Le 24 avril
a pour nous, citoyens turcs, une
signification hautement symbolique.
C’est un jour de réunification
nationale - un semblant de
renaissance nationale. Dans une
nation profondément polarisée sur
des discussions sur l’islamisme et
le sécularisme, par des scandales de
corruption, des assassinats
politiques, et le ’problème kurde’,
le 24 avril apparaît comme une
occasion idéale de ranimer la
ferveur nationale perdue de la
Turquie. Le jour où le Canada et le
monde commémorent le massacre en
masse d’environ 1,5 million
d’Arméniens par les Turcs ottomans
en 1915, nous défions la mémoire
collective du monde entier et
refusons tout simplement de nous en
rappeler.
En Turquie, les réjouissances
associées au 24 avril comportent un
ensemble de rites à respecter
scrupuleusement tous les ans.
D’abord, des diplomates de haut-rang
et des responsables politiques sans
émotion sont envoyés dans les
principales capitales occidentales
pour faire pression contre une
possible reconnaissance plus
affirmée du Génocide des Arméniens.
Des journalistes des principaux
organes d’information les suivent
pas à pas. Des spécialistes et des
stratégistes sont invités dans des
débats publics animés. Les nationaux
vivant à l’étranger sont mobilisés
et pressés de contester la position
exprimée par les Arméniens coûte que
coûte. Bien entraînés et prêts en
découdre, nous savons ce que l’on
peut attendre de nos ennemis
héréditaires. La seule question qui
reste, alors, c’est que peut-on
encore espérer de notre ’plus grand
allié’, les USA. Ainsi débute la
partie la plus intéressante de notre
vénérable tradition : nous nous
réunissons devant les écrans TV,
nous retenons notre respiration, et
tournons notre regard et nos
oreilles vers la déclaration
annuelle du tout-puissant président
des États-Unis sur le ’problème
arménien’. Nous nous demandons
nerveusement : va-t-il employer le
’mot g’ ?
Il ne le fait pas. Les
considérations géopolitiques
prennent le pas sur les
considérations morales, comme
d’habitude. Le président suit la
voie tracée par ses prédécesseurs :
il reconnaît les souffrances et la
douleur du peuple arménien, parle
des horribles carnages et des
massacres en masse - au fond, ce
n’est pas ce qu’il dit, mais ce
qu’il refuse de dire qui importe. Il
est bien conscient de la position de
la Turquie comme ’allié-clef des
USA’...
Lorsque le sujet des expropriés est
abordé, les opinions les plus
hétérodoxes sont librement exprimées
par des gens qui pensent d’eux-mêmes
qu’ils sont courageux.
Le roman noir se termine dans la
victoire et le soulagement. Jusqu’à
nouvel ordre, les Arméniens sont
gentiment invités à retourner à leur
deuil vieux de cent ans, tandis que
nous nous en retournons allègrement
à notre nécropole, encore hantée par
les âmes agonisantes de leurs
grands-parents. C’est le printemps,
et la course pour le titre de la
ligue nationale de football touche à
sa fin. Nous avons à nous occuper de
choses plus importantes que la
reconnaissance d’un génocide.
Nos glorieux ancêtres avaient fait
de leur mieux pour cacher les actes
qu’ils avaient commis il y a cent
ans. Les noms d’un nombre
incalculables de villages, de
montagnes, de rivières qui auraient
pu nous rappeler la présence
arménienne ont été méthodiquement
changés ; des centaines d’églises et
d’écoles ont été détruites ou
converties en écuries ou en
entrepôts (recyclage alla turca ; [à
la turque]) ; des maisons ont été
saisies et redistribuées aux
populations locales musulmanes - le
Palais Présidentiel décrépi à
Ankara, récemment abandonné,
appartenait aux Kasabians, une
famille arménienne qui avait fui
pendant le Génocide. Les traces de
l’héritage arménien ont ainsi
systématiquement et totalement été
effacées, tandis que des rues des
boulevards et des universités ont
pris un nouveau nom évoquant les
principaux auteurs de violence, qui
ont été glorifiés et salués comme
des héros nationaux. De nos jours,
personnes ne se souvient du
Cimetière Arménien Pangalti qui se
situait à l’époque près de la place
principale d’Istanbul, Taksim.
Profanée et rasée, les pierres
tombales ont été saisies pour
construire les marches du légendaire
Parc Gezi, le dernier ilôt de
verdure d’Istanbul.
Le ministre de l’éducation nationale
a lui-aussi pris sa part dans la
conception du parangon négationniste
turc. À l’école, on nous a appris
dès le début que nous n’avions pas
tué les Arméniens (croyez-le ou non,
ce sont eux qui nous ont tués). Si
cette réponse ne semblait pas
satisfaisante ou truquée un tant
soit peu, on nous disait - sur un
ton tristement désolé - les
Arméniens devaient être exterminés :
c’était la guerre et ils nous ont
trahis. Que pouvions-nous faire
d’autre qu’organiser le massacre d'un million et demi d’hommes, femmes,
enfants et vieillards ?
Un autre argument fréquemment
entendu en Turquie est que nous, les
Turcs, ne sommes pas racistes et
donc incapables de commettre un
génocide. Le racisme, un concept
inventé en occident, n’existait pas
en Turquie : nos relations cordiales
avec la communauté arménienne qui
vivent encore à Istanbul - également
connus comme ’the leftovers’ [les
restes] - en sont les preuves
vivantes. En fait, s’ils
s’abstiennent de se mêler de
politique ou d’employer le mot-g, il
est permis aux citoyens Arméniens
turcs de respirer, marcher et
voyager librement à l’intérieur de
nos frontières. C’est vrai, Hrant
Dink, un journaliste arménien qui
mettait en cause l’historiographie
nationale, a pu être abattu en plein
jour, mais un nombre non négligeable
d’intellectuels turcs ou arméniens
ayant des opinions similaires sont
encore bien vivants, protégés par
des gardes du corps ou vivant en
exil.
Je conclurai en abordant notre
liberté d’expression sans bornes.
Les insultes à l’égard des Juifs,
des Grecs, des Arméniens ou de tout
autre groupe minoritaire font
systématiquement l’objet, venant à
la fois de l’état et de la société,
de la plus extrême adhésion et
admiration, et il en est de même
lorsqu’on les assassine : les
officiers de police qui arrêtèrent
le meurtrier de Hrant Dink faisaient
en sorte d’apparaître dans le champ
des photos avec leur ’héros’, sous
le drapeau turc tandis que le fameux
chanteur pop composait une chanson
en l’honneur de cet ’acte’ du tueur.
S’agissant de discussion sur les
expropriés, même les opinions les
plus hétérodoxes sont exprimées par
des gens qui pensent d’eux-mêmes
qu’ils sont courageux. Voici un bref
dialogue échangé avec un chauffeur
de taxi en Turquie il y a quelques
années. Incidemment, la conversation
prit un tour politico-historique :
“ Croyez-vous au
Génocide des Arméniens ? “, me
demanda le chauffeur.
“ Oui “.
“ Eh bien, moi
aussi “.
“ Vraiment ? “
“ Oui, et si ils
reviennent, on recommencera“.
Arda Eksigil a été récemment reçu
une Maîtrise de Lettres en Histoire
ottomane.
Pour contacter l’auteur, envoyer un
email à
commentary@mcgilldaily.com
McGill University, History, Graduate
Student
http://www.mcgilldaily.com/2015/05/who-believes-in-genocides/
Traduction Gilbert
Béguian pour armenews et
imprescriptible