccord, pour des raisons endogènes (la crise politico-économique) et exogènes (les guerres contre l'Italie et les Etats balkaniques).
Si les deux formations sont d'accord pour imposer l'Ottomanisme comme idéologie de l'Etat, leur interprétation du concept diffère. Pour la FRA, l'Ottomanisme revient à accorder aux minorités le droit d'autogestion dans un régime fédéral et décentralisé, la citoyenneté ottomane impose des devoirs envers les institutions et les pouvoirs publics, mais aussi des droits inviolables garantis par la Constitution. Pour le CUP l'Ottomanisme revient à intégrer le système communautaire dans un ensemble dominé par les Turcs, centralisé et rationnel.
Alors que la position occulte du CUP et l'instabilité politique empêchent toute initiative d'envergure, Agnouni multiplie les rencontres avec la direction du CUP qui mène une politique de séduction et lui rappelle inlassablement que «le pays est dans l'anarchie; la machine de l'Etat est endommagée; les réactionnaires courent toujours les rues. Le renforcement du régime est prioritaire et exige la participation de toutes les forces de la nation, y compris de la FRA»29. Fin diplomate et parfait francophone, Agnouni fait l'unanimité parmi ses camarades de Constantinople. «La FRA souhaite ouvrir une fenêtre entre la Turquie et le monde civilisé européen et la Turquie va suivre l'exemple de la révolution française»30 dit-il. Il fait aussi l'unanimité lorsqu'il prêche la coopération avec le CUP contre le spectre de la réaction, tandis qu'en cette fin d'année 1908, Mikayèl Varandian écrit dans Drochak qu'il perçoit «les premiers signes de pessimisme dans la presse internationale et parmi les minorités chrétiennes, notamment chez les Arméniens»31.
En attendant l'ouverture du Parlement et le déblocage d'une situation figée par des dysfonctionnements à la tête de l'Etat, la FRA se consacre à sa réorganisation et aux élections législatives. La restructuration de la FRA révèle le poids des divergences entre un centre confiant en l'avenir et favorable aux réformes et une périphérie plutôt sceptique sur l'évolution de la situation et hostile au rapprochement direct avec le CUP. Elle se consacre aussi au transfert du centre de décision de Genève à Constantinople. L'ancien siège du Bureau occidental du parti voit son rôle réduit. L'impuissance et l'amertume de Mikayèl Varandian se manifestent dans ses éditoriaux, qui marquent aussi son opposition aux membres de Constantinople, considérés comme plutôt complaisants envers les autorités
Installé dans l'urgence dans un trois pièces étriqué du 51, rue Sakez-Aghadj, près de l'hôtel Tokatlian, dans le quartier de Péra, le siège stambouliote de la FRA est d'abord dirigé par les «frères ennemis», Agnouni et Simon Zavarian, bientôt rejoints par de nombreux intellectuels originaires du Caucase fuyant la répression russe: Avétis Aharonian, Garéguin Khajak, Rostom, Avétis Issahakian, le Dr Ter Tavtian, Roupèn Tarpinian, Libarid Nazariants, Yéghiché Topdjian, tous optimistes sur la démocratisation du régime32. Le parti vit alors la fin d'une époque et souffre de sa nouvelle identité publique. Mal organisée dans la capitale et au bord de l'anarchie dans les provinces, la FRA tente de surmonter sa crise interne par un verrouillage systématique, signe d'une inaptitude à maîtriser la situation en période de paix civile33. Le réseau révolutionnaire de Constantinople est dissout au lendemain de la crise de juillet 1908. Désormais intitulée Comité responsable, la nouvelle structure est chargée des relations avec le CUP, mais aussi de la gestion des fédérations du Yerguir, le Pays, dont le Comité responsable du Daron-Vasbouragan est supprimé34. La période révolutionnaire touche ainsi à sa fin et de nouveaux problèmes, comme la reconversion des combattants, surgissent depuis que le parti a, sous la pression du CUP, exigé de ses combattants qu'ils rangent les armes35. Certes, les fedaï regagnent leurs foyers, mais nombreux sont ceux qui plongent dans la misère, voire la délinquance, ou subissent l'humiliation, comme Manouk Mampreyan, d'être chassés de leur village par leurs proches36. Alors que les fedaï sont ulcérés du manque de considération dont la population fait preuve à leur égard, les portes du parti s'ouvrent à de nouveaux militants, malgré les réticences de certains, dont Roupèn, à le voir se transformer en parti de masses. La «métamorphose» dont parle Roupèn attire cependant l'attention des instances supérieures de la FRA qui, en 1908-1909, met en oeuvre une campagne d'épuration dans ses rangs. Dans le numéro d'août 1908 de Drochak, le Comité de Constantinople appelle ses fédérations provinciales à réanimer leurs réseaux, à rapidement réintégrer les militants relâchés de prison et à soigneusement sélectionner les postulants. Il est vrai que de nombreux agha arméniens, propriétaires fonciers, se rapprochent alors subrepticement de la FRA et offrent leur concours, sans doute plus par opportunisme que par conviction. Ce qui engage la direction à lancer un avertissement contre tous les éléments qui utilisent le nom de la FRA pour accéder aux honneurs et «commettre toutes sortes d'abus», comme le racket et la diffamation37.
La mutation d'un parti clandestin en organisation institutionnelle pose inexorablement le dilemme de sa nature, ce dont se méfie fermement Roupèn, qui qualifie la FRA d' «association culturelle»38. Le statut de seconde autorité que son alliance avec le CUP lui confère fait qu'elle se trouve en position de recueillir les doléances des paysans. Simon Zavarian pousse aussi le parti à développer de nouvelles activités pédagogiques et à se recentrer au Yerguir, afin de consolider l'option fédéraliste, malgré la politique du CUP qui consiste à inverser l'équilibre démographique dans les provinces. Clubs, écoles, bibliothèques et, plus tard, journaux et imprimeries se multiplient dans les principaux chef-lieux des vilayets orientaux, comme à Van ou Erzeroum39.
Si la volonté d'écraser l'Ancien Régime rassemble le parti, la stratégie le divise. Des divergences apparaissent lorsque les dirigeants des provinces, impatients de voir les choses changer, en appellent à des mesures décisives, notamment pour la réaffectation des fonctionnaires et des officiers de provinces trop impliqués dans les persécutions hamidiennes contre les Arméniens. Inflexible, Agnouni leur répond: «La période révolutionnaire n'est pas achevée. Il faut se débarrasser des réactionnaires et renforcer notre collaboration avec les éléments progressistes jeunes-turcs pour la défense de la Constitution»40. En province, les modérés, le Dr Vahan Papazian, Sarkis Odabachian de Van et Carmen de Mouch, sont plutôt ouverts à une collaboration, car ils estiment que la démocratie va s'engouffrer dans la révolution, même si celle-ci s'est faite sans effusion de sang et par le haut. La participation d'un officier albanais, Niyazi, est une garantie de coopération entre les nationalités et l'urgence est d'améliorer les conditions de vie des Arméniens. De l'autre côté, les radicaux, Ichkhan, Ghévont Méloyan, Roupèn et Antranig, considèrent qu'une révolution conduite par l'armée n'a pas de sens, car les cercles militaires et religieux ne peuvent assimiler les valeurs démocratiques, d'autant plus que le peuple turc a, depuis des siècles, le sentiment d'être l'élément légitime de domination des autres nations a fortiori chrétiennes. Ces radicaux appellent en conséquence à ne pas baisser les armes, à forger une alliance avec les autres peuples de l'empire et à se maintenir dans la clandestinité. Mis en minorité par sa direction centrale, Roupèn ne s'avoue pas pour autant vaincu et tente de consolider sa stratégie en organisant au monastère de Saint-Karapet, fin juillet-début août, un congrès. Victime de son zèle et se heurtant à une majorité de partisans favorables à la révolution jeune-turque, Roupèn échoue et provoque la colère du chef Sébouh qui considère qu'il n'y a rien à attendre des autres partis, et que le CUP, seul capable de réformer l'Etat, est un parti ami des Arméniens. Roupèn n'est pas le seul à être déçu. Certaines revendications, comme l'intervention des puissances européennes pour permettre l'application des réformes prévues dans le projet du 12 mai 1895, se sont pas du goût du Comité de Constantinople et des autres délégués (Carmen, le père Vartan et Sébouh) qui ôtent à la réunion son caractère officiel. Désabusé, Roupèn «se sent condamné à l'inaction, comme un homme mort»41.
Une troisième voie «sociale» est formulée par Aram, selon lequel la FRA doit poursuivre son oeuvre révolutionnaire en la transposant du terrain militaire au terrain social, sans tenir compte des événements, mais en renonçant à l'action violente au profit de missions pédagogiques au sein des foyers arméniens, contre le pouvoir des agha et des beg, en collaboration avec les autres peuples42.
Parmi les combattants, la coupure est aussi géographique et cristallise le vieux contentieux entre Arméniens de Russie et de Turquie. Les Caucasiens comparent l'épisode turc aux journées révolutionnaires de 1905 en Russie et approuvent la position officielle du parti. Les fedaï d'Arménie turque sont, au contraire, totalement opposés au nouveau régime et ne lui portent aucun crédit. Selon Vahan Papazian, le handicap majeur réside dans le déséquilibre entre le potentiel militaire à la disposition du CUP et celui de la FRA, sensiblement affaibli depuis la découverte par l'armée ottomane d'un dépôt d'armes contenant 300 fusils, 600 000 munitions, 61 bombes, 215 kg d'explosifs et 175 kg de pièces de rechange dans le Vasbouragan43. L'utilisation de cet arsenal lui aurait en effet permis, nous dit-il, de disposer d'un moyen de pression sur le pouvoir et de contrôle dans le Vasbouragan et les vilayets voisins, situés sur la frontière avec la Russie et la Perse.
Quoi qu'il en soit, la révolution jeune-turque offre une exceptionnelle opportunité pour toutes les tendances. Le calme est revenu dans les provinces et les frontières de l'empire, fermées depuis 1894, ont été réouvertes. Ce qui autorise les vilayets de Van, Erzeroum et Bitlis à retrouver une partie de leur population respective d'avant les massacres hamidiens: plus de 50 000 Arméniens exilés dans les Balkans, le Caucase ou aux Etats-Unis se réinstallent dans ces trois régions. Le cheptel augmente de nouveau et les récoltes s'améliorent. Remarquons cependant que la FRA partage désormais le pouvoir dans les provinces orientales avec un nouveau venu, le CUP. Dès 1908, la direction du CUP s'est, en effet, lancée à la conquête des campagnes, car elle considère que les provinces orientales, peu occupées par les paysans turcs, sont les plus exposées au danger de guerre en Azerbaïdjan. La stabilité et l'ordre dans la périphérie orientale de l'empire sont un gage d'intégrité territoriale, des bases de replis pour les armées revenant du front perse et des points de surveillance indispensables de la frontière russo-turque. Le déficit de partis politiques pousse en outre le CUP à s'appuyer sur l'administration publique, seule capable d'asseoir son pouvoir, mais se compromet aux yeux des Arméniens en ouvrant ses portes à des fonctionnaires de l'Ancien régime. Chaque vilayet et chef-lieu a son club ittihadiste, rempli d'anciens fonctionnaires locaux corrompus et de délinquants notoires. Ce va-et-vient entre la capitale et la province offre l'occasion aux deux partis de se rencontrer sur le bord des routes et d'entamer des négociations directes. A Dyarbékir, ces relations mettent la FRA dans une situation délicate lorsque la direction locale du CUP se lance à la poursuite d'Ibrahim pacha, chef kurde en bons termes avec les Arméniens, et exige de la FRA qu'elle participe à la chasse à l'homme en formant une brigade de combattants. Grâce à l'intervention de Vartkès Séringulian, encore présent dans la ville, le CUP fait marche arrière. Ibrahim pacha n'en est pas moins assassiné44. A Van, les liens avec le CUP se tissent par le truchement du nouveau gouverneur, Djevded, fidèle ittihadiste chargé d'organiser une antenne du CUP dans le Vasbouragan. A son aise dans le rôle de médiateur, Aram entretient les relations au nom de la FRA. L'alliance est parfaite. Les leaders locaux, Aram, Ichkhan et Sarkis participent aux meeting du CUP, en compagnie du révolutionnaire iranien Mirza Sayid et de Nadji bey, membre de la direction du CUP, qui glisse aux Dachnak: «Nous, les Turcs, sommes en retard par rapport à la civilisation européenne, alors que vous êtes à la pointe du mouvement en Turquie. Si nous devons marcher ensemble, vous devez ralentir la cadence pour nous permettre de vous rattraper, sinon nous sommes condamnés à nous accrocher à votre dos comme un frein à votre progrès»45. Les Dachnak ne font pas attention aux menaces avérées ou latentes, malgré les avertissements répétés de Fouad bey, Tcherkesse proche des Arméniens. Ceux-ci demandent cependant à avoir un droit de regard dans les affaires administratives locales du CUP et, fidèles à leur stratégie d'union des peuples ottomans, ils proposent d'organiser une conférence des Etats d'Orient, de créer une commission chargée du problème des terres des paysans arméniens spoliés, ainsi que des milices villageoises pour dissuader les assauts kurdes. Le 8 août 1908, Sarkis, Gh. Méloyan, Mourad et Marzbed se rendent à Erzeroum pour un congrès régional de la FRA, en compagnie de Nadji bey, en déplacement dans la même ville pour rencontrer Vehib pacha, un des putschistes de juillet. Les deux officiels turcs se mettent d'accord pour éviter tout débordement lors de la réunion. Aussi, à l'issue du congrès, une assemblée présidée par Vehib pacha, au nom du CUP, se tient à Bitlis, au début novembre 1908, avec du côté de la FRA Ichkhan, Méloyan, Carmen, Marzbed, Sarkis et Pilos et du côté kurde Mehmed Sadek, ami des Arméniens. Mais aucun accord n'est conclu. L'échec est cuisant. Méloyan se rend alors dans les régions méridionales où il rencontre, à Alep, un trafiquant d'armes lui proposant ses services. Impatient, Méloyan regagne rapidement Constantinople où il essuie un refus catégorique du représentant du Comité responsable, Agnouni, seul présent au siège, qui ne manque pas de souligner sa «naïveté» et de préciser que «de nos jours, la police ottomane protège l'honneur de nos femmes».
La réunion de Bitlis, chargée d'étudier la répartition des sièges pour l'élection au Parlement ottoman, s'est soldée par un échec, car le Comité de Constantinople s'est réservé le droit de négocier avec les leaders du CUP le nombre de fauteuils dévolus aux Arméniens lors de la première consultation électorale qui doit se dérouler, en novembre-décembre, au suffrage censitaire indirect46. Dans les provinces orientales, fief du parti Dachnak, les dirigeants réclament trois sièges arméniens pour le seul vilayet du Vasbouragan, mais le Comité de Constantinople n'en obtient qu'un, le second étant attribué à un membre de l'Ittihad et riche propriétaire terrien local, Tevfik effendi. Présent dans la région depuis longtemps et parlant le turc azéri, Aram semble tout naturellement désigné pour aller siéger au Parlement ottoman. Mais le Comité central de Van propose la candidature du Dr Vahan Papazian, également soutenu par les Rénovateurs hentchak. Celui-ci est opposé au candidat hentchak-ramgavar, le Dr Aslanian, natif de Van établi à Salonique, et à Avétis Terzibachian, qui apparaît sans grande prétention. Vahan Papazian fait campagne avec le soutien actif du CUP qui ouvre ses meeting aux orateurs de la FRA. Celle-ci fait bloc derrière le CUP, pour s'assurer un maximum de sièges, et lance sa campagne officielle le 1er septembre 1908 en publiant un document en vingt-six points, rédigé par le Conseil de la FRA, la plus haute instance du parti: décentralisation administrative, modification de la loi électorale, dissolution du Sénat, fidèle au sultan, promotion des langues minoritaires, renforcement des libertés fondamentales et de la presse, école libre, gratuite et obligatoire, distribution des terres aux paysans, création d'un ministère du Travail, semaine de travail de six jours, avec un repos dominical pour les citoyens chrétiens, sont autant de thèmes populaires abordés par ce document de campagne électorale.
Les résultats révèlent l'enracinement de la FRA dans les provinces orientales, mais aussi un échec cuisant dans les grandes villes, notamment dans la capitale. La FRA obtient quatre des dix sièges accordés aux Arméniens: Vartkès Séringulian et Armen Garo à Erzeroum, Vahan Papazian à Van et Kégham Der-Garabédian à Mouch. Chez les non-dachnaks, Krikor Zohrab et B. Haladjian sont élus à Constantinople, Spartal et Hagop Babikian à Smyrne, le Hentchak Mourad Boyadjian en Cilicie, à Kozan, et le Dr Nazareth Daghavarian à Sébaste.
Le CUP obtient une victoire totale, avec cent-soixante sièges, y compris ceux de Babikian et de Haladjian, membres du CUP. Mais cette trop large suprématie favorise la constitution de courants internes. Ses réformateurs souhaitent voir le CUP sortir de sa clandestinité et jouer son rôle dans le gouvernement, tandis que les idéologues préfèrent rester en retrait et laisser les Libéraux et le sultan se discréditer auprès de l'opinion.
Le parti Union Libérale Ahrar, créé le 14 septembre 1908, n'obtient qu'une vingtaine de sièges. Seul parti d'opposition au CUP, le Ahrar n'a pas eu le temps nécessaire pour préparer la campagne, malgré la participation du prince Sabaheddin et de Kamil pacha. L'élection de Mahir Saïd bey à Angora est l'une des rares satisfactions des libéraux. Les autres partis ont une représentation restreinte: deux sièges pour les Clubistes bulgares, un aux Hentchak et au parti Social-Démocrate bulgare. On compte cependant quelque soixante-dix députés non-inscrits, dont Krikor Zohrab, alors plutôt proche du Ahrar. Organisées dans la précipitation, ces élections révèlent un respect très approximatif du pluralisme politique. En effet, le CUP vérouille le vote et son investiture ou, pour le moins, son soutien sont indispensables pour obtenir une représentation parlementaire.
Sur les deux-cent-quatre-vingt-huit sièges47 à pourvoir, on compte cent-quarante-sept Turcs, soixante Arabes, vingt-sept Albanais, vingt-six Grecs, quatorze Arméniens, dix Slaves et quatre Juifs, soit deux-cent-vingt musulmans et quarante-six chrétiens. Les députés religieux forment 30% de l'hémicycle, les grands propriétaires 30%, les fonctionnaires 20%, les professions libérales 10%, etc.
La session parlementaire est ouverte en grande pompe, le 17 décembre 1908, par un discours du sultan Abdul-Hamid expliquant les raisons qui l'ont amené à dissoudre le Parlement en 1878. Pour l'occasion, le sultan obtient un succès considérable auprès des députés, dont certains sont invités à dîner au Palais le 31 décembre. On compte parmi eux le père-fondateur des Jeunes-Turcs, Ahmed Riza, qui est élu à la présidence du Parlement dès son ouverture. Vartkès Séringulian, Armen Garo et Vahan Papazian félicitent leur ancien compagnon d'exil qui, à son tour, couvre les anciens fedaï arméniens de compliments.
L'usage de l'osmanli comme langue officielle du Parlement handicape cependant les députés arméniens de la FRA, Vahan Papazian et Vartkès Séringulian, qui ignorent le turc et en sont réduits au silence, tandis qu'Armen Garo et Kégham Der-Garabédian ne pratiquent que le dialecte turc de leur province. Proches des idées européennes, Bulgares et Arméniens occupent les rangs situés à l'extrême-gauche de l'hémicycle et forment, sous l'impulsion de Vahan Papazian, un groupe «travailliste» dont Zohrab est le porte-parole. En dehors de Spartal, les députés arméniens participent tous aux travaux des commissions parlementaires et à l'élaboration des grands projets d'intérêt public: Zohrab œuvre sur la réforme judiciaire, en particulier sur la réorganisation des tribunaux; reprenant une vieille idée de Khrimian Haïrig, Armen Garo travaille sur le projet américain «Chester» de construction d'une ligne de chemin de fer Méditerranée(Alexandrette)-Perse47bis ; Vahan Papazian s'illustre dans les programmes d'éducation des provinces et le Dr Daghavarian est membre du groupe de travail chargé des réformes médicales. L'implication des Arméniens dans la vie nationale satisfait le CUP qui propose le poste de ministre de la Justice à Krikor Zohrab et celui de l'Industrie à Armen Garo. Mais les deux députés rejettent sa proposition48, et c'est B. Haladjian qui, profitant de cette double défection, devient, en 1910, ministre des Travaux Publics du cabinet Hakki pacha, puis, en 1911, ministre sans portefeuille du cabinet Saïd pacha. Armen Garo, Vahan Papazian, Malkhas et un architecte turc lui présentent le projet de construction d'un canal de dérivation du lac de Van vers le Tigre pour protéger la région des risques d'inondations. Haladjian l'accepte, mais les crédits ne suivent pas et le projet est abandonné. D'autres suggestions sont avancées par les députés arméniens, concernant notamment la réduction de la dette publique ottomane — 17 millions de dollars en 1909 —, qui ne cesse d'augmenter, ou l'établissement de succursales bancaires dans les provinces. En 1908-1909, les députés arméniens jouent donc pleinement l'Ottomanisme, ravalant au second plan la question nationale. Mettant l'accent sur le dépassement du nationalisme, la FRA tente ainsi de créer au sein du Parlement une Union des députés de l'Asie mineure, à laquelle les députés musulmans s'avèrent hostiles. Elle suggère alors une alliance aux députés chrétiens, mais essuie un nouvel échec, en raison cette fois-ci de l'opposition des députés grecs, soucieux d'éviter que ne ressurgisse l'antagonisme chrétiens-musulmans.
Entre octobre 1908 et avril 1909, la situation intérieure se transforme sous l'effet d'un double développement: la crise diplomatique des Balkans et un nouveau remaniement ministériel, dont le courant religieux tire profit. Le 5 octobre, la Bulgarie déclare unilatéralement son indépendance. Le lendemain, l'Empire austro-hongrois proclame l'annexion de la Bosnie-Herzégovine et la Crète annonce son rattachement à la Grèce. Ce désastre, imputé au nouveau pouvoir, provoque un revirement de la politique générale du CUP, dont la raison d'être était précisément de maintenir l'intégrité territoriale de l'empire. La perte en deux jours d'une grande partie des territoires européens de l'empire fait perdre au CUP une bonne partie de son crédit et les premiers signes tangibles d'une réaction religieuse apparaissent immédiatement. Dès le 7 octobre, une foule conduite par un khodja, Ali l'Aveugle, se rend au Palais pour demander au souverain de rétablir la cheria, la loi islamique. Le mouvement religieux se renforce aussi après la démission du gouvernement libéral de Kamil pacha, le 13 février 1909. Hostile à la nomination des nouveaux ministres de la Défense et de la Marine, le CUP fait voter une motion de censure contre le grand-vizir. L'Ittihad ne peut, en effet, tolérer que le contrôle de l'armée lui échappe et fait nommer un nouveau grand-vizir, Hilmi pacha, ancien inspecteur-général de Roumélie qui est beaucoup plus proche du CUP. L'opposition dénonce ce «coup d'Etat» des Unionistes, qui cherchent à imposer une dictature, et se rassemble autour du parti Libéral, dont le groupe parlementaire est alors composé de plus de cinquante députés, parmi lesquels de nombreux non-turcs. Refusant de se joindre au groupe contestataire, la FRA se trouve néanmoins face à un dilemme: soutenir le CUP, et cautionner ainsi l'appétit hégémonique des Unionistes, ou se rallier aux Libéraux et, du même coup, faire le jeu du sultan. La FRA garde un profil bas et invite les partis politiques à respecter la Constitution. Seul Drochak se manifeste pour dénoncer la faiblesse du CUP, devenu un jouet entre les mains du sultan. Mikayèl Varandian considère que le pouvoir turc mène une politique ambivalente pour réduire au silence les partis d'opposition et pour calmer les esprits sur la scène internationale. La nomination de Ferid pacha comme gouverneur du Palais est ressentie comme une provocation et chacun sent bien que c'est le sultan qui tire les ficelles de la confrontation entre l'Ittihad et le Ahrar, en utilisant leurs champions respectifs établis au Palais: Rechad effendi pour les Libéraux et Youssouf Izretin pour les Unionistes. Pour gagner du temps, poursuit l'éditorialiste de Drochak, le CUP s'est rapproché du sultan. Sans-étiquette, mais considéré comme le chef du groupe arménien, Krikor Zohrab n'hésite pas à condamner les réactionnaires. En pleine séance du Parlement, il éclate: «Vous n'êtes pas les représentants du malheureux peuple turc, mais des tyrans. C'est une honte pour vous de plaider en faveur de l'Ancien Régime alors que les électeurs paysans d'Anatolie se meurent àpetits feux à cause du régime que vous voulez réinstaurer»49.
La tension monte et la moindre provocation peut déstabiliser la paix civile. Le 5 avril, la Société de l'Union Islamique publie un programme dans lequel elle jette l'anathème sur les athées du CUP et appelle à restaurer l'idéal islamique. Le 7 avril, Hassan Fehmi, journaliste du quotidien d'opposition Serbest, est assassiné. L'opinion accuse le CUP. Dans la nuit du 12 au 13 avril 1909, une mutinerie, connue sous l'euphémisme d'«incident du 31 mars», se déclenche. Les soldats du Ier corps d'armée de Constantinople investissent la capitale et prennent le contrôle de tous les points stratégiques de la ville. Ils campent devant le Parlement et sont bientôt rejoints par d'autres unités, des religieux et des étudiants qui se lancent dans une chasse aux Ittihadistes. Plusieurs députés unionistes sont abattus dans les rues de la capitale, tandis que d'autres se terrent: Nazim se cache chez le militant dachnak Azarig; Talaat est réfugié chez Zohrab. Les mutins investissent aussi le Parlement, exigent la démission de son président, Ahmed Riza, qui est précisément absent, et prennent en otages les députés. Trois Arméniens se trouvent parmi les soixante parlementaires siégeant: Armen Garo, Vahan Papazian et Bédros Haladjian, l'un des seuls Unionistes présents. Dans la confusion ambiante B. Haladjian prend courageusement la parole pour dénoncer les réactionnaires: «Nous avons, dit-il, été élus par tous les peuples de l'Empire. Un représentant du peuple n'a pas le droit et ne peut tolérer qu'on lui dicte sa conduite [sous la menace] des baïonnettes»50. Les montrant du doigt, il les presse enfin de quitter les lieux et attaque Abdul-Hamid en ces termes: «Regardez par la fenêtre! Elle se trouve là-bas la canaille qui brûle nos poitrines. La Parlement ne peut continuer ses travaux dans de telles conditions»51.
A l'extérieur du Parlement, le malaise s'installe dans les esprits. Réunis au grand complet au siège de la FRA, les membres du Comité, Agnouni, Zavarian, Zartarian, Vahakn Datévian, Hratch, Sarkis et Roupèn, craignent d'éventuelles violences contre les Arméniens de la capitale et décident de combattre les insurgés et, si nécessaire, d'organiser l'autodéfense des Arméniens. Ils demandent en outre à Zohrab, Vartkès et Armen Garo d'aider Talaat, Khalil et les autres membres du CUP recherchés par les insurgés. Parallèlement, Agnouni est prié de prendre contact avec les partisans du prince Sabaheddin, lui-même opposé aux mutins. Mais la solidarité ne suffit pas et la FRA veut apporter concrètement son concours à la victoire des constitutionnalistes. Fidèle à lui-même, Roupèn crée la stupeur lorsqu'il propose d'assassiner le sultan, projet que Zavarian considère comme irresponsable car, la mutinerie étant une affaire interne à l'armée, l'assassinat d'Abdul-Hamid pourrait encourager les insurgés à semer la terreur dans tout l'empire. Le lendemain, la population de la capitale apprend que l'armée de Macédoine, héroïne des événements de juillet 1908, s'est une fois de plus soulevée et marche sur Constantinople pour rétablir l'ordre légal. Toujours plus survolté, Haladjian remonte à la tribune du Parlement réuni et s'en prend encore une fois aux insurgés: «Allez-y, tuez moi, je suis debout. Soit vous sortez et le Parlement poursuit ses travaux, soit le Parlement doit être dissout et nous serons libérés comme vous autres»52. Prenant le risque de discréditer le Parlement et la Constitution, les députés n'ont pas d'autres choix que de former une délégation parlementaire — dans laquelle se trouve B. Haladjian — chargée de rencontrer le sultan et le nouveau grand-vizir, Tevfik pacha, élu à l'unanimité des députés inscrits.
Concernant l'organisation de l'autodéfense des Arméniens, confiée à Roupèn et Vahakn, il se révèle vite que «l'arsenal» de la FRA se limite à trente fusils et quelques munitions. Roupèn cherche néanmoins à mobiliser cinq cents hommes et tente vainement d'entrer en contact avec Djemal pacha, par l'intermédiaire de la femme grecque de ce dernier53. Ils estiment tous deux que l'éparpillement des Arméniens dans la capitale est un avantage et que les insurgés ne prendront pas le risque de les massacrer sous les yeux des Européens. Pour Sarkis et Hratch, l'éparpillement des Arméniens fait au contraire obstacle à une autodéfense efficace de tous les quartiers de la ville et rend ainsi les Arméniens vulnérables. Zavarian se range aux côtés des seconds et insiste sur la nécessité de disposer de 250 fusils au minimum. Plusieurs activistes sont alors envoyés en province. Kaspar Ipékian se charge d'Adabazar et de Bardizak; Ghévont Méloyan se rend à Smyrne et Roupèn doit gagner la Turquie d'Europe pour négocier avec les leaders du CUP présents en Roumélie — notamment Talaat, arrivé depuis peu — l'envoi d'armes aux Arméniens soulevés contre les religieux. Mais Roupèn ne va pas au-delà de Rodosto, déjà aux mains des Constitutionnalistes. Lors d'une entrevue entre le délégué du comité local de la FRA, le Dr Malakian, et son homologue du CUP, les Arméniens sont autorisés à disposer de l'armement de la ville. Un groupe de cinq cents hommes, organisé en deux brigades, y est formé. Le CUP se charge de constituer la première, déployée en ville, tandis que la seconde, commandée par Roupèn, marche sur Constantinople. Roupèn adresse plusieurs télégrammes à Agnouni, Vehib pacha, à Monastir, et à Djemal, à Salonique, pour qu'on lui fournisse le matériel militaire nécessaire. Mais en vain, car Salonique ne répond pas et il doit se contenter de cent-soixante fusils et quarante caisses de munitions livrés par le CUP de Rodosto. Quant à Kaspar Ipékian, il réussit à mobiliser plus de cinq-cent-cinquante hommes, dont la participation s'avère inutile, car la caserne de Sélimié a fini par répondre positivement aux appels de l'armée de Macédoine.
Alors que l'armée de Mahmoud Chevket pacha marche sur la capitale, le pouvoir en place à Constantinople songe déjà à éviter un bain de sang. Les députés conservateurs et neutres proposent aux deux camps de se rencontrer en dehors de la ville, à Tchadaldja, où stationne l'armée de Mahmoud Chevket. Présent dans la délégation arrivée de Constantinople, Vartkès ne parvient pas à faire aboutir les négociations et Mahmoud Chevket reprend sa marche en avant. Réunis à San Stefano à l'initiative des Constitutionnalistes, les députés, majoritairement jeunes-turcs, décident alors de se constituer en d'Assemblée nationale, décrètent l'état d'urgence dans le pays et appellent à la déposition du sultan. La guerre civile est évitée et l'armée investit dans le plus grand calme la capitale le 24 avril 1909. Le pays est soumis à la loi martiale, qui va rester en vigueur jusqu'en mars 1911, et le sultan exilé à Salonique, remplacé par son frère Mehmed V. L'épuration commence par des pendaisons et se poursuit par de nombreuses arrestations. Chez les Arméniens, c'est l'explosion de joie. La Chambre nationale arménienne manifeste sa solidarité avec l'armée de Mahmoud Chevket et le sultan Mehmed V. L'ancien grand-vizir, Hilmi pacha, est rappelé et nomme immédiatement Chevket pacha ministre de la Défense. Pour la FRA, c'est une «seconde révolution, le bourreau est tombé»54. La joie se lit sur tous les visages de la rue Sakez-Aghadj, malgré le refus de la direction du CUP de livrer des armes aux Arméniens et d'autoriser Roupèn et Zavarian à lever des corps de volontaires pour défendre la Constitution. Pour les dirigeants de la FRA, la crise d'avril 1909 est le fruit de dissensions au sein de l'armée ottomane, attisées par la rivalité entre d'un côté les Allemands et les Autrichiens et de l'autre les Russes pour la contrôle de la région. Roupèn fait du reste remarquer que les unités de Vehib pacha sont restées en retrait pour surveiller le comportement de l'Autriche, de la Serbie et de l'Albanie.
Le dénouement de la mutinerie se solde par le renversement d'Abdul-Hamid, bête noire de la FRA, et comble de joie ses dirigeants, de nouveau prêts à réaffirmer leur attachement à l'alliance avec le CUP. Ils sont cependant encore loin d'imaginer que le sauvetage de la Constitution a coïncidé avec le massacre des Arméniens de Cilicie. La tragédie d'Adana les foudroie et réinfecte la «blessure»55.
Les relations qui se développent après la fracture d'Adana reposent, malgré les premiers signes de scission, sur une réaffirmation de l'alliance entre les deux partis et sur une reprise en main de leurs propres rangs gagnés par le factionnalisme. Comment ménager l'allié politique et raffermir les rangs internes? C'est le dilemme qui frappe les deux organisations. Ce comportement ambivalent traduit une extrême méfiance mutuelle, implicitement exprimée lors des rencontres bilatérales. Au-delà du caractère monstrueux du massacre de 30 000 Arméniens de Cilicie, la crise d'Adana permet de vérifier la solidité des relations qui se sont nouées entre les deux organisations. Révèle-t-elle la précarité de l'alliance, malgré le travail de fond les unissant? Ou bien y-a-t-il une autre priorité qui impose de relativiser la portée des massacres de Cilicie? A ce sujet, Mikayèl Varandian répond que le développement du projet constitutionnel reste prioritaire56, tandis que Roupèn Ter-Minassian considère la suite qui sera donnée à cet affaire comme un test majeur pour le CUP57.
En réalité, l'alliance se maintient, mais elle perd une partie de sa substance, car le CUP ne privilégie plus les appuis non-turcs. Le drame d'Adana confirme, en effet, le déséquilibre des forces en présence. Compressée, la FRA subit la pression de sa base, alors que le CUP dispose toujours plus des ressources du pouvoir, lui permettant enfin de prendre ses distances avec ses premiers partenaires, de jouir d'une plus grande liberté d'action. Les relations se matérialisent dorénavant par des échanges entre réformateurs des deux camps.
Le CUP tire un double enseignement des crises qu'il vient de traverser: l'Empire ottoman doit poursuivre une politique étrangère inflexible pour sauvegarder sa souveraineté et la société ottomane doit se régénérer de l'intérieur pour préserver son identité. Ainsi, dès 1909 le CUP amorce un virage qui l'amène à adopter une politique tenant davantage compte de l'élément turc. Déjà, en 1908, le CUP avait le choix entre deux orientations: réformer et démocratiser les institutions impériales ou s'appuyer sur les anciennes sources du pouvoir et les exploiter à son profit. Même si, dans un premier temps, les Unionistes aspirent effectivement à mettre en place un nouveau système de représentation pour les citoyens ottomans, les événements d'octobre 1908 et les déboires politiques qu'ils ont subis ultérieurement ont produit un effet inverse. Cet électrochoc menace même l'unité des Jeunes-Turcs et consacre la victoire des conservateurs, qui exigent du gouvernement un engagement politique clair en faveur des seules couches musulmanes de l'empire. Les progressistes du mouvement maintiennent tout de même un certain esprit d'ouverture, avant d'être écrasés par la pesanteur du traditionalisme turc. Le CUP enterre les vertus de l'Ottomanisme et se consacre dorénavant à l'édification d'un Etat-nation, dont la tragédie d'Adana peut être considérée comme l'acte fondateur, le point de départ de la nouvelle politique du CUP.
L'émergence d'un Etat constitutionnel représentait pour la nation arménienne le seul gage d'espoir en l'avenir. La nouvelle des massacres de Cilicie, parvenue à Constantinople le 2 avril 1909, jette donc la consternation dans les foyers arméniens de la capitale. Deux positions se dégagent alors au sein des institutions arméniennes. Les uns imputent les massacres à la réaction et à son chef, Abdul-Hamid, tandis que les autres dénoncent la connivence entre le CUP et les milieux religieux. La FRA est également partagée. Ses réformateurs appellent les Arméniens à la raison et privilégient l'ordre constitutionnel, alors que les «militaires» exigent la rupture avec le CUP, en mettant l'accent sur le laxisme dont les autorités ont fait preuve en la circonstance, lequel s'apparente à un acte officiel de complicité dans les massacres. Le mouvement est au bord de l'implosion. La nouvelle ligne politique, adoptée unanimement par le congrès de 1910, se résume en un mot: méfiance. La FRA entame dès lors un réajustement de ses relations avec le CUP et réoriente sa politique de défense des intérêts nationaux, tout en faisant preuve d'une certaine modération tactique — révélatrice de son impuissance à changer le cours des événements —, au risque de se discréditer aux yeux de ses partenaires arméniens. En effet, la poursuite de ses relations avec le CUP est condamnée par les autres courants politiques arméniens qui profitent de l'occasion pour reprendre l'initiative politique et remettre en cause la légitimé de la FRA. En février-mars 1909, Mikayèl Varandian avait déjà mis en évidence l'immobilisme dont l'administration ottomane faisait preuve dans les provinces. En interpellant ses camarades de Constantinople sur la dégradation de la situation des Arméniens dans l'Est, il sous-entend aussi, dans Drochak, qu'un danger les guette: «Rien n'a changé. Aucun représentant officiel des provinces arméniennes n'a été muté. Des arrestations massives ont été commises à Van, Bitlis, Dikranaguerd et Kharpert»58.
Epargnée lors des massacres de 1894-1896, la Cilicie était considérée comme une des régions les plus fertiles de l'empire et comme une des provinces les plus développées, située dans une position stratégique idéale, sur le littoral oriental de la Méditerranée. Dans la logique hamidienne, que les Jeunes-Turcs ne semblent pas avoir ignorée, affaiblir le poids démographique des Arméniens de la région — les massacrer — devenait un impératif d'Etat et permettait de parachever l'oeuvre entreprise ailleurs en 1894. Dès que les premiers bilans furent connus, une délégation de parlementaires arméniens se rendit auprès du grand-vizir, Hilmi pacha, qui manifesta son indignation et promit de faire le nécessaire pour stopper l'horreur et arrêter les coupables. «C'est, dit-t-il, une barbarie des réactionnaires contre la Constitution»59. Devant l'indignation manifestée par les délégués arméniens, Krikor Zohrab et le Dr Daghavarian, Hilmi pacha les prie de lui faire confiance et met sa fonction dans la balance: «Soit je démissionne, soit je met un terme à cette barbarie»60. Les députés sont insatisfaits et annoncent qu'ils vont exiger du Parlement la création d'une commission d'enquête. Hilmi pacha accepte l'initiative.
Le grand-vizir n'est pas hostile aux Arméniens. Au contraire, de février à avril 1909, il a déjà tenté de satisfaire leurs exigences, à savoir de procéder à une réforme agraire et à la restitution de tous les biens arméniens confisqués lors des événements de 1894-1896, notamment des biens spoliés par les Kurdes. La commission parlementaire sur les «réformes dans les provinces arméniennes», rebaptisée des «réformes en Anatolie», comme le souligne Drochak, subit cependant la pression des grands propriétaires terriens turcs et kurdes d'Anatolie, opposés à tout découpage des terres. Majoritaires au Parlement, ceux-ci parviennent à enterrer le projet, malgré la farouche opposition des députés arméniens, pour lesquels la question agraire est une priorité, à laquelle vient s'adjoindre l'affaire d'Adana. A la chambre des députés, Zohrab, soutenus par les autres députés chrétiens, prend la parole pour exiger que des mesures rapides soient prises pour faire toute la lumière sur les massacres de Cilicie. Hilmi pacha se montre encourageant: «Je voudrais répondre à la proposition de Zohrab effendi. Mon gouvernement a également reçu des télégrammes relatifs aux événements d'Adana. Les motivations de ces groupes de fanatiques ne sont pas encore connues. Quoi qu'il en soit, les Arméniens d'Adana ont été subitement victimes de massacres et d'expropriations. Cet acte est une honte pour un Etat constitutionnel. Il est inacceptable que des enfants d'un même pays, des citoyens ayant les mêmes droits et les mêmes devoirs s'entretuent. Le gouvernement a pris les mesures strictes qui s'imposent en créant une commission d'enquête dont les conclusions vont nous être transmises. Les sanctions suivront»61. Ces propos font l'unanimité sur les bancs de gauche, mais les Ittihadistes et les conservateurs se montrent plus réservés. La séance se clôt sur les interventions du Hentchak Mourad Boyadjian et du Dachnak Vartkès Séringulian. Le premier menace de regagner les montagnes pour reprendre la lutte armée, tandis que le second, un des leaders de la FRA, épargne subrepticement le CUP. «Je voudrais m'adresser au gouvernement et à l'armée de libération constitutionnelle. Où ont vos beaux principes pour lesquels vous vous êtes battus et pourlesquels vous avez fait le serment de rester fidèles. Pourquoi avez-vous autorisé les massacres de populations sans défense et ayant adhéré au régime constitutionnel? Comment allez-vous vous distinguer du bourreau Abdul-Hamid? Vous voulez nous voir descendre dans les rues? Ce crime est inexcusable»62. Pendant l'interruption de séance, Talaat et Midhat Chukru, deux des leaders du CUP, rencontrent les députés arméniens et se mettent d'accord sur la composition de la commission qui doit se rendre à Adana: Fayik bey, Youssouf Kémal (deux députés modérés du CUP), Hagop Babikian (également membre du CUP) et Hovhannès Mostitchian, qui ne participe finalement pas au voyage. Peut-être parce que, au moment même où la commission s'apprête à gagner la Cilicie, on apprend qu'un deuxième massacre généralisé, exécuté par les troupes régulières en principe envoyées sur place pour rétablir l'ordre, vient d'avoir lieu, et que cinq jeunes arméniens ont été pendus. L'événement provoque une mobilisation de toutes les institutions arméniennes. Face à l'inertie du gouvernement, le patriarche Yéghiché Tourian démissionne le 4 septembre, pour alerter, par ce geste symbolique mais révélateur d'un malaise, l'opinion européenne. Un second entretien avec le grand-vizir réunit Zohrab, Mourad et le Dr Daghavarian, mais aucun représentant de la FRA. Tout en restant en retrait de toute initiative publique, celle-ci exprime son indignation en menaçant d'organiser des actes terroristes dans la capitale et en brandissant la menace d'une rupture avec le CUP. Les premiers effets du mécontentement général des Arméniens s'estompent quelque peu avec l'arrestation du gouverneur de la Cilicie, Djevded bey, et du chef de la gendarmerie. Les députés arméniens ont pu également obtenir du gouvernement un déblocage de crédits pour indemniser les réfugiés et entamer la reconstruction des villes ravagées. Alors que les opérations de secours s'organisent à partir de Constantinople, la commission d'enquête, de retour depuis un mois dans la capitale, tarde à présenter son rapport devant le Parlement en raison de graves divergences entre ses deux rapporteurs, Babikian et Youssouf. Peu après, Babikian est découvert mort à son domicile, dans des circonstances pour le moins suspectes. Ce qui favorise la circulation de rumeurs sur la nature de sa mort. C'est en tout cas son collègue unioniste Youssouf qui a le privilège de présenter aux députés sa version du rapport, dans lequel il rejette la responsabilité des massacres sur les deux parties: Arméniens et Turcs. Les députés arméniens sont scandalisés par ces propos et Zohrab a une vive altercation avec le ministre de l'Intérieur, Hadji Ali, qui n'hésite pas à condamner les Arméniens et reçoit pour l'occasion le soutien des députés musulmans. Le bilan général des massacres est pourtant lourd: 30 000 morts et plusieurs dizaines de milliers de blessés.
Sur la responsabilité des massacres, les deux versions présentées à l'opinion publique sont contradictoires. La première dénonce la collusion entre les Libéraux, les Religieux et le sultan Abdul-Hamid, tandis que la seconde accuse directement le CUP. Dès lors il devient de plus en plus difficile à la FRA de justifier son alliance avec le CUP, surtout devant l'opinion publique arménienne.
La thèse la plus communément admise accuse les réactionnaires turcs, alliés aux Libéraux, d'avoir profité de la confusion régnant à Constantinople pour massacrer les Arméniens de Cilicie, accusés d'être les principaux soutiens de la Constitution. Cette thèse a le double mérite de conforter la FRA et le CUP dans leur combat contre la Réaction et de justifier les réformes constitutionnelles entreprises. L'explication donnée accuse aussi les Libéraux d'avoir fomenté l'opération, en relation avec leur principal allié, l'Angleterre, pour faciliter l'intervention des grandes puissances et se débarrasser des Jeunes-Turcs. Ils se seraient appuyés pour cela sur l'archevêque arménien d'Adana, Mouchègh Séropian, proche des Hentchak, pour pousser la communauté arménienne à l'insurrection. Cette thèse permet au CUP de se disculper et permet à la FRA de conserver des relations avec son allié. Mikayèl Varandian et les autres instances du mouvement à Constantinople s'en inspirent. Jusqu'en 1913, personne, en dehors des Hentchak et de quelques éléments anti-CUP de la Chambre nationale, ne veut soupçonner le CUP de machiavélisme63. La direction de la FRA accusent les éléments fanatiques du régime d'avoir voulu commettre «une vendetta contre-révolutionnaire»64. Comme le souligne M. Varandian, la crise d'Adana est à l'origine d'un nouveau comportement de la FRA qui se résume par «faire bonne mine à mauvais jeu»65. Mais il dépasse les limites du tolérable, lorsqu'il accuse la jeunesse arménienne de s'être laissée dominer par les excès du chauvinisme et d'être sortie des chemins du raisonnable en brandissant des «emblèmes, les drapeaux nationaux, les effigies des rois arméniens et d'autres actes chauvinistes»66. En fustigeant la jeunesse arménienne, M. Varandian s'en prend par la même occasion à l'égoïsme des Arméniens, sous-entendus des Hentchak qui plongent dans l'exclusion et l'intolérance. Les autres courants politiques accusent ouvertement la FRA de trahison et dénoncent ses relations avec le CUP. Alors que les députés arméniens au Parlement ottoman essuient un tollé d'indignation de la part des délégués conservateurs de la Chambre, Zohrab sort de sa réserve pour défendre leur politique de coopération avec le CUP: «On nous accuse de collaborer avec le parti Ittihad. Sachez, chers compatriotes, que l'œuvre de la Constitution est encore longue. Et cette étape au cours de laquelle les éléments réactionnaires turcs manifestent de la haine à notre égard n'est rien de moins que la manifestation d'une inaptitude à assimiler les principes de la Constitution. Nous ne sommes pas inactifs ou indifférents, mais prudents, patients mais sûrs de notre action. Ce n'est pas en prenant la parole au Parlement que nos plaies se cicatriseront»67. Ce point de vue, que partage la FRA, se trouve conforté lorsque le grand-vizir autorise la pendaison de plus de quarante Turcs, dont le mutessarif et le chef de la gendarmerie locale, reconnus coupables d'homicides volontaires et généralisés. Cependant, l'opinion turque réprouve ces mesures et le grand-vizir se voit contraint de démissionner pour apaiser les esprits.
L'opinion publique arménienne ignore encore que dans son rapport, qui ne sera publié qu'en 1912, Babikian — lui-même membre de l'Ittihad — accuse les Unionistes: «Je suis obligé, écrit-il, de rajouter avec la plus profonde tristesse, que les membres du CUP ont participé à l'organisation et à l'exécution des massacres d'Adana»68. Soucieux d'apaiser les esprits, la FRA et les députés arméniens ménagent le CUP et feignent d'ignorer l'avertissement publié dans l'édition du 9 avril 1909 du quotidien Ittidal par le journaliste unioniste Ismaïl Sefan: «ce qui vient de se passer n'est pas suffisant. Ce n'était qu'un avertissement. La suite prouvera de quoi nous sommes capables pour achever le travail»69. Les chefs militaires de la FRA profitent de la confusion ambiante pour refaire surface. Diamétralement opposé aux positions des réformateurs de la direction, Roupèn Ter-Minassian attribue la décision d'envoyer les unités militaires de Rodosto en Cilicie et leurs exactions sur place au CUP, qui contrôle parfaitement l'armée. Il se demande aussi pourquoi le sultan, s'il est réellement responsable de la tragédie, n'est pas déféré devant les tribunaux pour répondre de ses crimes70. Il souscrit à l'argument des conservateurs, selon lesquels le CUP aurait commis les pogroms pour discréditer le régime du sultan et justifier la nécessité de la Constitution. Il explique la tentative de massacre des Arméniens d'Erzeroum, défendus par la FRA sous la direction du courageux Yéghiché Topdjian, par des raisons similaires71.
Sourde aux appels des autres courants politiques arméniens qui réussissent par ailleurs à renverser la direction dachnako-libérale à la Chambre nationale72, la FRA opte pour la première explication et ferme provisoirement le dossier d'Adana73. Affichant encore un optimisme de facade, la FRA cherche ainsi à épargner le CUP en lui accordant un sursis. «Nous voulons croire que la Turquie et ses enfants démocrates auront honte de leur passé»74écrit Drochak. Ce ménagement est motivé par la fragilité du CUP au lendemain de la crise d'avril 1909 et par l'instauration de la loi martiale, mère de tous les dangers. Ecarté du pouvoir effectif par le tandem Hilmi-Chevket, le CUP traverse une crise profonde. Ce n'est qu'à la fin de l'été 1909, que le CUP refait surface, lorsque deux des siens sont nommés ministres: Djavid bey aux Finances (en juin) et Talaat à l'Intérieur (en août). Politiquement affaibli, le CUP tente de stopper la dégradation continuelle de ses relations avec les Arméniens et la FRA, notamment après la tragédie d'Adana, qui n'a pas contribué à améliorer son image de parti attaché à l'égalité et à la fraternité entre les différentes composantes de l'empire. Le CUP multiplie ainsi les signes de sympathie envers les Arméniens en organisant une cérémonie pour les victimes ciliciennes, agrémentée d'un discours d'Enver pacha. Le malaise est tel que la direction n'hésite pas à envoyer en éclaireur Djemal pacha, puis Talaat pour relancer la coopération avec les Arméniens. La FRA et le CUP tiennent à raffermir ainsi leur alliance et à faire cause commune lors des débats parlementaires. Paradoxalement, le second gouvernement de Hilmi pacha est marqué, malgré l'état d'urgence en vigueur, par une revalorisation du pouvoir législatif et une intense activité parlementaire entre mai et août 1909. Sur les 688 résolutions présentées, plus de 158 sont adoptées, parmi lesquelles la loi sur le service national, la loi sur les associations, la loi sur la modernisation et l'uniformisation administrative, la série de lois sur l'abolition des capitulations. Durant cette période, l'alliance entre le CUP et la FRA est une réalité concrète.
La FRA partage, en effet, les positions du CUP sur la conscription des non-musulmans. Jusqu'à l'adoption de cette loi, en 1909, les Arméniens n'étaient pas concernés par le service national et versaient en échange un impôt de 50 livres turques. Mais la nouvelle législation supprimant l'impôt et instaurant le service obligatoire pour tous est très mal perçue par les musulmans comme par les chrétiens. Les musulmans, notamment les bureaucrates, y voient une perte financière. Chez les minoritaires chrétiens, les avis sont plus partagés. Les Grecs y sont catégoriquement opposés. Ils craignent l'encasernement des chrétiens et l'islamisation de leurs sujets, et préfèrent la création de milices nationales. Plus divisés, les Arméniens révèlent leur attachement au système des millet. Le Patriarcat et la Chambre nationale sont opposés à l'adoption de cette loi. Seuls certains milieux progressistes et la FRA, exprimant une fois de plus sa solidarité avec le CUP, sont favorables à un enrôlement des Arméniens dans l'armée ottomane. Zohrab et Vartkès, les plus ardents défenseurs de cette idée parmi les Arméniens, rencontrent une farouche opposition des autres couches de la population. La FRA s'inscrit encore dans une stratégie d'intégration. Sa direction est convaincue que l'égalité a un prix à payer et que l'initiation des jeunes conscrits au maniement des armes peut s'avérer utile en cas de menace contre les Arméniens75. Chevket pacha donne en tout cas son accord de principe et le projet est adopté fin août 1909.
La loi des associations illustre aussi les relations privilégiées entre les deux partis. En effet, le projet présenté par le CUP interdit la formation de clubs ou d'associations politiques à caractère ethnique ou national. Visant à briser les organisations nationales, la loi est rejetée par les minorités nationales qui multiplient les amendements pour empêcher l'adoption de cet avatar de l'Ottomanisme. Le projet de loi est néanmoins adopté le 23 septembre 1909. La Chambre nationale ne manque pas d'accuser la FRA de vouloir détruire l'équilibre des institutions arméniennes. Le comportement loyal de la FRA incite même certains députés unionistes à proposer à la FRA d'intégrer le Comité Union et Progrès.
Parmi les mesures moins bien admises, on peut remarquer la législation répressive sur la presse et l'imprimerie, adoptée le 31 juillet 1909, dont le quotidien Azadamard, organe de la FRA de Constantinople paraissant depuis le 10 juin 1909, est l'une des premières victimes. Pour l'occasion, les députés progressistes n'ont rien pu faire pour empêcher l'adoption de cette forme détournée de censure.
Malgré tout, de nombreux éléments sont alors réunis pour réactualiser l'alliance de «bonne entente entre les partis», dont les directions se rencontrent en août 1909, soit quelques jours avant le Ve congrès de la FRA, pour signer un nouvel accord général. Armen Garo et Haroutioun Chaghikian sont mandatés pour aller à Salonique le négocier. Ils sont porteurs de quatre conditions préalables: la dissolution des groupes anti-constitutionnels et des régiments hamidié, la possibilité de créer des groupes d'autodéfense dans les villages, pour la sécurité des personnes et des biens, la création par la FRA et le CUP de conseils de contrôle dans les provinces et la mise en place d'une politique de prévention contre tout risque de massacres généralisés. Deux autres militants de province — Sarkis et de Gh. Méloyan —, dont le choix n'est pas fortui, s'ajoutent entre temps à la délégation. Ils apportent aux discussions de précieuses informations sur l'état des provinces. Mais les exigences arméniennes, partiellement repoussées, et la fermeté de Chaghikian empêchent la poursuite plus avant des négociations. L'accord partiel qui intervient n'est qu'un «demi-succès» pour la FRA. Les deux camps tombent, en effet, d'accord pour œuvrer au renforcement de l'ordre constitutionnel, à la dissolution des groupes anti-constitutionnels et des régiments hamidié, à la création d'un comité de liaison chargé de régler le problème de la terre. Ils décident aussi de faire nommer deux contrôleurs dans les provinces arméniennes et de maintenir un dialogue politique permanent.
Toutefois, le Bureau occidental de la FRA exprime des réserves à l'égard de cet accord76 et appelle à de nouvelles négociations, notamment sur les garanties données pour prévenir d'éventuels pogroms. C'est en septembre que s'ouvre, à Constantinople, la deuxième phase des discussions, avec, d'une part les députés Vahan Papazian et Armen Garo et, d'autre part, le modéré Midhat Chukru et le nationaliste Nazim. Les pourparlers durent plus longtemps et aboutissent à la conclusion, à l'issue de trois séances, d'un accord secret au sujet duquel la presse se contente de publier une vague déclaration officielle. Cet accord associe la défense de la Constitution à la décentralisation administrative et réaffirme la nécessité d'instaurer une égalité véritable entre tous les citoyens et le respect des droits des minorités. L'originalité de l'accord repose sur la création d'un comité secret de liaison. La FRA est satisfaite du contenu du document, qui marque le début de la seconde phase des relations entre les deux partis. Elle ne concerne ni le sultan, ni les réactionnaires, mais une action soutenue tendant à long terme à l'absorption des deux organisations par les institutions démocratiques. C'est justement ce que craignent les militaristes des deux camps.
Si, après les massacres d'Adana, l'opposition à la FRA avait tout à la fois salué le coup de Chevket pacha et fustigé l'accord CUP-FRA, la signature de l'accord de septembre — même mal connu — provoque une réaction encore plus hostile de ces mêmes milieux, qui s'opposent à toute récupération de l'opinion nationale par la FRA. Situé au dessus de la mêlée, Krikor Zohrab monte de nouveau au créneau pour défendre la nouvelle dynamique de collaboration et poser le problème de l'alternative au CUP. «L'éléments turc, dit-il au délégués arméniens, ne peut pas d'un coup renoncer à une de ses convictions séculaires, en vertu de laquelle le Turc dirige le pays. C'est dans le travail et avec le temps que cette habitude changera. Les Unionistes sont comme nous des libéraux. Nos convictions doivent nous rendre conciliants à leur égard. Personne ne peut mieux que moi dénoncer les lacunes de ce parti, mais ce n'est pas une raison pour ne pas reconnaître ses fondements libéraux. Et où se trouve ce parti plus libéral avec lequel nous pourrions collaborer? Les directions des partis Ahrar et Ittilaf regorgent d'éléments réactionnaires et religieux. Par ailleurs, n'oublions pas que le CUP est au pouvoir. Si nos convictions ne nous poussent pas vers eux, nos intérêts nous y obligent. Dans la politique, on n'avance pas qu'avec des sentiments»77.
Le pragmatisme de Zohrab, défendu jusqu'à la Première Guerre mondiale, fédère les autres courants politiques et provoque une fracture au sein de la FRA. Chaghikian, Ter-Minassian et Gh. Méloyan, originaires des provinces, s'opposent à la position de Zohrab et sont partisans d'une politique de fermeté à l'égard du CUP. Ils mettent l'accent sur la perte d'autonomie de la FRA, qui risque d'être absorbée par une société unioniste plus vaste et assimilatrice. Agnouni, Vramian et Zartarian pensent quant à eux que la rupture des relations serait dangereuse pour la paix civile et restent favorables à la politique d'intégration.
Il n'en est pas moins vrai que le parti n'a pas tenu un seul congrès depuis 1907, malgré les profondes mutations survenues après la révolution de juillet 1908. C'est pourquoi les fédérations du mouvement manifestent de plus en plus leur impatience et attendent que des résolutions soient adoptées par le congrès qu'elles réclament. Celui-ci se tient finalement à Varna, du 14 août au 18 septembre 1909, à la demande des délégués de Constantinople qui estiment que dans la capitale l'atmosphère est trop lourde et la sécurité insuffisante pour réfléchir sereinement78. Alors même que les négociations bilatérales sont bien entamées, les modérés du mouvement cherchent à contrer les radicaux en réaffirmant d'emblée leur attachement à l'alliance avec le CUP. On peut alors de demander quelles sont les motivation qui poussent les modérés à renouveler en 1909 leur accord avec les Jeunes-Turcs, malgré les enseignements de la crise d'Adana et l'immobilité du pouvoir sur le dossier des réformes en Arménie. Il semble que la clef du problème se trouve à Saint-Pétersbourg, dans la politique de répression des nationalités menée par le tsar. Coincé entre le IVe congrès de l'unité de la question arménienne, en 1907, et le VIIIe congrès du devoir civique, en 1914, le Ve congrès de la FRA ne jouit pas d'une importance particulière dans l'historiographie du mouvement. Il a pourtant lieu immédiatement après les premières révolutions qui éclatent dans les trois empires ottoman, perse et russe et annonce un changement important dans la stratégie du parti, qui glisse empiriquement de l'Ottomanisme vers une ligne plus autonomiste.
L'avenir des relations du parti avec le CUP et sa politique en Russie sont les deux dossiers épineux du Congrès, autour desquels se focalisent deux blocs antagonistes. Pour l'occasion, la formation des blocs ne repose plus sur l'origine géographique des membres (Arménie turque contre Arménie russe) ou sur les différences de génération (vieux «révolutionnaires» contre nouvelle génération «réformatrice»), mais plutôt sur leur origine sociologique: entre les urbains, réformateurs en rupture avec les réalités du Yerguir, et les ruraux, révolutionnaires imperméables au changement à la tête de l'Etat79. Faut-il, dans l'Empire ottoman, maintenir le pacte avec le CUP ou au contraire préserver l'autonomie d'action révolutionnaire du parti? Faut-il en Russie intensifier la lutte contre le tsar et devenir le fer de lance de l'opposition ou infléchir la stratégie du groupe caucasien pour consolider les acquis locaux? Symptomatiques de la crise interne du parti, ces clivages traduisent une fois de plus l'interdépendance des deux questions. Le renoncement à une ligne dure en Russie sous-tend un assouplissement de la politique de la FRA dans l'Empire ottoman, et l'inverse.
D'emblée, les deux camps s'affrontent. D'un côté les partisans d'une «éthique de conviction», favorables à une politique radicale dans l'Empire ottoman, avec Roupèn Ter-Minassian, Gh. Méloyan et Antranig, qui dénoncent la nouvelle identité «parlementaire de la FRA», veulent que le parti travaille à la création d'un Etat national souverain et refusent toute intensification des relations avec le CUP, notamment depuis l'affaire d'Adana, dans laquelle ils puisent les arguments confortant leur position radicale à l'égard du pouvoir jeune-turc. Ils incarnent la voie indépendantiste et prônent la création d'un front des nationalités, qui s'appelerait «Fédération Révolutionnaire»80, l'adjectif «arménienne» devenant sans objet. Cette proposition est catégoriquement rejetée par le congrès, sensible aux interventions de Rostom qui refuse d'internationaliser la FRA.
L'autre camp, celui des partisans d'une «éthique de responsabilité», d'une ouverture sur le CUP, synonyme de fédéralisme, est formé par Agnouni, Zavarian et Sébouh. D'après lui, le rétablissement de la Constitution offre une occasion sans précédent pour faire progresser les idées de la FRA. Dans cette perspective, Simon Zavarian défend la position traditionnelle du parti, à savoir que l'objectif suprême de la FRA n'est pas la dislocation de l'Empire ottoman, mais l'autodéfense des Arméniens. C'est cette école réformatrice qui réussit à faire adopter au congrès une résolution mettant officiellement fin à toute action illégale dans l'Empire ottoman et en Perse, sans pour autant renoncer à l'utilisation des moyens militaires en cas de danger pour les Arméniens81.
Les «révolutionnaires» s'appuient sur une démonstration fondamentaliste. Des Balkans à l'Iran, toutes les nations se sont engagées sur la voie de la libération. Les Arméniens ont-ils le droit, après ce qui vient de leur arriver à Adana, de renoncer à cette chaîne de liberté? Si la FRA tourne le dos à la révolution nationale, tout son édifice de relations internationales établi dangereusement avec les Macédoniens, les Grecs, les Kurdes, les Arabes peut se décomposer. Les délégués optent pour la voie du compromis. La révolution jeune-turque, quoi qu'encore à ses débuts, se promène timidement entre deux tropismes opposés: décentralisation ou centralisme; Libéraux ou Jeunes-Turcs; société laïque ou société islamique; ottomanisme ou turquisme; libertés fondamentales ou totalitarisme. Le flottement de la vie politique ottomane conduit les délégués de la FRA à s'investir dans deux directions désormais complémentaires: coopération avec le CUP et organisation de la société arménienne. Les deux camps sont à nouveau réunis, excepté Roupèn qui décide par dépit de se rendre en Suisse, estimant que le consensus obtenu sert davantage les partisans de l'intégration et qu'il ne veut pas en être le témoin.
Alors que la FRA s'investit dans cette politique de compromis, le CUP, réunit lui aussi en congrès, connaît le même dilemme imposé par les fluctuations politiques qui conduisent les rangs du CUP vers la seconde alternative: se défendre. Le CUP n'a pas spontanément opté pour le nationalisme turc. Le processus semble s'enclencher après la crise d'octobre 1908, qui marque le début du renoncement progressif à l'Ottomanisme, devant l'impasse politique et le conflit en Tripolitaine. Deux piliers de l'unité de l'empire, l'armée et le Califat, ont été secoués en quelques mois. En octobre 1908 comme en avril 1909, l'armée n'est pas intervenue dans le champ politique et a préservé la légitimité du CUP, en se contentant de restaurer l'ordre.
Au printemps 1909, l'homme fort du pays est le nouveau ministre de la Défense, Mahmoud Chevket pacha, dont l'intervention aux côtés des Unionistes est plus motivée par son souci de rétablir la discipline dans l'armée que par une quelconque sympathie pour le parti. Le duel Mahmoud Chevket-CUP, qui alimente la vie politique jusqu'à la démission des deux ministres unionistes, Djavid bey et Talaat, le 8 mai 1912, illustre parfaitement cette logique. La Porte et l'homme providentiel trouvent, en effet, un compromis au détriment du CUP. Hilmi pacha autorise son ministre de la Défense à se consacrer à la restructuration de l'armée, en échange de quoi celui-ci soutient le grand-vizir. Le CUP se retrouve donc écarté du pouvoir effectif. Dans un premier temps, il attend un geste de reconnaissance, sans accorder la moindre concession. Le 6 mai 1909, il essaie, par l'intermédiaire de Talaat et de Djavid bey, de se rapprocher de Mahmoud Chevket, puis tente, quelques jours plus tard, la même manœuvre auprès du grand-vizir, Hilmi pacha, sans plus de succès. Le CUP est donc contraint de réviser ses positions et de composer avec le nouveau pouvoir, tout en cherchant à briser l'axe Hilmi pacha-Mahmoud Chevket. Ainsi parvient-il, en juin 1909, à faire nommer Djavid bey ministre des Finances. Dès lors celui-ci devient un des hommes clef de l'Etat et du CUP. Dans un second temps, le CUP complote avec Kamil pacha pour dénoncer la présence de représentants de l'Ancien Régime dans l'équipe de Hilmi pacha. Il participe à une campagne de presse contre le grand-vizir, accusé de ménager les Libéraux. La tension monte et le 7 août 1909 Ferid pacha, ministre de l'Intérieur et ancien grand-vizir, démissionne. Il est remplacé par un des chefs du CUP, Talaat. En prenant le contrôle de deux grands ministères, le CUP a accompli la moitié du chemin vers sa renaissance. Mahmoud Chevket multiplie de son côté les ouvertures vers les puissances européennes pour les impliquer non seulement dans le développement économique, mais aussi dans la restructuration de l'armée.
A la même époque, la formation de la Triple-Entente et de la Triple-Alliance contraint les pays non concernés par ces alliances à déployer une stratégie de défense et à choisir des alliés potentiels. Face à ce dilemme, le CUP se trouve partagé entre les civils du mouvement, imprégnés de culture occidentale, proche de la France et de l'Angleterre, et les militaires, résolument germanophiles. Les premiers, rangés autour de Djavid bey, se préoccupent de développement économique, tandis que les seconds appuient à contre-cœur Mahmoud Chevket qui exige toujours plus de crédits pour l'armée. L'affrontement Djavid-Chevket parvient du reste à son paroxysme lors de la discussion budgetaire sur la répartition des crédits aux ministères. Mais, deux autres rebondissements contribuent irréversiblement à plonger les Unionistes dans un repli nationaliste et à durcir la nature du mouvement: l'«affaire Lynch» et l'échec de l'emprunt français.
1) Plutôt hostile à la Constitution par peur de la contagion en Egypte et aux Indes, Londres joue la carte du parti Libéral. D'où les pressions du CUP pour que la Porte refuse de renouveler le contrat de la Compagnie de navigation, sur le Tigre et l'Euphrate, Lynch. Pris à parti, le grand-vizir, Hilmi pacha démissionne.
2) Bien que jouissant d'un capital de sympathie certain à Constantinople, Paris se méfie du nationalisme des Jeunes-Turcs. Ayant perdu la bataille du budget ottoman, Djavid bey se rend à Paris pour tenter d'obtenir des crédits complémentaires pour financer les dépenses militaires. Mais la France exige des garanties politiques et militaires, qui font échouer le projet.
Radicalisé par ces échecs, le CUP n'a pas — selon sa direction — d'autre alternative que la dérive chauviniste, surtout lorsque l'Italie attaque la Tripolitaine. D'autres problèmes hypothèquent l'avenir du parti, comme la dégradation des rapports entre le groupe parlementaire et la direction du CUP. Le groupe parlementaire, dirigé jusqu'en février 1911 par Talaat, a en effet réussi à acquérir son autonomie par rapport à la direction du CUP, toujours basée à Salonique, loin des péripéties quotidiennes de la politique stambouliote (ce n'est qu'en 1912 que le siège du CUP est transféré à Constantinople). Le IIIe congrès du CUP, le dernier tenu à Salonique, en 1911, confirme la radicalisation du mouvement, dont la direction passe de sept à douze membres, et marque le retour de Talaat et l'élection d'Ahmed Nesimi, d'Ali Fethi et de Husseïn-Zadé, musulmans de Russie82. Parmi les dirigeants, Midhat Chukru, Talaat et le Dr Nazim incarnent la première génération d'Unionistes, celle de la révolution, qui doit composer avec neuf autres issus de la nouvelle promotion du CUP: Behaeddine Chakir, Saïd Halim, le Dr Rousouni, Atif Riza, Kutchuk Talaat, Kara Kémal, Emrulah, Eyoub Sabri, Ziya Gökalp.
La libéralisation du régime ottoman n'a pas seulement été bénéfique aux Arméniens de Russie, pourchassés par la police du Tsar. D'autres agitateurs de l'Empire russe ont trouvé refuge à Constantinople: des révolutionnaires musulmans du Caucase et d'Asie centrale (Ismaïl Kasprinski, Akchoura, Ali Husseïn-Zadé, Ahmed Agaev) eux-mêmes suivis, en 1910, par des Tatars de Crimée, des Azéris, des Ouzbeks et un agitateur anatolien réhabilité par la constitution, Ziya Gökalp. En marge des deux principaux courants de pensée de la société ottomane, l'occidentalisme et l'islamisme, ces jeunes idéologues proposent une troisième voie, le nationalisme turc ou le panturquisme, idéologie qui puise ses origines dans le mouvement des musulmans de Russie, appelant à la lutte contre le panslavisme, et le mouvement culturel né à Constantinople. La rencontre des deux sensibilités a lieu après la révolution de 1908 dans la capitale ottomane.
Les tensions ont été fortes entre le courant progressiste, soucieux de ménager les éléments non-turcs du mouvement, et le courant radical en pleine croissance. C'est d'abord le Club de Constantinople qui est rongée par les idées panturques, avancées notamment par Akchoura et ses fidèles. En 1910, le IIe congrès du CUP consacre déjà le basculement du mouvement dans le nationalisme, avec un renouvellement presque complet de sa direction dont Ahmed Riza, principal appui des Arméniens, jugé trop libéral et cosmopolite, fait les frais. La branche centriste du mouvement arrive néanmoins à introduire deux membres, Midhat Chukru et Hayri, dans la nouvelle direction dominée par les radicaux: Eyoub Sabri, Omer Nadji, Hadji Adil, le Dr Nazim et Ziya Gökalp. Le parti est ainsi divisé en trois courants: les modérés, les nationalistes et les panturcs. Les événements de l'automne 1911 — la guerre de Tripolitaine — accentuent la trajectoire nationaliste du parti, dont le bras progressiste est définitivement anéanti83. Le CUP considère cette agression comme un précédent. C'est la première fois, en effet, qu'une puissance chrétienne attaque directement une province musulmane de l'empire. Il prend d'autant plus au sérieux la guerre, qu'elle risque, outre la perte de ce territoire, d'influencer le sort des provinces arabes. Le conflit réveille en tout cas les milieux panislamistes et provoque un fort sentiment anti-européen dans tout l'empire. L'élan de solidarité dépasse du reste les frontières religieuses, puisqu'au cours d'un meeting de l'Internationale Socialiste, à Genève, un porte-parole de la FRA n'hésite pas à dénoncer l'agression italienne. Fidèle à ses engagements légitimistes, la FRA défend encore en 1911 l'intégrité de l'empire et condamne la guerre impérialiste84. D'autant que la guerre en Tripolitaine embrase aussi le littoral des Dardanelles, dont les armées italiennes occupent, en avril 1912, les îles du Dodécanèse. A la même époque, la situation se dégrade également en Albanie où plusieurs insurrections éclatent en 1911 et 1912. Les Albanais exigent, avec l'appui du parti Hentchak, l'unification des provinces albanaises et la création d'institutions propres (parlement, armée, administration). Ce regain de tension entre la Chrétienté et l'Islam fait craindre aux minorités nationales une montée de l'intégrisme religieux. Dans Drochak, Mikayèl Varandian écrit que l'année 1911-1912 est une «année d'expérimentation pour l'Islam». Attaqué de toute part, l'Empire ottoman doit être capable, selon l'éditorialiste arménien, de trouver les ressources nécessaires pour éviter toute discrimination religieuse85. Déjà les députés arméniens ont du mal à freiner les attaques de leurs homologues turcs du Parlement qui appellent à la vengeance contre les chrétiens. C'est Zohrab encore une fois qui s'efforce de calmer les esprits parmi les délégués de la Chambre nationale, qui reprochent aux députés leur incapacité à faire adopter par le Parlement des mesures susceptibles de stopper les exactions des tribus kurdes, bénéficiant de la couverture des clubs du CUP dont ils sont pour la plupart membres, contre les campagnes arméniennes impunément agressées. La tension monte donc entre les députés arméniens et kurdes. D'autant que le grand-vizir finit par céder aux pressions des députés kurdes, qui sont hostiles à la formation d'une commission chargée d'enquêter dans les provinces arméniennes.
La déliquescence de l'Etat pousse l'opposition à créer, en novembre 1911, un groupe autonome au Parlement — le parti Ittilaf — réunissant tous les mécontents du régime autour de Kamil pacha, du prince Sabaheddin et de Ferid pacha. Elle dénonce la dictature du CUP et considère l'élection de Tayir Khayreddin, en décembre 1911, au cours d'une consultation partielle à Constantinople, comme une désaveu populaire de la politique des Unionistes. Malmené par les Européens et déconsidéré aux yeux des siens, le CUP est poussé à la faute. En janvier 1912, il provoque la dissolution du Parlement. Lors des élections anticipées, tous les partis des minorités se coalisent contre le CUP, sauf la FRA qui préfère s'assurer un maximum de sièges au Parlement, même si cette alliance électorale opportuniste est mal vécue par certains de ses dirigeants. Vahan Papazian renonce ainsi à son siège du Vasbouragan, que Vramian récupère sans état d'âme, tandis qu'Armen Garo, Vartkès et Kégham sont réélus sur les listes FRA apparentées au CUP. Les Arméniens obtiennent pour l'occasion quatorze sièges.
Les élections d'avril 1912 se déroulent dans un climat politique malsain. Illustrant la rigidité du régime unioniste, les élections gérées «au gros bâton» accouchent d'un Parlement majoritairement ittihadiste, qui impose Saïd pacha à la Sublime Porte. Son cabinet est composé de nombreux Unionistes, parmi lesquels Djavid bey, qui est de retour aux Finances. Mais la joie tourne au drame lorsque, par une ironie du sort, un groupe d'«Officiers libérateurs» de l'armée de Macédoine, fief du CUP, résolument opposé au régime unioniste, fait irruption au Parlement en mai-juin 1912, chasse le gouvernement de l'Ittihad et ramène les Libéraux à la Porte. Le nouveau grand-vizir, Ghazi Mukhtar pacha, forme un gouvernement sans aucun représentant du CUP. Le «Grand Cabinet» comprend plusieurs ministres chrétiens, dont Gabriel Noradounghian aux Affaires étrangères. Dans la foulée, le Parlement est dissout le 5 août 1912. La dernière place forte du CUP tombe à son tour. Le nouveau gouvernement veut rompre avec la politique nationaliste et radicale du CUP et rétablir les valeurs de l'Ottomanisme. Faisant preuve de modération, le cabinet Ghazi Mukhtar pacha s'efforce dans ce sens de satisfaire les minorités et tente d'enrayer les désastres extérieurs en nommant Nazim pacha à la Défense. Mais sa politique est remise en question par la guerre des Balkans. Le renforcement de l'opposition libérale et conservatrice et le rejet de l'Empire ottoman par l'Europe favorisent l'émergence, puis la consolidation des Unionistes radicaux, qui achèvent d'écraser les derniers éléments progressistes du parti.
Face aux mouvements sociaux, autre question qui anime les débats entre la FRA et le CUP, la stratégie des Jeunes-Turcs prend rapidement un accent national. Tout en soutenant l'agitation sociale dans le but de peser sur les gouvernements libéraux, le CUP ne tolère pas la moindre agitation dans les secteurs vitaux pour l'intégrité de l'Etat, alors qu'il encourage les débrayages du personnel d'entreprises étrangères. Mais la généralisation de la crise sociale prend une telle ampleur que le CUP n'a pas d'autres recours que de mettre en place un arsenal juridique pour tenter d'endiguer le mouvement86. C'est dans le journal Haratch, dont le rédacteur en chef est le jeune Yéghiché Topdjian, qu'un article sur «Le socialisme et la Turquie» apparaît pour la première fois, dans la presse de la FRA publiée dans l'empire, le 1er décembre 1909. On y qualifie le socialisme de «bible ouvrière»87. Le quotidien de la capitale, Azadamard, dirigé par le libéral Roupèn Zartarian, consacre également de nombreux articles à la question ouvrière dans l'Empire ottoman, avec notamment des contributions de Pierre Quillard. Parmi les rédacteurs, Roupèn Tarpinian se distingue lorsqu'il s'interroge sur l'attachement à l'étiquette socialiste et appelle à la création d'un front interclasse. Il provoque la colère de Haroutioun Chaghikian qui considère, dans un article intitulé «La politique de la FRA en Turquie», que la base sociale de la FRA est la classe ouvrière et qu'il serait en contradiction avec sont programme si le parti acceptait de éléments issus de la bourgeoisie. Si la FRA mène un combat libéral, ce n'est pas par opportunisme et cela ne signifie pas qu'elle renonce au programme socialiste. La FRA commettrait un grande erreur si elle «devenait un front interclasse, erreur dans laquelle les Jeunes-Turcs sont tombés, considérant qu'il n'y a pas d'autre parti que le leur»88.
En marge du clivage révolutionnaires-réformateurs, la FRA de Constantinople est également partagée entre socialistes (Zavarian et Rostom) et libéraux (Tarpinian, Vramian et A. Garo), qui affichent ouvertement leur anti-socialisme. Dans les années 1910-1911, la FRA apporte officiellement son concours et témoigne de sa solidarité avec la classe ouvrière dans tous les conflits sociaux. Fidèle à ses engagements envers l'Internationale socialiste, elle se range systématiquement du côté des grévistes et soutient leurs revendications. La question sociale, autre pomme de discorde entre la FRA et le CUP, fait apparaître les antagonismes persistant entre une véritable politique sociale ottomane et une politique nationaliste turque. Alors que le VIe congrès de la FRA est qualifié de «Congrès des travailleurs», le grand dessein du CUP est l'émergence d'une bourgeoisie nationale capable de rivaliser avec la haute finance européenne. N'est-ce pas Aktchoura qui, en avril 1914, écrit que «La base des Etats contemporains, c'est la bourgeoisie».
Le VIe congrès de la FRA, réuni à Constantinople du 17 août au 17 septembre 1911, en pleine crise de Tripolitaine, se consacre essentiellement à la question sociale et à ses relations avec le CUP. Tout en appelant les Arméniens à remplir leurs devoirs civiques envers l'Etat ottoman, les délégués prennent une décision capitale qui consiste à conditionner dans le temps les relations avec le CUP. La rédaction d'un cahier de doléances, recensant toutes les exactions dont ont été victimes les paysans arméniens depuis 1890, est également décidée. Ce document vise à rétablir la propriété des terres telle qu'elle se présentait avant les massacres de 1894-1896. Mais s'agit-il là d'une surenchère ou d'une tactique? Dans la première hypothèse, on peut penser que la FRA n'avait plus rien à attendre du CUP et qu'elle tentait ainsi un dernier coup politique. Dans le second cas de figure, elle cherche manifestement à montrer l'ampleur des abus anti-arméniens pour obtenir un minimum de réparations. La première hypothèse semble toutefois prévaloir car, à la suite du congrès, la FRA réussit à neutraliser ses députés — éléments les plus favorables à la poursuite des relations avec le CUP — en adoptant plusieurs résolutions limitant leur liberté d'action et leur moyens matériels. Sur la question ouvrière, la FRA pose comme priorité la politique du travail contre le capitalisme et la bourgeoisie. En outre, les ouvriers arméniens sont encouragés à entrer en contact avec les mouvements sociaux kurdes et turcs89.
Tous les symptômes d'une rupture définitive sont alors réunis. La coupe est pleine: défaite militaire, perte du pouvoir politique et crise sociale sont les ingrédients d'un cocktail qui explose avec la guerre des Balkans, annonciatrice d'un repli des partis sur eux-mêmes et de la victoire des courants radicaux de chaque mouvement.
En 1912, le paysage politique et la carte géopolitique existant sous l'Ancien Régime se sont quasiment reformés. Si la crise de juillet 1908 marque, en effet, une rupture avec la monarchie absolue d'Abdul-Hamid II, la guerre des Balkans vient fermer la parenthèse «démocratique» du régime jeune-turc. A partir de 1911, les Puissances européennes reposent la question du démembrement de l'Empire ottoman. Les anciennes rivales, l'Angleterre et la Russie, sont cette fois-ci parvenues à un accord. La formation des deux blocs, Triple-Alliance et Triple-Entente, provoque une accélération de la dislocation du pays, dont les millet voient de nouveau leur question nationale soulevée. Comme les autres, les Arméniens sont amenés à s'interroger sur les perspectives d'avenir de l'empire, dont la situation dramatique s'apparente à celle des années 1877-1878, au plus fort de la tension russo-turque. La question arménienne rejoint ainsi la pile de dossiers des chancelleries occidentales, déterminées à en finir avec l'Empire ottoman.
Dans ces conditions, l'option nationaliste du CUP, même s'il ne plonge pas dans un obscurantisme anti-européen complet, en consolidant ses relations avec la machine de guerre allemande, n'est pas surprenante. Tout en renonçant à sa politique ottomaniste, la FRA elle-même ne se range pas délibérément dans le camp russe. Cependant, pour saisir l'originalité et la complexité de la période d'avant-guerre, il importe de remarquer que les relations bilatérales arméno-turques ne reposent plus sur le tandem CUP-FRA, mais sur les contacts permanents que le Conseil politique élu par la Chambre nationale arménienne entretient avec la Porte. Avec la mise à l'écart du CUP, durant l'été 1912, la FRA a également perdu son rôle privilégié et la Chambre nationale réaffirme son autorité traditionnelle sur la scène politique nationale. La réactualisation du problème arménien, de la question des réformes, n'est peut-être pas étrangère à cette évolution.
Les relations entre la FRA et le CUP sont rompues le 18 juillet 1912, moins de cinq ans après le congrès de 1907, après que le Bureau occidental du parti eut décidé de mettre un terme à l'alliance, en publiant un appel aux citoyens ottomans selon lequel «en tant que parti indépendant, il n'est lié à aucun des partis. Il appelle à stopper l'insécurité, à baisser les impôts, à renoncer à l'islamisme et au turquisme et à garantir la constitution et les libertés»90. La rupture est consommée lorsque le cahier de doléances, rappelant toutes les exactions anti-arméniennes commises depuis la proclamation de la Constitution et les mesures à prendre pour éviter tout débordement, est rejeté en bloc. Conformément aux résolutions du VIe congrès de 1911, la FRA décide donc de couper définitivement ses relations91.
Ce divorce est justifié différemment par les uns et les autres. Vahan Papazian et Mikayèl Varandian, l'un dans ses Mémoires, l'autre dans Drochak, s'attachent à présenter la rupture comme l'aboutissement d'un processus de déliquescence de l'Etat, qui n'a pas su combattre contre le «laxisme» des autorités dans les campagnes, «l'indifférence» des fonctionnaires face aux exactions et l'archaïsme de la société ottomane, sans parler du renoncement du CUP à transformer démocratiquement la vie politique de l'empire. En fait, les attaques du CUP sont telles, qu'elles touchent aussi les parlementaires arméniens et les dirigeants de la FRA, y compris des gens proches des Unionistes comme Carmen92. Vartkès lui-même, malgré son immunité parlementaire, est mis en prison durant 48 heures en sa qualité de directeur d'Azadamard, censuré par le gouvernement93. Sentant le vent venir, les dirigeants de la FRA ont décidé, dès 1911, de retourner progressivement dans la clandestinité et de transférer dans les provinces orientales leur centre de décision, en créant un Comité de défense, composé de Rostom, Antranig, Vartan, Hratch et Mar qui détient dès 1912 le pouvoir effectif au Yerguir94. Ce repli paraît d'autant plus justifié que le risque d'embrasement des Balkans est perçu, depuis que la Russie et l'Angleterre encouragent les peuples d'Europe centrale à se soulever contre l'autorité ottomane, comme imminent. La formation de la coalition balkanique95 est à cet égard un signe sans ambiguïté, annonciateur du sanglant conflit qui se prépare. Le cuisant échec de l'armée ottomane «réformée» accélère en tout cas le retour du CUP sur la scène politique et contribue à enraciner la politique nationaliste du gouvernement.
Le message adressé en septembre 1912 par la FRA à la Fédération socialiste de Salonique, au Parti social-démocrate de Palestine, aux «peuples travailleurs des Balkans et d'Asie Mineure» vise en fait les autorités ottomanes, dont il «condamne les positions belliqueuses, alors que la situation dans les Balkans représente un danger pour la paix mondiale»96. Car la FRA est farouchement opposée à la guerre. Elle craint, en effet, que celle-ci n'accentue l'instabilité politique du pays et le flux d'immigrants musulmans vers les provinces orientales. Le parti est cependant embarrassé, car il doit, pour l'occasion, renoncer à soutenir les mouvements révolutionnaires des Balkans, avec lesquels il entretenaît des liens anciens. Tourner le dos à ces anciens compagnons de routes revient cependant à conserver aux yeux des autorités ottomanes l'image du bon élève, tandis qu'un appui aux révolutionnaires peut s'apparenter à une trahison allant à l'encontre de l'intégrité territoriale du pays. D'autant que le camp des insurgés est soutenu par la Russie. La FRA est déchirée une nouvelle fois entre deux tendances. Roupèn Ter-Minassian et d'autres militaires veulent profiter du conflit dans les Balkans pour lever une milice arménienne contre l'Empire ottoman. Le Bureau occidental rejette leur proposition. Agnouni et les autres réformateurs ne veulent pas provoquer la méfiance des Turcs et préfèrent s'en tenir à une prudente ligne légitimiste. Les armées ottomanes sont confiantes. Elles sont convaincues que la puissance des Etats balkaniques ne devrait pas résister aux soldats turcs aguerries. La guerre qui débute le 17 octobre plonge le pays dans les pires difficultés. Les premiers affrontements tournent à l'avantage des trois Etats coalisés: la Bulgarie, la Grèce et la Serbie, soutenue par le Monténégro. L'armée ottomane est défaite. Malgré sa position légitimiste, la FRA ferme les yeux sur la formation de bataillons de volontaires arméniens, sous la conduite d'Antranig et de Karékin Nejdéh. C'est sous la pression de la Roumanie neutre97 et de la Bulgarie belligérante, que les fédérations dachnak des Balkans organisent la formation de bataillons. De retour d'Egypte, Antranig s'installe à Sofia et rencontre un officier arménien de l'armée bulgare, K. Vartazarmian, qui insiste sur la nécessité de s'impliquer dans le conflit contre l'Empire ottoman. Les premiers contacts s'établissent à Plovdiv, dans la boutique de Kara-Aghdjin, autour de K. Vartazarmian, Levon Fénerdjian, Antranig et Assadour Bédikian. Les premiers groupes de volontaires sont déjà apparus à Sofia, sous la direction de Ghougas Minassian, membre de la FRA locale, alors que d'autres contacts se nouent entre Onnik Karakeuzian et le commandant de la garnison de Plovdiv. Le bataillon, constitué de près de 300 hommes et de volontaires bulgares, commandés par Antranig et K. Nejdéh, est rassemblé à Plovdiv à la fin octobre98. Il se distingue dans plusieurs batailles99, notamment celle du 15 novembre 1912, au cours de laquelle Antranig et ses hommes font prisonniers toute la division de Haver pacha100. Plus tard, du 16 décembre 1912 au 20 janvier 1913, puis du 29 janvier au 22 mars 1913, le bataillon arménien est stationné sur le littoral de la Marmara. Une nouvelle fois opposé au parti, dont la position officielle est la neutralité et le respect des engagements des citoyens arméniens de l'empire, Antranig reste persuadé que les Arméniens peuvent tirer un maximum de profit de cette guerre. Quant à l'armée ottomane en déroute dans les Balkans et affaiblie par les rébellions des Grecs de Smyrne, des Arabes et des Kurdes, elle n'est plus en mesure de réprimer tous les foyers de tension. Cette catastrophe provoque la chute du cabinet de Ghazi Mukhtar, remplacé par le vieux Kamil pacha, anglophile notoire, qui signe, grâce à la médiation de la Triple-Entente, une armistice avec les Bulgares le 3 décembre 1912. L'immobilisme du gouvernement et la fléxibilité du nouveau gouvernement de Kamil remobilisent cependant le CUP qui trouve son salut dans la défense de la patrie. Le réveil du CUP se solde par un putch soigneusement élaboré: le 23 janvier 1913, Enver pacha et un détachement de soldats font irruption dans la salle du Conseil des ministres, abattent Nazim pacha, le ministre de la Défense, et obligent, revolver au poing, Kamil pacha à démissionner. Quelques ministres, dont Gabriel Noradounghian, parviennent à s'échapper par une porte située à l'autre extrémité de la salle du Conseil. Chevket pacha devient grand-vizir, tandis que Talaat est nommé à l'Intérieur, Enver pacha à la Défense et Djemal pacha comme gouverneur de Constantinople. Le CUP occupe désormais le pouvoir jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale.
La FRA, dont les activités n'échappent pas à la vigilante méfiance du CUP, intensifie alors son retour à la clandestinité et n'hésite pas à discrètement transférer ses archives dans les provinces arméniennes101. Le CUP sent la fragilité de son pouvoir. Le recul territorial en Turquie d'Europe — surtout la perte symbolique d'Edirne — et son peu d'influence sur Chevket pacha le contraignent cependant à ménager les partis qui lui sont les moins hostiles. Parmi eux, la FRA figure en bonne position. Mais les efforts du CUP sont inutiles. Ainsi que l'écrit Drochak en avril 1913: «Depuis quatre ans, de manière systématique, le gouvernement jeune-turc a brisé tous nos efforts, notre sincérité et notre foi. Toutes les alternatives ont été utilisées. Le CUP a été plus loin qu'Abdul-Hamid. Ses nouvelles méthodes ont sucé notre sang. Jeunes ou vieux, les Turcs vont réussir à annihiler les Arméniens. Après quatre ans de politique, la FRA est convaincue que le CUP est plus cynique et dangereux qu'Abdul-Hamid». Malgré l'amertume émergeant de ces lignes, plusieurs rencontres ont lieu entre la FRA et le CUP, par le biais du député ittihadiste Bédros Haladjian. Mais, en dépit des talents de séducteur de Talaat102, elles ne débouchent sur aucun résultat concret et consistent uniquement à «installer un coussin sous la tête des Arméniens»103. La prise d'Edirne par les Bulgares, le 28 mars 1913, oblige cependant Chevket pacha à signer la paix dans des conditions inacceptables pour Le CUP, qui cherche à redorer son blason et à asseoir son pouvoir sur la hiérarchie de l'Etat. La colère gagne tous les foyers turcs lors de l'annonce de la signature du «honteux» traité de Londres. Le 11 juin 1913, le grand-vizir Chevket pacha est assassiné à sa sortie du ministère de la Défense. Le CUP accuse les Libéraux du crime et lance une vaste opération de police qui conduit en prison quelques centaines de personnes. Salih pacha, neveu par alliance du sultan, le prince Sabaheddin, ainsi que vingt-deux autres individus sont pendus.
Pour la première fois depuis 1908, le grand-vizir, Saïd Halim pacha, est issu des rangs du CUP qui suspend les autres partis politiques et impose une dictature. La chance sourit cependant à l'Ittihad: un désaccord persistant entre les Serbes et les Grecs permet, en effet, à l'Empire ottoman de reprendre Edirne aux Bulgares le 22 juillet 1913. A la suite de quoi les belligérants signent le traité de Maritza le 29 septembre. Le CUP sort indéniablement renforcé de l'épreuve.
Retardé en raison de la guerre des Balkans, le VIIe Congrès de la FRA, le plus court de son histoire, se tient du 17 au 24 août 1913 à Erzeroum, malgré les pressions de Talaat qui souhaitait qu'il ait lieu à Constantinople pour mieux pouvoir en surveiller les débats. Ce congrès met en lumière la dégradation incessante, depuis 1911, de la situation des populations dans les provinces arménienne. Pillages, exactions, expropriations de terres forment le lot quotidien des villages arméniens, dont les protestations affluent au patriarcat. Dans leurs appels à l'aide, les directions locales des trois partis arméniens somment les Unionistes d'intervenir et les informent que dorénavant elles ne reconnaissent plus les administrations locales impliquées dans les persécutions contre les Arméniens.
Depuis la rupture des relations avec le CUP et, surtout, depuis l'instauration de la dictature, la direction de la FRA obéit à une autre stratégie: la défense des intérêts nationaux arméniens104. Elle consiste à se rapprocher des autres partis arméniens et à présenter une visage unitaire aux yeux du gouvernement jeune-turc et des puissances étrangères. Signe manifeste de sa volonté de jouer la carte communautaire, l'organisation du 1500e de la naissance de Mesrob Machdots, le 11 octobre 1913 à Constantinople, voit la FRA participer aux grandes manifestations qui sont perçues par le pouvoir comme l'expression de l'unité du peuple arménien. Mais ce processus de rapprochement est déjà entamé en 1912. Cela paraît par exemple évident, lorsque les dirigeants de la FRA de Constantinople manifestent leur satisfaction lors de l'entrée d'Aristakès Kasparian dans le Conseil politique, dirigé par le Libéral Stepan Karayan, réélu en novembre 1912.
En guerre depuis 1911, le gouvernement ottoman renforce graduellement son emprise sur la société. Réalisant la précarité de la situation des Arméniens en cas de conflit majeur, les dirigeants politiques font tout leur possible pour éviter une nouvelle conflagration. Constatant que toutes leurs démarches se heurtent à un mur de silence, les partis politiques arméniens105 entreprennent une ultime action: ils publient un rapport sur la situation des Arméniens de 1908 à 1912, lequel ne produit aucun effet côté jeune-turc. Les Arméniens sont dos au mur. C'est dans ce contexte de conflit larvé que la question des réformes en Arménie turque redevient d'actualité. Mais la FRA n'en assume pas la responsabilité, car, depuis la crise d'Adana, la FRA est, même si elle jouit encore d'une certaine popularité dans les provinces, discréditée aux yeux des milieux politiques de la capitale qui lui reprochent son alliance prolongée avec le CUP. N'est-ce pas Mikayèl Varandian qui relève la «naïveté des personnes qui se réjouissent du renversement du régime du CUP en 1912. Le slogan "l'Ittihad est renversé, renversons la FRA" est repris de Constantinople à Tiflis»106. La séance du 21 décembre 1912 de la Chambre nationale, au sein de laquelle la FRA est ultra-minoritaire, marque un tournant dans la vie des Arméniens de Turquie, puisque ce jour-là les députés arméniens décident à huis clos, sous l'impulsion de S. Karayan et de Krikor Zohrab, d'internationaliser la question arménienne dans l'espoir de prévenir tout massacre d'Arméniens et de faire ainsi pression sur les autorités ottomanes. C'est bien cela qui gêne la FRA.
Soutenue par les groupes politiques représentés, la démarche de la Chambre s'inscrit, après le désastre des Balkans, dans une perspective autonomiste. C'est à ce sujet que Drochak exprime ses plus vives inquiétudes sous la plume de Mikayèl Varandian, qui se demande s'il «fallait interpeller l'Europe? Mais l'Europe est lasse de nos plaintes, alors que nous ne montrons aucun signe de vie pour répondre aux coups par des coups»107. Pour la FRA, il s'agit de ne pas recommencer inutilement la comédie de l'article LXVI du traité de Berlin. Vahan Papazian pense également qu'il faut, en la circonstance, éviter de devenir un instrument entre les mains des chancelleries européennes, dont l'Empire ottoman sait parfaitement exploiter les failles. Plus tard, en août 1913, lorsque le VIIe congrès de la FRA approuve le projet de réformes, le contexte n'est plus le même. La dictature règne désormais à Constantinople et l'Empire ottoman a perdu son influence en Europe. Cela n'empêche par Rostom de manifester encore son désaccord en 1914: «C'est à présent que nous jouons aux réformes. Nos leaders de Constantinople ont perdu la tête. J'ai peur des représailles, de nouvelles persécutions. Est-ce l'Europe ou la Russie qui nous défendront? Si les nôtres, au lieu d'ameuter l'Europe et Constantinople, venaient au Pays se battre contre les vermines, éduquer les paysans, leur donner de quoi se nourrir, alors ils accompliraient de plus grandes réformes. Notre peuple a besoin de paix, de pain et d'électricité. Voilà la principale réforme!»108.
Dans cette affaire, Le Bureau oriental de la FRA se range dans le camp russe, tandis que la direction occidentale se garde bien d'apparaître en première ligne, car, comme le Bureau d'Arménie, elle se méfie des réactions du CUP et du gouvernement ottoman, dès lors que les Arméniens mettent le doigt sur le point sensible: l'implication des Européens et notamment des Russes dans le projet109. Par ailleurs, la FRA s'inquiète du manque éventuel de coordination entre les deux instances créées pour conduire les négociations: le Conseil national de Tiflis et le Comité stambouliote émanant du Patriarcat. Alors que le Comité de Constantinople entreprend ses premières démarches, le Dr H. Zavrian rencontre le ministre des Affaires étrangères russe, Sazonov et l'ambassadeur à Constantinople, qui recommandent de tout faire pour que «les Arméniens passent aux yeux des Européens pour des martyrs et non pour des révolutionnaires»110.
Après plusieurs rencontres avec le vice-roi du Caucase, Vorontsov-Dachkoff, en octobre 1912, le catholicos Kévork V se rend à Saint-Pétersbourg pour prier le tsar Nicolas de soulever la question arménienne devant les instances internationales et plus particulièrement à la conférence de Londres, prévue en avril 1913. La Russie accepte le principe d'une internationalisation. Après avoir longtemps coopérée avec le sultan Abdul-Hamid, la Russie a repris sa marche en avant vers le sud et ne cache guerre ses ambitions régionales. Avec la guerre des Balkans, la Russie a rompu le status quo. L'ambitieux projet de ligne de chemin de fer russo-turc, ralenti par l'effervescence révolutionnaire au Caucase, incitait alors le tsar à mener la politique de répression que son ministre des Affaires étrangères Lobanov appelait de ses vœux. L'une des premières mesures fut le démantellement de la FRA dans le Caucase, suivi d'arrestations et de déportations. La répression organisé par Stolypine depuis 1906 s'achève par le procès de la FRA, en 1911, à Saint-Pétersbourg. Le verdict, plutôt clément, illustre le revirement déjà entamé de la politique du tsar depuis que le vice-roi du Caucase, Vorontsov-Dachkoff, mène une politique laissant un rôle prépondérant aux Arméniens du Caucase. La nomination d'un nouveau ministre des Affaires étrangères, Sazonov, pèse aussi considérablement dans la décission. Celui-ci est le grand instigateur du revirement pro-arménien de la diplomatie russe au Proche-Orient. Avec Sazonov et Vorontsov, les Arméniens de Russie sont convaincus que la question des réformes va rebondir et que le dénouement de la question arménienne est proche. Vorontsov-Dachkoff s'appuie essentiellement sur deux hommes: Alexandre Khatissian, le maire modéré de Tiflis, proche de la FRA, et Samson Haroutiounian, avocat libéral KD proche de Boghos Nubar pacha. Les négociations entre les Arméniens du Caucase et les autorités russes ont lieu en pleine guerre des Balkans et s'accélèrent après la défaite ottomane. Les autorités russes proposent alors aux Arméniens de présenter leurs revendications — que la diplomatie russe se chargera ensuite de soutenir — et de créer un Conseil national arménien comprenant les deux amis du vice-roi, Hovhannès Toumanian, également proche de Vorontsov-Dachkoff, et deux dirigeants de la FRA, Archak Djamalian et Nigol Aghbalian. Au même moment, Saint-Pétersbourg relâche quelques prisonniers arméniens, d'anciens condamnés de Sibérie sont réhabilités et la censure levée. Deux autres personnalités apparaissent comme éléments clefs de la coopération arméno-russe: le Dr Zavrian (Zavriev) et l'historien Nicolas Adonts, précieux intermédiaires entre la capitale russe et le Conseil national arménien. Bien que minoritaire dans cette instance, la FRA n'en représente pas moins un potentiel militaire considérable à prendre en compte dans la région. Ce que les Russes ont compris, d'autant plus facilement que le parti manifeste désormais sans rechigner sa russophilie. Son organe officiel caucasien, Horizon, voit trois issues possibles à la crise: l'Empire ottoman se disloque et l'Arménie turque passe sous contrôle russe; l'Europe contrôle la Turquie et les provinces arméniennes passent aussi sous contrôle russe; l'autonomie est accordée aux Arméniens, mais la Russie est garante de celle-ci. Pour Horizon, «comme par le passé, la chance du peuple arménien de Turquie est la même: la Russie»111.
Alors que la FRA caucasienne paraît très impliquée dans la question des réformes, la participation de la FRA ottomane s'inscrit dans le cadre de la Chambre nationale et de ses députés, avec notamment le Dr Vahan Papazian, secrétaire du Comité secret fondé par le Patriarcat, au sein duquel on trouve l'archevêque Yéghiché Tourian, le R.P. Krikoris Balakian, le juriste Stepan Karayan, président du Conseil politique, Voskan Mamikonian, Lévon Demirdjibachian et le chef hentchak Mourad Boyadjian112. Parallèlement, les dirigeants de la FRA occidentale, Vahan Papazian, Zavarian, Agnouni, le Dr Zavrian et Zartarian, préparent un projet de réformes amendé par le Conseil politique.
Appauvri par trois ans de guerre, l'Empire ottoman n'a plus les moyens de s'opposer à l'intervention de la Triple-Entente. Le gouvernement ottoman parvient tout au plus à ralentir le processus des négociations. Selon l'étiquette politique du gouvernement, le dossier des réformes est différemment apprécié. Le gouvernement libéral de Kamil pacha se veut rassurant et accepte que les Puissances se portent garantes des réformes, car il escompte, prenant exemple sur Abdul-Hamid, pouvoir attiser les dissensions entre les Puissances. Mahmoud Chevket et Saïd Halim pacha se montrent beaucoup plus intransigeants. Tout en acceptant, contraint et forcé, le fait accompli du traité de Londres (30 mai 1913), Chevket pacha songe déjà à la manière de torpiller les réformes en Arménie occidentale, qui prennent de plus de place dans les relations internationales. D'emblée, le cabinet jeune-turc de Saïd Halim prend des mesures répressives contre les Arméniens. A chaque rencontre entre la FRA et le CUP, la question de l'intégrité de l'empire est remise sur le tapis. Ainsi, lorsque Vartkès et Agnouni, chargés par le Comité de maintenir le dialogue avec le CUP, rencontrent la direction du mouvement unioniste, celle-ci agite la menace de représailles incontrôlables dans les provinces. Le CUP invite néanmoins la FRA, par l'intermédiaire du député unioniste B. Haladjian, à évoquer la question des réformes pour la première fois depuis la rupture des relations bilatérales. La rencontre a lieu au domicile d'Haladjian. Talaat, Khalil et Mithad Chukru tentent alors de convaincre Agnouni, Vartkès et Armen Garo de leur sincérité et du danger que représente leur collaboration avec les Russes. Un second rendez-vous est organisé dans les salons de l'Hôtel de l'île des Princes, avec d'un côté Djemal pacha et de l'autre Vahakn Datévian, ami intime du leader unioniste113, Armen Garo, Agnouni, Vartkès, Hratch Tiriakian et Vahan Papazian. Djemal s'efforce de leur démontrer que la démarche des Arméniens est vouée à l'échec: «Vous travaillez, leur dit-il, pour les Russes. Ceux-ci retireront vite leurs marrons du feu? Vous avez déclenché le problème de l'intégrité de l'Empire ottoman. Nous sommes en difficultés. Nous ne pouvons pas satisfaire les Arméniens. Vous devez le comprendre plutôt que de nous serrer la gorge. Les étrangers vont profiter de notre faiblesse. Vous devez comprendre que nous ne pourrons nous contenter d'une telle position de votre part. Les conséquences peuvent être irrémédiables».
Les rencontres suivantes illustrent le désarroi des autorités ottomanes, comme celle entre Djavid bey, le ministre des Finances, et le correspondant à Paris d'Azadamard, Parsègh Chahbaz, ou celle d'Hussein Djahit avec Dikran Zavèn. Les Jeunes-Turcs semblent marquer un certain assouplissement. Djavid bey affirme que le gouvernement ottoman est disposé à satisfaire les Arméniens et que Talaat a annoncé l'affectation de 500 nouveaux agents de police dans les provinces arméniennes pour assurer la sécurité des populations. La même souplesse apparaît également dans les négociations sur la répartition des sièges au Parlement pour les prochaines élections législatives, en février 1914. Signe manifeste d'une dégradation des relations entre la FRA et le CUP, l'accord est directement conclu entre Talaat et le Conseil politique sur la base de seize sièges pour les Arméniens114 et sur la promotion d'un député arménien à la vice-présidence de l'Assemblée nationale115. Des contacts suivis avec les éléments les plus ouverts du CUP sont néanmoins maintenus. Toutefois, la direction de la FRA se méfie de ses députés qui côtoient quotidiennement les députés unionistes, malgré la rupture des relations entre les deux partis116, dont la traduction concrète se manifeste lors des élections. Le CUP s'oppose ainsi à la réélection d'Armen Garo à Erzeroum, car son rôle dans le dossier des réformes n'est pas du goût du ministre de l'Intérieur, Talaat, qui profite de son absence — il est en Europe — pour faire élire à sa place un personnage beaucoup plus inoffensif, un certain Madatian.
Les efforts des Arméniens sont payants notamment grâce à l'activité de Boghos Nubar pacha à Londres, Berlin et Paris, ainsi qu'aux visites du Dr Zavrian à Saint-Pétersbourg. Ainsi, la visite en France de Djavid bey, venu pour obtenir un emprunt pour combler la dette ottomane, est un fiasco. Paris et Saint-Pétersbourg font pression sur Constantinople pour subordonner les crédits au règlement du problème arménien. Complètement isolé, l'Empire ottoman durcit ses positions et le gouvernement tente même d'infiltrer le Comité de la Chambre nationale117. Tout en mesurant la détermination des Arméniens, qui n'acceptent plus de se contenter de vagues promesses jamais suivies d'effet, et face à la fermeté des Grandes Puissances, le gouvernement multiplie les mesures hostiles, en créant notamment, en 1912, une Union de défense des droits des provinces orientales, composée de plus de cinquante députés, majoritairement kurdes. Il décrète en outre le boycott des produits et des commerces arméniens et tente de court-circuiter le Conseil politique en entreprenant certaines personnalités, comme le patriarche Malachia Ormanian. A Vahan Papazian, que le Conseil politique envoie auprès du prélat pour lui demander de ne plus se rendre à ce genre d'invitation, Ormanian répond: «Je sais où ils veulent en venir. J'ai une mauvaise réputation chez les Dachnaks, mais ma connaissance des institutions arméniennes n'est pas nulle au point d'aller à leur encontre ou de mettremon nez là où il ne faut pas. J'ai encore ma tête».
Face à tous ces échecs, Saïd Halim et Talaat se résignent à accepter le principe des garanties européennes, mais proposent à leur tour un projet alternatif de réformes pour toute l'Asie mineure, avec comme surveillant général Djavid bey ou Bédros Haladjian. L'objectif des Turcs est clair: il s'agit de dissoudre le problème arménien dans un programme général de réformes. Le gouvernement unioniste espère ainsi attirer l'Angleterre dans son sillage et casser la coalition européenne. Il tente également d'attirer la FRA, son ancienne alliée. Au cours d'un entretien avec Agnouni et Vartkès, Talaat menace les Arméniens de représailles: «Si vous ne nous entendez pas encore et continuez à faire appel aux étrangers, sachez que le résultat est le même, puisqu'il y a 1000 façons de les embrouiller»118. Il n'est pas le seul à se montrer menaçant. Djemal pacha rappelle à Vartkès, en décembre 1913, que «Si les Arméniens insistent sur le contrôle de l'Europe, nous allons être contraints d'accepter. Mais les musulmans des six vilayets en question vont se soulever et 300 000 à 400 000 Arméniens vont être massacrés. Il est probable que les Russes, profitant de la situation, annexeront [alors] les provinces»119. Le même type de menaces émaille l'entretien qu'ont, le lendemain, Armen Garo et Sarkis avec Midhat Chukru et Kutchuk Kémal: «Si le moindre incident éclate dans les provinces, nous recommençons immédiatement nos actions terroristes dans Constantinople et nous ne répondrons plus de rien», répond la délégation arménienne. Depuis le revirement russe et la rupture des relations, le centre de gravité de la FRA est de nouveau le Yerguir, dont le Bureau, nouvellement créé, prend une importance croissante. Sachant que la question des réformes concerne exclusivement les vilayets du Pays, les dirigeants de la FRA songent déjà à la perspective prochaine d'une d'autonomie administrative des vilayets, où une autorité arménienne va nécessairement être mise en place. La priorité est donc donnée au renforcement des fédérations du Yerguir, à l'organisation de l'autodéfense et aux actions clandestines dont la mise en œuvre est confiée à Roupèn pour la région de Mouch, à Dro pour Bayazid, à Aram pour Van et à d'autres militants comme Pilos ou Rostom. Le Zinfon120 est remis sur pieds121 pour remplir les caisses et abattre les réfractaires. Les attentats réapparaissent, parfois avec des échecs122. Il s'agit en tout premier lieu de lutter contre le mouvement d'exode des Arméniens, dont les proportions sont préoccupantes. Depuis la recrudescence des exactions, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont, en effet, quitté le pays.
Constantinople compte alors sur l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie pour contrecarrer le projet de la Triple-Entente. La crise des deux blocs tourne cependant à l'avantage de la Triple-Entente, malgré des antagonismes internes — le camp franco-britannique est opposé à une main mise de la Russie sur l'Asie Mineure. Favorables au projet de réformes suggéré par les Arméniens, Russes, Français et Anglais s'opposent sur la formule à adopter, notamment sur le problème essentiel des garanties. Autrichiens et Allemands privilégient pour leur part le projet turc, qui exclue toute garantie d'application attribuée à une puissance étrangère. Après de longues négociations, tout au long de l'année 1913, un accord russo-allemand décisif est finalement mis au point123, et le grand vizir, Saïd Halim pacha, se voit contraint de signer le décret sur les réformes le 8 février 1914 et le décret de nomination des deux inspecteurs généraux européens en avril 1914.
L'accord russo-allemand du 26 janvier 1914124 ne satisfait pas la FRA. Il prévoit, en effet, un partage des provinces arméniennes en deux entités autonomes. Elle y voit une concession de taille au gouvernement ottoman, qu'elle attribue à l'intervention de l'Allemagne: «Ce qui était un projet d'autonomie, écrit Drochak, est devenu un projet de réformes sans contenu, sans bases, inerte à cause de l'Allemagne»125. Relativement à la nomination des adjoints des deux inspecteurs, les Arméniens se rangent derrière la position des Européens, à savoir qu'il est préférable de ne pas nommer des fonctionnaires russes. On remarque du reste que les Russes n'insistent pas outre mesure sur cette question. Le choix d'un Norvégien et d'un Hollandais ne satisfait pourtant pas ceux-ci. Les Russes espéraient sans doute que les délégués seraient issus de pays moins inféodés à l'Angleterre où à la France. Le choix de deux Européens n'est pas du goût de tous. Krikor Zohrab se démarque ainsi de ses partenaires arméniens, dans le souci évident de ménager le gouvernement ottoman et d'éviter un amalgame fâcheux pour la sécurité des Arméniens. Lors d'une rencontre avec Khalil bey, le 20 décembre 1913, le dirigeant turc lui propose une entente sur la nomination des inspecteurs. Le lendemain, au cours d'une entrevue avec plusieurs responsables arméniens, dont le patriarche, S. Karayan et Armen Garo, Zohrab essuie un cinglant échec et craint désormais le pire pour les Arméniens126.
En outre, Talaat multiplie les pressions pour écarter Armen Garo de toute participation à l'équipe de conseillers constituée par l'inspecteur norvégien, le major Hoff. Lors de la dernière entrevue entre Armen Garo et Talaat, en juin 1914, le ministre de l'Intérieur se justifie en affirmant qu'affecter l'homme politique arménien comme auxiliaire de Hoff revenait à en faire le véritable inspecteur général. Il est vrai que l'ancien député arménien avait sympathisé avec l'officier norvégien, qui avait même menacé de démissionner si Talaat n'acceptait pas la candidature d'Armen Garo. Après quelques instants de silence, Armen Garo sort de ses gongs et attaque sans ménagement la dérive panturque du CUP: «Vous n'êtes plus sur la bonne voie. Vous conduisez l'Empire ottoman vers le chaos. Avec vos victoires, vous vous prenez pour Napoléon et Bismarck. Vous restez dans votre entêtement et vous ne savez même pas où vous conduisez ce pays. Des preuves ? Peu auparavant, ne disais-tu pas à Vramian, que vous alliez turquifier les Kurdes. Avec quoi? Avec quelle culture? Si vous aviez connaissance de votre histoire, vous n'exprimeriez pas de telles élucubrations. Vous oubliez que vous n'êtes sur nos terres que depuis 500 à 600 ans et qu'avant vous d'autres nations les ont traversées: les Perses, les Romains, les Arabes, les Byzantins. Si celles-ci n'ont pas pu assimiler les Kurdes, comment allez-vous y parvenir? L'été dernier, je me suis rendu dans trois de nos vilayets et je n'ai vu que trois ponts sur cette étendue: deux sont d'anciens monuments arméniens; le troisième est de Tamerlan. Je n'ai pas vu de traces de votre civilisation. Il n'est pas possible d'être aussi léger sur des problèmes [aussi] importants de l'Etat. Sur les réformes, vous n'êtes pas sincères. Croyez-vous que nous allons nous fier à votre politique de purification des Arméniens par des mesures économiques et politiques pour vous libérer du problème arménien. Notre conscience nationale est tellement développée que nous vous empêcherons d'accomplir votre dessein»127.
Les Arméniens en général, et la FRA en particulier, savourent évidemment leur succès. Mais le soulagement est de courte durée, car la situation internationale se détériore rapidement, la Première Guerre mondiale éclate le 31 juillet 1914. Les deux inspecteurs, Westenenk encore à Constantinople et Hoff à Van sont expulsés, laissant derrière eux une population menacée. Les dirigeants de la FRA s'attendent à une «grande catastrophe» titre Drochak128, car si l'Empire ottoman s'engage dans le conflit, l'un des théâtres d'opérations militaires se situera en Arménie. Pour la FRA, l'Empire ottoman n'a pas les moyens de résister à la puissance de feu de la Russie, ainsi que l'ont montré les derniers conflits des Balkans. Les autorités ottomanes n'en galvanisent pas moins les populations musulmanes contre l'ennemi, sans écouter les appels à la prudence de Vartkès ou d'Armen Garo.
Lorsque la FRA convoque, à Erzeroum, en juillet 1914 son VIIIe congrès, le gouvernement ottoman annonce clairement qu'il souhaite une coopération des Arméniens contre la Russie. En acceptant que le congrès se tienne à Erzeroum, Talaat pense même qu'il a fait preuve de souplesse. Les résolutions du Congrès sont en tout cas examinées de près par les services du ministère de l'Intérieur. D'autant plus que celui-ci avait déjà appris de la bouche d'Armen Garo que le parti allait prendre une position recommandant, en cas de guerre, aux Arméniens d'assumer leurs devoirs civiques. Loin d'être satisfait de cette décision, le ministre de l'Intérieur déclarait alors que «La Turquie est désormais libre de tirer les conséquences de cet acte»129.
Au cours des débats — dominés par Rostom, Roupèn, Agnouni, Simon Vratsian et Zartarian — trois tendances se dégagent sur l'orientation des Arméniens en cas de conflit. La ligne pro-turque s'avère minoritaire. Roupèn Ter-Minassian propose même de créer des bataillons pour combattre l'armée russe. Mais son intervention est mise sur le compte de sa singularité. Le courant favorable à l'Entente se recrute dans les cercles intellectuels, avec Zartarian et Agnouni, ironiquement qualifiés par Vratsian d'«Européens»130. Malgré la pression d'Hamazasp, le congrès n'opte pas pour la création de bataillons arméniens sous commandement russe. Profondément marqué par son séjour dans les campagnes d'Erzeroum, Rostom manifeste pour sa part son inquiétude et prêche la paix en ces termes: «Je vous en prie, essayons d'obtenir cinq à dix ans de paix et les Arméniens n'auront plus peur». Après vingt-huit séances mouvementées, le congrès appelle les Arméniens à accomplir leurs devoirs civiques dans les pays où ils vivent.
Cette orientation n'est pas surprenante. Elle s'inscrit dans la continuité du programme de 1907, qui avait manifesté un choix clair en faveur d'une politique fédéraliste, devant aboutir à une autonomie des provinces arméniennes des Empires ottoman et russe. Remarquons à cet égard que, malgré la promesse d'accorder un statut d'autonomie politique sous tutelle turque à l'Arménie formulée par Nadji bey, porte-parole du CUP et le Dr Behaeddin Chakir, spécialement dépêchés à Erzeroum à la fin du Congrès, Rostom, Agnouni et Vramian refusent le projet du gouvernement, car celui-ci vise aussi à organiser une insurrection arménienne au Caucase131. Cette fermeté des Arméniens irrite le Dr Behaeddin Chakir, qui s'écrie: «C'est une conspiration ! Dans un moment [aussi] critique, vous soutenez les Russes et refusez de défendre le gouvernement. Vous oubliez que vous jouissez de son hospitalité»132. Une démarche similaire auprès des dirigeants dachnak du Daron et de Van se solde également par un échec: les Arméniens ne trahiront ni l'Empire ottoman, ni la Russie. Les Russes, longtemps opposés au mouvement révolutionnaire arménien, estiment quant à eux que les Arméniens de Russie seront trop heureux de pouvoir libérer leurs provinces de Turquie, berceau de la question arménienne.
Alors que l'entrée en guerre de l'Empire ottoman n'est plus qu'une affaire de jours, Mikayèl Varandian envisage deux cas de figures: «Si la Triple-Entente sort vainqueur du conflit, le démembrement de l'Empire ottoman se poursuivra. Si la Triple-Alliance triomphe, la Turquie récupèrera des terres dans les Balkans, dans le Caucase et en Afrique». L'Empire ottoman a déjà choisi son camp. Le 2 août 1914, au lendemain de la déclaration de guerre de l'Allemagne à la Russie, un accord secret est signé entre Saïd Halim pacha et l'ambassadeur allemand Wangenheim. Djavid bey et Djemal pacha ne sont néanmoins pas mis dans la confidence.
Avant même de prendre connaissance des conclusions du congrès d'Erzeroum, les dirigeants de la FRA de Constantinople — H. Chaghikian, K. Khajak, Hratch, A. Garo, Vartkès, Pachayan, Mar, S. Minassian, Sarkis Parsèghian — et K. Zohrab, inquiets de l'évolution de la situation, convoquent une réunion d'urgence. Chacun a compris que les dirigeants jeunes-turcs ont imprudemment décidé de plonger le pays dans la guerre et que personne n'est en mesure de freiner leurs ambitions nationalistes. Ils savent aussi que les Arméniens, établis de part et d'autre de la ligne de front, risquent de payer un lourd tribu au radicalisme du CUP. A. Garo, Khajak, Sarkis et le Dr Pachayan souhaitent, comme leurs camarades du Caucase, la création en Russie de bataillons arméniens sous commandement russe. Hratch, Vartkès, Chaghikian, Vahan Papazian et Zohrab optent quant à eux pour la formation de bataillons libérés de toutes tutelles. C'est cette seconde option que Vahan Papazian est chargé de présenter aux dirigeants de la FRA de Tiflis. En arrivant dans la capitale du Caucase, celui-ci constate cependant que la formation des bataillons est déjà largement engagée et que les négociations avec les Russes sont elles-mêmes bien entamées133. Hamazasp, S. Vratsian et N. Aghbalian sont en train d'organiser les opérations militaires, tandis qu'Antranig et Dro sont prochainement attendus. C'est dans ces circonstances que S. Vratsian tente de convaincre A. Garo, venu annoncé à Tiflis la proposition des Jeunes-Turcs à Erzeroum, de regagner l'Empire ottoman en s'efforçant de lui démontrer que son rôle dans la formation des bataillons arméniens — même s'il n'est plus député — pourrait mettre en danger la sécurité des Arméniens de l'Empire ottoman. Le seul engagement d'Armen Garo, ancien député d'Erzeroum au Parlement ottoman, est du reste souvent cité par les historiens turcs contemporains comme la preuve d'une trahison des Arméniens pour justifier le génocide.
Dans les provinces, la nouvelle d'une participation arménienne aux côtés des Russes provoque la colère des responsables locaux et notamment de Katchaznouni et d'Aram Manoukian, dirigeants du parti à Van. Placé à la frontière des trois empires, le Vasbouragan est un verrou vital pour les communications de la FRA. Disposant d'une certaine influence au sein du parti, la fédération de Van charge Katchaznouni et Khetcho d'exprimer à Tiflis le refus des militants du Yerguir de servir les intérêts de Saint-Pétersbourg. Ils font en outre remarquer à leurs camarades que des régiments hamidié sont déjà concentrés à Bayazid, où Dro vient échapper à un attentat, alors qu'il se rendait à Tiflis.
L'Empire ottoman entre en guerre le 1er novembre 1914. Les Arméniens se trouvent de chaque côté du front, prêts à s'entretuer pour les intérêts russes et turcs. Si la mobilisation des Arméniens ottomans se déroulent normalement un peu partou, il n'en est pas de même à Van, dont la direction dachnak désapprouve l'enrôlement des jeunes conscrits arméniens134. Bastion du parti, Van devient ainsi la cible de l'Etat-major turc, qui vise à mobiliser sa population arménienne. Les premières mesures tombent et les autorités multiplient les pressions pour que les militants de la FRA gagnent le front. Vramian, député de Van, intervient cependant auprès du kaïmakam Chukru, un Unioniste radical, pour protester contre les arrestations et les assassinats qui se multiplient. Trois Hentchak sont ainsi arrêtés et le militant dachnak Kaloust Aloyan est abattu par les services du CUP. Une délégation dachnak intervient alors auprès du vali, qui lui annonce que les ordres viennent de Constantinople et que le parti Hentchak vient de décider de retourner dans la clandestinité135 et d'œuvrer aux côtés des Russes.
En fait, la direction jeune-turque commence déjà à désarmer et à reverser les conscrits arméniens de l'armée ottomane dans des bataillons de soldats-ouvriers, les fameux amele tabouri, officiellement affectés à des «travaux d'utilité publique». Dans les faits, les soldats de ces bataillons sont décimés par le froid ou la faim ou encore exécutés dans des régions isolées (cf. infra, pp. 289 sq). A la même époque, en octobre 1914, l'un des chantres du panturquisme, Enver pacha, crée l'Organisation Spéciale, supervisée par le Dr Behaeddin Chakir, qui recommande de confier la suppression des Arméniens à ses Tchété. Dès janvier-février 1915, les massacres commencent dans les provinces d'Erzeroum et de Cilicie.
Dans ces conditions, des personnalités arméniennes établies à l'étranger poussent la Triple-Entente à organiser au plus vite un débarquement en Cilicie: en mars 1915, Mikayèl Varandian part pour Sofia pour négocier avec les Alliés un débarquement dans le port d'Alexandrette et leur promet l'appui sur place d'une milice arménienne; en avril de la même année, Archak Tchobanian se rend quant à lui en Angleterre sans plus de succès.
Zeïtoun, symbole de la résistance arménienne, ne compte déjà plus un Arménien et porte désormais le nom de Suleïmanié. Dans le Vasbouragan, l'arrivée de Djevdet au poste de gouverneur accélère les exactions turques. Le nouveau gouverneur cherche en tout premier lieu à supprimer les dirigeants locaux de la FRA. Le 16 avril, Ickkhan et trois compagnons sont abattus par des Tcherkesses au service du vali136. Le lendemain, le député Vramian est arrêté au palais du gouverneur, alors qu'il venait s'informer des conditions de la mort d'Ichkhan. Jeté en prison, il disparaît, tandis qu'Aram échappe miraculeusement au piège tendu par le haut-fonctionnaire turc. Le 19 avril 1915, Aram et ses camarades tirent les conséquences de la politique d'extermination mise en oeuvre par le gouvernement et organisent dès lors la résistance de la ville, connue sous le nom de«Révolte de Van». Alors que les barricades de la ville contiennent les assauts turcs, les paysans arméniens des villages environnants sont massacrés par dizaines de milliers. Après un mois de siège, la population de Van est sauvée par l'arrivée, le 19 mai 1915, du bataillon commandé par Dro, qui précède les troupes russes avançant beaucoup plus lentement. Ils découvrent plus de 55 000 morts.
Contrairement aux provinces, un calme relatif règne dans la capitale. La nouvelle de la résistance arménienne de Van constitue pour le gouvernement un prétexte pour justifier le décret ordonnant la «déportation» des populations arméniennes et l'arrestation, dans la nuit du 24 au 25 avril 1915, de près de 250 notables arméniens de Constantinople. La rafle frappe en tout premier lieu les milieux de la FRA et d'autres notables: Agnouni, Chaghikian, Karékin Khajak, Zartarian, Daniel Varoujan, Siamanto, Vartkès, Sarkis Parsèghian, Hratch Tiriakian, Sarkis Minassian, le Dr Pachayan, Vahakn Datévian et Krikor Zohrab, etc., soit toute la classe politique et intellectuelle de Constantinople. Le siège du quotidien Azadamard est soigneusement perquisitionné. Dans sa cellule de Tchangheri, l'étonnement dont fait preuve Agnouni est révélateur d'une certaine crédulité: «Comment est-il possible, songe-t-il, que le camarade Talaat nous ait laissé conduire ici? L'aurait-il fait pour nous assurer la sécurité?»137.
Ces arrestations provoquent un certain émoi dans les chancelleries des pays neutres: Etats-Unis, Bulgarie et Italie. Talaat pacha promet au diplomate américain Morgenthau que les prisonniers non-dachnak seront relâchés. L'ambassadeur allemand affirme quant à lui que «les Arméniens projetaient de commettre des attentats contre la Sublime Porte et d'autres édifices publics, le 27 avril, jour anniversaire de l'avènement du sultan».
Ironie du sort, le représentant de la FRA, qui avait passé alliance avec le CUP en décembre 1907 à Paris, est celui-là même qui, du fond de sa prison, donne du «camarade» à Talaat pacha. Beaucoup d'encre a coulé sur le fait que le signataire ait été un Arménien de Russie, peu familier des mœurs des hommes politiques turcs. Mais, il est vraisemblable que l'issue eut été la même si la FRA avait dépêché à Paris un dirigeant originaire de l'Empire ottoman. La société Unioniste est une nébuleuse qui a pris au dépourvu plus d'une personnalité, turque comme étrangère. On peut s'interroger, après coup, sur la justesse du choix des dirigeants de la FRA. Fallait-il sceller une alliance avec le CUP? En 1900, Christapor Mikayèlian écrit, dans ses Pensées révolutionnaires138, qu'il est hors de question de signer un accord avec ceux qui prônent l'unification de l'élément turc. La position du stratège du parti est-elle encore valable en 1907-1908? Il est évident que les dirigeants dachnak de l'époque constitutionnelle n'ont pas la même approche que le fondateur du parti. Le mouvement révolutionnaire n'a plus son ardeur originelle, lorsque la constitution est proclamée dans l'Empire ottoman. Jusqu'à la catastrophe d'Adana, l'alliance se justifie à leurs yeux par une mutuelle volonté de renverser les archaïsmes de la société ottomane. Après Adana, il n'est que trop évident que les Unionistes ont décidé de renoncer à leurs desseins démocratiques pour s'enfermer dans l'idéal panturc, alors que la FRA, qui a du mal à admettre ce revirement, multiplie les erreurs de jugement en proposant des solutions de rechange inadaptées aux yeux des turcs. Ce que Roupèn Ter-Minassian n'hésite pas, dans ses Mémoires, à qualifier de faute politique. Ainsi l'accord de 1909 arrive trop tard. Il paraît, en effet, douteux que la direction de la FRA n'ait pas été informée des lourdes accusations portées par le rapport Babikian contre le CUP dès le mois de mai 1909. Son implantation dans tout l'empire et ses relations dans les hautes sphères politiques turques lui offraient du reste de multiples moyens d'information sur les événements en cours, parfois même avant qu'ils ne se produisent.
Plusieurs enseignements peuvent être tirés de l'histoire des relations entre la FRA et le CUP. Elles constituent tout d'abord un précédent dans l'histoire politique comparée des Arméniens et des Turcs. Si, jusqu'alors, de nombreux notables arméniens ottomans avaient pu goûter aux privilèges du pouvoir, jamais une organisation arménienne, au message universaliste, n'avait montré une telle volonté de coopération avec les intitutions d'Etat ottomanes. Cet épisode reste, dans la mémoire collective des Arméniens, comme le symbole de l'échec d'une réconciliation entre les deux nations. L'alliance avec les jeunes-Turcs a, par ailleurs, mis à l'épreuve pour la première fois la nouvelle doctrine qui fonde le parti, adoptée lors du IVe Congrès: soit un fondamentalisme dachnak, sorte de symbiose des questions nationale et sociale. Malmenée par la police tsariste, ce parti d'origine caucasienne fondait de nombreux espoirs sur son alliance avec certains cercles turcs progressites. L'assouplissement de la politique russe au Caucase et la montée du nationalisme turc, dès 1909, changèrent les données. La FRA se retrouvait alors étouffée par les effets d'un double expansionnisme: le panturquisme et le panslavisme.
Le dernier enseignement à retenir a trait à la conception que les dirigeants de la FRA se faisaient de la nature de leur parti. En gros, deux sensibilités expriment l'essence de la société dachnak et celles-ci se manifestent notamment lorsque le parti s'intègre dans les structures institutionnelles. Les réformateurs, comme Agnouni ou Vramian, ont toujours prôné la lutte contre la Russie et le rapprochement avec l'Empire ottoman. Les révolutionnaires, comme Roupèn ou Rostom, ont toujours préconisé une ligne indépendantiste contre l'ennemi russe ou turc. Cynique, Rostom dénonce même le «parlementarisme» des dirigeants de la FRA de Constantinople139. Au-delà de l'alliance avec les Jeunes-Turcs, la FRA tenta alors, pour la première fois de sa jeune histoire, de composer avec les réalités du temps. Mais elle fut parfois trop pressée ou pressa les autres, alors que dans d'autres circonstances elle bâtit en retraite.
Gaïdz F. Minassian
1) Bernard Lewis, Islam et Laïcité, histoire de la Turquie moderne, Paris 1988.
2) Ferid pacha (jusqu’au 22 juillet 1908), Saïd pacha (du 22 juillet au 5 août 1908), Kamil pacha (du 5 août 1908 au 13 février 1909), Hilmi pacha (du 14 février au 13 avril 1909), Tevfik pacha (du 14 avril au 5 mai 1909), Hilmi pacha (du 5 mai au 28 décembre 1909), Hakki pacha (du 12 janvier 1910 au 30 septembre 1911), Saïd pacha (du 30 septembre 1911 au 17 juillet 1912), Gazi Ahmed Mukhtar pacha (du 21 juillet au 29 octobre 1912), Kamil pacha (du 29 octobre 1912 au 23 janvier 1913), Mahmoud Chevket pacha (du 23 janvier au 11 juin 1913), Saïd Halim pacha (du 11 juin 1913 au 4 février 1917).
3) Le Ve congrès à Varna, du 14 août au 18 septembre 1909, le VIe à Constantinople, du 17 août au 17 septembre 1911, le VIIe à Erzeroum, du 17 au 24 août 1913, le VIIIe de nouveau à Erzeroum, du 2 au 14 août 1914 (certaines sources fautives situent le VIIIe congrès en juillet 1914).
4) Il s’agit d’une part du courant de gauche des jeunes Dachnak qui créent alors le parti Socialiste-Révolutionnaire, avec comme chefs Levon Atabékian et Arsèn Amirian (plus tard bolchévik réputé connu sous le nom de Mrav), et, d’autre part, du courant de droite, dont le chef est le fedaï Mihran, qui remet en cause la politique de la FRA en Russie. Mirhan sera abattu par un terroriste dachnak, Deli-Ghazar, à Rostov en 1907, pour avoir fourni des informations à la police du tsar, l’Okhrana: cf. Vahan Minakhorian, « [Les scissionnistes]», Vèm I/1-2 (sept-octobre/ novembre-décembre 1933).
5) Une première insurrection éclate en décembre 1905, à Téhéran, puis une deuxième en juillet 1908, à Tabriz. C’est lors de son IVe congrès que, grâce aux efforts de Rostom, la FRA décide de s’investir pleinement dans le mouvement révolutionnaire iranien.
6) Créé en 1900 à Paris, Pro Armenia rassemble des intellectuels et hommes politiques français comme Pierre Quillard, Jean Jaurès, Anatole France, Francis de Pressensé, George Clémenceau. Le journal reparaît de 1912 à 1913, sous le titre Pour les Peuples d’Orient, et reprend de 1913 à 1914 son nom initial.
7) Feroz Ahmad, The Young Turks, Oxford 1969.
8) Le congrès de Paris, qui se tient du 27 au 29 décembre 1907, rassemble des délégations du CUP, avec à sa tête Ahmed Riza, de la FRA, représentée par Agnouni, et du mouvement libéral de la Ligue ottomane, dirigée par le prince Sabaheddin. Le pacte en trois points signé par les participants prévoit le renversement du sultan, un changement radical du régime, l’instauration d’un régime représentatif.
9) / Mikayèl Varandian, [La renaissance de la patrie et notre rôle], Genève, 1910, p. 69, écrit, en 1910, que la «victoire en juillet 1908 est celle des Jeunes-Turcs et des Dachnaktsakan qui ont pour la première fois, en 1907, montré au monde musulman que la solidarité est une réalité».
10) «Révolutionnaire professionnel», jugée trop sophistiqué et cosmopolite par ses collègues unionistes, Ahmed Riza doit même céder la présidence du Parlement en 1912. Il se retrouve dès lors relégué au Sénat, où il devient l’un des principaux opposants au CUP.
11) Mikayèl Varandian, op. cit. [n. 9], p. 101.
12) Roupèn Ter-Minassian, Mémoires d’un partisan arménien, trad. W. Ter-Minassian, Marseille 1990, p. 261.
13) Roupèn Ter-Minassian, Mémoire d’un cadre révolutionnaire arménien, trad. Souren L. Chanth, Athènes 1994, p. 607.
14) Il était resté seul en 1907 à Genève. Les autres membres du bureau occidental (Rostom, Aharonian, Varandian) étaient alors dans le Caucase en guerre. Le IVe congrè le sanctionna pour manquement à son devoir de dirigeant en période de guerre: cf. Hratch Dasnabédian, Evolution de la structure de la FRA, Beyrouth 1985, p. 59.
15) / Mikayèl Varandian, [Histoire de la FRA], I, Paris 1932, p. 427.
16) Drochak, n° 7, juillet 1908.
17) Ibidem.
18) Mikayèl Varandian, Histoire de la FRA, op. cit., I, p. 429.
19) Feroz Ahmad, op. cit., pp. 16-17.
20) Raymond H. Kévorkian et Paul B. Paboudjian, Les Arméniens dans l’Empire ottoman à la veille du génocide, Paris 1992, pp. 8-9.
21) M. Varandian, Histoire de la FRA, op. cit., I, p. 448.
22) / Vahan Papazian, [Mes mémoires], I, Le Caire 1957, p. 480.
23) R. Ter-Minassian, Mémoire ..., op. cit., trad. S. L. Chanth, p. 590.
24) Ibidem, p. 597.
25) R. Ter-Minassian, Mémoires ..., op. cit., trad.Wahik Ter-Minassian, p. 255.
26) / Hovhannès Boyadjian,
« [La FRA à Smyrne]», Haïrenik octobre 1958, pp. 88-89.
27) / Hovhannès Yerétsian,
« [La FRA à Dikranaguerd]», Haïrenik, avril 1956, p. 49.
28) V. Papazian, op. cit., II, pp. 46-54.
29) Ibidem.
30) Ibidem.
31) Drochak, n° 17, 10 décembre 1986, p. 40.
32) / A. Asdvadzadourian,
« [Les relations entre la FRA et le CUP]», Haïrenik décembre 1964, p. 176.
33) L’exemple de la section FRA de Smyrne illustre ce malaise. Celle-ci ne participe pas aux IVe et VIe congrès. En 1907, elle est représentée par Roupèn Zartarian, délégué des Balkans. En 1911, elle est sanctionnée pour indiscipline: cf. H. Dasnabédian, op. cit., pp. 53 et 74-75. et / Hovhannès Boyadjian, «[La FRA à Smyrne]», Haïrenik novembre 1958, pp. 85-94
34) H. Dasnabédian, op. cit., pp. 60-61.
35) R. Ter-Minassian, Mémoire ..., op. cit., trad. S. L. Chanth, p. 606.
36) R. Ter-Minassian, Mémoire ..., op. cit., trad.Wahik Ter-Minassian, pp. 251-265.
37) Drochak, n° 8, août 1908.
38) R. Ter-Minassian, Mémoire ..., op. cit., trad.Wahik Ter-Minassian, p. 246.
39) V. Papazian, op. cit., pp. 20-26; le bi-hebdomadaire Haratch paraît le 31 mai 1909, à Erzeroum, et l’hebdomadaire Achkhadank le 7 novembre 1910, à Van.
40) Ibidem, p. 14.
41) R. Ter-Minassian, Mémoire ..., op. cit., trad. S. L. Chanth, p. 615.
42) Les 11 juillet et 1er septembre 1908, le Comité central de la FRA de Van publie deux circulaires dans lesquelles il appelle à l’action socialiste et à la solidarité entre les peuples, au nom de la défense des travailleurs. Le Comité de Van adopte ainsi la position d’Aram: cf. / Roupèn Ter-Minassian, [Mémoire d’un révolutionnaire arménien] 2e éd., VI, Beyrouth 1977, pp. 424-425.
43) Grâce aux informations communiquées au vali de Van par un certain Davo le 24 janvier 1908. Malgré une protection policière, celui-ci est abattu le 23 mars 1908 par un militant de 15 ans, Dadjad Terlémézian.
44) H. Yeretsian, «La FRA à Dikranaguerd», art. cit., pp. 50-51.
45) Vahan Papazian, op. cit., p. 33.
46) Elle se fonde sur le vote des assemblées provinciales et le seul vote des hommes âgés de plus de 25 ans.
47) Vahan Papazian (op. cit., pp. 88-95) compte 266 sièges, avec la répartition suivante: 125 Turcs, 70 Arabes, 25 Albanais, 23 Grecs, 10 Arméniens, 4 Bulgares de Macédoine, 4 Juifs, 3 Serbes.
47bis) A la grande déception des Arméniens, qui souhaitent impliquer les Etats-Unis dans les provinces orientales comme seule alternative possible au duel Europe-Russie, le projet n’est pas retenu.
48) Affiliée, depuis 1907, à l’Internationale socialiste comme sous-section de l’Empire russe et, depuis 1908, comme sous-section de l’Empire ottoman, la FRA s’engage, selon les instructions de l’IS, à ne pas participer à un gouvernement sauf dans un cabinet révolutionnaire.
49) V. Papazian, op. cit., pp. 96-102.
50) Ibidem, pp. 103-108.
51) Ibidem, pp. 103-108.
52) C’est Vahakn Datévian qui rencontre Djemal pacha,déçu de ne pas avoir vu «le fedaï du Daron»: cf. R. Ter-Minassian, op. cit (version française de L. Chanth), pp. 283-284.
53) R. Ter-Minassian, Mémoires d’un révolutionnaire, op. cit., VI,. pp. 232-239.
54) Drochak, n° 4, avril 1909.
55) M. Varandian, La patrie renaissante, op. cit., p. 109.
56) M. Varandian, Histoire de la FRA, op. cit., I, p.. 435.
57) R. Ter-Minassian, Mémoires d’un révolutionnaire, op. cit., VI, p. 134.
58) Drochak, nos 2-3, février-mars 1909.
59) V. Papazian, op. cit., pp. 116-123.
60) Ibidem, pp. 116-123.
61) Ibidem.
62) Ibidem, pp. 116-123.
63) / Arsen Guidour, [Histoire du parti Social-démocrate Hentchak, II, Beyrouth 1963, p. 320: «Après la mort de Babikian, Mourad et un député turc se rendirent au domicile du défunt pour éplucher le rapport. Ils décidèrent de le sceller et de le remettre à sa famille jusqu’à sa publication officielle. Mais Mourad, M. Damadian et Sarkis Svin décidèrent, avec l’accord du patriarche Y. Tourian, de lever les scellés afin de [pouvoir] lire les conclusions de Babikian. Après avoir recopié le rapport, Mourad Boyadjian, Sarkis Svin, Chavarch Hovivian et Hmayak Azadian se rendirent au Patriarcat». Le rapport ne sera traduit et intégralement publié qu’ en 1912, dans le journal Kilikia.
64) M. Varandian, La patrie renaissante...,op. cit., p. 135.
65) M. Varandian, Histoire de la FRA,op. cit., I, p. 435.
66) M. Varandian, La patrie renaissante...,op. cit., p. 135. Ce thème est repris dans les nos 7-8-9 de Drochak, juin-juillet-août 1909, dans un long article en trois parties intitulé: «[La situation et nos responsabilités]».
67) V. Papazian, op. cit., pp. 123-130.
68) / Hagop Babikian, [Les massacres d’Adana: rapport de H. Babikian], Constantinople 1912, p. 42.
69) Ittidal du 9 avril 1909, cité par /R. H. Kasbarian,
«[Les massacres d’Adana]», /Lraper 4 (1990), p. 29.
70) R. Ter-Minassian, Mémoires d’un révolutionnaire, op. cit., VI, p. 305.
71) M. Varandian, Histoire de la FRA, op. cit., pp. 454-457.
72) Kevorkian-Paboudjian,op. cit., p. 30. C’est le retour provisoire des anciens notables à la direction du Conseil politique. L’opposition entre la FRA et les autres courants politiques coalisés (Hentchak, Ramga-var, Conservateurs) se concentre notamment sur la question des Eglises. Il s’agissait d’y autoriser ou non la tenue de meeting. Fidèle à ses traditions laïques et manquant cruellement de locaux, la FRA souhaitait en l’occurrence profiter des espaces religieux pour y tenir des conférences de sensibilisation. Opposés au CUP, les autres courants politiques arméniens estimaient que la FRA ne pouvait pas utiliser les églises comme tribunes pour encourager un rapprochement entre Arméniens et Turcs. Ce problème est de nouveau soulevé après les massacres d’Adana et la signature d’un second accord entre la FRA et le CUP: cf. Papazian, op. cit., II.
73) Le VIe congrès exige la vérité sur les massacres d’Adana.
74) Drochak, n° 6, juin 1909.
75) V. Papazian, op. cit., pp. 130-132.
76) / A. Asdvadzadourian,
«[les relations entre la FRA et l’Ittihad]», Haïrenik janvier 1965, pp. 68-80.
77) V. Papazian, op. cit., pp. 123-130.
78) R. Ter-Minassian, Mémoires d’un révolutionnaire, op. cit., VI, p. 443.
79) Ibidem, VII, pp. 9-25.
80) Ibidem, VII, p. 19.
81) Dans sa stratégie du «Tébi Yerguir», «vers le Pays», slogan inspiré par Agnouni en 1907, la FRA envisage déjà la création d’une direction du parti en Arménie, à Erzeroum, qui ne voit le jour qu’en 1913. En attendant, les provinces orientales sont gérées par une antenne de la direction caucasienne, basée à Erzeroum, tandis que le Comité de Constantinople est dissout et remplacé par une antenne du Bureau occidental avec à sa tête Agnouni et Vramian.
82) Le IVe congrès, organisé à Constantinople en 1912, renouvelle la direction du parti qui ne change plus jusqu’en 1916.
83) Le 29 septembre 1911, l’ultimatum de l’Italie expire et la guerre est déclarée. Les armées italiennes débarquent le 4 octobre en Tripolitaine sans rencontrer de résistance sérieuse.
84) Drochak, n° 18, 16 novembre-29 décembre 1893, p. 22.
85) Drochak, n° 1, janvier 1912.
86) Dans son n° 241, du 6 avril 1910, Azadamard consacre un article à la création de la Fédération socialiste de Salonique. Créée en 1909, sous l’impulsion d’Abraham Benayora sur le modèle du parti Socialiste français, avec 50 ouvriers juifs et 30 ouvriers bulgares, la FSS compte, en 1910, 120 membres.
87) Anahit Ter-Minassian, «Le rôle de la communauté arménienne», in Socialisme et Nationalisme dans l’Empire Ottoman de 1876 à 1923, éd. par Mete Tuncay et Erik Jan Zürcher, Amsterdam 1994, p. 126.
88) Azadamard, n°476, fin 1910-début 1911, l’article de H. Chaghikian consacré à «Adom».
89) Drochak, nos 7-12, juillet-décembre 1911.
90) A. Asdvadzadourian, art. cit., p. 75.
91) C’est le Bureau occidental qui se charge de l’annoncer.
92) V. Papazian, op. cit., pp. 150-166. Raphaël, inpecteur d’académie, est abattu à Van par les Kurdes durant l’été 1912. Un groupe terroriste de la FRA abat les responsables. Hadji Yaghoub, son fils Racho et quatre complices. Carmen et Marzbed sont molestés au Daron et à Baghèch
93) Le quotidien est censuré plusieurs fois. Il paraît sous différents titres: Pakin (1911), Butania (1912), Haratchamard (1913), Aztag (1913), Méghou (1913), Chant (1913-1914). Ces changements illustrent, notamment depuis 1913, la pression de la censure du triumvirat unioniste. Suspendu en octobre 1914, il réapparaît en 1918-1919 sous le titre de Chant et, de 1914 à 1923, sous le titre de Djagadamard.
94) C’est au VIe congrès que la FRA crée un comité de Défense: H. Dasnabedian, op. cit., p. 78.
95) Paul Dumont et François Georgeon, in Histoire de l’Empire Ottoman, sous la direction de Robert Mantran, Paris 1989, p. 606: la Bulgarie et la Serbie signent un traité en mars 1912; la Grèce et la Bulgarie concluent un accord le 29 mai 1912; le Monténégro signe une convention militaire avec la Bulgarie le 27 septembre 1912 et avec la Serbie le 6 octobre 1912.
96) Drochak, n° 9, septembre 1912.
97) K. Khazarian, «La FRA en Roumanie», Haïrenik, décembre 1926, pp. 114-115.
98) Armen, d’après les Mémoires d’ Assadour Bedikian,
«[La FRA dans les Balkans]», Haïrenik, janvier 1934, pp. 158-159.
99) / A. H Haroutounian, « [Antranig comme combattant et général]»,
/Patma-Banasirakan Handès 1 (1965), p. 117. Dans les documents paraphés par le général-major Keniev et le chef d’Etat-major Tevinkov le 31 août 1913 (doc. n° 3463), sont énumérées les actions du bataillon arménien, notamment au cours des campagnes de Sofia, Samokov, Kostonits, Pania, Plovdiv, Ternovo, Seymen, Khaskovo, Kerchali, Masdanl, Kayamodjina, Fere, Soflou, Timotika, Malgara, Rodosto.
100) Ibidem, p. 117.
101) H. Boyadjian, art. cit., p. 81: le Comité de Smyrne décide de camoufler les archives auprès du frère d’un militant, Setrag Tokadjian.
102) V. Papazian, op. cit., pp. 150-166.
103) H. Boyadjian, art. cit., p. 75.
104) V. Papazian, op. cit., pp. 208-210. Lors de la séance du 21 mai 1912, Chaghikian déclare: «La position de mon parti est différente sur l’autodéfense des populations. Mais considérant que dans les moments historiques, une seule volonté doit paraître, la FRA se met au service d’un seul courant».
105) Il s’agit de la FRA, du parti S. D. Hentchak, du parti Démocrate-libéral Ramgavar et des Hentchak réformés.
106) Drochak, nos 7-8, juillet-août 1912.
107) Ibidem.
108) / Haroutioun. Kurkdjian (Ed.)], [Historiographie de la FRA], X, Athènes 1992, p. 305.
109) Drochak, nos 9-10, septembre-octobre 1913.
110) V. Papazian, op. cit., p. 23.
111) Horizon, n° 259, 1912.
112) Sans être nominalement membre du Conseil, Krikor Zohrab joue un rôle capital dans l’affaire.
113) Bien que présent dans la ville lorsque Vahakn Datévian fut condamné à la pendaison, en novembre 1916, par le vali d’Adana, Avni Bey, Djemal pacha ne fît rien pour sauver son ami.
114) Quatorze sièges selon Feroz Ahmad, op. cit., p. 155.
115) Kevorkian-Paboudjian,op. cit, p. 37.
116) Drochak, nos 9-10, septembre-octobre 1913.
117) V. Papazian, op. cit, pp. 190-197.
118) Ibidem, pp. 231-236.
119) /Armen Garo, «[Notre dernière rencontre avec Talaat]», Haïrenik I (décembre 1922), p. 41.
120) Contraction du Zinvoragan Fond («Fond Militaire»).
121) H. Dasnabédian. op. cit., p96.
122) Le 31 mars 1913, trois militants, Sarkis Kazandjian, Dikran Mesadjian, K. Der Mouchéghian, trouvent la mort en manipulant leurs explosifs à Erzindjan..
123) Kévorkian-Paboudjian, op. cit., p. 41. Les Allemands n’ont pas réussi à faire céder les Russes sur la clause relative au contrôle des puissances européennes.
124) Le plan en onze points prévoit notamment la division des vilayets arméniens en deux secteurs, la nomination d’un inspecteur européen pour chacun de ceux-ci, la participation des Arméniens à l’administration locale et aux assemblées et conseils régionaux, au sein desquelles il est prévu de leur octroyer la moitié des sièges, l’autre revenant aux musulmans. La FRA s’indigne cependant de la division artificielle de l’entité arménienne en deux secteurs.
125) Drochak, n° 4, avril 1914.
126) / Krikor Zohrab, « [Journal]», /Patma-Banasirakan Handès 4 (1990), p. 206, daté des 8 décembre et 21 décembre 1913.
127) A. Garo, op. cit., p. 44.
128) Drochak, nos 7-8, juillet-aout 1914.
129) V. Papazian, op. cit ., pp. 269-272.
130) / Simon Vratsian, [Par les chemins de la vie],VI, Beyrouth, 1960. p. 228.
131) Lorsque la délégation du CUP se rend au congrès d’Erzeroum, elle rappelle que la Triple Entente ne pourra résister au soulèvement du monde musulman, du Maroc à l’Afghanistan, via le Caucase et ajoute:. «Notre succès dépend de la position des Arméniens. S’ils marchent avec nous, alors nous partagerons ainsi le Caucase: Tiflis, Koutassi, Batoum et une partie du port de Trebizonde reviendront à la Géorgie; Bakou, Elizabetpol et le Daghestan se transformeront en une entité musulmane; Erevan, Kars et la partie occidentale d’Elizabetpol, ainsi que les vilayets de Van, Bitlis et Erzeroum constitueront l’Arménie». La FRA déconseille néanmoins à l’Empire ottoman d’entrer en guerre contre la Russie et la délégation ottomane claque la porte. La FRA du Caucase pensait, en effet, qu’en participant à la guerre aux côtés de l’Entente, elle pouvait espérer obtenir une Arménie autonome. C’est pourquoi elle rassemble à Tiflis des volontaires venus de toutes parts. Quatre bataillons, puis sept, sont ainsi formés. Le plus important, placé sous les ordres d’Antranig, compte 1200 hommes, tandis que les autres bataillons en ont chacun 400. Encouragé par les Russes, le Bureau national arménien de Tiflis a également pris l’initiative, fin 1914, de lever des bataillons de volontaires arméniens. C’est aussi à la réunion fédérale de septembre 1914 qu’est créé un Comité spécial composé de Rostom, du Dr Zavrian, du prince Arghoutian, d’A. Garo, de Simon Vratsian, d’A. Kulkhantanian et de N. Aghbalian. Il est chargé d’organiser ces bataillons sous la direction d’Antranig, Vartan, Keri, Hamazasp, Dro, Arghoutian, Khetcho et A. Garo.
132) Armenia, n° 29, 16 février 1916.
133) V. Papazian, op. cit., pp. 269-272.
134) Ibidem, pp. 269-272.
135) Arsen Guidour, op. cit., p. 364. A leur VIIe congrès, en Roumanie, à Costanza, en septembre 1913, les délégués décident de retourner dans la clandestinité.
136) / Vahé Tachdjian,[Ichkhan], Erevan 1994.
137) / Kersam Aharonian,[Mémorial de la grande Catastrophe], 1915-1965, Beyrouth 1965, p. 133.
138) / Christapor Mikayèlian,
« [Pensées révolutionnaires]», Drochak, n° 8, 1900, y répond à un appel de Damad Mahmoud pacha à l’union des révolutionnaires arméniens et turcs.
139) [ H. Kurkdjian], [Historiographie de la FRA], op. cit., p. 307.