R. H. Kévorkian, Revue d'histoire arménienne contemporaine I (1995)
Dans l'économie générale du génocide de 1915, la formation des bataillons de «soldats-ouvriers» arméniens a constitué un des dispositifs majeurs du plan d'extermination turc. Le huitième des «Dix commandements» — expression communément employée par les Britanniques pour qualifier les dix points du plan d'extermination des Arméniens entériné par les hautes instances jeunes-turques au cours d'une réunion secrète tenue au début de janvier 19151 — déclare qu'il faut «faire exterminer tous les Arméniens qui se trouvent dans l'armée de la façon qui conviendra, ceci devant être confié aux militaires»2. La mise en oeuvre de ce point du dispositif général d'extermination des Arméniens fut d'autant plus essentielle, qu'elle conditionnait la suite des opérations. Après la liquidation des hommes en âge de porter les armes, la population arménienne devenait, en effet, une proie facile.
Les méthodes employées par les autorités turques lors de l'application pratique du huitième commandement sont globalement connues. Mais nos connaissances reposaient jusqu'à présent sur les témoignages de diplomates ou de missionnaires de pays alliés ou neutres en poste dans les provinces ottomanes d'Asie Mineure. L'exécution du huitième commandement est largement confirmée par les sources autrichiennes, allemandes, britanniques et américaines3. Pour la région de Trébizonde, le consul autrichien, le Dr Ernst Kwiatkowski, cite, dans une dépêche datée du 4 septembre 1915, un officier turc qui lui avoua que les soldats arméniens affectés dans les amele tabouri de la région avaient été exécutés près de Hamziköy4. Les autres témoignages sont tous concordants, qu'il s'agisse des bataillons d'Erzeroum, dont le sort est décrit par le vice-consul allemand Scheubner-Richter5, de ceux de la province de Van, dont Khalil se chargea, ce qu'atteste le Dr William Shedd, un missionnaire américain6, et de bien d'autres. Quant à la méthode employée pour liquider les conscrits arméniens, on peut la trouver résumée dans ce témoignage du suisse S. Zurlinden, qui fait ici allusion aux activités des soldats de la 52e division commandée par Khalil pacha: «Des groupes de 80 à 100 hommes ont été éloignés, isolés, entourés par des soldats et des officiers turcs et tués à coups de fusil ou de baïonnette... On ne trouve trace d'aucune relation de ces faits, aucune trace de poursuites contre les assassins de ces soldats arméniens, qui avaient été préalablement dépouillés de leurs insignes et de leur uniforme et réduits à des bataillons de travailleurs»7.
Plus généralement, on peut chronologiquement résumer le processus de constitution des amele tabouri de la façon suivante: 1) enrôlement dans les rangs de l'armée ottomane, à partir du 3 août 1914, de tous les hommes âgés de 20 à 45 ans8; 2) retrait des soldats arméniens, combattant sur le front caucasien, dès décembre 1914; 3) désarmement de ceux-ci en janvier 1915; 4) intégration des soldats arméniens dans les fameux amele tabouri. Ainsi, au début de février 1915, il n'y a pratiquement plus de soldats arméniens en armes sur le front du Caucase9.
Parallèlement aux dépêches diplomatiques que nous venons d'évoquer, il existe quelques témoignages écrits des rares soldats arméniens qui échappèrent au sort réservé aux hommes versés dans ces bataillons. Ils sont d'autant plus précieux qu'ils nous décrivent de l'intérieur, sans recul, leur liquidation. Recueillis par écrit à Alep, de 1918 à 1920, par Aram Andonian — lui-même déporté le 24 avril 1915 et miraculeusement rescapé — ces documents, rédigés en arménien et actuellement conservés dans le fonds des Archives Andonian de la Bibliothèque Nubar de l'UGAB10, n'ont pas été exploités jusqu'à présent et encore moins traduits.
Les six témoignages que nous présentons ci-après ne concernent bien évidemment qu'une infime partie des bataillons arméniens. Ils permettent néanmoins, par la diversité des lieux géographiques dont ils traitent, d'apprécier les différences de traitements infligés aux soldats arméniens par les autorités civiles et militaires turques dans les régions de Van, Bitlis, Siirt, placées sous le contrôle de Khalil, oncle du ministre de la Guerre Enver (témoignages nos 1 et 2 de Khatchadour Nechantadjian et de Lévon Kabassakalian), de Kharpout/Kharpert (témoignage n° 3 de soldats dissimulés sous des noms turcs), de Sébaste et de ses environs (témoignages nos 4 et 5 du Dr Aram Zarzavatian et de l'évêque Knèl Kalèmkiarian) et, enfin, de la province de Zor, dans les déserts de Syrie (témoignage n° 6 d'Aram Andonian lui-même, alors présent à Alep).
Sans répondre à toutes les questions que l'on peut se poser sur les bataillons, ces documents apportent des précisions importantes ou des confirmations sur la période au cours de laquelle les soldats arméniens furent désarmés: les témoignages 1, 3 et 4 situent leur désarmement avant le début de la déportations du reste de la population, vers janvier-février 1915. On ignore toutefois si tous les soldats arméniens furent concernés par ces mesures. Rien n'est moins sûr. Il semble plutôt que cette décision visait les Arméniens combattant dans les divisions opérant sur le front caucasien ou en Perse, mais pas tous ceux qui se trouvaient dans les armées défendant les Dardannelles11.
Ces témoignages font également apparaître que tous les soldats-ouvriers ne furent pas traités de la même manière, même si leur sort commun fut en définitive la mort. On remarque ainsi que certains amele tabouri furent effectivement employés à des tâches utiles: travaux de terrassement pour la construction de routes, transport de biens arméniens confisqués par les autorités ottomanes (témoignages 4, 5 et 6),etc. Bien que décimés par les mauvais traitements, la malnutrition ou les exécutions larvées, ces mêmes bataillons restèrent parfois opérationnels jusqu'en juillet 1916, c'est-à-dire bien après l'achèvement des déportations. Ils subirent alors les conséquences des consignes données au début de l'été 1916 par le ministère de l'Intérieur, à savoir d'achever dans les déserts de Syrie les quelques centaines de milliers d'individus arrivés à «destination» et croupissant encore dans des camps de concentration. Dans ces cas précis, les bataillons servirent en quelque sorte de sas, dans lesquels tout un travail préparatoire était accompli avant d'en finir avec ces «soldats». Deux autres témoignages (2 et 3) indiquent un traitement différent que l'on peut décomposer ainsi: désarmement en janvier-février 1915; stationnement dans une préfecture de vilayet, sans attribution d'une tâche particulière, sous la garde de gendarmes ou de l'armée; départ vers une destination quelconque, après la déportation des femmes et des enfants du lieu de détention, à la fin de l'été 1915; exécution des soldats à une ou deux journées de marche du lieu de départ, directement par l'escorte ou par des tribus kurdes sollicitées pour la circonstance. Le premier témoignage révèle quant à lui une synthèse des deux méthodes décrites.
R. H. Kévorkian
[témoignages recueillis par Aram Andonian]
«Les informations données ci-après m'ont été rapportées par Khatchadour Nechantadjian, de Césarée, dont le père s'appelait Krikor. Je les ai faites transcrire telles quelles par M. Garabèd Kapriélian. A. Andonian».
Voici cinq ans, au moment de la mobilisation générale, j'ai été incorporé comme soldat dans la I ère armée12 de Khalil bey. Cinq mois plus tard, nous avons été envoyés de Constantinople en Perse, via Mossoul13. Après quelques combats en Perse, on commença toutefois à nous tourner le dos sous le prétexte que les Arméniens d'Iran fuyaient vers la Russie. On nous désarma et on nous fit accomplir des tâches de bêtes de somme, comme les prisonniers. Par la suite, on nous mit en route pour Van. Mais comme Van avait été évacuée14, nous sommes allés à Guéver/Kavar15. C'est là-bas qu'ils ont commencé à massacrer les Arméniens16. Sur les trois cent cinquante hommes que nous étions, ils faisaient disparaître deux ou trois personnes chaque jour sous la surveillance de nos gardiens, en prétextant que nous [allions] nous enfuir vers Van17. Ils nous ont fait subir toutes sortes de vexations. C'est affamés et nus que nous nous sommes rendus de Perse à Bitlis. Lorsque nous sommes passés à Seghert/Siirt18, nous avons constaté qu'ils y avaient également commencé à liquider et à brûler les Arméniens. A notre arrivée à Bitlis, toute la population de la ville était vivante, mais tous les villages [des alentours] avaient été incendiés et étaient en ruines. Deux jours plus tard, sous le prétexte de trouver des artisans, ils rassemblèrent toute la population arménienne. Quant à nous, après avoir enregistré nos spécialités respectives, ils nous livrèrent au commandant de la gendarmerie, qui nous mit en détention, sous la surveillance de karakol: survivre dans cet endroit impossible était difficile. On ne nous distribua pas notre solde durant trois ou quatre jours, aussi nous trouvions nous dans une situation intenable. Il ne restait plus dans la prison que cent-trente-deux des trois-cent cinquante personnes que nous étions [au départ]. Boghos effendi, le médecin militaire, qui était originaire de Van, nous rendit visite; nous lui fîmes savoir dans quelle situation nous nous trouvions. Celui-ci réussit à nous extraire de cet endroit infâme et à nous faire transférer ailleurs. On recommença plus ou moins à nous verser notre solde.
A cette époque, les Arméniens de Bitlis se cachaient. Le gouverneur de Van, Djevded pacha et le commandant de notre division, Khalil bey, ordonnèrent au gouverneur de Bitlis de mobiliser les crieurs publics et de faire annoncer aux Arméniens qu'il n'y avait rien à craindre et qu'ils pouvaient sortir. Le gouverneur obtempéra et les Arméniens quittèrent leurs cachettes. A peine venaient-ils de rouvrir leurs boutiques que tous les marchés furent encerclés. Dans la prison, on leur ordonna de révéler les endroits où ils dissimulaient soi-disant leurs armes et les bombes en leur possession, en torturant ces malheureux. Après avoir extorqué leur argent, ils commencèrent à fouiller les maisons. Les derniers hommes présents furent rassemblés, puis, sous le prétexte qu'ils devaient construire des ouvrages défensifs, ils les envoyèrent tous à une demi-heure de la ville. Ils leur firent creuser des fosses et ensuite, chaque nuit, ils emmenaient cent-cinquante à deux-cents personnes, les mains liées, devant les tranchées ouvertes. Sur ordre de l'officier qui les dirigeait, les soldats ouvraient immédiatement le feu sur elles et toutes tombaient d'un coup dans la fosse. Encore à demi-vivants, à demi-morts, ils les aspergeaient de pétrole et les brûlaient19. Nous sommes restés dix jours à Bitlis, tandis que ces actes étaient commis. Nous apprîmes alors qu'il ne se trouvait plus un seul mâle dans Bitlis et que le tour des femmes était venu.
Un bühük-emini de notre division vint récupérer les uniformes que nous portions, nous laissant en chemise et caleçon, et nous apprit par ailleurs que nous allions être envoyés dans un amele tabouri. Lorsque nous nous sommes mis en route, nous avons vu qu'ils [les gendarmes] escortaient également une immense caravane composée des femmes de Bitlis. Le traitement qu'ils leur infligeaient, l'enlèvement des jeunes filles et les humiliations qu'elles subissaient étaient terribles. Des enfants en bas âge, encore emmaillotés, étaient abandonnés sur les routes. Plus personne ne se préoccupait d'eux. Les retardataires, les vieillards qui n'avaient plus la force de marcher, étaient bastonnés et poussés dans les ravins.
N'ayant pas pu rejoindre notre amele tabouri le jour même, nous fîmes halte à Sahag Khan. Il s'y trouvait un grand nombre d'enfants dont les mères avaient été tuées. Mais il n'y avait personne pour leur procurer du pain et de l'eau, et ils souffraient de la faim en gémissant. Avant même de reprendre la route, l'officier de gendarmerie nous commandant se rendit auprès des Kurdes des environs pour les avertir que des soldats [arméniens] originaires de Constantinople arrivaient et leur dit: «Tuez-les; dévalisez-les; partageons l'argent». Nous avions quitté le khan depuis à peine une heure lorque nous avons vu les Kurdes descendre de la montagne pour nous couper la route. Nous commençâmes à courir, malgré l'opposition des gendarmes et bien qu'ils nous aient assurés qu'il n'y avait aucun danger. Nous avions cependant compris la gravité de la situation, car les vallées de la région étaient jonchées de nombreux cadavres d'Arméniens et il était évident qu'ils voulaient nous faire subir le même sort qu'eux. C'est pourquoi nous nous sommes enfuis précipitamment. L'amele tabouri que nous devions rejoindre était à Zamand20. Nous étions tout juste parvenus sur la colline, lorsque nous avons entendu dernière nous des détonations. Les gendarmes n'étaient plus à nos côtés. Nous nous sommes retournés et nous avons vu que ceux-ci, s'étant joints aux Kurdes, massacraient et pillaient avec eux. Si nous n'avions pas réussi à fuir, ils nous auraient également exterminés.
Nous sommes [finalement] parvenus près de notre amele tabouri. On y entendait des détonations et des hurlements de douleur. Nous avons informé l'officier de service du fait que des Kurdes nous avaient attaqués et qu'ils avaient frappé et tué nos camarades. Mais l'officier ne fit aucun commentaire et resta parfaitement indifférent à nos propos. A ce moment précis, nous avons compris que nous allions également être liquidés. Mais quelle importance cela avait-il? Une heure plus tard, nous avons compté nos camarades et nous avons constaté qu'il manquait encore quatre-vingt-cinq personnes21.
Notre amele tabouri était constitué de deux mille individus, dont quinze à vingt disparaissaient chaque jour. Il apparaissait malheureusement impossible de trouver une issue ou un moyen de fuir. Un mois plus tard, nous étions réduits à moins de mille. Ils emmenaient les [soldats arméniens] à la corvée (angaria) pour ramener de l'eau et du bois. Mais ceux-ci ne revenaient jamais plus. Comme à cette époque les Russes avaient lancé une offensive sur Bitlis, ils firent amener chez nous les biens gouvernementaux qui s'y trouvaient par deux milles individus, chargés comme des bêtes de somme, composant un [autre] amele tabouri. Le matin de leur arrivée, notre officier nous informa que nous allions également nous rendre à Garzan22 en leur compagnie. Un matin, nous avons constaté que notre caravane était encerclée par des Kurdes. Nous avons été séparés de l' amele tabouri venue de Bitlis, qui devait continuer sa route vers Garzan. J'ai alors compris que nous n'avions plus aucune chance d'échapper à notre sort. C'est pourquoi je me suis joint à l'amele tabouri qui se rendait à Garzan. Des le début du voyage, je constatai que toutes les routes étaient occupées par des Kurdes, qui dirent aux gendarmes: «abandonnez les donc, nous allons les achever». Les gendarmes leur répondirent: «Ils doivent d'abord amener les biens gouvernementaux à Garzan. Après quoi, nous vous les livrerons». Mais (les Kurdes) ouvrirent aussitôt le feu sur les hommes. Trente à quarante individus restèrent auprès des gendarmes, tandis que les autres se mirent à fuir vers les montagnes. Mais il n'y avait plus aucun intérêt à fuir. Tout le bataillon était encerclé par les Kurdes: à peine 5% réussirent à s'échapper. J'étais pour ma part resté au milieu de la chaussée [avec les gendarmes]. Peu après, j'ai vu des centaines d'Arméniens martyres en train d'agoniser.
Nous sommes [finalement] arrivés à Garzan, où l'officier nous livra aux autorités locales. Lorsque ces dernières enregistrèrent nos noms, nous fûmes huit à nous faire inscrire comme soldats grecs. La nuit même, les autres Arméniens furent ligotés et passés au fils de l'épée par les autorités. Nous sommes restés tous les huit à Garzan durant huit mois, vivant dans l'angoisse et la terreur quotidienne de la mort. Les autorités prenaient de force les intellectuels arméniens qui se trouvaient auprès des Kurdes et les exécutaient. Quant aux femmes et aux enfants, elles les envoyaient sur les rives de la rivière dite d'Elmeddin, où elles les livraient aux mains de bouchers appointés qui se chargeaient de les massacrer. Je travaillais alors, avec mes sept autres camarades, à l'hôpital de Garzan. Lors de la dernière offensive russe, les autorités firent également exécuter mes sept amis. Je fus le seul à pouvoir fuir Garzan. Après bien des souffrances, je suis parvenu à Sévérèg, où je fus une nouvelle fois arrêté. Je me suis fait de nouveau passer pour Grec et je restai en prison durant un an dans le plus grand des dénuements. Ils continuèrent durant toute cette période à rechercher les Arméniens et massacraient tous ceux qu'ils trouvaient. J'allais également être exécuté. J'envoyais à deux ou trois reprises une supplique au gouverneur, en lui rappelant que j'étais grec. Et c'est ainsi que j'ai été épargné.
«Levon Kabassakalian, de Skudari, qui s'était converti à l'islam, sous le nom d'Ahmed oghlou Mehmed, nous a fourni les informations suivantes au sujet des tchete de Khalil bey».
Ce détachement (la Deuxième brigade de la 44e division) était connu sous le nom «Les vautours de Khalil bey». Par la suite, il fut rebaptisé «le bataillon des bouchers», en souvenir des massacres qu'il avait accompli. Nous nous trouvions dans une vaste plaine, située entre Van et Mouch, lorsqu'un soir Khalil bey ordonna au giaour de sortir des rangs («giavourlar tcheksen»). Suite à cet ordre, Arméniens et Grecs furent séparés du groupe. Khalil bey réintégra néanmoins les Grecs et invita les Tchétchènesde sa brigade à se rassembler auprès de lui, puis leur ordonna de tuer les Arméniens qui avaient préalablement été isolés. Mais les Tchétchènes refusèrent d'obéir à son ordre et il les fit exécuter par ses soldats.
Le nombre des Arméniens — tous normalement mobilisés — qui furent égorgés s'élevait à 280 individus. Il y avait parmi eux deux médecins, l'un ayant le grade de colonel et l'autre de capitaine, ainsi que des pharmaciens.
Le général commandant la 44e division était Saadi bey. Par la suite, notre brigade fut écrasée par les forces anglaises sur le front de Bagdad. J'ai échappé à la mort avec Arménag de Bardizag, qui était au service personnel de Sadi bey à l'époque où les soldats arméniens étaient massacrés.
«Des soldats arméniens, dissimulés sous des noms turcs, passant par Alep et que nous avons aidés, ont pu nous fournir les informations suivantes».
Plus de mille ouvriers de la région de Kharpert, qui avaient été [préalablement] mobilisés comme soldats et dont la grande majorité était des Arméniens et les autres des Assyro-Chaldéens, furent incarcérés dans un bâtiment de Mézré dit le Konak Rouge23. Les familles de nombre d'entre eux (les déportations n'avaient pas encore commencé) apprirent ce qui s'était produit et vinrent leur apporter à manger. Mais les soldats qui les surveillaient mangeaient ce qu'elles apportaient, sans rien donner aux prisonniers, qui restèrent ainsi plusieurs jours enfermés et volontairement coupés du monde extérieur, le bâtiment étant perpétuellement sous la surveillance de l'armée. Après la déportation de la population, ces soldats [arméniens] furent envoyés vers Dyarbékir, mais exécutés avant d'arriver dans cette ville.
«Les informations suivantes nous ont été communiquées par le Dr. Aram Zarzavatdjian, originaire de Bagdad».
En mai 1916, l'inspecteur militaire Nadji pacha, qui avait été délégué dans ces mêmes fonctions à Merzifoun/Marzevan, Amassia, Tokat et dans les environs, arriva à Sébaste. C'était un homme de petite taille, d'un caractère sévère et cruel. A cette époque il s'y trouvait encore un groupe de quelques familles pauvres d'Arméniens et pas mal de soldats-artisans. Nadji pacha les fit tous immédiatement rassembler et les mit en route. Ils n'allèrent pas bien loin. A deux jours de distance de la ville, à Char-Kechla, ils furent exécutés sans pitié, à l'exception de quelques personnes qui réussirent à fuir avant même d'arriver sur les lieux de la boucherie.
Il y restait aussi un nombre important de médecins, qui craignaient que leur tour ne vienne. Ils en furent quitte pour une bonne peur, car les autorités militaires décidèrent de les envoyer à Deir-el Zor dont le commandement avait particulièrement besoin de médecins. Ils leur proposèrent toutefois de se convertir à l'islam, ce que la majorité d'entre eux accepta de faire, tout comme les autres rescapés arméniens.
«Les informations qui suivent, concernant également la région de Sébaste, m'ont été communiquées par un soldat arménien circulant sous une identité turque. Il servait auprès d'un colonel turc qui resta une demi journée à l'hôtel Baron24[d'Alep]. J'ai eu beaucoup de mal à lui faire raconter le peu qu'il m'a dit. Il a refusé de me communiquer son vrai nom. Son accent révélait cependant qu'il était originaire de Nicomédie/Ismit, de Bardizag ou d'Ada-Bazar et était issu de la population arménienne de ces régions. A. Andonian».
Alors même que les déportations n'étaient pas commencées, on nous avait envoyés dans un endroit situé entre Samsoun et Amassia, au mont Karadagh. Nous y avons travaillé durant trois mois, souffrant de faim et de soif. Nous y étions cent cinquante Arméniens et lorsque notre travail fut achevé, nous fûmes dirigés, par la route d'Amassia, vers Tourkhal où tous mes camarades furent tués à coup de hache ou par balle.
Pour ma part, je m'étais inquiété de notre sort dès Yéni-Khan, avant même que la tuerie n'ait eu lieu. Personne n'y semblait soupçonner que j'étais arménien. Quand les déportations commençèrent, il y eut de nombreuses caravanes qui passèrent par Yéni-Khan. Je fus témoin du massacre de la dernière d'entre elles, entre Yéni-Khan et Char-Kechla.
Plus tard, je me rendis à Sébaste où je me suis caché pendant un mois. Dans la ville, chaque nuit vers 4-5 h, ils emmenaient des groupes de cinq cents personnes vers le mont Merekom, où ils les exécutaient. Les hurlements venant de la montagne parvenaient jusqu'à nous. Les gendarmes qui escortaient ces groupes et participaient aux massacres me racontèrent avec fierté ce qu'ils avaient accompli, car ils me croyaient turc.
Quand les massacres cessèrent, je partis pour Keöprü-Khan. Je suis resté cinq jours sur les routes et j'ai vu beaucoup de cadavres, ainsi que les corps de femmes et de filles. En chemin, plusieurs Turcs qui se rendaient également à Keöprü-Khan, se joignirent à nous. L'odeur émanant des cadavres était tellement insupportable que nos chevaux refusaient d'avancer. A Keöprü-Khan, je vis également des caravanes qui passaient de nuit, sans s'arrêter. J'appris qu'il s'agissait des femmes et des enfants d'Amassia, de Tokat et de Marzevan. Ils séparaient les filles et les garçons et les faisaient avancer, en les battant sans ménagement pour faire cesser leurs pleurs et leurs gémissements. Peu après, des caravanes transportant les biens des déportés revinrent vers Sébaste. Ce qui laisse supposer que ces déportés avaient été exécutés. Un [soldat] escortant ces caravanes m'a cependant certifié qu'il n'y avait pas eu de massacres, que du reste il n'y avait plus un seul homme parmi elles et que les femmes et les enfants qui restaient continuaient leur chemin. Je n'ai pas réussi à savoir si ce qu'il m'affirmait était vrai. Quoi qu'il en soit, la mort était, d'une manière ou d'une autre, au bout du chemin.
Le principal organisateur de ces massacres était le gouverneur de Sébaste, Mohamed bey, dont le bras droit n'était autre que Khalil bey, avec lequel j'avais établi des relations. Il était même assez intime avec moi, me croyant bien évidemment turc.
Le nombre de jeunes soldats arméniens de Sébaste et des environs que Khalil bey fit exécuter était de 2 800. Le gouverneur participa lui-même à cette opération. C'est sur ses ordres que, chaque jour, jusqu'au crépuscule, des bandes d'assassins étaient rassemblées en ville, puis envoyées liquider un peu plus loin les soldats [arméniens] qui venaient de partir. Leurs armes — essentiellement des haches et des sabres — leur furent le plus souvent fournies par les autorités*
Mes aventures furent multiples. Mais, grâce aux relations que j'ai pu me faire, j'ai réussi à intégrer l'armée et, dès lors, j'ai pu mener une vie tranquille. Je suis à présent satisfait de mon sort.
«Suite à une de mes lettres sur ces massacres, le primat de Sébaste, l'évêque Knèl Kalèmkiarian, m'adressa en 1919 un travail manuscrit de cinquante-et-une pages intitulé «Le martyrologe des Arméniens de Sébaste», qui se trouve à présent dans mes archives. Dans le quinzième chapitre de ce cahier, l'évêque Knèl raconte l'effroyable carnage qui fut accompli dans la région de Sébaste tel que nous le rapportons ci-après. A. Andonian».
Une année entière s'était écoulée depuis les terribles déportations et les massacres. Jusqu'alors, les soldats arméniens avaient usé leur vie au sein de brigades d'ouvriers, d'«inchaat» et de «Sena», tout en portant le deuil des membres de leurs familles déportés. Dans cette situation désespérée, il ne leur restait plus pour seule consolation que de s'en remettre à la lumière de l'Illuminateur.
Un matin funeste de juillet 1916, près de deux mille de ces soldats faméliques furent emprisonnés sur ordre du [gouverneur] Mohamed, qui était rentré la nuit précédente de l'état-major de la IIIe armée. Les esprits étaient une nouvelle fois troublés et la peur dominait le coeur de ces hommes. C'était le jour du isbatr vidjoud. Je suis donc allé auprès du gouverneur et je lui ai demandé [ce que cette arrestation signifiait]. Il me répondit alors, ainsi qu'au vice-consul allemand, Karl Verd, que les soldats arméniens étaient réclamés par le commandant de la IVe armée (Djémal pacha) pour les faire travailler à la construction du chemin de fer dans la région de Bozanti. Une semaine plus tard, une partie des maîtres artisans qui s'étaient convertis à l'islam sortirent de prison et reprirent leur travail. Quant aux autres, ils furent jetés sur les routes, groupe après groupe, sous la menace du fouet et du fusil, liés les uns aux autres. Ils parvinrent ainsi jusqu'aux montagnes et aux précipices des environs de Char-Kechla et Gémérèk, où ils furent massacrés dans des conditions inimaginables de sauvagerie, à coup de hache, de sabre, de massue et par balle, ou furent précipités par des criminels du haut des falaises. Ce crime terrible, dont on a jamais vu ou lu l'équivalent dans les pages les plus sombres de l'histoire des hommes, fut organisé et dirigé par le bestial [adjoint] du commandant de la gendarmerie de la région, [le lieutenant] Nouri.
Lorsque le commandant de la IIIe armée, Véhib pacha, apprit le massacre prémédité de sujets du padichah, il ordonna d'ouvrir une enquête et fit immédiatement arrêter l'arménophage Nouri qui, tout en reconnaissant son crime, affirma qu'il l'avait exécuté sur ordre du gouverneur Mohamed. Durant l'enquête nous avons juste appris que l'ordre commandant l'exécution du massacre était «de faire parvenir, dans l'heure, à Césarée ceux qui arrivaient», bien que le trajet de Char-kechla à Césarée nécessitât deux jours de route. Niant avoir donné cet ordre, Mohamed exigea que le document écrit [prouvant qu'il l'avait donné] soit présenté, alors que Nouri déplorait sans cesse de s'être contenté d'un simple ordre téléphonique.
La justice exige de reconnaître que Véhib pacha n'hésita pas à punir comme il le méritait celui qui avait massacré les soldats arméniens en faisant pendre Nouri à Sou-Chéhir, tout en exigeant du centre qu'un meurtrier comme le gouverneur Mohamed soit immédiatement démis de ses fonctions. A la mi novembre 1916, le ministre de l'intérieur, chef des Ittihadistes, Talaat, accompagné du responsable des approvisionnements, Ismaïl Hakke pacha, arrivèrent à Sébaste, puis se rendirent à Sou-Chéhir, en principe pour effectuer une inspection générale. Ils venaient en réalité pour aplanir le contentieux entre Véhib pacha et Mohamed. Le commandant étant toutefois resté inflexible jusqu'au bout, le ministre se vit obligé de rentrer à Constantinople, de muter son Mohamed à Konya dans les mêmes fonctions et d'envoyer comme gouverneur de Sébaste Suleyman Nedjmi bey.
«Dans le treizième chapitre du texte précité de l'évêque Knèl [on peut aussi lire]»:
Dans nos mémoires, nous avons également rapporté deux cas particulièrement intéressants de conversion forcée à l'islam. Au milieu de 1916, lorsque les artisans et les soldats-ouvriers furent cyniquement** envoyés sur la route de la mort, une partie d'entre eux, dont les autorités civiles et militaires avaient tout particulièrement besoin pour certaines tâches mais était menacée de mort, se convertit à l'islam dans la prison et fut gardée dans la ville, où elle se remit à travailler sans répit comme auparavant. Le 10 juillet de la même année, le jour anniversaire de la constitution, tous les médecins militaires arméniens furent quant à eux soumis à de terribles pressions et aux menaces du médecin-chef-kaïmakam Ismaïl Hakke, pour qu'ils acceptent de se convertir à l'islam. Celui-ci avait déjà converti et s'était approprié l'épouse et les filles adolescentes d'un malheureux négociant arménien de Samsoun, avec lesquelles il était arrivé à Sébaste. Après avoir hésité un certain temps devant le danger de mort qui les menaçait, les pauvres médecins arméniens se virent bien involontairement condamnés à signer la requête préalablement préparée et purent ainsi participer à la réception officielle qui était organisée à l'occasion des festivités du jour.
6 — Le groupe du chef de la brigade de surveillance maritime, Kiamil effendi
[mémoire d'Aram Andonian]
Lorsque les quelque 1 150 hommes composant le groupe de soldats-travailleurs connu sous le nom d' amele tabouri de Bilédjik arrivèrent à Deir-el Zor, ils avaient subi pas mal de souffrances.
Avant la mise en place du camp de Yildirim, on avait déjà commencé à utiliser des amele [tabouri] venus de Rakka pour la construction du tronçon [de chemin de fer], situé au sud de Meskéné, dont le tracé avait été étudié par des ingénieurs allemands. Préalablement à leur transfert à Ziaret, ils étaient près de cent-cinquante à avoir souffert durant de longs mois sur la route Kara-keöprü-Sévérèk, sous les ordres du terribles Medjid effendi. Puis on les avait fait travailler à l'élargissement de la voie menant de Ziaret, [près de Rakka], à Sébka, [au sud, sur l'Euphrate], en leur faisant raser une colline rocheuse qui empêchait le passage de la route.
La rive gauche de l'Euphrate est, à cet endroit, boisée. Il s'agit en fait d'arbustes nains au milieu desquels on dénombre quelques arbres. Une grosse masse rocheuse occupait la rive gauche, sous laquelle passait une source d'eau amère, connue sous le nom de Adje-sou, qui se jette dans l'Euphrate. Les cent-cinquante ouvriers dont nous avons parlés étaient donc occupés à l'élargissement de la route et chargés de casser la roche, afin de rendre le chemin accessible aux lourdes voitures des convois militaires, aux canons, etc. Tout cela à condition que le camp de Yildirim fut effectivement installé au sud, dans la perspective d'une reconquête de Bagdad, que les circonstances du moment laissaient espérer aux Allemands comme aux Turcs. Ces cent-cinquante individus travaillaient déjà là depuis un certain temps lorsque Kiamil effendi arriva vers Deir-el Zor avec ses brigades d'ouvriers. Il les fit venir de Bilédjik — où le calvaire de ce groupe avait commencé — à Zor non pas parce qu'ils y avaient un travail indispensable à accomplir, mais pour les faire liquider. En règle générale, lorsqu'on ne considérait plus comme utile à une tâche quelconque un bataillon d'ouvriers, on l'envoyait vers Zor d'une manière ou d'une autre et on le mêlait aux déportés, afin d'en finir avec lui.
Kiamil effendi était personnellement un barbare, ivrogne et un homme débauché. Son groupe était constitué de soldats arméniens d'Afion-Karahissar, de Kutahya et de Bilédjik. Il y avait également des Grecs, originaires des mêmes régions, parmi lesquels un soldat, dénommé Germanos, qui assurait le secrétariat [de Kiamil], joua un rôle de délateur. Un autre, dont le nom était Nicolas, avait jeté dans le lit de Kiamil effendi une fille arménienne d'Arapkir, qu'il avait enlevé à Zor. Kiamil gardait déjà auprès de lui, pour son plaisir et comme servante, une très belle femme arménienne, originaire de Brousse, au sujet de laquelle il se disait qu'elle appartenait à une famille connue et que son époux avait été pendu à Brousse.
Lorsque Kiamil effendi arriva avec environ 1 000 hommes, les bataillons de soldats-ouvriers venus de Rakka et travaillant sur le tracé Ziaret-Sebka avaient déjà bien avancé leur ouvrage. Celui-ci patienta donc un certain temps, en attendant la fin des travaux, puis récupéra les cent-cinquante ouvriers que nous avons évoqués [plus haut] et les fit descendre à Zor, où ils allaient très peu rester.
Ces malheureux parvinrent à Deir-el Zor avec beaucoup de mal, presque affamés, car Kiamil se servait dans les fonds [destinés à les nourrir] et les faisait marcher sans fin, sans tenir compte des rigueurs du climat ou des difficultés de la route. Un brigand de sergent nommé Kadri, qui était sa créature, se chargeait de compléter les sévices que son maître n'accomplissait pas. Bastonnades, insultes, meurtres étaient monnaie courante dans ce bataillon maudit. Tous les sergents, grecs ou turcs, étaient généralement des individus conçus sur le modèle de Kiamil.
Lorsqu'ils arrivèrent à Zor, les malheureux soldats-ouvriers crurent bien qu'ils étaient parvenus au point ultime de leur voyage et qu'on allait leur permettre de se reposer un moment. Mais Kiamil les laissa fort peu de temps là-bas et les entraîna vers le sud, sur les rives de l'Euphrate. Epuisés et démoralisés, ces pauvres bougres tombèrent, les uns après les autres, sur la route qu'ils suivirent vers Ana — que quelques déportés arméniens avaient exceptionnellement réussi à atteindre —, puis jusqu'à Ramadiyé. L'objectif de Kiamil effendi étant, plutôt que de les occuper à des travaux, de les supprimer, il leur faisait subir les pires souffrances. Presque perpétuellement en état d'ivresse, il exigeait continuellement des femmes et de l'argent, bastonnait, tuait, ou, plus simplement, les faisait jeter dans le fleuve par ses acolytes en les accusant [d'avoir commis] des actes fictifs. Kiamil était si souvent dans un état d'hystérie, qu'au moindre prétexte ou sous le moindre soupçon, il tuait l'un ou l'autre d'entre eux à coup de pierre. Au sud de Deir-el Zor, les Arabes constituaient également un élément sauvage, qui fit par ailleurs endurer de rudes épreuves aux «ouvriers». Lorsque ses acolytes étaient fatigués, Kiamil effendi faisait en effet continuer les tortures et les tueries à ces Arabes. Il voulait néanmoins, à tout prix, faire travailler ces hommes épuisés, qui restaient parfois plusieurs jours sans manger et parvenaient à peine à tenir sur leurs jambes. Il leur ordonnait ainsi de porter des charges bien au dessus de leur force et lorsqu'ils n'y parvenaient pas ou montraient leur mécontentement [devant de telles exigences], il les faisait exécuter.
Un jour, au cours d'une beuverie, il assassina deux hommes sous prétexte qu'ils lui avaient désobéi et qu'ils s'étaient révoltés. Il est vrai que les deux hommes n'avaient pas exécuté son ordre: il exigeait d'eux qu'ils inversent... le cours de l'Euphrate!
Les hommes ne tentaient même plus de fuir, car la série des massacres de Deir-el Zor avait commencé et il était impossible de se réfugier où que ce soit. La barbarie des Arabes de cette région leur interdisait de rechercher une aide quelconque auprès d'eux.
Dans les pires conditions, le groupe s'amenuisait, ce qui faisait les affaires de Kiamil, car celui-ci ne déclarait pas les morts à l'état-major de sa division et récupérait les approvisionnements qui leur étaient attribués pour les vendre à son profit personnel. Ce commerce des aliments rapportait beaucoup d'argent en un temps où les pénuries, voire la famine, sévissaient à grande échelle pour ceux qui n'avaient pas accès aux réserves militaires.
Le plus souvent, Kiamil effendi privait également les survivants de nourriture, pour, sous des prétextes fictifs, les punir ou, plus simplement, en leur hurlant qu'ils sortent l'argent encore dissimulé pour manger.
Il n'a pas organisé de massacres, à l'exception de quelques cas particuliers de tueries. Il est vrai qu'il n'avait nul besoin de les massacrer. Les maladies, notamment la dyssenterie, dont ils étaient tous atteints, l'absence de médecins et de médicaments, la faim et les souffrances dues à un travail de forçat achevèrent l'oeuvre de la barbarie.
Du groupe commandé par Kiamil, seuls huit personnes survécurent et retournèrent quelques temps après à Deir-el Zor, où les massacres avaient cessé... faute d'individus à massacrer.
Des soldats-ouvriers appartenant à ce groupe laissèrent, ici et là, au cours de leur transfert vers Ana, des lettres d'adieu adressées à leurs soeurs, à leurs mères, à leurs parents et à tout le peuple arménien, car ils savaient parfaitement qu'ils allaient vers la mort. Quelques femmes qui échappèrent aux massacres ramenèrent à Alep deux de ces lettres. Krikor Aknouni qui, après l'armistice, affichait chaque jour les informations sur les murs de l'église d'Alep, y avait collé une de ces lettres au contenu particulièrement explicite.
A. Andonian.
*) Note d’Aram Andonian: «Relativement aux massacres des amele tabouri de Sébaste, les autorités militaires ont ouvert une enquête bien plus tard. Bien évidemment, les principaux responsables n’ont pas été inquiétés: ni le gouverneur Mohamed ni Khalil bey n’ont été concernés. Seul l’ancien adjoint du commandant de la gendarmerie d’Amassia, le lieutenant K. Nouri a été condamné à la pendaison et exécuté à Sou-Chéhir (voir plus loin le témoignage de l’évêque Knèl)».
**) Leurs familles avaient été déportées et leurs maisons confisquées.
1) A. Beylerian, Les grandes puissances, l’Empire ottoman et les Arméniens dans les archives françaises (1914-1918), Paris 1983, pp. XXIX-XXX, publie la traduction française des «Dix commandements» dont les Britanniques obtinrent une copie à Constantinople après l’armistice de Moudros ( Foreign Office 371/4172/31307, édité par Vahakn Dadrian, «The Secret Young-Turk Ittihadist Conference and the Decision for the World War I Genocide of the Armenians», Holocaust and Genocide Studies 7/2 (1993), pp. 173-201 [3]). Se trouvaient présents à la réunion: le ministre de l’intérieur, Talaat, le chef de l’Organisation spéciale/Techkilâti Mahsoussé, le Dr Bahaeddin Chakir, le chef de la Sécurité au ministère de l’Intérieur — plus tard préfet de Constantinople —, Ismaïl Djambolat, un des leaders du Comité jeune turc Union et Progrès et membre éminent du Techkilâti Mahsoussé, le Dr Nazim, et le directeur de la section politique au ministère de la Guerre et chef du Deuxième bureau — le service de renseignement du QG —, le colonel Seyfi,.
2) Ibidem.
3) Citées par Vahakn Dadrian, art. cit., pp. 184-186, notes 38-46.
4) Österreichisches Staatsarchiv, Ministerium des Aussern, Politisches Archiv 38, boîte 368, n° 54 cité par Vahakn Dadrian, art. cit., p. 184, note 38.
5) Politisches Archiv des Auswärtigen Amtes (Bonn), Türkeï 183, band 45, A33457 cité par Vahakn Dadrian, art. cit., p. 184, note 40.
6) A. Toynbee, The Treatment of the Armenians in the Ottoman Empire..., Londres 1916, p. 530.
7) S. Zurlinden, Der Weltkrieg, II, Zürich 1918, pp. 639-640, cité par V. Dadrian, art. cit., p. 184, note 39.
8) On lit par ailleurs de 18 à 40 ans.
9) Beylerian, op. cit., pp. XXVII-XXVIII; on note cependant que les soldats incorporés dans les vingt bataillons de la région de Van sont désarmés beaucoup plus tôt, dès novembre 1914.
10) BN u, Archives Andonian, dossier 14, doc. 4, ff. 45-58v° ou microfim BN u/APC B 14, d.
11) A. Beylerian, op. cit., pp. XXXI-XXXII, montre pourtant qu’à la même époque, à son retour du front caucasien, en février 1915, Enver n’hésite pas à qualifier d’héroïque le comportement au combat de ses soldats arméniens, l’un d’eux lui sauvant même la vie en le portant sur son dos lors de la débâcle caucasienne.
12) Depuis décembre 1914, Khalil commandait le corps expéditionnaire chargé d’envahir le Caucase, via l’Azerbaïdjan iranien, en effectuant une manoeuvre de contournement des forces russes. Il était aidé en cela par le vali de Van, Djevded, qui rentra du front de Perse dès la fin février-début mars 1915, après la défaite qui fut infligée à Dilman (=Salmast) aux forces ottomanes par les troupes russes et les volontaires arméniens du Caucase commandé par le général Antranig.
13) C’est-à-dire début janvier 1915, puisque la mobilisation est décrétée le 3 août 1914.
14) Les troupes russes investissent Van le 19 mai 1915, tandis que l’armée turque se replie vers Bitlis. Vahakn Dadrian, «Documentation of the Armenian Genocide in Turkish Sources», dans Genocide: A Critical Bibliographic Review éditée par I. W. Charny, vol. II (Jérusalem 1991), pp. 116-117, fournit une bibliographie conséquente sur les activités de Khalil pacha durant la Première Guerre mondiale, et cite notamment un rapport du vice-consul allemand d’Erzeroum, Scheubner Richter, adressé à Berlin et daté du 4 décembre 1915 concernant «l’expédition de Khalil dans le nord de l’Iran et le massacre des bataillons arméniens et syriens» servant sous ses ordres: cf. Politisches Archiv des Auswärtigen Amtes (Bonn), Türkeï 183, band 45, A33457 cité par Vahakn Dadrian, art. cit. [n. 14], p. 116.
15) Située plus au sud, à mi-chemin entre Ourmia, en Perse, et Djoulamerk, dans le nord du vilayet ottoman de Hakkiari.
16) Sans doute l’auteur fait-il ici allusion au massacre de la population rurale du vilayet de Van organisé par Khalil et Djevded à leur retour de Perse, en avril 1915.
17) Ce qui indique clairement que cela se passe après le 19 mai 1915, c’est-à-dire après l’entrée des troupes russes à Van.
18) Ce qui montre que le groupe a pris la route sud, passant sur le versant méridional du Taurus, via Siirt, pour se rendre à Bitlis.
19) Remarquons au passage que les autorités civiles et militaires prennent soin de ne pas mélanger les conscrits versés ou à verser dans les amele tabouri et les civils mâles encore présents dans les villes.
20) Dans les environs de Bitlis, à l’ouest, sur la route de Dyarbékir.
21) Il ne restait donc plus en vie que 47 des 350 hommes qui quittèrent la Perse quelques semaines plutôt.
22) District situé à quelques dizaines de km au sud-ouest de Bitlis, entre les cazas de Siirt et de Sassoun.
23) Palais du gouverneur, situé dans la ville nouvelle bâtie dans la plaine et faisant face à Kharpert.
24) Andonian séjourna près de deux ans dans ce même hôtel, grâce à la bienveillance des propriétaires qui l’aidèrent également à se procurer, moyennant finance, des renseignements sur le sort des déportés Arméniens liquidés avant d’avoir pu atteindre Alep.