Le
rôle des historiens de
Turquie dans l’étude du
génocide des Arméniens
Par le Professeur Erik Jan
Zürcher
Erik-Jan Zürcher est un
turcologue et historien
néerlandais, professeur à
l'Université de Leyde. Il
est depuis le 1er avril 2008
directeur de l'Institut
international d'histoire
sociale d'Amsterdam.
Il est
le fils du sinologue Erik Zürcher. |
À l’occasion du centenaire du Génocide
des Arméniens, une personne qui comme
moi prétend être un historien de la
Turquie du vingtième siècle, doit
s’exprimer.
D’abord, il y a à cela des raisons
morales et éthiques. Les historiens de
l’empire ottoman et de la Turquie du
vingtième siècle ont une responsabilité
particulière, parce que nous avons pris
part à la machination qui a maintenu le
silence aussi longtemps. Nous ne pouvons
permettre que continue une situation que
je connaissais, lorsque étudiant et
jeune enseignant d’université dans les
années soixante et dix et quatre-vingt,
quand - en dépit du fait que dans un
autre domaine que le nôtre, le génocide
avait fait l’objet de recherches
historiques pendant cinquante ans - nous
étions tout juste au courant de ce qui
s’était passé en 1915. Nos livres de
classe ne le mentionnaient que dans une
note de bas de page, s’ils le
mentionnaient, et ne le définissaient
jamais comme un génocide. Nos maîtres
n’en parlaient jamais.
J’ai ressenti les effets de ce silence,
clairement, dans mes propres recherches.
En 1984 j’ai publié le livre qui
formerait le socle de ma carrière
universitaire. Son titre était The
Unionist Factor. The Role of the
Committee of Union and Progress in the
Turkish National Movement (1908-1925 [Le
Facteur Unioniste. Le Rôle du Comité
Union et Progrès dans le Mouvement
National Turc 1908-1925]. Les dates dans
le titre ont leur importance, parce que
la thèse essentielle de cet essai était
le mouvement de résistance nationale
dans l’empire ottoman après la Première
Guerre Mondiale, dont émergea la
République de Turquie, qui était au
pouvoir au cours de la Première Guerre
Mondiale. Ce fut également ce Comité qui
lança Mustafa Kemal, qui deviendra plus
tard Ataturk, comme dirigeant.
Le livre avait été favorablement
accueilli, mais un de mes amis me
traduisit le commentaire paru dans un
journal arménien. Ce commentaire était
également positif sur mon travail, mais
il comportait une critique. Selon
l’auteur, mon histoire semblait s’être
déroulée dans un paysage vide, comme si
l’élimination des Arméniens n’avait pas
eu lieu. Ma réaction du moment fut :
’Oui, cela est peut-être vrai, mais ce
n’était pas le sujet de mon livre’ Ce
n’est que vingt ans plus tard, lorsque
je commençai à m’impliquer davantage
dans la question arménienne dans le
contexte d’avant-garde du Workshop on
Armenian Turkish Scholarship (WATS)
[Rencontres d’études arméniennes et
turques], que je réalisai que je me
trompais. La continuité du pouvoir
politique entre la période unioniste et
la république kémaliste, le sujet de mon
livre, ne peut être étudiée sans tenir
compte du fait que ce pouvoir avait été
formé dans le creuset de 1915-1916, et
que le mouvement national de résistance
qui amena la république était en quelque
sorte la continuation de la Première
Guerre Mondiale - aux plans politique,
idéologique et à celui des personnes. Il
est vrai, naturellement, que les
principaux responsables politiques et
militaires du temps de la Guerre de
14-18 avaient fui le pays en 1918, et
que la plupart d’entre eux furent tués
par des agents arméniens dans les années
qui suivirent, mais quand même :
plusieurs personnes impliquées dans le
génocide tenaient des postes importants
dans la république, et l’expérience
partagée de 1915-1916 avaient
certainement créé des solidarités de
groupe.
S’impliquer dans la question du génocide
n’est pas seulement une question morale,
cependant. Les historiens de Turquie ont
eux aussi des choses spécifiques à
apporter. À présent que les contours et
beaucoup de détails du génocide ont été
si remarquablement établis, par les
recherches historiques, sur des
documents ou sur les récits de témoins
directs, il y a je pense, deux domaines
dans lesquels les historiens de Turquie,
se fondant sur les sources turques,
peuvent contribuer à une meilleure
compréhension. Le premier domaine est
celui des causes et des motifs. Dès à
présent, nous avons identifié qu’à la
fois les développements à long-terme (la
popularité du darwinisme social, le
militarisme, la question des réformes et
des revendications territoriales, la
migration massive de réfugiés musulmans)
et ceux à court-terme (la perte par les
ottomans de la Guerre des Balkans, le
déclenchement de la Première Guerre
Mondiale, la défaite de Sarikamish, le
débarquement anglais à Gallipoli et la
rébellion à Van) ont joué un rôle.
La recherche des causes et des motifs
est importante car elle nous fait mieux
comprendre ce qui s’est passé. Elle n’a
aucun effet sur la question du génocide,
et la crainte de quelques spécialistes
arméniens, selon qui analyser les causes
et les motifs, c’est nécessairement
chercher des excuses, n’a pas lieu
d’être. L’important pour la définition
du génocide est l’intention, l’intention
de détruire un groupe ethnique ou
religieux, en totalité ou en partie. Le
motif qui se trouve derrière cette
intention ne change rien, et c’est en
cela que l’argument négationniste selon
lequel ce qui s’est passé en 1915 ne
peut pas être un génocide parce que les
Arméniens représentaient une menace n’a
pas de sens, même si cette éventualité
était fondée dans les faits.
L’autre question est la façon dont la
Turquie moderne, telle qu’elle a émergé,
après la Première Guerre Mondiale, a été
influencée par le Génocide des
Arméniens. J’ai examiné la continuité
aux plans idéologique et des personnes
entre le Comité Union et Progrès et la
république kémaliste, qui est
substantielle. On peut certainement
faire plus dans ce domaine, mais les
questions qui se posent à présent (et
qui attirent l’attention de plus en
plus, y compris en Turquie), concernent
le transfert (ou vol) des biens
arméniens et la conversion des Arméniens
ottomans. Le premier, avec la saisie
plus structurée en droit des biens
grecs, a jeté les fondements d’une
bourgeoisie turque au cours de la
république et plusieurs compagnies
majeures de Turquie ont leurs sources
dans ce processus. N’étant pas juriste,
je n’ai aucune idée sur la validité de
revendications en justice après qu’un
siècle se soit écoulé, mais pour une
meilleure compréhension de la Turquie,
nous devons en savoir plus sur le
transfert des biens, en accédant par
exemple aux archives cadastrales encore
fermées.
La conversion à l’Islam d’un grand
nombre d’Arméniens au cours de la
Première Guerre Mondiale est l’autre
question importante qui doit être
abordée. Comme dans tout processus de
création d’une nation, l’homogénéisation
de la population a été un épisode clef
dans l’histoire de la Turquie moderne.
Cela a brouillé le fait que beaucoup de
Turcs aujourd’hui ont quelques racines
arméniennes. Personne ne sait exactement
combien de femmes arméniennes et
d’enfants arméniens ont été pris dans
des familles musulmanes en 1915-1916,
mais même si nous prenons le chiffre
relativement faible de 100 000 et
l’extrapolons sur l’évolution
démographique de la Turquie, cela
signifierait qu’à peu près 2,5 millions
de Turcs ont au moins un grand-parent
arménien. Redécouvrir ces racines est à
présent répandu parmi les progressistes
turcs, ces dernières années.
En d’autres termes, non seulement la
République de Turquie porte en elle
l’héritage d’avoir été fondée et
dirigée, dans une large mesure, par des
personnes qui ont pris part au Génocide,
mais elle a également reçu un héritage
matériel et personnel des Arméniens
eux-mêmes.
Je suis heureux de dire que dans le
monde des études turques en général,
mais aussi parmi les historiens en
Turquie, le nombre de ceux qui sont
réellement intéressés à trouver la
vérité et à en parler ouvertement
s’accroît constamment. La conférence
innovante de l’Université Bilgi de 2005
et la manifestation qui suivit
l’assassinat de Hrant Dink en 2007 ont
été des étapes importantes. Aux
nombreuses conférences qui ont eu lieu
pour le centenaire du génocide, les
spécialistes turcs ont joué un rôle
important.
Cette ouverture nouvelle est un signe
d’espoir qui montre que la
réconciliation entre Turcs et Arméniens
est possible. Cette réconciliation ne
peut se construire sur la négation,
c’est évident, mais elle ne peut pas non
plus se construire sur des compromis. Le
compromis est un outil de politicien et
il sert à résoudre des questions
habituelles, mais il n’a rien à faire
dans une recherche de la vérité
historique. Les gens ne peuvent être
légèrement assassinés. Pas plus que la
réconciliation ne peut se bâtir sur la
notion, lourdement promue par le
gouvernement turc actuel, que tous ceux
qui ont souffert dans les années
horribles de la Première Guerre Mondiale
en Turquie devraient être commémorés
ensemble. Beaucoup plus d’Allemands que
de Juifs sont morts au cours de la
Seconde Guerre Mondiale (malgré le fait
que quelques Allemands étaient juifs et
que quelques juifs étaient allemands),
mais la chancelière Merkel ne peut rêver
que ceux-là pourraient être commémorés
eux aussi comme victimes de leur temps
et des circonstances. “Accepter avec
respect les opinions divergentes“
solution préconisée par quelques
porte-paroles semi-officiels en Turquie,
n’est pas non plus une solution. Cela
revient à accepter que la reconnaissance
et la non-reconnaissance du génocide
sont des positions moralement et
intellectuellement équivalentes. Elles
ne le sont pas.
Accepter la vérité historique prendra du
temps, même si le cercle des historiens
turcs qui le promeuvent s’élargit. Des
générations nouvelles de Turcs (ce qui
veut dire, une grande majorité d’entre
eux, étant donnée la jeunesse du pays),
ayant été exposée à la rhétorique
nationaliste d’état à l’école, pendant
leur service militaire et dans les media
sont réellement convaincus que
l’histoire du génocide est un mensonge.
Contrairement à la première génération
de a république, ils ne nient plus
sciemment une vérité qu’ils ne
connaissent que trop. Au lieu de cela,
les générations plus jeunes de Turcs
placent souvent les “mensonges
arméniens“ dans le contexte des théories
de conspirations qui prévalent en
Turquie - ils les voient comme une arme
employée par l’Occident pour dénigrer et
nuire au pays.
Cela fait de la rééducation du public
turc et de l’ouverture du débat une
tâche énorme. Mais la porte a été
ouverte et ne peut plus être fermée.
Parmi les intellectuels et politiciens
turcs, aussi, on voit une aptitude
complètement nouvelle à discuter les
événements de 1915 avec un esprit
d’ouverture, pas seulement à Istanbul,
mais aussi et encore plus, dans le
sud-est.
Réaliser en Turquie et à l’extérieur de
la Turquie que le génocide est un crime
personnel : en d’autres termes, seules
les personnes peuvent être accusées et
condamnées pour génocide, pas les
nations ou les états, devrait également
rendre les choses plus claires. L’état
turc actuel et la société turque peuvent
être accusés à bon droit de nier le
génocide, mais pas du crime proprement
dit. Ses auteurs sont morts depuis
longtemps.
La reconnaissance est importante pas
seulement pour les Arméniens, mais aussi
pour la Turquie elle-même. Comme Taner
Akçam l’a dit il y a longtemps, le
génocide doit être regardé en face si la
Turquie veut développer une société plus
apaisée, plus démocratique et plus
humaine. La discussion et la
reconnaissance peuvent agir comme des
catalyseurs pour retirer le voile du
nationalisme teinté de plus en plus de
religion qui couvre cette société.
Espérons donc que le centenaire ouvre
une page nouvelle de progrès vers la
confrontation avec la vérité historique,
dans l’intérêt des Turcs comme dans
celui des Arméniens.
Professeur Erik Jan Zurcher, Études
Turques, Université de Leyde
Zürcher, E. (May, 2015), “The Role of
Historians of Turkey in the Study of
Armenian Genocide”, Vol. IV, Issue 5,
pp.12-17, Centre for Policy and Research
on Turkey (ResearchTurkey), London,
Research Turkey.
Note de l’éditeur :
Le Centre pour la Politique et la
Recherche sur la Turquie encourage le
pluralisme et la confrontation des
points de vue. Ceux qui pourraient
vouloir contribuer sous la forme d’une
réponse à cet article peuvent envoyer
leur texte à editor@researchturkey.org.
Toutes les publications de Research
Turkey sont examinées par des pairs. Nul
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considéré comme l’avis officiel de
l’institution.
Traduction Gilbert Béguian pour Armenews
et Imprescriptible
Source :
http://researchturkey.org/the-role-of-historians-of-turkey-in-the-study-of-armenian-genocide/